Laurier et son temps/Lettre-préface à l’honorable M. David

La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 9-13).


Lettre-préface à l’honorable
M. David


Mon cher sénateur,

Vous avez eu, dans vos plus jeunes années, l’idée patriotique de rappeler (j’allais dire de chanter tellement leurs hauts faits confinent à l’héroïsme) à vos contemporains, qui les connaissaient peu ou mal, les mérites de Papineau, LaFontaine, Morin et Nelson ; vous avez consacré à la mémoire des plus pures et des plus méritantes gloires nationales les plus belles pages de votre œuvre littéraire. En plaçant ainsi dans votre galerie de portraits celui de sir Wilfrid Laurier, vous avez complété votre noble tâche.

Il vous appartenait plus qu’à tout autre — car ici votre labeur répondait à une admiration affectueuse — de suivre, étape par étape, la carrière de l’homme éminent qui préside aujourd’hui aux destinées du Canada, de décrire cette étonnante ascension humaine qui a conduit, par la seule poussée de la valeur personnelle, un enfant de la paroisse de Saint-Lin au sommet de notre politique et de ce point, à la demeure royale de Windsor, puis à l’Élysée. C’est alors (en 1897 et en 1902,) qu’il vint en contact avec quelques-uns des hommes les plus marquants de l’Europe, avec lesquels il se trouve intellectuellement sur un pied d’égalité. Cette carrière étonnante — qui semble tenir du roman si l’on se rend compte du chemin parcouru et semé de tant d’obstacles — présente une longue série d’efforts constants dirigés vers le même objet. Laurier ne fut jamais un de ces hommes qui, grisés par l’encens trop souvent brûlé autour d’une renommée naissante, s’endorment sur un premier succès. Hélas, combien n’avons-nous pas vu de ces heureux débutants qui ont pris les fleurs du talent pour des fruits et n’ont rien moissonné à l’automne de leur existence ! Personne n’est entré avec plus d’éclat dans l’arène de la lutte pour la vie. Les coups de clairon sonnés autour de son nom dans toute la presse, lorsqu’il prit la parole pour la première fois à la Chambre d’Assemblée de Québec (en 1871), ne l’étourdirent pas ; mais ils lui servirent d’encouragement. Désormais, le sort en est jeté pour lui ; une vocation irrésistible l’appelle ; les séductions de la vie publique le fascinent. Cette carrière, où les déceptions sont si fréquentes, le captive et le hante sans cesse. Ne le blâmons point, car l’ambition de gouverner son pays est la marque d’un esprit élevé.

La grande figure de sir Wilfrid Laurier apparaît en un puissant relief dans votre beau travail qui vous méritera, en tenant compte de votre œuvre passée, le titre de Plutarque canadien. C’est dans vos pages écrites sous l’empire d’une haute inspiration, qu’on voit notre compatriote sous les traits d’un homme d’Etat d’une envergure plus que coloniale. Jamais cette prééminence ne m’a autant frappé que lorsque je me trouvais, en même temps que sir Wilfrid (1902) en Europe, où partout, en Angleterre comme à Paris, en Belgique comme en Allemagne, son nom se prononçait couramment à côté de ceux de Salisbury, Balfour, Waldeck-Rousseau et de Delcassé. Jamais, je ne vis d’une façon plus sensible qu’à cette époque, qu’il était de ces individualités qui, par don de nature, possèdent un ascendant sur le peuple. C’était à l’exposition de Lille qu’il était allé visiter. Dès qu’il parut devant la foule, un frémissement passa à travers ses rangs comme une commotion électrique qui la mit sous sa domination. Elle se sentit en présence « d’un pasteur de peuples, » comme dit Homère, et comprit d’instinct que Laurier n’avait pas besoin d’être quelque chose pour être quelqu’un. Aussi, lorsqu’il prit la parole, l’enthousiasme de ses auditeurs se traduisit en une ovation délirante. On prétend que la démocratie, niveleuse par nature, s’écarte des grands talents et s’en détourne. Laurier a fait mentir en cette circonstance ce dire qui n’est exact qu’en présence des personnalités incomplètes auxquelles manque le feu sacré, communicatif du magnétisme. La démocratie — au moins la nôtre qui n’a pas été gâtée — va tout naturellement aux grandes individualités et semble avoir soif d’aimer et d’admirer.

Dans la continuité de notre œuvre gouvernementale, votre héros se montre bien de la lignée de nos grands parlementaires. Cartier, MacDonald, MacKenzie, ont manœuvré sous ses yeux, et ces grands ministres revivent, pour ainsi dire, en lui. Il sied à un leader de la Chambre des Communes d’imprimer aux débats une tenue qui impose, une dignité conforme aux intérêts dont elle est chargée. Il lui sied encore de modérer l’ardeur de ses partisans trop portés à provoquer l’opposition, de traiter celle-ci avec générosité et de donner, toute la latitude possible à ses adversaires en laissant cependant planer au-dessus de leur tête la menace du quos ego lorsque les flots tumultueux de leur éloquence tournent à la tempête. Voilà ce que sir Wilfrid Laurier comprend et pratique admirablement, tenant en balance les droits de ses amis et les privilèges de légitime critique de l’opposition, privilèges qu’il a appris à connaître durant les longues années qu’il a passées à la gauche du Speaker. Il représente donc chez nous la véritable tradition parlementaire. Il est devenu le continuateur de Cartier, de MacKenzie, de MacDonald, avec certaines nuances que la différence de caractère et d’aptitudes imprime à la superficie des formes. Il est le trait d’union, la transition entre le passé et l’avenir, formant à son école ceux ou celui sur les épaules duquel tombera le plus tard possible son manteau de généralissime.

N’est-ce pas une curieuse coïncidence à noter en ce moment, que ce sont deux hommes politiques Canadiens-français qui ont mis le couronnement à l’entreprise de la Confédération des provinces britanniques ? En 1870, — Cartier présentait à la Chambre des Communes, sous forme de projet de loi, la constitution du Manitoba. L’année suivante, c’est la Colombie qui entrait dans l’union sous ses auspices. Aujourd’hui, sir Wilfrid Laurier donne l’existence provinciale aux Territoires du Nord-Ouest. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas hors de propos de rappeler, un an après la sanction de la charte du G.T.P., que c’est Cartier qui a fait voter (1872), par le Parlement, le premier projet de loi du Pacifique Canadien.

En retraçant dans quelques pages émues la carrière de notre premier ministre, vous avez mis à votre crédit une nouvelle œuvre patriotique dont tous vos concitoyens vous sauront gré ; lorsqu’il s’agit d’une personnalité comme celle de sir Wilfrid, les sentiments de parti s’abolissent spontanément et s’absorbent dans l’orgueil national. Ses adversaires, en le combattant, doivent se dire, comme les tories d’Angleterre en face de Palmerston : “Nous le combattons, mais nous en sommes fiers.” Quant à moi, mon cher Sénateur, faisant abstraction de toute appréciation politique, je vous félicite d’avoir rempli dignement votre tâche en burinant pour la postérité une des figures les plus sympathiques dont notre race ait droit de s’enorgueillir.


A.-D. De Celles.