Laure de Noves à l’occasion du cinquième centenaire de la mort de Pétrarque
Si la gloire de Pétrarque est italienne, nous pouvons dire qu’elle
nous appartient aussi, — par la femme. De là ce joyeux et national tressaillement dont a vibré tout notre midi à la nouvelle des
fêtes qui vont se célébrer à Padoue en l’honneur du cinquième centenaire du grand lyrique. Laure est une Française, le plus pur sang
d’Avignon. Elle aussi, l’intelligente et chère patronne, après cinq
longs siècles de sommeil, se voit aujourd’hui évoquée, invoquée par
deux nations que, la haine jalouse du nord ne réussira jamais à
désunir, car elles ont les mêmes origines, les mêmes généreuses
émotions, le même culte passionné pour l’art et pour les lettres. On
parle des alliances dynastiques et de leur vertu à maintenir les
bons rapports entre les peuples ; n’en est-ce pas une des plus intéressantes que celle d’un Italien de génie avec une Française d’esprit
et de beauté, dont l’influence adorable a fait naître tant de chants
immortels que nous, gens de Provence et d’Avignon, ne nous rappelons jamais sans un certain frémissement d’orgueil patriotique ?
N’est-ce point en effet la fleur du terroir que nous respirons là, et
de leur côté, le Florentin, le Padouan, en admirant sur les images
du Memmo, du Giotto, cette élégante dame du pays de France,
n’ont-ils pas le droit de s’écrier : « Cette Laure est une des nôtres : madonna Laura ! » À l’heure où nous écrivons, tout Paris est encore sous l’impression de la messe de Verdi, et l’Italie ne restera
certes pas indifférente à cette explosion de sympathie qui vient de
saluer parmi nous le chef-d’œuvre de son grand musicien. Croyons
hien que les manifestations de ce genre servent, et beaucoup, au
rapprochement de deux nations ! C’est ainsi du moins que le gouvernement du roi Victor-Emmanuel l’a compris lorsqu’il a décidé
que son ministre en France irait assister aux fêtes d’Avignon.
J’ignore si le duc Decazes a pris les mêmes mesures à l’égard de
notre représentant à Rome, toujours est-il qu’en pareil cas le hasard aurait merveilleusement arrangé les choses en envoyant le
marquis de Noailles à Padoue et le commandeur Nigra à Avignon,
— deux diplomates que leur érudition, leur talent d’écrivain et leur
sens exquis des beaux-arts avaient créés d’avance ambassadeurs
près de ces deux royautés, Laure et Pétrarque. Combien nous voilà
loin de ce monde qui s’amusait à démontrer que Laure ne fut jamais qu’une idée, une abstraction, — comme si jamais au bout de
cinq cents ans une abstraction avait ainsi passionné les foules et
remué des deux côtés des Alpes un sentiment de nationalité ! Nous
avons sur ce sujet d’autres points de vue qui nous viennent non pas
de ces livres que les commentateurs se passent de main en main,
comme les traducteurs se passent leurs contre-sens, mais d’une
certaine étude particulière du poète et de l’homme en des in-folio
latins qu’on s’est toujours trop bien gardé de lire. Osons donc,
puisque les circonstances nous y invitent, aborder à nouveau ce roman, et suivons en curieux le courant des fêtes qui nous pousse
vers Avignon.
Vous souvient-il de cette vieille Bible in-folio que, tout enfant, vous aimiez tant à feuilleter ? Parmi ces fameuses images qui faisaient alors la joie de vos récréations s’en trouvait une représentant la ville de Jéricho avec sa ceinture de remparts destinés à s’écrouler un jour sous les efforts de la trompette d’Israël. Si par hasard cette impression s’était effacée de votre esprit, le panorama d’Avignon la réveillerait aussitôt. « Avignon est une ville du moyen âge. Vue du Rhône au soleil couchant, l’antique cité des papes avec son pont de pierres en ruines depuis deux cents ans, ses murailles à créneaux, ses tours, ses innombrables clochers et clochetons, ses maisons serrées les unes contre les autres, et son gigantesque palais s’appuyant sur le rocher des Doms, Avignon produit sur vous un effet si étrange qu’on se sent tout à coup transporté dans un autre monde[1]. » Maintenant pénétrons dans la ville, même aspect : des maisons suant la vétusté, massives, ayant leurs fenêtres garnies de lourds barreaux de fer bombés, d’anciens hôtels où l’on entre par des arcades dans une cour dallée où l’herbe croît entre des fûts de colonnettes et des morceaux d’architecture, des rues escarpées, étroites, qui vous font songer à ces tableaux d’un quartier de Mogador ou de Tétouan ; puis, au coin de misérables carrefours, des niches creusées dans la pierre, des statuettes de madone, des écussons fièrement surmontés du chapeau de cardinal, comme pour vous rappeler que ces murs délabrés furent autrefois la demeure d’une race d’hommes riches et puissans. Ces maisons, où grouille aujourd’hui la pauvreté, des princes de l’église, de hauts seigneurs séculiers, les ont construites à grands frais et joyeusement habitées sous la vigoureuse protection de la tiare : tout ce qui jadis fut leur gloire a disparu ; mais au milieu de cette déchéance, l’empreinte aristocratique a tenu bon, la plupart de ces édifices, en dépit des outrages du temps, se souviennent encore du passé et vous forcent à vous en souvenir. Que de fois, égaré dans quelque impasse, errant parmi les décombres d’une cour d’auberge ou d’un vieux cloître transformé en magasin de garance, n’ai-je point surpris un bas-relief mutilé, un pan de mur portant ses titres de noblesse en inscriptions bien authentiques, un reste de peinture effacée ! Que de fois, parcourant la ville natale en ses recoins les plus secrets, ne me suis-je pas dit : « Cette porte dévissée, vermoulue, qui bat nuit et jour à tous vents, et que poussent du pied les servantes, des mains épiscopales et cardinalesques en soulevèrent jadis cérémonieusement le marteau ! » Je m’approchais alors, et presque toujours d’intéressantes boiseries me prouvaient que je ne m’étais pas trompé.
Avignon est une ville italienne du moyen âge. Elle a, comme Sienne, Padoue et Vérone, sa physionomie, son pittoresque, elle a surtout son palais des papes, qui vient mêler à tous ces agrémens du climat et des arts un caractère de grandeur propre à l’histoire. Terrible et menaçant comme le pouvoir pontifical au xive siècle, absolu comme le dogme, se dresse le colossal quadrilatère de tours et de remparts. L’impression est celle qu’on aurait en présence d’un monument cyclopéen ; vous pensez tout de suite au poids écrasant dont cette masse doit peser sur le sol qui pourtant ne s’effondre pas, car c’est le rocher même qui sert de fondations à cet entassement gigantesque, c’est sur le roc naturel que ce roc architectural se superpose. Rien au dehors pour égayer un peu cette physionomie exclusivement dominatrice, pas un ornement, pas un feston, nulle trace de cette poésie du ciseau dont l’architecture du moyen âge se sert pour adoucir l’aspect formidable et sombre de ses cloîtres ou de ses donjons. Ce palais est une citadelle, cette citadelle une prison. L’horreur vous prend, vous avez devant vous, fatal, inexorable, le symbole de l’absolutisme et de l’inquisition. Au dedans, même absence de décoration : une fresque attribuée à Giotto et représentant les douze apôtres est tout ce qui reste de peinture dans la chapelle ; mais cette chapelle est elle-même un bijou. Jamais chef-d’œuvre plus charmant ne nous vint du gothique, c’est simple, sévère et point nu ; dans la forme des colonnes et la courbure de la voûte, quelle exquise pureté de goût ! Quant aux appartemens privés du souverain pontife, impossible de s’en faire aujourd’hui une idée quelconque. La révolution les avait épargnés, la restauration imagina d’y loger des troupes, et je laisse à penser ce que devinrent ces salles historiques transformées en caserne et coupées par le milieu de façon à distribuer l’espace en deux étages.
Chose bien singulière et qui porte avec soi sa terrible moralité, de ces lieux croulans et désolés tout vestige d’art, toutes archives ont disparu, et ce qui de l’antique manoir demeure intact, ce qui défie les âges, c’est le cachot ! In dextra gallium tenez. Pénétrez sous cette froide et morne galerie, franchissez ce seuil : vous êtes dans la chambre du saint-office. Cette énorme chaudière, creusée à vif en plein granit, est là pour servir de baignoire à ceux qui sont mis à la question de l’huile bouillante. Plus loin une sorte de niche est taillée dans le mur, un grand trou noir, sans lumière, sans air, sans espace pour se mouvoir ; là, scellé vivant derrière une pierre, le prévenu de l’inquisition attendra des semaines, des mois, et devant que de comparaître aura perdu jusqu’au dernier principe de force morale. Tout à côté de la salle du tribunal est la chambre des tortures, un caveau sourd, aveugle,, des murs épais au travers desquels ni les gémissemens de la douleur, ni les appels du désespoir n’ont jamais percé ; les tenailles sont absentes, mais l’immense cheminée à voûte où les fers de justice étaient chauffés à blanc montre encore sa béante gueule dont le rictus diabolique vous ensorcelle. Accompagnons le patient au sortir de cette géhenne : deux pas lui restent à faire en ce monde ; le premier le conduit dans une petite chapelle, où, la chemise des condamnés sur le dos, le cierge du poids de six livres à la main, il accomplit l’acte sacramentel de suprême pénitence, et penser, ô raffinement du supplice ! que près de la place qu’il occupe est une fenêtre égayée d’un rayon de soleil et qui découvre à ce cœur désormais sans espérance, mais capable encore de souvenir, toute une perspective joyeuse sur les prés pleins de fleurs et les bois pleins de lumière et de chansons. Un pas, un seul, hors de cette chapelle, et le voilà qui touche au lieu même de l’exécution.
Au château s’adosse l’église métropolitaine, Notre-Dame-des-Doms : édifice lourd, grossier, inachevé, et qui passe pour remonter à Charlemagne. Au dedans est la sépulture de Jean XXII ; à Saint-Agricol, Mignard repose ; Saint-Pierre a sa façade, hélas ! en bien mauvais état, et ses admirables portes en bois sculpté. Les églises ne manquent pas dans Avignon. Placez-vous sur le rocher des Doms, et vous en découvrirez une collection complète et choisie. De ce point, la vue est magnifique, surtout du côté qui regarde le nord, car au sud la métropole et le palais masquent l’horizon. Au pied de la hauteur s’étend un bras du Rhône, qui de l’autre (le principal) caresse les murailles de Villeneuve, dont la tour croulante, — une ancienne abbaye, — forme au palais des papes un pendant architectural des plus pittoresques. À deux ou trois lieues de distance, une chaîne de collines clôt la perspective ; un peu à droite, la ligne décrit une courbe qui permet à l’œil de plonger un moment encore dans la vallée du Rhône, puis soudain les remparts se redressent, et c’est tout. À l’est, les Alpes provençales vous montrent leur poste avancé, le Ventoux, une sorte de Rhigi modéré, mais qui n’en mesure pas moins ses 6,000 pieds d’altitude, et jusque vers la fin de mai conserve son manteau de neige. Au sud, la vue se repose sur une chaîne de montagnes qui longent le cours du Rhône, et forment comme une citadelle ayant pour fossé la Durance. Partout de larges horizons, un pays riant et splendide ; l’unique endroit d’aspect ingrat est celui qui vous sert de poste d’observation, ce roc effrité que votre pied foule, et dont on a, sans trop y réussir, essayé d’aplanir les gibbosités pour la promenade. Au point culminant de ce rocher s’élève une croix regardant la ville, et devant cette croix, à quelques centaines de pas, le château, colossal fantome d’où pendant soixante-dix ans la papauté régna libre et tranquille sur le monde spirituel.
Aujourd’hui encore Avignon semble avoir conservé cet air de capitale des états du pape, et ce n’est certes pas moi qui m’en plaindrai, car la charmante cité méridionale gagne à cette physionomie, à cette couleur, son individualité si pittoresque. N’a pas qui veut son histoire, Avignon place la sienne au moyen âge et s’y tient. Pénitens blancs, pénitens noirs, gris et bleus, de toutes les nuances, confréries et congrégations qui d’ailleurs ont leur raison d’être et font le bien. Vous vous sentez en pays de Rome ; les bonnes femmes vous disent : « Nous sommes du pape, sian d’ou papou, » ce qui à la vérité n’empêche pas leurs maris et leurs frères d’être de la république radicale. L’homme d’église occupe le haut pavé, les chanoines de la métropole, — privilège unique, — ont le droit de porter la pourpre. Visitez ces fiers hôtels de la Calade, quels sont les grands ancêtres ? Des cardinaux, des vice-légats : cléricalisme d’une part et radicalisme de l’autre ; en matière d’opinion politique, Avignon ne connaît guère que les genres tranchés : tout ce qui n’est pas vers est prose, et tout ce qui n’est point prose est vers. Chateaubriand, moins intraitable que M. Jourdain, avait imaginé un moyen-terme et disait : Il y a le vers, la prose et… la prose descriptive. Or c’est justement le parti de la prose descriptive qui me paraît ici manquer un peu.
Mais j’entends mon sujet qui me réclame, et je me hâte d’y arriver. Ce que je cherche dans cette Avignon du présent, c’est le passé ; qui me parlera de Laure ? Au bout de la ville, au quartier le plus désert, on vous montre un jardin d’hôpital ; des saules pleureurs, des cyprès, une plantation funéraire. Là se trouvait l’église des Franciscains, là, sous l’ogive du sanctuaire, la pieuse relique reposait quand la révolution dispersa tout, fit table rase. Contemplez cette place et méditez, si vous avez l’esprit d’un philosophe, mais gardez-vous bien d’écouter les discours du cicerone de l’endroit : il en sait trop et me rappelle un de ses confrères d’Italie qui, dans un enclos de Vérone et devant la prétendue tombe de Juliette, me racontait la tragédie de Shakspeare sous prétexte de me dire la vérité vraie sur la fille des Capulets. — Cette vérité, qui ne voudrait la savoir sur la divine Laure ? Toute légende cache une histoire, et l’histoire, la psychologie, ont leurs conjectures qui mènent à quelque certitude. Laure, après tout, n’est point un mythe : la madone a vécu ; ceci n’est pas une question, elle a vécu dans un milieu très réel, très défini, où nous allons nous placer pour l’aborder. Dégageons l’idole de ses bandelettes, écartons cette chape de pierreries qui dérobe à nos yeux sa taille, défaisons ces nimbes de vertu, cherchons la femme : était-elle jolie ? Giotto et Simon Memmo nous le disent assez, je pense[2], — coquette ? — j’en jurerais, — intelligente ? — qui en doute ? — peccable ? — elle était fille d’Ève.
Le 6 avril 1325, un vendredi saint, disent les uns, le lundi de Pâques, selon les autres, un jeune homme et une jeune dame se rencontrent dans Avignon à l’église de Sainte-Claire ; leurs yeux échangent un regard, et de ce regard naît une flamme qui sera divinisée à travers les siècles. L’histoire, comme celle de Roméo et Juliette, s’annonce par une vibration électrique instantanée qui retourne et rassemble pour l’éternité deux cœurs jusqu’alors étrangers l’un à l’autre ; mais c’est là toute l’analogie : point d’incident tragique, nul roman du moins à la surface. Peut-être, en fouillant la chronique, en cherchant bien, arriverait-on à découvrir le drame quelque part. La dame était mariée et son mari jaloux ; le damoiseau, fort libertin, avait eu déjà nombre d’aventures pouvant au besoin compliquer la situation et projeter leur ombre sur le tableau. Ce que je sais, c’est que, toute simple que soit la légende, un Shakspeare eût trouvé dans les mœurs et le romantisme de l’époque assez de poésie, de couleur, de mouvement, pour étoffer une œuvre de théâtre et faire avec elle un pendant à son Roméo. Il ne l’a point fait ; voyons l’anecdote, et tâchons de nous rendre compte du prestige qu’elle a depuis exercé sur les générations et qui vraisemblablement ne s’éteindra jamais.
Donc, point d’événement, de catastrophe, nul dénoûment que la mort naturelle, et cela dura ainsi vingt-six ans de constance et d’adoration inaltérables pendant lesquels la belle procrée onze enfans, et pendant lesquels, de son côté, le galant continue à vaquer à ses études, à ses affaires, aux mille soins de sa gloriole et de son ambition. Poète à bonnes fortunes, abbé mondain, courtisan, rêveur mystique, ne faut-il pas qu’il visite le matin les cardinaux, qu’il entretienne commerce épistolaire avec les petits princes d’Italie, prépare de loin son triomphe au Capitole et trouve encore le temps de se retirer par intervalles dans sa douce thébaïde de Vaucluse, de s’y recueillir entre deux sonnets, de s’y mortifier dans la méditation de saint Augustin ? Au premier aspect, un tel amour ne vous semble qu’affectation pure, jeu d’imagination ; pénétrez plus avant, étudiez vos personnages, voyez quels sont et la pèlerine et le pèlerin, apprenez que l’une se nomme Laure de Noves, l’autre Pétrarque, et vous reconnaîtrez aussitôt que derrière cette poésie il y a toute la vérité d’une époque.
Pour la femme, ne pas être chantée, c’est être sans beauté, sans noblesse. Mariée ou non, peu importe, il n’y a promesse faite à l’autel qui puisse enchaîner l’amour ; le cœur de toute femme est libre, — au plus vaillant, au mieux inspiré de le ravir. La plupart de ces poètes voyageurs ont au logis femme et enfans, ce qui ne les empêche point d’adresser aux belles leurs hommages en tout bien tout honneur, et sans qu’il soit permis à l’époux d’y trouver à redire. Un mari jaloux, quel ridicule ! Un mari récriminant contre sa femme pour cause d’infidélité, quelle abomination ! Pareil hérétique ne mérite que d’être excommunié. Le code des cours d’amour peut admettre qu’une dame soit infidèle à son amant ; quant à l’époux. le péché d’infidélité ne saurait exister envers lui. Les moralistes déclament et fulirinent, — rien de moins sensé ; cette poésie-là n’est point née du relâchement des mœurs, elle vient simplement de l’idée qu’on se faisait de l’amour à cette époque, — idée abstraite et sophistiquée, donnant tout à l’illusion, au mensonge, substituant à la vérité de la passion les froides subtilités de l’entendement. Aimer, rimer, gaie-science qui contient le grand secret de cette vie ! Plus tard, l’âge et les jours d’épreuve arriveront, il sera temps alors d’aller au cloître ; en attendant, touchons à toutes les choses de ce monde, aux plus douces comme aux plus tristes, goûtons à ses délices, à ses peines en curieux, en délicats, et ne conservons de ses larmes qu’un certain miroitement dont s’irisera la précieuse opale de nos écrins. Qui porte en soi le don de poésie règne ici-bas de droit naturel et divin ; chevalier, clerc ou varlet, il verra s’ouvrir à sa voix les plus fiers manoirs, chaussera les éperons d’or, montera les coursiers rapides, et les nobles dames lui souriront au pays où trônent les cours d’amour. La naissance perd ses privilèges, et pas plus que pour le prêtre, il n’est de basse extraction pour le poète. Ce Bernard, dont la mère était femme de peine au château, ira s’asseoir à la table de la reine d’Angleterre ; l’humble page et le haut baron, chacun de son côté, s’escriment au jeu de la rime, et, dans ce cercle à part, il n’est d’autre supériorité que celle que donne un plus grand savoir, un plus grand renom.
En ce bienheureux midi de la France, de l’Océan jusqu’aux Alpes, la civilisation n’avait pour ainsi dire subi aucune interruption depuis les Romains. Voluptueusement imprégnée du souffle des colonies grecques, voisine de Marseille, de Toulouse, de Narbonne, où l’antiquité, partout ailleurs disparue, se survivait dans ses monumens, ses traditions, dans les populations même, gouvernée par des princes indigènes, la Provence avait pour elle à cette époque un fonds de société qui manquait au pays situé de ce côté-ci de la Loire. Là, point de Normands envahisseurs, point de messe des lances. Un chevalier, pour tout emploi, n’y était pas réduit à batailler. La guerre, ne l’avait pas qui vouiait sous la main ; il fallait traverser les Pyrénées, aller se joindre aux rois de Castille et d’Aragon, et faire avec eux campagne contre les Maures de Cordoue ; gens fort courtois du reste et fort lettrés, ces Maures ne ressemblaient pas à nos Bédouins fanatiques d’aujourd’hui. Ces enfans du désert avaient tous les raffinemens de la plus exquise urbanité, cavaliers brillans, indomptables, grands seigneurs sans reproche sur le point d’honneur, et toujours en train de courir la bague ou de pourfendre un chrétien pour les beaux yeux de leurs maîtresses.
Souvent aux jours calmes et pendant une trêve, les chevaliers chrétiens venaient visiter leurs ennemis dans leurs tentes, dans leurs élégans palais à voussures légères, aux pans de mur historiés d’enluminures. On devisait. C’étaient de longs échanges d’idées et surtout de chansons. Dès l’origine du siècle, au siège de Calcanassor, un pêcheur, exhalant sa plainte sur le rivage de la mer, chantait la ruine de la ville en strophes où l’arabe se mêlait au provençal. De l’espagnole Valence à Toulouse, le provençal, — ce dérivé du latin avec son amalgame d’élémens gothiques, — formait la langue populaire, la langue d’oc, dialecte harmonieux, pittoresque, étincelant de vibrations mélodiques, et dont les mille consonnances appelaient la rime et ses entre-croisemens ingénieux : tout cet art et tout cet artifice qu’on retrouve au fond de la poésie orientale et de toutes les poésies dont le mérite est d’agir sur les sens par le charme et la suavité du nombre plutôt que sur l’âme par la sincérité du mouvement et de l’expression. Émerveillés de tant de belles choses qu’ils avaient vues, de tant de contes qu’ils avaient ouïs d’une oreille avide, doucement bercés aux rhythmes inoubliables des Gazels, ensorcelés de tant d’images fantastiques, — palmiers sacrés, jardins paradisiaques, perroquets crêtes de saphirs, d’émeraudes et de rubis, et distillant par leur bec le miel des sentences divines, — nos chevaliers, rentrant au gîte, n’eurent rien de plus pressé que d’inventer dans leur propre langue des enchantemens du même genre et capables d’émouvoir et de passionner le cœur de leurs dames. Créer la gaie-science, propager par monts et par vaux cet art de suprême culture : grave et délicate besogne qui ne pouvait être menée à bien qu’avec le temps.
Qui dit troubadour ne dit pas improvisateur ; entendons-nous, il ne s’agit pas simplement d’accorder sa lyre et de s’abandonner à l’exaltation du moment : l’art du troubadour est un art compliqué, hérissé de difficultés musicales particulières, une harmonie, une science qu’il a lui-même apprise des Arabes, et dont il va transmettre le secret à l’Italie dans les sonnets et les chansons de Pétrarque. Vouloir creuser entre les troubadours les différences qui distinguent entre eux les poètes, essayer de les caractériser comme on étudie Dante, Arioste ou Tasse, serait perdre sa peine. Ils se ressemblent tous, se répètent et n’ont aux lèvres qu’un seul refrain. J’ai dit quel était ce thème : il aima et rima ; j’en sais un pourtant au sujet de qui on pourrait ajouter : il souffrit, guerroya et finit par se réfugier dans un cloître, mais simplement pour y mourir. C’est Bertrand de Born.
À ce nom, tous vos souvenirs de l’enfer dantesque se réveillent :
Je le vis et le vois encore de mes yeux
Comme les autres gens de ce cortège affreux ;
Le tronc décapité s’en allait morne et sombre,
Il passa devant moi tenant par les cheveux
Sa tête, et s’en servant, pour s’éclairer dans l’ombre,
Comme d’une lanterne. En nous voyant : « Malheur ! »
S’écria-t-il d’un ton qui nous glaça d’horreur.
C’est pourtant une histoire d’amour que la sienne, et très apparentée au roman de Pétrarque. Avez-vous jamais contemplé sur quelque sépulture du moyen âge la statue d’un chevalier bardé de fer et dévotement agenouillé, les mains jointes, devant une sainte Vierge ? Bertrand de Born ressemble à cette image ; ainsi devant la belle Mathilde, dame de Montignac, s’agenouillait ce fier baron, mélange de rudesse barbare et de précieux sentimentalisme. Il passe de la vie des camps au doux emploi de sigisbée ; puis, au premier appel du clairon, le voilà, le heaume en tête, bondissant sur son cheval de combat. Vous diriez Achille chez Déidamia, déchirant ses voiles de femme, arrachant ses anneaux d’or et d’un cri sauvage redemandant la lance du fils de Pelée. En ce sens, Bertrand de Born dépasse d’une coudée tous les troubadours ; rien ne manque à sa grande figure, ni l’héroïsme féodal, ni le gai talent, ni la sombre mélancolie des derniers jours. Écoutez plutôt sa chanson : « Pour qui n’est point mort sur un champ de bataille, il ne reste que la cellule où l’on trépasse aux psalmodies du Miserere. » Bertrand de Born est complet, typique ; après avoir guerroyé contre Richard et ses barons, aimé sa dame et chanté l’amoureux martyre, il jette aux orties couronne, épée, guitare, prend le froc et s’en va finir dans la pénitence face à face avec une tête de mort.
J’appelle cela résumer une époque. Sauf le chemin des armes, qui ne se trouve pas sur son itinéraire, nous allons en bien des circonstances voir Pétrarque passer par les mêmes voies ; mais il y marchera sans trop de conviction, suivant l’intérêt de sa propre gloire, et la vie religieuse, port suprême où tendaient alors toutes les lassitudes, ne lui sera jamais que la plus commode et la mieux prébendée des retraites contre les ennuis de la vieillesse. Pétrarque, lorsqu’il rencontra Laure, n’abordait point, tant s’en faut, sa première aventure. Ce bachelier de vingt-deux ans, très lancé dans le monde des cardinaux et de leurs nièces, avait déjà quelque peu expérimenté. Avec Laure commence l’amour-poème.
La cour des papes s’ouvrait comme une hôtellerie au plaisir profane. Du Languedoc et de Gascogne, la noblesse accourait à ses fêtes, qui ne laissaient pas d’attirer aussi toute une population de marchands, de vierges folles, de proscrits italiens et de gens sans aveu. Le relâchement des mœurs était sans bornes ; n’avait-on pas vu la maîtresse d’un pape étaler sur sa poitrine les pierreries de la tiare ? Avignon ressemblait à Babylone, les filles d’Israël n’y manquaient même pas, seulement ce n’était ni pour pleurer ni pour gémir qu’elles venaient s’asseoir sur les rives de son fleuve. Cette vie d’amusemens, de faste et de luxure enflammait l’imagination de Pétrarque. Son père, chassé de Florence par la guerre civile, et sa mère Eletta Canigiani habitaient Carpentras. Il reçut là ses premières leçons de latin, mais non sans se livrer à de fréquentes et rapides escapades du côté d’Avignon, où, bien autrement que les beaux yeux de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique, ses instincts et ses désirs curieux l’entraînaient.
Ses études préliminaires achevées, son père le dirigea sur Montpellier, terre classique de la jurisprudence et des troubadours, puis sur Bologne. Est-il besoin de dire qu’à Montpellier Pétrarque négligea la science du droit pour ne s’occuper que du bel art des vers, respirant la fleur bleue en plein terroir ? C’était sa vocation, il s’y appliquait malgré son père, qui voulait faire de lui un jurisconsulte. Ces sortes de débats se reproduisent trop souvent pour qu’on s’en étonne ; mais Pétrarque est ergoteur de sa nature, il faut qu’il se disculpe d’un tort que nul ne songe à lui reprocher : que la postérité le sache bien, et de peur qu’elle n’en ignore, il l’écrit dans une longue lettre à son adresse. « L’autorité des lois, dit-il, est en soi la chose la plus sainte, malheureusement les hommes l’ont pervertie, et je n’ai pu prendre sur moi de pousser à fond l’étude d’une science que mes principes ne m’eussent point ensuite permis de mettre en pratique. » Tout cela par cette vanité de ne point avouer qu’un poète est un poète, et peut bien se passer d’être autre chose ; mais que de sacrifices Pétrarque ne fait-il au sophisme ! Son père tenait pour la science positive, et voulait qu’il n’eût entre les mains que des livres de droit, tandis que lui n’aimait que Virgile et Cicéron. La musique des vers, les belles résonnances d’une prose éloquente, le charmaient. Cependant de Marseille il passe en Italie, poursuivant son rêve de poésie et de beau langage. À Bologne, la nouvelle de la mort de ses parens vient l’atteindre. Aussitôt lui et son frère Gherardo rebroussent chemin du côté d’Avignon afin d’y recueillir un très mince patrimoine qu’ils trouvent écorné par les mains d’un curateur déloyal.
Une seule ressource leur restait : l’église, moyen infaillible à cette époque, voie directe menant au crédit, au pouvoir, à tous les honneurs comme à toutes les jouissances de la vie. Gherardo, le plus jeune des deux, n’hésite point ; nous le voyons à l’instant s’enfoncer dans un cloître, et pour jamais disparaître de l’histoire. Quant à Francesco, lui aussi voulait bien se faire d’église, mais le compagnon n’était pas d’humeur à renoncer lestement aux joyeusetés du temporel. Il avait le cœur trop léger, les sens trop inflammables et le cerveau trop éventé. Heureusement que les mœurs du règne étaient accommodantes, et qu’à défaut de vocation on pouvait prendre la carrière par le côté mondain. Les plus hauts exemples l’y autorisaient ; il les imita. Un extérieur agréable, une rare élégance dans les manières et dans les vêtemens, l’art ou plutôt l’éloquence de la flatterie, l’eurent bientôt mis en faveur chez les grands ; les femmes ne tardèrent pas à s’occuper de lui. L’évêque de Lombez, Jacopo Colonna, le rechercha comme ami. Ce prélat, du même âge que lui et fort avant dans les bonnes grâces de Jean XXII, n’avait qu’un désir, aider à la fortune de Pétrarque et le pousser vers les hautes fonctions. Pétrarque alors tranquillement se laissa faire, à la condition toutefois de ne pas trop se presser. Sûr désormais d’arriver, il remettait au futur contingent les dignités et les devoirs qu’elles entraînent, les emplois illustres, toujours plus ou moins assombris de responsabilités, et goûtait en plein abandon les délices de l’heure présente. Sa vanité allait triomphante ; les femmes se le montraient du doigt dans la rue, non plus, comme jadis à Florence, les commères de la place aux Herbes se montraient l’Alighieri en murmurant : « Voilà l’homme qui revient de l’enfer, » mais le sourire aux lèvres, et les yeux tout papillotans de cet éclair qui signifie : « voilà celui qui vient à la jeunesse, au plaisir, à l’amour. » Pétrarque furtivement recueillait ces aubaines ; ces doux appels, ces regards embrasaient son sang et communiquaient à tout son être une ivresse dont à quarante ans de distance l’épicurien, devenu ermite, regrette et déplore le souvenir avec componction : Quorum hodie pudet ac pœnitet !
Tel était Pétrarque à l’état physique et moral, telles étaient les circonstances au moment où Laure apparut. Fille de messire Audibert de Noves et de dame Ermessende, mariée depuis le 13 janvier 1325 au seigneur de Sade, elle avait alors dix-huit ans ; c’est dire que sa beauté brillait dans toute sa fleur. Quelle était cette beauté ? Comment découvrir la femme dans cette madone constellée de joyaux comme un ostensoir, et qui marche sur des nuages de sonnets comme la Vierge de Raphaël dans son azur ? « Les murs étaient d’albâtre et d’or le toit, les portes d’ivoire, et de saphir les fenêtres ! » Comme vers, mélodie italienne, c’est exquis, mais comme signalement d’une personne qu’on aimerait à se représenter un peu au naturel, cela laisse bien à désirer. Laure nous est peinte cette fois sous les traits d’une maison mystique :
Mura eran d’alabastro e d’oro tetto…
Allégorie et symbole partout ! Elle a pour cheveux des rayons de soleil, sa voix est douce comme les paroles de l’ange de la visitation, et ses yeux, « fenêtres de saphir d’une âme noble, » Pétrarque,
non content de les invoquer à tout propos, leur dédie spécialement
trois de ses canzone, chefs-d’œuvre d’harmonie et d’élégance, que
les Italiens ont surnommées les trois grâces. Source inépuisable de
consolations et de compassions, ces yeux sont pour lui ce que l’étoile
polaire est pour le pilote, et le guident vers les régions du salut par
leur lumière miraculeuse dont la substance ne saurait se définir, et
dont il ne perçoit, lui, que le divin reflet ; toutes les choses terrestres gagnent à ce regard une vertu magique, et, pareilles à ce fer
qu’attire l’aimant, tendent à s’élever vers un éther plus pur, plus
libre, plus transparent, car le désir idéal, c’est l’invisible, l’insaisissable. Il aspire après un bonheur qui doit rester un songe et ne
jamais obtenir satisfaction ; le désir apaisé, c’est le papillon consumé
à la flamme ; éternellement inassouvi, l’idéal ressemble au phénix
sans cesse renaissant de ses propres feux. Réminiscences du paradis
de Béatrix, ressouvenirs de Dante et de Guido Cavalcanti, mysticisme endiamanté de toutes les pierreries transmises par les Arabes
aux troubadours ; mais de la belle en son logis, qu’est-ce que cette
irradiation va nous apprendre ? Savons-nous seulement de quelle
couleur étaient ses yeux ? Sur ce sujet, l’abbé Salvini a écrit un long
chapitre dont la conclusion est que Laure avait des yeux noirs. Ce
disant, l’honnête commentateur s’appuie de l’autorité du poète, et
cite dans les sonnets vingt exemples ; il est vrai que ceux qui tiennent pour les yeux d’azur ont également très beau jeu :
Gli occhi sereni e le stellanti ciglia[3].
D’où il suit que nous voguons en plein illuminisme, et qu’il ne faut
ici chercher à rien préciser. Une magie de rhythmes, d’assonances,
la plus incroyable science du nombre dans la concentration, cette
poésie, vous aurez beau l’exprimer, ne vous donnera pas autre
chose. De la lumière, de la mélodie et cfu style à miracle, mais
pas une goutte de sang réel. L’homme, l’amant sincère, ému, n’est
point là, et le poète que nul instinct original ne sollicite, voyant
flotter dans le vide une échelle de Jacob inoccupée, y grimpe et
va se perdre au bienheureux séjour des abstractions théologiques,
où, des siècles avant l’Alighieri, Platon déjà surprit le type de l’amour pur, contemplatif, ne pouvant tomber sous les sens, l’amour-idée ; mais derrière l’idée, il y a la femme. Voyez l’adorable portrait
de Simon de Sienne, mandé par Jean XXII pour peindre les fresques du palais. Pétrarque lui conseille de s’en aller en paradis afin d’y
contempler le type de sa dame et de la pourtraire au retour d’après
cet idéal. Simon jugea sans doute que le paradis était trop loin ; il
resta simplement sur la terre, peignit Laure d’après le naturel et fit
bien, car, grâce à lui, l’éternel féminin redevint femme.
Le visage forme un ovale exquis, le front est clair, intelligent, les cheveux, d’un or sombre et tirant sur le roux, s’échappent en nattes crespelées de leur résille de perles, les yeux sont adorables, le nez fmement allongé; la bouche délicieusement modelée a cette éloquence du silence qui persuade et vous rappelle le sourire de la Joconde. Autour du cou d’une blancheur de cygne et d’une délicatesse qui n’a rien de languissant, deux rangées de perles s’enroulent, et sous une robe de riche étoffe palmée d’arabesques vertes et timbrée entre les deux seins de la couronne de vicomtesse, la poitrine s’épanouit dans sa pudique et suave élégance. — Tout cela rayonne de distinction, de grâces honnêtes et sévères. D’abord tant de froideur vous épouvante. Est-ce une prude, une coquette ? peut-être à la fois l’une et l’autre. Ce que je sais, c’est que cette personne-là vous tient à distance en même temps qu’elle vous attire. La fameuse robe à semis de violettes dont je viens de parler appartient au symbole et à l’histoire. Laure la portait le jour de son apparition à Pétrarque dans l’église de Sainte-Claire, il faudra donc que les bienheureuses violettes de cette robe deviennent en ces strophes un motif éternel d’allusions. Ce laurier, synonyme du nom de Laure, ces violettes dont se décore son costume, impossible d’y échapper ; vous en arrachez une moisson qu’une autre repousse aussitôt. Lui-même avait fini par comprendre l’abus, et plus tard se le reprocha dans sa période de repentance et de latinité : « Qui ne s’étonnera, lui dit saint Augustin, le morigénant d’importance dans un dialogue où l’ermite Pétrarque se fait un vrai délice de tendre le dos à la discipline du vieil évêque, — qui ne prendra scandale de voir ta passion pour cette Laure en arriver à ce point de folie que tu ne t’attaches pas simplement à sa seiule personne, mais que tu ailles aimant et divinisant jusqu’aux objets ayant avec elle quelque rapport ? car telle est la cause véritable de tes préférences à l’endroit du laurier et des violettes que tu ne peux t’empêcher de citer et de célébrer dans le moindre de tes poèmes. » Et en effet pour cette poésie de la tête et non du cœur, pour cet art épris de curiosité, de miroitement et de cadences, il n’y a si mince vétille qui ne compte. Imperturbable fomentateur de ses illusions, Pétrarque ne vit que d’allégorie. C’est son plaisir et aussi le nôtre, car rien de plus amusant que d’étudier de semblables amours par les deux bouts de la lorgnette, — celui qui éloigne et celui qui rapproche, — et de voir par exemple comment une chétive bourgade du comtat venaissin peut aussitôt, grâce à la naissance de Laure, devenir une Bethléem nouvelle que l’éioàie du Seigneur signale aux adorations des rois mages.
Cette robe mystique faisait donc partie du trousseau de la dame, qui, outre une somme de 6,000 livres tournois, avait reçu en dot par contrat de mariage « deux habillemens complets, » l’un à semis de violettes, l’autre de pourpre, qu’elle revêtait aux jours de fête et de gala lorsqu’il s’agissait de briller « comme un phénix, » et d’éclipser « d’un éclat inoui » toutes les beautés de la cour d’Avignon. Et le voile blanc que j’allais oublier ! ce voile jaloux, divin, toujours flottant entre terre et ciel, qui se prête aux petites coquetteries de la femme non moins qu’aux grands airs de la transfigurée et si merveilleusement parachève la vision !
Marie a le manteau d’azur, Laure le voile.
On n’imagine pas tout ce qu’un pareil motif a pu rendre sous cette
main, la plus habile qui se soit jamais exercée aux variations thématiques. Ce voile, béni, glorifié, lorsqu’il s’entr’ouvre, blâmé lorsqu’il
se ferme, est pour le poète un principe continuel d’émotions. S’il
rencontre une fillette au bord du ruisseau, lavant ce voile, son cœur
se met à palpiter, vous diriez le ravissement d’Actéon apercevant
Diane au bain ; à ce voile miraculeux, le ciel même ne saurait résister. « Quand je serai mort depuis longtemps, elle implorera du
ciel ma grâce, et, pour l’obtenir, il lui suflira d’essuyer ses larmes
avec son voile. » Rapprochement étrange et bien curieux : Poppée,
elle aussi, jouait et minaudait devant Néron avec son voile, « soit,
nous apprend Tacite, pour ne point assouvir le regard qui la convoitait, soit que son désir de plaire y trouvât avantage, » ce qui prouve
que par certains côtés la femme la plus honnête comme la plus dégradée se ressemblent, et qu’il n’est christianisme ni civilisation qui
puisse prévaloir contre l’instinct. Compulsez l’antiquité classique,
interrogez le romantisme du moyen âge, la fille d’Ève ne désarme
pas. Je n’entends ici parler ni des grandes sirènes de l’histoire, ni
de ses furies, mais à nous en tenir aux plus dignes, aux plus chastes,
à celles qu’on pourrait appeler a la couronne de la création, » que de
ruses encore, d’esprit de coquetterie et de malice, que de perfidie
encore sous ces couronnes !
Ce premier regard dans l’église de Sainte-Claire avait promis plus qu’on ne pouvait et ne voulait donner. Pétrarque, mal conseillé par sa jeunesse et par sa vanité, s’était imprudemment laissé prendre. Une bouffée de sang lui montant au cerveau, un rêve présomptueux, une intempestive frénésie, il n’en fallait pas davantage pour mettre en mouvement tout cet organisme vibrant et résonnant. D’abord ce furent des plaintes, des chansons : à chanter, il se passionna, son désir s’en accrut ; à force de soupirer, de s’imaginer qu’il était amoureux, il le devint. La dame avait bien du charme, et le galant, qui déjà comptait dans Avignon deux ou trois enfans naturels, n’était point homme à se payer longtemps d’abstinences. Il y eut donc au début les luttes et les orages ordinaires. Là-dessus, les sonnets ne nous offrent que des renseignemens épurés, clarifiés et passés à l’état d’essence par la décomposition et le travail de l’alambic ; mais nous avons heureusement sur ce sujet d’autres confidences de Pétrarque, et celles-là beaucoup moins illusoires, je veux parler des Lettres latines et des Dialogues avec saint Augustin, où l’homme physique et moral se montre à nous tel qu’il fut, où le pécheur, en même temps que les défaillances de l’âme, avoue les appétits charnels, et reconnaît que cette maîtresse idéale a toujours été pour lui la plus désirable, la plus passionnément désirée entre toutes les femmes.
Laure goûtait fort les douceurs du compliment. Les vers écrits à sa gloire l’eussent flattée venant d’un troubadour obscur ; venant d’un poète applaudi, presque illustre, d’un fier et brillant jeune homme, recherché, festoyé, ils lui causèrent une sorte d’ivresse. Elle était froide, mais très femme, et possédait sa mince dose de frivolité. Pétrarque l’accuse de passer des heures au miroir « absorbée comme Narcisse dans la contemplation de sa personne. » Son intérieur ne semble pas avoir été des plus heureux. Un époux capable de se remarier six mois après avoir perdu sa femme, — ce que fit plus tard le sire de Sade, — devait être en son ménage au moins assez indifférent. Faut-il croire qu’il était jaloux et payé pour l’être ? Plusieurs l’affirment. Pétrarque ne fréquentait point la maison ; elle et lui se rencontraient dans les cercles d’Avignon, sur les bords de la Sorgue à la nuit tombante ou parmi les jardins embaumés de roses du vieux poète Sennuccio del Bene, un ami, celui-là même qui les recommande à la postérité comme « les deux amans les plus incomparables que la lumière du soleil ait jamais éclairés. » Pétrarque tout impatience et tout flamme, Laure ne se départant point de sa réserve, — soit que la jalousie de son mari lui inspirât cette contrainte, soit qu’une certaine insensibilité fût au fond de sa nature, — il voit en elle une statue de marbre que lui, triste Pygmalion, est impuissant à réchauffer. À ces mines sévères, à cette implacable raideur, quelle attitude opposer ? Il s’écoute gémir, déplore sa folle erreur, ses espérances déçues ; tant de larmes inutilement versées, tant de peines pour ne rien obtenir ! Et l’infortuné, quelle récompense osait-il donc appeler de ses vœux ? Où s’égaraient ses rêves, ses désirs ? Entre elle et lui, le mariage n’a-t-il pas creusé l’infranchissable obstacle ? Eh bien ! alors mieux vaudrait s’éloigner, oublier.
Il s’éloignera, mais il n’oubliera point, car renoncer à son martyre, ce serait renoncer à ses vers ; or à de pareils vers quel poète renoncerait ? Pétrarque fuit sa maîtresse pour la chanter plus à son aise. Il convient ici de ne point s’exagérer les choses, et de n’attribuer à l’amoureux tourment que la juste part qui lui appartient dans la perpétuelle odyssée du paladin. La mobilité de son caractère, la fiévreuse agitation de son esprit le poussaient aux voyages. Il lui fallait se déplacer, se mêler à la vie des grands, être l’hôte de toutes les fêtes et ne rien laisser d’important s’accomplir en dehors de sa présence. Un événement pouvait ne l’intéresser que médiocrement, mais dès l’instant que le monde s’en occupait, il se devait à lui-même d’y avoir figuré. Il se rend d’abord au pied des Pyrénées, chez son ami, l’évêque de Lombez, Jacques Colonna, et se plonge dans l’étude de l’antiquité. Là se rencontrent deux personnages de la petite cour épiscopale : Lello di Stefano et le Flamand Ludovic[4], avec lesquels il disserte et platonise abondamment. Presque aussitôt il repart et traverse Avignon, où Laure, mécontente et renfrognée, du plus loin qu’elle l’aperçoit, s’enferme à triple verrou dans son voile. Pétrarque alors, plus désespéré que jamais, se dirige sur Paris, qu’il parcourt et visite à fond. Les bords du Rhin le tentent, il passe à Cologne, voit ensuite Liège, Gand, Aix-la-Chapelle. Il va sans dire que l’image de sa dame ne cessera pas de l’accompagner ; mais à cette pensée s’en associe une autre, celle qui, — à défaut de sa légende, — suffirait pour le recommander à la postérité. J’ai nommé sa passion pour les lettres antiques, et son infatigable ardeur d’explorations. Il voyage à la découverte de l’ancien monde, scrute les bibliothèques, déchiffre, compulse, copie et reconstruit les manuscrits. Pétrarque eut, à vrai dire, deux maîtresses, Laure de Noves et la philologie. Nous nous entêtons à ne voir que le troubadour ; il y a dans cet homme le précurseur des savans de la renaissance. Au plein de ce moyen âge ténébreux, un coin d’azur, trahit l’Olympe qui se réveille ; les anciens dieux se risquent sur la terre, narguant la chevalerie et les moines, Apollon court après Daphné. Pétrarque, un des premiers, ressent la commotion, sa narine subtile flaire le vent qui souffle du passé, écartant le brouillard opaque, et montrant derrière la Rome papale et féodale la vieille Rome républicaine avec ses empereurs, ses consuls, ses tribuns du peuple. Je regrette de n’avoir point à raconter ici les services rendus par Pétrarque à l’esprit, à la culture des temps qui s’approchaient. De cet enthousiasme qu’il affichait si bruyamment pour les Romains classiques, la philologie et l’étude des belles-lettres profitèrent beaucoup, il remit en crédit le goût des choses de l’intelligence, que le xvie siècle poussa plus tard jusqu’au dilettantisme, collectionnant les médailles au point de vue de la chronologie, rassemblant les cartes et les documens géographiques. Écoutez sa conversation avec Richard de Bury, chancelier d’Angleterre, une bibliothèque vivante ; ce ministre d’Édouard III et ce poète, de quoi s’entretiennent-ils ? De mirabilibus Hiberniæ !
Il était un roi de Thulé…
Cinq cents ans avant Goethe, Pétrarque bégayait la chanson, mais ce qu’il eût fort aimé savoir, c’était dans quel coin de l’univers étaient situés les états de ce roi, et là-dessus son interlocuteur persistait à ne pas vouloir répondre, « soit qu’il ne possédât en effet aucun renseignement, soit qu’ayant fait quelque découverte sur la véritable Thulé, il ne se souciât point de la communiquer à personne[5]. » Pétrarque fit bien d’autres trouvailles. Cicéron, Tite-Live, Quintilien, lui doivent une grande part de leur restauration. Il évente les pistes et ne les lâche plus. Que de courses au clocher, tantôt heureuses, tantôt vaines, mais toujours significatives, même alors qu’elles ne réussissent pas, comme il lui arriva pour ce livre de Varron : Rerum humanarum et divinarum antiquitates, qu’il se souvenait vaguement d’avoir feuilleté dans son enfance, et pour un traité de Cicéron de Gloria, possédé jadis, ensuite prêté à quelque ami, et depuis inutilement cherché ! Si la chasse avait ses déceptions, elle avait aussi ses récompenses. À Liège, il découvre deux discours de Cicéron, qu’il transcrit, et dont va s’enrichir cette collection copiée plus tard tout entière de sa main. À Vérone, il trouve les épîtres ad familiares, ad Atticum, et relève ces deux manuscrits, qu’on peut voir encore aujourd’hui dans la Laurenziana de Florence. Parlerai-je de cet exemplaire de Virgile, son poète de prédilection, exemplaire enrichi d’enluminures de son ami Simon de Sienne, représentant divers sujets de l’Énéide ?
Pétrarque fut un grand humaniste, et c’est par ce côté qu’il aurait prévalu, s’il existait en ce monde une justice distributive, et si toutes ces choses de la renommée et de la gloire, — comme la fumée, qui leur ressemble tant, — ne dépendaient pas du vent qui souffle. Ses Lettres familières, ses Dialogues, forment une lecture délicieuse et que je recommande aux amateurs de bonne latinité. Vous croiriez lire un écrivain de la période d’Hadrien ; ce n’est pas du Cicéron, c’est du Pline le Jeune. Cette langue-là coule de source. Il s’y complaît dans la clarté, le nombre, l’abondance, tandis que les sonnets, les canzone, lui coûtent mille efforts et, sous les fleurs dont il les sème à pleines mains, sentent la lampe de travail.
Spectacle singulier de voir à son inspiration ce modèle des lyriques et des amans ; ne dirait-on pas plutôt un ouvrier à sa besogne ? Il combine son enthousiasme à tête reposée, trace des scénarios : « Ici de l’harmonie, là du pathétique ; veiller surtout au tercet final qui doit frapper le grand coup, c’est la règle. » Ailleurs viennent les notes et les commentaires : « J’ai commencé ce sonnet, — Domino jumenté, — le 10 septembre au lever du jour, après mes prières du matin. — Hoc placet, 30 octobre, dix heures du matin ; 20 décembre au soir : — Non, décidément, cela ne me satisfait pas. Corrections interrompues, on m’appelle pour le dîner, mais j’y reviendrai ; — 18 février, neuf heures : — Cela me semble maintenant bien aller, il faudra néanmoins revoir plus tard : vide tamen adhuc ! » Et le sentiment, au milieu de toutes ces épreuves et contre-épreuves, que devient-il ? Oh ! le sonnet ! je n’en voudrais pas médire, mais quelle malencontreuse forme quand on l’emploie autrement que comme jeu d’esprit ! Et penser que le lyrisme italien à son début n’a que cet instrument, qui doit servir, suffire à tout : élégie, hymne, satire, épigramme et chanson ! Ces deux quatrains amenant huit rimes obligées, ces deux tercets rimant entre eux également, imagine-t-on une combinaison plus tyrannique, et quelle idée avoir d’une inspiration qui se met ainsi aux entraves à perpétuité ? Qu’un poète s’essaie la main à parfaire un sonnet, c’est œuvre d’art et j’y applaudirai ; les fanatiques vont s’extasiant sur la difficulté vaincue. Qu’ils y regardent d’un peu près, et ils verront cette habileté si merveilleuse avoir ses défaillances. Alors arrivent les répétitions, les circonlocutions et tous ces mots vides de sens que la rime appelle. D’ailleurs la difficulté vaincue est un mérite qu’on aurait tort de s’exagérer. Si la science et le contre-point en pareil cas pouvaient suffire, nous n’aurions aujourd’hui que de grands poètes, car tout le monde s’entend à façonner un sonnet, et les essaims de rimes accouplées nous assourdissent ; mais, grâce à Dieu et par malheur pour l’heure présente, la poésie lyrique n’est point cet art qu’on se figure : elle ne vit point seulement de forme, il lui faut des idées, une âme, un sentiment, et c’est un bien singulier oiseau qu’un sentiment capable de s’embastiller de la sorte dans l’étroite cage du sonnet et d’y gazouiller sa vie durant.
Mais Pétrarque est Pétrarque ; son lyrisme, sans jamais faire éclater la forme qu’il s’est imposée, a par instans de sublimes coups d’aile. Qui ne connaît ces fameux vers, d’où l’enthousiasme déborde ? Yous prendriez cela pour la péroraison d’une ode, et ce n’est qu’un sonnet.
Que bénis soient le jour et le mois et l’année,
Le temps et la saison, et l’heure et le moment,
Que bénis soient les lieux et le pays charmant
Où, par ses deux beaux yeux, fut mon âme enchaînée !
Que bénie à jamais soit la plainte donnée
Au premier désespoir de mon égarement ;
Bénis l’arc, le carquois et la flèche empennée
Qui m’ont enfin au cœur blessé mortellement !
Et bénis tant de cris de joie et de détresse
Où j’ai mêlé le nom de ma belle maîtresse,
Mes larmes, mes soupirs, mes vœux, ma passion !
Et bénis tous ces chants qui sont mon héritage.
Et bénis mes pensers dont, seule et sans partage,
Elle est l’honneur, la gloire et l’adoration !
Cependant le désir de revoir Laure le ramène vers Avignon. Traversant seul en temps de guerre la forêt des Ardennes, il ne voit
et ne poursuit que son rêve d’amour. Les branches d’arbre qui
frissonnent, les ombres flottantes, sont des femmes, des beautés,
entourant la céleste vision et lui formant cortège. Du plus loin
qu’il aperçoit le Rhône : « Que tes flots se précipitent pour aller
la saluer de ma part, » crie sa voix au torrent sacré. À Lyon, il
descend le fleuve et rentre dans Avignon. Hélas ! quelle déconvenue ! On se bat de l’autre côté des monts ; entre les Orsini et les
Colonna, la sanglante rixe s’est ranimée, et le cardinal Giovanni,
en toute hâte, a couru au péril. C’est donc, pour l’heure présente,
un ami, un protecteur de moins, et le plus puissant. Quant à Laure,
sa rigueur, cause de tant de soupirs et de plaintes, n’a pas désarmé :
« La neige qui blanchit loin du soleil est moins glacée. Voici, je ne
me trompe pas, sept ans aujourd’hui que nuit et jour je soupire pour
elle et me consume en vains efforts sans qu’il me soit permis d’espérer l’émouvoir jamais ! » Pétrarque, nous le savons, n’est qu’un
admirable troubadour : il se monte la tête ; ces sonnets palpitans
d’amoureux délire, son cœur ni sa main ne tremblent lorsqu’il les
écrit, et parmi tant de cruels soupirs, il n’en est guère dont il n’ait
d’avance combiné l’harmonie ; mais, en supposant que l’incomparable virtuose fût né sous la constellation des grands innamorati, en
admettant qu’il eût vraiment aimé, le danger n’eût encore été pour
lui que médiocre et nous n’aurions point à le plaindre, car il avait
contre les peines de cœur deux refuges inexpugnables : le goût de l’étude et le sentiment de la nature. Cet amour, composé bizarre de
poésie et de mysticisme, où l’antique littérature classique se confond dans l’art des Provençaux, cet amalgame des élémens les plus
hétérogènes : sensualité, christianisme, fantaisie arabe, théologie
aristotélique, cléricalisme et troubadourisme, — bien subtil qui
l’analysera ; mais, tenons-nous-le pour dit, c’est un peu tout cela
qui s’appelle Laure, madonna Laura ! Et quand Pétrarque, altéré
de solitude, quitte Avignon pour s’enfuir à Vaucluse, c’est avec tous
ces élémens qu’il cohabite, s’imaginant de bonne foi ne vivre qu’avec le souvenir d’une femme.
À quelques lieues de la cité des papes est une vallée pittoresquement encaissée entre des rocs abrupts. Longtemps avant d’y arriver, vous voyez des eaux vives courir, affolées, par les sentiers, sourdre des cailloutis : c’est la Sorgue, une limpidité bleue, miroitante et chantante d’abord, un frais et doux gazouillis qui bientôt devient un murmure. Approchez, des bruits mystérieux d’orgue et de symphonie vous accompagnent ; montez, la cascade emplit l’air de résonnances inconnues : cela fume, bouillonne, poudroie avec des jaillissemens prismatiques, des effets de voix éoliennes à vous donner des illusions de Niagara ; grimpez toujours à travers les mugissemens, les tempêtes de l’orchestre qui s’exaspère ; ne vous découragez point et tâchez de résister au vertige, un pas encore, et vous touchez à la source, au grand rapide. À vos pieds, les nappes d’eau se précipitent de rochers en rochers, hurlent à tue-tête, vingt cascades aboient au soleil, qui, souriant, leur jette son écharpe. On n’imagine pas quelles furies, quelles détonations ! Et près de vous l’étroit bassin, insondable et calme, plein de mystère et de silence, comme tout ce qui est profond. À l’immobilité de cette surface liquide, vous diriez une eau qui dort sans afflux, sans écoulement. Si vous aimez les sortilèges, venez par un beau clair de lune d’une nuit de mai évoquer la nixe de Vaucluse, et peut-être à votre appel la verrez-vous sortir de cet abîme de cristal qui lui sert de palais. Vainement des blocs de granit tapissés de mousses s’efforcent de barrer le passage à la puissante nappe ; le flot passe par-dessus leurs cimes, filtre par leurs fentes, s’élance vers sa chute avec une indomptable vigueur d’entraînement, et, pour changer le lac paisible en un torrent, un quart de minute a suffi. Ce flot, naguère si tranquille, il semble que la rage l’ait pris ; vous le suivez avec horreur dans sa fuite, effaré, diabolique, et jetant l’écume vers le ciel ; il va sautant de roc en roc avec des bonds de chat-tigre et des vacarmes dont s’ébranlent tous les échos de la montagne ; puis, une fois descendu à travers champs, à peine a-t-il parcouru trois cents pas qu’il se modère : vraie image de ces natures du midi aussi promptes à l’apaisement qu’à la colère. Vous le voyez alors, au soleil matinal, filer doucement entre les rares végétations de ses rives pierreuses et s’éloigner, limpide et gai, ne conservant de sa folle incartade que çà et là quelques flocons neigeux qui dansent à sa surface d’émeraude comme des alcyons de mer.
Ce pays escarpé, ravagé, ce coin de terre farouche, à la Salvator, évidemment la nature ne l’avait point fait pour être le cadre d’une idylle. Un Alighieri, sauvage, émacié, traînant sa longue soutane parmi ces décombres et rêvassant de l’enfer et du purgatoire au bruit qui gronde, à la bonne heure ! mais ce brillant troubadour, ce galantin moitié chevalier, moitié chanoine, et cette noble dame de poésie et de beauté, quel théâtre pour leurs concetti que ces ruines d’un Colysée de Titans !
Ils s’y rencontraient cependant ; ils y vécurent les rapides heures du bonheur, et telle est l’action que certains personnages et certains sites exercent les uns sur les autres, telle est la force indissoluble de ces hyménées consacrés par le temps et par l’imagination des hommes, que ce contraste entre le caractère de la légende et sa mise en scène ne surprend personne ; nul visiteur ne l’aperçoit, et nous ne saurions pas plus nous figurer Pétrarque et Laure sans Vaucluse que nous représenter Vaucluse sans Pétrarque et sans Laure. Au pied du rocher, dans l’endroit le mieux abrité du soleil et des grands vents, s’élevait l’ermitage du poète ; au jardin, fruits et fleurs abondaient, les roses surtout y poussaient en quantité à l’intention de la divine reine. Dans la maison, fraîche l’été, chaude l’hiver, et de la cave au grenier bien pourvue, toutes les aises d’un aimable épicurien partageant les principes d’Horace. « Vous me connaissez, je n’ai jamais été ni pauvre, ni riche. Les richesses augmentent nos besoins, nos appétits, et nous conduisent ainsi à la pauvreté. Quant à moi, j’ai toujours eu soin de pratiquer le contraire : plus je possède, plus mes désirs sont modérés ; mais que je ne m’avance pas trop, car peut-être bien ferais-je comme les autres, si quelque immense héritage m’arrivait[6]. »
En attendant, il était un des heureux du siècle ; cet ermitage de la Sorgue, c’était là qu’il faisait bon vivre entre l’étude et les enchantemens de la nature. Je me le figure à cette époque, une manière de Jean-Jacques à Montmorency, philosophant par les bois, quand tout à coup au premier trille d’un rossignol il s’arrête court, et le voilà songeant à Mme d’Houdetot. Ainsi de Pétrarque et de ses promenades. Au départ, la théologie l’accompagne, et c’est, vers le soir, Laure, — l’idée de Laure, — qui le ramène pensif et soucieux au logis. Cet amour, plein de troubles de conscience et d’ardeurs mystiques, le conduit à se reprocher d’autres égaremens non moins préjudiciables à son salut; il réfléchit à ses liaisons scandaleuses avec de jeunes filles qu’il a séduites et dont plusieurs l’ont rendu père, — il cherche à donner pour excuse à ses désordres les froideurs de sa patricienne impeccable. Cogita quoties illusus, quoties contemptus, quoties neglectus sis, cogita illius altum sœpe ingratumque supercilium. Alors son moral s’affecte, lui-même il se proclame un grand coupable et sent le besoin de répandre dans le sein de quelque moine de ses amis ce qu’il prend pour un mouvement religieux, et n’est au fond qu’une passagère défaillance, qu’un moment de doute. « Je t’ai raconté ma vie, dit mes pensers, écrit-il au père Dionigi da Borgo , son ancien professeur de théologie, — puisse faire Dieu que ces pensers se fixent à la fin, et qu’après avoir si longtemps erré de par le monde terrestre, ils se tournent vers la souveraine vérité et le souverain bien. » Homélie et rhétorique ! Pétrarque a toutes les séductions du beau langage ; en vers comme en prose, il parle d’or, précieux avantage, mais dont bien des gens de son temps se défiaient déjà. « Voilà l’homme dont je vous ai si souvent parlé, disait un chevalier à l’empereur Charles IV en le lui présentant, — il saura illustrer votre nom , si vos actes le méritent, et, s’ils ne le méritaient point, il serait encore capable de parler et au besoin de se taire. »
À cette époque, il perdit son frère, ce Gherardo que nous avons vu entrer au cloître et que les tentations de saint Antoine allèrent affoler dans sa cellule de chartreux. Tous ces Pétrarque n’étaient que flamme et braise. Gherardo avait une maîtresse qui subitement mourut dans ses bras. Rancé d’un coup pareil devint moine ; mais Gherardo l’était déjà ; que faire alors ? mourir d’épouvante. Nouveau sujet de méditation pour Pétrarque; il va se promener au mont Ventoux, s’assied au sommet sur une pierre, et, pénétré d’humilité devant la toute-puissance de la nature, les Confessions de saint Augustin sur ses genoux, fond en larmes à l’idée de sa faiblesse et de son néant. — N’importe, ce pays de Vaucluse avait aussi de gais dimanches. Le château de l’évêque de Cavaillon dominait une hauteur avoisinante. Philippe de Cabassole et Pétrarque se visitaient ; à ces entretiens du poète et du prélat se mêlaient d’autres amis. De plus on s’amusait à pêcher les truites dans la Sorgue, on chassait au faucon, au filet, et les pratiques de la dévotion, les plaisirs de l’intelligence, la bonne chère aidant, notre saint homme d’ermite gagnait benoîtement l’heure trois fois bénie où la déesse au voile, ne se montrant en quelque sorte que pour disparaître, — venait éblouir du réel éclat de sa présence les roses et les myrtes d’un jardin toujours rempli de son image.
Dans un coin du jardin modestement assise,
Je la vis ; ses beaux yeux rayonnant de clarté,
Les fleurs sur ses habits tombaient de tout côté
Des rameaux frissonnans que balançait la brise ;
On eût dit la nature, également soumise,
Qui venait, comme moi, saluer sa beauté ;
Aux roses se mêlait le jasmin argenté.
Il neigeait des lilas sans qu’elle en fût surprise !
Aubépine, églantiers, fleurs et feuillages verts.
Elle en avait les bras et les cheveux couverts.
Et même aussi les pans de sa robe de moire ;
J’en voyais qui tombaient au ruisseau d’alentour.
D’autres restaient par terre, et toutes criaient « gloire.
Gloire à notre maîtresse, à la reine d’amour !
Il n’entre point dans ma pensée de suivre Pétrarque à travers les perpétuels méandres d’une carrière toute de mouvement, de fantaisie et d’ambition. Je le prends comme je le trouve, et dans le milieu qui me convient, sans me laisser distraire par la fiévreuse agitation d’un héros qui ne tient pas en place. Nous venons de voir en jeu l’amour, l’érudition, la religion ; à la politique maintenant ! Jean XXII meurt, Benoît XII lui succède (1334). C’est l’heure des hexamètres latins et des grandes harangues à tous les potentats ; c’est l’heure d’aller à Rome fouiller les décombres et chercher dans la cendre d’un monde à jamais enseveli quelque vieux brandon mal éteint, auquel on essaiera de rallumer la torche d’un républicanisme creux et redondant. L’Italie opprimée, ses déchiremens intérieurs, thèmes à prosopopées rimées et non rimées qu’il ne se lasse pas de débiter, tout en se faisant héberger, renter et festoyer par ces affreux tyrans, objets de ses apostrophes oratoires. Se donner pour un grand patriote, n’avoir jamais en vue que son propre avantage, et toujours parler de son pays, ce fameux art ne date pas d’hier, bien qu’il réussisse encore à miracle. Pétrarque avait ce don incomparable de s’imposer à l’opinion par l’unique force de l’attitude. Jamais en aucun cas de sacrifice, mais du talent et des discours tant qu’on en voulait. Nul virtuose ne pinça comme lui la corde nationale et populaire ; il saisissait au passage la question en train de faire son chemin, sautait dessus et la gouvernait à son gré. Ses lettres et ses vers, il savait d’avance à qui les adresser. Un exemple : l’Italie n’a pas plus tôt senti poindre le désir de voir le saint-siége rétabli dans Rome que Pétrarque à l’instant s’improvise l’organe de cette idée, devient l’homme de l’Italie, et devant les yeux du pape Benoît XII évoque, à grand renfort de dithyrambes, le spectre de l’antique Rome s’avançant en habits de deuil, les bras étendus vers son nouvel époux, son nouveau maître dont elle implore à genoux le prompt retour.
Nous étions à Vaucluse, bien nous en a pris d’y rester à l’attendre. Rome n’a pu longtemps le retenir : la campagne est à feu et à sang, les Orsini contre les Colonna ; des bandes mercenaires pillent tout : mauvais moment pour ébaucher la mise en scène d’un triomphe au Capitole. Parti de Marseille, il débarque à Civita-Vecchia, prend l’air du pays, le trouve fort malsain, et s’en retourne à Vaucluse, « source et origine de tous ses ouvrages, » à Vaucluse, où lui était venue la première idée du poème épique qui devait servir de prétexte à ses rêves de couronnement, « En 1339, un jour de vendredi saint, comme j’errais en méditant par ces solitudes, l’idée soudainement me prit d’écrire une épopée sur Scipion l’Africain, dont le nom m’avait dès ma jeunesse frappé de respect et d’admiration. » Ce sublime poème, rédigé en vers latins et tout à la gloire de l’ancienne Rome, devait en même temps servir à la réalisation de certains plans de vanité conçus et caressés de longue date. Disons aussi que tous les beaux esprits du siècle partageaient là-dessus son illusion. Les premiers livres terminés, Pétrarque les fit copier activement et répandre partout. Ce début sembla mirifique, et le poète fut divinisé, c’était justement où Pétrarque en voulait venir : triompher au Capitole et ceindre le laurier. Entre tous les princes de l’Europe, le roi Robert de Naples passait à cette époque pour le plus enclin au culte de la science et des arts. Il s’agissait donc de se concilier son haut patronage ; Pétrarque s’y employa en prose et en vers ; il mit au jeu toutes les élégances, toutes les flatteries, tous les sophismes de son Parnasse italien, latin et provençal. En outre, le père Dionigi, ce moine si dévoué, fut chargé de se rendre à Naples avec la mission d’inculquer au vieux roi l’admiration due au poète ; ce dont il s’acquitta d’un tel entrain que Robert consulta à son tour Pétrarque sur une épitaphe composée pour le monument de sa nièce Clémence, morte veuve de Louis le Hutin. Ce que le solitaire de Vaucluse prodigua d’érudition et de philosophie dans sa réponse, nous n’essaierons pas de le décrire, constatons simplement que l’enthousiasme du roi s’accrut encore. Pétrarque alors, jugeant la chose à point, envoie au bon moine une dépêche où, déclarant ouvertement sa prétention au laurier, il ajoute ne le vouloir tenir que de la main du roi Robert[7]. Enchanté d’avoir la préférence, le bon monarque intervint de son mieux près du sénat de Rome, et son influence appuya celle des Colonna, dès longtemps sympathiques à l’idée de ce couronnement.
À force de persévérance et de diplomatie, les derniers obstacles furent levés, et le 23 août 1340 Pétrarque reçut une lettre du sénat qui, dans les termes les plus flatteurs, l’invitait à venir à Rome pour y recevoir solennellement la couronne de laurier. Il quitte Vaucluse, arrive à Naples, où le roi Robert s’empare de lui et ne le lâche plus. Quelles promenades et quels entretiens sur l’histoire, la poésie et la philosophie ! Ils visitent ensemble le Pausilippe et sa grotte, font leurs dévotions au tombeau de Virgile ; puis ce sont des lectures interminables, on échange des confidences, Pétrarque applaudit les vers du roi, lequel à son tour demande à connaître tout ce qui est écrit du poème prêt à servir de motif au prochain triomphe. À l’audition de ces fragmens, le vieux monarque se sent béat ; il veut qu’un tel chef-d’œuvre lui soit dédié, et Pétrarque est un trop bon prince pour refuser cet hommage à Robert de Naples, son confrère en Apollon. Patience ! nous ne sommes pas au bout des cérémonies préparatoires, bientôt s’ouvrent les examens ; ne dirait-on pas la veillée des armes ! Pendant trois journées entières, devant toute la cour et toute une assemblée de sa vantasses fourrés de dialectique et cousus de subtilités scolastiques, notre candidat au laurier s’escrimera, paradera, et, sorti vainqueur du tournoi, s’entendra proclamer digne de recevoir les honneurs du triomphe.
Le 8 avril 1341, un jour de Pâques, eut lieu cette cérémonie : douze adolescens de familles nobles et vêtus de pourpre ouvraient le cortège en chantant des hymnes à la louange du triomphateur ; derrière eux s’avançaient six patriciens en robes vertes et couronnés de fleurs ; venait alors le sénateur Orso d’Aguillara, la tête ceinte du laurier consécrateur, puis le divin Pétrarque, affublé d’un manteau royal[8], puis la foule. Ainsi furent gravis les degrés du Capitole aux cris de vive le peuple romain, vive Pétrarque, vive le sénateur, vive la liberté ! Alors le poète s’agenouilla, et le sénateur, au milieu des fanfares et des acclamations, lui posa sur le front la couronne en disant : « Que ce laurier soit la récompense du talent ! » Pétrarque profita d’un moment de silence pour débiter un sonnet à la gloire des ancieus Romains, le peuple, une fois encore, cria : « Vive le poète, vive le capitole ! » et tout fut dit. — Des années s’écoulèrent qui sans doute portèrent conseil, et longtemps plus tard, aux heures tristes de la vieillesse et des résipiscences, Pétrarque déplorant les erreurs du passé : « Ah ! cette couronne, écrit-il, elle ne m’a rendu ni plus sage ni plus habile, je lui dois seulement d’avoir vu l’envie se déchaîner contre moi et d’avoir perdu le repos dont je jouissais. » Quoi qu’il en soit, pour le moment il tenait ce qu’il avait voulu ; mais que serait une couronne, s’il fallait en jouir tout seul ? Un vif désir le possédait à présent de reparaître devant Laure en triomphateur. Il fit route vers Avignon, non toutefois sans stationner quelque peu à Parme, chez son bon ami Azzo da Correggio, un des plus méchans petits despotes d’Italie à cette époque ; mais de ce qu’un poète aime à se passionner dans ses vers pour la liberté et la grandeur de son pays, cela ne saurait l’empêcher de fréquenter les tyrans et même de disserter platoniqnement avec eux sur l’art de rendre heureux les peuples.
Il était écrit que cette rentrée de Pétrarque dans Avignon serait
environnée de tous les prestiges. Tandis que l’amant de Laure goûtait à Modène les délices d’une vie de chanoine et d’archidiacre,
achetait maison à Parme et maison à Modène, Benoît XII meurt et
Clément VI ceint la tiare. Rome alors envoie, pour féliciter le nouveau pape, une députation à la tête de laquelle on place Cola
Rienzi, que sa faconde populaire désignait d’avance, et dont Pétrarque, devenu citoyen romain par son couronnement, fait aussi partie. L’ambassade traversant Parme, il s’y joignit, prit connaissance
des instructions, et, tout le temps du voyage, s’en inspira, menant
de pair les homélies latines destinées à convaincre le saint-père et
les gentils sonnets à sa maîtresse. Le jour de l’audience, Rienzi le
premier porta la parole. Son discours avait pour thème d’exhorter
le souverain pontife à revenir habiter Rome. Il eut d’abord de la
douceur, du pathétique, puis soudain ses accens s’échauffèrent et
l’invitation discrète de l’exorde allait tourner à la sommation quand
fort heureusement Pétrarque, d’un accord de sa lyre, ramena l’harmonie. Il chanta également Rome en proie aux loups qui la dévoraient, Rome n’attendant sa délivrance que du retour de l’époux
absent. C’était la même mélodie, mais sur un autre mode et présentée dans la langue des dieux. Le vers a ses immunités ; on
écoute d’un poète ce qu’on ne supporterait pas d’un tribun. Clément VI n’en fut pas davantage convaincu ; il aimait trop cette vie
commode et douce d’Avignon pour l’échanger contre les périls d’un
séjour dans Rome ; mais, s’il oublia Rienzi, il se souvint de Pétrarque, qui seul, au demeurant, tira profit de cette mission dont
les résultats furent d’ailleurs absolument nuls pour l’Italie.
Laure et lui s’étaient revus ; l’ancienne flamme brillait plus vive, et cette fois des deux côtés. Laure avait à la fin tressailli. Cet homme autour duquel il se menait un si grand bruit de renommée, la dame de Noves le retrouvait comme transfiguré, — les rois et les empereurs se disputaient sa présence. Clément VI l’appelait à toute heure, le consultait, — ce Pétrarque était son amant, son vassal ; ce laurier qu’il promenait fièrement parmi les foules et qui seyait si bien à ses nobles traits, il ne l’avait tant recherché que pour le déposer aux pieds d’une femme, la seule dont sa pensée fût occupée, elle, Laure de Noves, enviée de toutes et de tous ! Gloire dans le présent, immortalité dans l’avenir, quelle grande dame, à ce prix, n’aimerait un gnome ? Et Pétrarque était beau non pas seulement par la grâce et l’harmonie de sa personne, mais par le rayonnement qui s’en dégageait. On dit : heureux comme le succès ; c’est beau comme le succès qu’il faudrait dire. Cette beauté-là, Pétrarque ne l’avait pas toujours eue ; mais aussi, dès qu’elle lui vint, Laure l’aima. Rigueur, insensibilité, pruderie, vains remparts contre ce démon d’orgueil qui souffle du dedans et démolit nos propres forteresses ! La mysticité s’attendrit, l’idéal toucha terre, en un mot, ces amours qui n’avaient jusqu’alors été qu’un accord prolongé d’ut majeur commencèrent à moduler sur des tons moins paradisiaques ; serait-ce vrai que le moment psychologique ait jamais existé ? Chi lo sa ? Je ne voudrais jurer ni pour ni contre ; mais s’il y eut en effet un moment psychologique, c’est là, vers cette période de 1341 à 1347, que je le placerais.
Hormis au château de Sade, où Pétrarque ne se montrait pas, elle et lui se rencontraient partout. Ce voile attirait ce laurier. La dame était-elle en visite chez une amie, aussitôt, comme par hasard, le poète arrivait, ne quittant la place qu’au départ de Laure. Ces joyeux banquets, où l’on s’asseyait l’un près de l’autre, ces fêtes nocturnes en plein air, si fréquentes sous le beau ciel de Provence, per amica silentia lunœ, ces cours d’amour avec leurs libertés imprescriptibles, tout, jusqu’aux cérémonies de l’église, conspirait à leur ménager des rendez-vous ! À Vaucluse, on avait désormais bien d’autres soins que l’étude, les muses y vivaient fort délaissées. L’ingrat, oubliant tout dans son bonheur, les appelle « ces vieilles filles. » Quand la divine dame ne pouvait descendre au vallon, il montait sur la hauteur, voir s’il ne la trouverait pas chez l’évêque de Cavaillon, son ami Philippe de Cabassole, un bien saint homme pour la pratique des vertus faciles. Un jour que Pétrarque et Laure se promenaient secrètement dans ses jardins, ils le rencontrèrent au détour d’une allée et s’agenouillèrent, lui demandant sa bénédiction. Le pieux prélat cueillit deux belles roses au prochain buisson, bénit avec ces roses l’heureux couple, donna l’une à Laure, l’autre à Pétrarque, et s’éloigna, continuant à rimer un sonnet qu’il lut au mari le lendemain.
Ici se place une églogue que je trouve dans les lettres latines de cette date et qui vaut la peine d’être racontée, d’abord parce que Pétrarque y prit une part honorable, ensuite parce qu’elle nous peint agréablement les mœurs du bon vieux temps. À deux lieues de Vaucluse est un très charmant village nommé le Thor, relevant d’une seigneurie de la maison de Sabran, qui remonte à Laure par les femmes. Géraud de Sabran, fils de Rostain et de Raibaude de Simiane, homme fort dissolu, régnait sur ce petit pays non pas simplement en despote, mais en sultan, habitué à regarder comme un butin légitime toute fillette née sur ses terres. Or il arriva qu’un jeune vilain s’éprit d’une jolie vilaine et qu’après avoir obtenu d’elle tout ce qu’une jolie vilaine peut donner se présenta par devant son seigneur en offrant réparation et mariage. Idque nescio an et in Thoro, certe apud Thorum acidité, écrit spirituellement Pétrarque avec son goût des concetti et jouant sur le double sens du mot Thorus, qui veut dire lit en même temps qu’il sert à désigner le village. La fille étant fort belle, le noble sire tout aussitôt la convoita ; peine perdue ! Géraud de Sabran jura de se venger, c’était justice. Un manant être ainsi venu cueillir la fleur éclose au jardin du maître,
Rien que la mort n’était capable
D’expier ce forfait !…
Ce pauvre diable, déclaré coupable de viol, fut à l’instant jeté dans
un cachot. Vainement la jeune fille intervint au procès, confessa
tout, vainement le jeune homme renouvela ses offres de mariage.
Tous les deux étaient libres, du même âge et pourvus de bien,
l’affaire semblait des plus simples, mais le podestat luxurieux fit
sourde oreille aux meilleurs arguments ; bref, le jeune homme allait
être pendu lorsque, indignés d’un tel scandale, les braves gens du
voisinage recoururent à Pétrarque, le suppliant d’user de son crédit
près du saint-père pour sauver de la corde cet infortuné. La cause
des amans malheureux était celle du poète, il se mit à l’œuvre de
grand cœur et lança de Vaucluse un message sur Avignon. « Aujourd’hui, écrit-il à Lélius, j’ai à te proposer une bonne action, et
tu vas me venir en aide. » Puis, après l’avoir mis au courant, « nous
aussi, lui dit-il, nous avons ressenti les souffrances d’amour ; n’est-il
pas juste que nous compatissions aux peines de ceux que ce mal
tourmente ? Exempt de ces faiblesses propres au commun des mortels, notre magnanime souverain n’en est pas moins sensible aux
misères de l’humanité ; parle, prie, implore ; obtiens que le maître
se prononce en faveur de la victime et qu’il soit enjoint à ce jaloux
tyran de la rendre à la vie et à la liberté. Le messager que je charge
de cette épître est un ami du prisonnier, il te racontera les choses par le détail. Courage donc, et, quel que soit l’événement, que nous
puissions au moins nous dire que nous avons fait tout ce qui dépendait de nous pour sauver ce malheureux amant. » Vaucluse,
26 avril. — Trois jours après, le cardinal Colonne n’avait encore
rien répondu. L’heure pressait, l’exécution était annoncée pour le
lendemain. Pétrarque écrit de nouveau, envoie courrier sur courrire. — À ce moment, l’histoire s’interrompt, et ni cette lettre ni les
suivantes ne nous renseignent sur le dénoûment. Le jouvenceau
fut-il pendu ? Il faut le croire ; la justice des châteaux avait alors de
ces façons d’agir toutes sommaires, et cette scène du Mariage de Figaro où Beaumarchais nous montre les assises de la cour d’Aguas-Frescas n’est que la contre-épreuve au comique des tragiques
bergeries de tous ces Céladons mitres et couronnés du moyen âge.
Nous avons vu Pétrarque s’éprendre de bel enthousiasme à propos d’un républicanisme chimérique. Ces rêves d’ancienne Rome chauffaient ailleurs que dans le cerveau du poète. C’était l’esprit de l’antiquité s’armant en guerre et préparant les temps nouveaux. Parmi les fanatiques de cette idée, il n’y en avait pas de plus furieux que Rienzi, le chef de l’ambassade récemment débarquée. Clément VI avait peu goûté son prône, et d’abord tint à l’écart le personnage ; mais bientôt, sur les conseils de Pétrarque, il changea d’avis. L’anarchie grandissait dans Rome, il fallait absolument que le pape eût là quelqu’un pour rétablir un simulacre d’autorité ; Rienzi avait sa popularité, son éloquence. En temps de crise, un gouvernement prend ce qu’il peut. Le pape, très pressé d’ailleurs par les lettres de Jean Colonna, remit donc ses pleins pouvoirs à Rienzi, qu’il nomma notaire de la chambre romaine et chargea de refréner l’aristocratie en soulevant au besoin la multitude. Ce jeu n’était que trop de nature à passionner un tel homme ; Rienzi déchaîna le peuple contre les grands, enflamma les imaginations jusqu’à la folie en évoquant le tableau du passé, en leur parlant des plébéiens et de leur toute-puissance sous les empereurs. D’un coup de main, la position fut enlevée ; le tribun devint dictateur, et l’instrument d’ordre public un instrument d’atroce tyrannie.
À la cour d’Avignon, cette audace ne déplut pas. Clément VI applaudit à ces premiers succès, comptant bien en finir ainsi avec ce gouvernement de sac et de corde, que dans l’absence du pape et de l’empereur les hauts barons infligeaient à la ville éternelle. Pétrarque jubilait, sans penser que ses meilleurs amis, les Colonne, figuraient à la tête de cette aristocratie décimée par le proconsul plébéien ; mais ces légèretés de cœur ne sont pas même à relever chez Pétrarque. Il jongle avec des idées générales ; quant au sentiment, il l’ignore et reste impersonnel au milieu des sublimités dont se paient son lyrisme et sa rhétorique. Il n’a jamais à la bouche que son Italie (Italia mia !), conjure en strophes magnifiques les maîtres du pays de ne pas s’entre-dévorer comme ils font, ouvrant par leurs discordes le chemin des Alpes « à la rage du barbare germain. » Et c’est ensuite ce grand prêcheur de liberté qui s’engage au service des Visconti, chante madonna Laura et court partout les demoiselles. Les Colonne l’ont comblé de bienfaits, il leur en garde affection et reconnaissance, mais ni cette affection ni cette reconnaissance ne l’empêcheront de célébrer sur tous les tons la victoire d’un Rienzi : « Il n’existe pas, j’en conviens, sur toute la surface de la terre, une famille princière que je chérisse davantage ; mais la république m’est encore plus chère, et Rome aussi, et l’Italie. » Des rimes et des mots !
Quels vers que ses vers italiens, et quelle prose que la sienne ! Je parle de sa prose latine seulement, car la langue qu’il écrit en italien est détestable. Lui, dans ses sonnets le maître exquis des élégances et de la correction, reste dans sa correspondance fort au-dessous, je ne dirai pas de Dante et de Boccace, mais des écrivains les plus ordinaires ; c’est absolument un autre homme. Une forme lyrique adorable, — en ce qu’elle est, — euphonie, charme, intérêt musical, peu d’originalité dans les pensées, de vérité dans l’expression du sentiment, voilà pour le poète. Il se peut que Pétrarque ait ressenti ce qu’il dit ; mais son émotion ne vient pas de l’âme, son patriotisme est objet d’art, comme son amour et comme sa vertu. Il n’a rien de l’inspiré, du voyant ; tout est arrangé pour l’effet, nous dirions aujourd’hui pour la pose ; ses passions et les mélodies qu’il en tire occupent l’Europe, tout le monde prête l’oreille ; papes, empereurs, rois et podestats, c’est à qui l’aura pour correspondant. En même temps, il se met en communion avec les idées du moment, parle aux Romains de leur ancienne république, à l’Italie de sa grandeur future. Il sème aux quatre vents la flatterie, de manière que chacun ait son compte, le pape et l’empereur comme leurs plus furieux ennemis.
Étonnons-nous après cela que Pétrarque tienne la place où nous le voyons ! Aujourd’hui sa popularité dépasse en Italie même celle de Dante. Boccace, Arioste et Tasse ne sont dans l’opinion que ses vassaux. Peut-être qu’il y aurait à saisir là certain trait particulier entre le caractère de la nation italienne et ce poète, objet d’un culte en quelque sorte symbolique. Regardez-y de près, que de rapports communs : ce goût exclusif de la forme, de la cadence, cette culture spéciale du sonnet, — mauvaise plante qui pour quelques fleurs rares devait donner plus tard des moissons d’ivraie, — et finalement, à propos d’antiquité classique, à propos de tout, ce troubadourisme qui faisait dire à Cavour : « Nous n’avons que trop chanté, » combien de points de ressemblance ! Pétrarque avait si bien conscience de cet assentiment public et du présent et du futur que dans sa « lettre à la postérité » il nous raconte cette immense faveur dont il a joui, et qui, ajoute-t-il avec orgueil, lui a valu tant d’envieux ! N’inspire pas qui veut l’envie, et, quand cette bonne fortune nous arrive d’avoir des envieux, je conçois qu’on s’en vante ; mais ce sentiment qu’il se flatte d’exciter, lui-même ne l’éprouva-t-il donc contre personne ? Une chose certaine, c’est qu’il n’aime point Dante ; vous croiriez presque qu’il l’ignore. Cet épistolier universel, causant de tout avec tout le monde, ne trouve pas une occasion pour chanter gloire à la Divine Comédie. Dans sa volumineuse correspondance, jamais ce grand nom de Dante ne lui vient à la pensée, et, quand il le cite dans ses vers, c’est pour l’accoler à des noms tels que ceux d’un Fra Guittone d’Arezzo ou d’un Cino da Pistoïa, à ce point qu’on se demande s’il n’y aurait poiat là quelque ironie.
Guitton saluti e messer Cino il Dante !
Cependant à Rome Nicola Gabrini di Rienzi, apôtre de la liberté, tribun du peuple et libérateur de la république, avait depuis longtemps perdu la tête. Qui ne connaît l’éternel programme de tous ces aventuriers de l’histoire qu’un coup de fortune pousse au faîte ? Le vertige les saisit aussitôt, et leur affaire est réglée en trois attaques : orgie de bien-être, orgie de pouvoir, orgie de sang ! Il prit à l’instant les airs d’un monarque, afficha dans ses vêtemens, dans la tenue de sa maison, une magnificence extraordinaire ; les mets les plus recherchés, les meilleurs vins, couvraient sa table ; sa femme, jeune et belle, ne se montrait plus en public qu’au milieu d’un brillent appareil ; il lui fallait pour l’accompagner des dames du plus haut rang, de nobles damoiselles pour agiter à ses côtés les éventails à plumes. Ses parens, oubliant leur condition première, se mirent tous à singer son faste. Son oncle, un barbier, ne sortait plus qu’à cheval et entouré d’une escorte de seigneurs. — La seconde crise est celle des honneurs ; tous ces fameux privilèges d’une aristocratie qu’ils ont reçu mission d’exterminer, ils ne les abolissent que pour les rétablir à leur profit. Le notaire d’hier veut être armé chevalier ; qu’il le soit, et que la vasque de porphyre de l’empereur Constantin conservée à Saint-Jean-de-Latran serve à ses ablutions pendant la cérémonie ! Ce tribun veut avoir le triomphe à la façon des anciens Romains ; pourquoi non ? Pétrarque l’a bien eu. Bizarre amalgame pourtant, le Capitole et Saint-Jean-de-Latran, ce paganisme et ce moyen âge, vitiosa buffonia ! comme dit en son latin le biographe. Après avoir, à l’usage des anciens tribuns, mené son triomphe par la ville, il revint dans la même pompe à Saint-Jean-de-Latran pour y recevoir les sept couronnes représentant les sept grâces du Saint-Esprit. De pareilles extravagances donnent l’éveil aux moins timides et découragent les plus résolus : on se regarde consterné, le dévoûment lâche pied et la réaction gagne du terrain, le tyran qui se sent menacé cherche à se défendre par la terreur ; c’est l’avant-dernière scène de la tragédie, l’ère de tuerie, de massacres, qui précède le dénoûment.
On en était à l’orgie de sang, quand Pétrarque jugea bon de se
rendre à Rome et d’intervenir de sa personne ; d’ailleurs ce rôle de
révolutionnaire consultant ne lui paraissait plus tenable. Il se voyait
compromis des deux côtés. Rienzi, comme tous les tribuns antiques
et modernes, voulait bien être conseillé dans le sens de ses projets
ambitieux ; mais, une fois lancé à fond de train, les harangues modératrices ne l’atteignaient plus. Pour le pape, on conçoit quel devait être son mécontentement d’avoir ainsi prêté l’oreille à la politique d’un poète et, grâce à lui, pris en patience une série d’actes
scandaleux préludant à la rébellion ouverte. Clément VI laissait
éclater à tout propos sa mauvaise humeur contre le rhéteur malavisé dont l’enthousiasme l’avait aveuglé sur les menées démagogiques d’un fou furieux. La disgrâce devenait imminente, un voyage
à Rome était indiqué.
Avant de partir, Pétrarque prit congé de Laure, il la vit dans une maison d’Avignon et parmi des dames de connaissance : « elle avait le visage pâle et souffrant, une expression pleine de gravité, de tristesse où je crus lire je ne sais quel pressentiment d’un grand malheur. » Ici je prends une brassée de sonnets et je les effeuille, tâchant d’extraire un peu de vérité de tant de poésie. « Point de perles, d’ornemens, de couleurs joyeuses dans sa toilette ; plus de gaîté ni de sourire comme à l’ordinaire, elle ne plaisanta point, ne chanta point, et sa voix même, en causant, n’eut rien de la mélodieuse intonation des jours heureux. Son aspect, son maintieù, cet air de secrète compassion pour les autres qui se mêlait sur ses traits à l’expression d’une vive douleur personnelle, comment tout cela ne m’a-t-il pas averti ! » En la quittant, il cherche dans ses yeux une consolation au désespoir qui déjà le possède, il interroge ce beau regard,
Vago, dolce, caro, onesto sguardo !
et ce regard lui dit quelque chose « de mystérieux, d’inconnu. »
Pétrarque eût volontiers pleuré ; mais quoi, là, devant tout ce monde ?
Il savait vivre et contint son émotion. Peut-être, à cette heure mélancolique, se souvint-il de ces vers charmans et si humainement
vrais, écrits jadis lorsqu’il appelait de tous ses vœux, et sur Laure et
sur lui, les rigueurs du temps, espérant que l’âge le vengerait de
ses soupirs dédaignés, et qu’après avoir vieilli côte à côte, la sévère
dame se laisserait fléchir à l’amitié de celui dont elle avait méprisé
l’amour. Souhaits, hélas! trop exaucés. Tous deux maintenant approchaient de la quarantaine, et Pétrarque, tout à la contemplation de
ces traits gracieux et charmans jusque dans leur altération physique, ressentait à fond, pour la première fois, sur le seuil des années, un monde d’amertume et de regrets qui la veille encore n’existait que pour sa lyre et dont les réalités funèbres pénétraient
désormais en son âme. Intimidés dans cette rencontre par un public très curieux à les observer, ils évitèrent discrètement de se
parler, mais quelques jours après elle vint à Vaucluse.
C’était vers la fin de novembre, au tomber de la nuit ; elle apparut vêtue de blanc et son voile l’entourant de ses plis. Longtemps ils se promenèrent, la cascade mêlant son sanglot à leurs adieux. Ils parlèrent du passé plus que du présent, si maussade aux yeux de Pétrarque, et pour Laure si chargé d’ennuis et de tribulations domestiques. Hugues de Sade, son mari, la maltraitait ; ce bonhomme de Provençal, — tout insouciance et tout allégresse, — rentré au logis, devenait sombre, ironique et dur. Il avait la jalousie amère, sinon tragique, torturait, tuait à petit feu, et ce n’était point tout ; Laure avait à souffrir aussi comme mère, les façons d’être à son égard d’une de ses filles lui causaient un profond chagrin. Tels étaient les pensers qui remplissaient les intervalles de la conversation. Ils marchaient, tantôt se hâtant et la parole abondant sur leurs lèvres, tantôt ralentissant le pas, muets, la tête basse. Tout à coup il lui saisit la main, et le cœur brisé, les yeux en larmes : — Oh ! ce voile ! dit-il, ce cher voile, quand le reverrai-je ?
— Plus tôt que tu ne crois, répondit Laure d’une voix d’oracle, dont l’étrange vibration effraya Pétrarque.
— Dans mes rêves alors ?
— Peut-être !
La lune se levait, et le vent qui commençait à souffler mit son visage à découvert ; il la regarda et crut voir une transfigurée.
— Adieu, dit-elle en s’ arrachant de ses bras et lui faisant signe de ne point la suivre.
— Adieu ! s’écria-t-il en tombant à genoux, les bras étendus vers elle, et, le son se répercutant dans les profondeurs de la grotte azurée, tous les échos de Vaucluse aussitôt répétèrent : adieu !
« Rienzi était une manière d’enthousiaste avec une mémoire prodigieuse, une imagination délirante et des idées sublimes et fantasques. L’enflure de son style et son éloquence déclamatoire lui servaient à passionner la multitude ; mais il n’agissait que par boutades et n’avait rien de cette fermeté d’esprit, de cette fixité qu’exigent les grandes entreprises. » Ainsi raisonne, et très judicieusement selon moi, le chroniqueur latin des gestes du fameux tribun dont les affaires étaient d’ailleurs en train de très mal tourner. Les hauts barons le tenaient assiégé dans Rome, et, pour les repousser, il fallait obtenir du peuple des efforts surhumains. À la vérité, ces foudres d’éloquence ne sont jamais pris au dépourvu, et leur parole quelquefois vaut une armée. Celui-ci par exemple use en maître de l’expédient, et les moyens qu’il emploie sont des plus intéressans pour l’étude des mœurs. Orsini et les Colonna, campés sous Rome, vont tenter l’assaut ; Rienzi rassemble son peuple et lui parle. « Apprenez, s’écrie-t-il, que le fils d’un tribun de Rome, saint Martin, m’est apparu cette nuit et qu’il m’a dit que vous battriez les ennemis de Dieu. » La comédie ayant eu pleine réussite, on la renouvelle aussitôt avec la même effronterie et le même succès. Éveillé dès le matin par le beffroi de la capitale, le peuple accourt en armes au palais de son tribun. « Réjouissez-vous, prêche l’imposteur, encore cette fois vous aurez la victoire : je viens de recevoir un nouveau gage ; cette nuit, c’est le pape Boniface qui s’est montré, m’annonçant que nous étions au moment de tirer ample vengeance des Colonna qui n’ont cessé de l’insulter, lui et son église. Le champ sur lequel vos ennemis ont dormi cette nuit s’appelle le champ du sépulcre : mauvais présage pour eux ! Que ce champ de bataille devienne donc aujourd’hui leur tombeau ! » Grâce à la bénévole intervention de tant de saints pontifes évoqués au bon moment, d’heureuses sorties permirent de prolonger la situation, mais la chute du dictateur n’en était pas moins prochaine. Pétrarque, dès son arrivée à Gênes, fut avisé de l’état des partis, et trouva la cause de son ami si compromise, qu’il n’alla pas plus avant sur le chemin de Rome et se dirigea du côté de Parme pour voir de là le tour que prendraient les événemens : les faits se hâtèrent ; ce qui devait arriver arriva, Rienzi fut culbuté.
Vous croiriez tout d’abord que devant une si rude catastrophe l’ami d’hier va se manifester, — point ; il se tait, philosophiquement prend son parti et compte bien que les Colonna lui pardonneront de s’être laissé enflammer d’admiration pour un homme qui semblait destiné à faire revivre l’ancienne république romaine, mais que ses instincts pervers ont égaré. Pétrarque exécute ces reviremens avec une aisance accomplie ; personne mieux que lui ne s’entend à jeter son homme à la mer. Plus tard, vis-à-vis de Marino Faliero, même jeu, même palinodie. Un vieux doge au pouvoir, passe encore, mais un vieux doge décapité, vite qu’on m’ôte cet affreux scélérat de devant les yeux, et ne me brouillez pas avec la république de Venise ! « Ce chef suprême, on l’a traîné comme un esclave sur la place Saint-Marc, la plus belle que j’aie jamais vue, et qui fut jadis témoin des honneurs rendus à toute une suite d’aïeux triomphateurs ; là, le bourreau, après l’avoir dépouillé des insignes de la dignité souveraine, lui a publiquement tranché la tête et son sang a rougi l’entrée du palais et ce magnifique escalier de marbre consacré aux fêtes et souvent jonché des richesses prises sur l’ennemi. Les bruits dont cet événement est le sujet sont si divers que je ne sais qu’en dire, ne voulant rapporter que ce qui est certain. On prétend qu’il avait voulu changer la forme du gouvernement ; en ce cas, ceux qui l’ont condamné n’ont pas eu tort, bien qu’à mon avis on aurait pu montrer moins de rigueur ; mais il n’est point facile de modérer l’ardeur d’un peuple justement indigné. Pour moi, mes sentimens sont partagés ; j’éprouve à l’endroit de cet infortuné vieillard une sorte de sympathie mêlée de colère. Sur le seuil du tombeau, qu’avait-il besoin de se lancer en pareille entreprise ? La sentence portée contre lui prouve sa folie. Je l’ai autrefois connu beaucoup ; c’était un homme de plus de renommée que de mérite, de plus de courage que de sagesse. Puisse l’exemple servir à ses successeurs et leur enseigner à se conduire comme des chefs d’état et non point comme des tyrans, et encore quand je dis chefs d’état, je dis trop, car ils ne sont rien de plus que des serviteurs attitrés de la république. »
Quel sublime détachement des calamités ambiantes, et que celui-là est donc un personnage heureux qui peut à ce point se désintéresser des grandes et petites misères du prochain ! Ces amis fameux, ces héros ne l’émeuvent que parce qu’il se mêle au vertige de leur existence, il les chante, les admoneste, point de vil calcul, d’artière-pensée mesquine et basse : tant qu’ils sont en scène, il les accompagne du bruit de sa symphonie héroïque ; mais, sitôt disparus, les voilà passés à l’état d’obstacles, et comme il chantait à leur sujet, il philosophe, il écrit des traités pour combattre « la bonne et la mauvaise fortune, » de remediis utriusque fortunœ, traités bourrés d’exemples empruntés à ses amis de l’antiquité et qu’il a toujours soin de dédier à l’homme du moment. « Quand le bonheur cherche à nous mettre à mal, la vertu seule pourrait nous défendre contre ses attaques, mais nous aimons mieux nous laisser vaincre et nous attacher à la roue, nous élevant et nous abaissant à son caprice. » Et d’abord ce bonheur, qui de but en blanc fait ainsi le siège des individus, me paraît un bonheur d’assez rare espèce ; celui que nous nous figurons est en général moins prodigue de ses attaques, et j’en sais plus d’un qui, loin de se défendre contre ses assauts, ne demanderait qu’à lui ouvrir sa porte. Tout le monde enviera Pétrarque pour un tel sophisme qui ne pouvait en effet venir à l’idée que d’un mortel trop fortuné ; mais avec lui le mieux est de ne jamais s’étonner, et, quoi qu’il dise, de ne perdre de vue ni le disciple de Sénèque, ni le troubadour, ni l’homme d’église. Tout à l’heure c’était le bonheur qui le tourmentait de ses obsessions ; un peu de patience, attendons que notre chanoine ait soixante-dix ans : à cet âge assurément plus que mûr, devinez-vous quel démon le harcèle et l’assiège ? Le démon des sens ; il faut bien le croire, puisqu’il l’écrit : « ma santé est si robuste que ni les années, ni l’étude, ni la tempérance, ni les flagellations, ne réussissent à dompter complètement l’implacable animal auquel j’ai toujours fait la guerre. Aussi je compte sur la grâce de Dieu, sans laquelle je succomberais, comme il m’est arrivé tant de fois de faire en d’autres temps. Je lutte sans relâche pour ma liberté, et j’ai le ferme espoir qu’avec l’aide de Jésus-Christ je finirai par vaincre l’ennemi qui dans ma jeunesse m’a vaincu si souvent et par chasser l’animal révolté qui ne me laisse aucun repos. »
Bien résolu à ne plus s’occuper des affaires de Rienzi, qui ne l’avait déjà que trop compromis, il séjournait pour le moment à Parme ; on n’imagine pas une existence plus active et plus remuante. Ses études, ses emplois, ses relations l’appelaient incessamment d’une ville à l’autre ; mais Parme appartenait à Lucchino Visconti, seigneur de Milan et grand ami de Pétrarque, qui disposait à son gré de la résidence ; tout ce que le prince demandait à son poète en retour des bienfaits dont il le comblait, c’était une correspondance familière, et çà et là quelques échanges de sonnets et de madrigaux. À ses heures tranquilles, ce Visconti cultivait les muses ; il cultivait aussi son jardin, honnête distraction à ses tortures morales, comme aux souffrances de son corps, dévoré par le poison d’Isabelle de Fiesque, sa troisième femme. Après avoir ruminé sa haine, promis vengeance à son cœur consumé d’amour et de jalousie féroce, il se délassait une journée à rimer quelque strophe qu’il mandait à Pétrarque, en lui disant : « Envoie-moi à ton tour des plantes de ton jardin, des greffes de tes orangers et des fruits de ton cerveau. » Flatté de se voir ainsi traité par le plus grand seigneur de l’Italie, Pétrarque humblement répondait : « Votre lettre dépasse mes espérances, et je rends grâce au destin d’avoir fait qu’un si généreux prince puisse oublier ainsi la distance qui le sépare de moi. Tandis que mon jardinier cueille vos fruits, ma muse est à l’œuvre, et vous recevrez en même temps ces vers, fruits d’un travail que le bonheur de vous servir me rend agréable et facile. »
Les invitations pleuvaient sur lui[9], les visiteurs le pourchassaient, et, tout en maugréant beaucoup contre les tribulations de la célébrité, il s’arrangeait de manière à se les attirer. C’est ainsi que dans ses tournées apostoliques et autres il ne manquait jamais de s’arrêter à Vérone pour fraterniser avec de jeunes et fervens disciples, parmi lesquels figurait Pietro Alighieri, le fils de Dante.
Des amis, où n’en avait-il pas ? Sa gloire passionnait la jeunesse. Quelle mélancolique histoire, celle de ce Florentin, son élève, qui le chérissait au point de ne vouloir plus le quitter ! D’une race illustre, aimable, affectueux et charmant, tout génie et tout flamme pour la poésie, Franceschini de gli Albizzi, venu à Avignon en 1345, s’était fait présenter à Pétrarque. L’art des vers les réunit : pendant deux ans, l’élève profita délicieusement des leçons du maître, qui de son côté ouvrit son âme aux grâces attendries de cette attrayante nature ; ils vivaient comme ne devant jamais se séparer, lorsque, sur l’ordre de ses parens, le jeune Florentin eut à continuer son voyage d’éducation. Quiconque avait des goûts intellectuels ne pouvait déjà dès cette époque ne pas avoir visité Paris. À cette impérieuse mode, les Brunetto Latini, les Dante, les Boccace, avaient obéi, et Pétrarque n’était point homme à détourner son cher disciple d’un pèlerinage dont lui-même s’honorait d’être revenu fortifié. Franceschini céda ; mais en partant il promit à Pétrarque d’être bientôt de retour, et, dans le cas où celui-ci quitterait Avignon, d’aller le rejoindre partout ailleurs. Il tint parole ; à son retour dans Avignon, le trouvant absent, il file aussitôt sur Parme. Pétrarque, informé à l’instant, n’en vivait pas d’impatience. « Je l’attends tous les jours, il m’écrit de Marseille, où il vient d’arriver en bonne santé. » Plein de confiance et tout à son émotion, il compte les heures, les minutes, à la moindre alerte quitte ses livres et sa plume prêt à s’élancer à sa rencontre. Hélas ! les deux amis ne devaient plus se revoir. Parti radieux d’Avignon, bien portant encore à Marseille, le jeune Albizzi meurt à Savone en quelques heures victime du fléau régnant, car nous sommes en 1347, et la peste empoisonne l’Europe.
Des marchands génois et catalans, revenant de Syrie, l’ont débarquée en Sicile dans leurs ballots, et depuis elle marche, voyage, sûre, fatale, d’autant plus inévitable qu’elle est sans itinéraire. Le choléra suit le cours des fleuves, s’oriente, la peste est une aveugle qui dit simplement à l’humanité : Conduis-moi, et l’humanité, qui s’agite, la mène. Hommes, femmes, enfans, lui font la chaîne, et se passent ainsi la mort de main en main, comme ces coureurs de Lucrèce qui se passaient les flambeaux de la vie. La peste d’Avignon, comme la peste de Florence, eut de ces épouvantemens qui ne sortent plus de la mémoire d’un peuple. On ne rencontrait par les rues que moines et pénitens. Bientôt les fossoyeurs manquèrent et les sonneurs aussi ; les cadavres encombraient les places publiques, ou chez eux, dans leur lit, attendaient la porte ouverte et la maison vide. Parmi les survivans, quelques-uns s’enfermaient, se calfeutraient ; mais quand le plus grand nombre s’aperçut que prières ni jeûnes, ni castigations, n’agissaient, que le fléau ne faisait au contraire qu’étendre ses ravages, alors on changea de thème : mourir pour mourir, autant se tenir en liesse, et les broches recommencèrent à tourner. On se remit à vivre éperdument. Il y eut galas et bombance dans les châteaux de la Sorgue et du Rhône, il y eut même des cours d’amour. Clément VI institua des maisons d’asile pour les pauvres, paya les médecins, pourvut aux sépultures, fit de son mieux pour l’assainissement, après quoi, très prudemment, il s’embastilla dans son palais, ne laissant âme qui vive aborder son retrait où de grands feux flambaient jour et nuit pour chasser le mauvais air : papa inclusus camerœ, habenti ignes magnos, nulli dabat accessum.
Laure n’était point de celles que le péril effraie et démonte. Elle avait la résistance du reseau, comme elle en avait la flexibilité charmante. Fiez-vous à ces organisations pensives, délicates, sobres de propos et de gestes, leur silence est recueillement, leur gracilité cache la force ; elles ont en dessous des réserves qui vous étonneront à certaines heures. Laure avait continué d’habiter Avignon ; elle y voyait ses amis, fréquentait les églises et portait secours aux malades. On la rencontrait dès le matin par la ville ; derrière elle marchaient des gens chargés de provisions qu’elle faisait déposer sur le seuil des maisons pestiférées. Elle passait comme une bénédiction, comme un parfum, semant partout l’odeur des aromates dont elle se munissait comme d’un préservatif. Chacun la connaissait, la vénérait. Un jour, au sortir de la messe, elle s’approchait du bénitier, une pauvre femme qui se trouvait là lui tendit son doigt qu’elle venait de mouiller dans l’eau sainte, et Laure qui s’était dégantée pieusement toucha ce doigt. En temps de peste, une imprudence peut coûter cher ; Laure paya celle-ci de sa vie. Rentrée au logis, elle eut la fièvre, vomit le sang ; ainsi débutait l’affreux mal. La dame de Noves comprit qu’il ne lui restait pas trois jours à vivre ; elle se mit au lit, accomplit toutes ses dévotions, dicta son testament, et, quitte envers ce monde, envisagea doucement le ciel, dont elle connaissait déjà les voies. Chose remarquable et qui nous enseigne bien à quel point cette nature altière et peu démonstrative respirait au fond la sympathie, son alcôve ne fut pas désertée ; en un moment où le vide se faisait autour des mourans, l’empressement éclata de partout, chacune de ses amies accourut sans tenir compte du danger. Elle les voyait groupées à son chevet, assises en cercle dans la chambre, et, non contente de les édifier par sa résignation, cherchait à les distraire par son enjouement. On dissertait, on récitait des vers, c’était comme un Décaméron suprême que la noble personne présidait. — Elle expira en causant, le sourire sur les lèvres, vous eussiez dit, non point une flamme sur laquelle on souffle et qui s’éteint brusquement, mais une lumière qui, faute d’aliment, peu à peu s’affaiblit et brille jusqu’à la dernière goutte d’huile. La mort fut belle à son visage, qui pâlissant ne blêmit point et conserva longtemps ce mystérieux rayonnement que l’esprit laisse à l’enveloppe terrestre dont il s’éloigne avec regret.
Le soir même du jour où s’était exhalée cette âme sainte (6 avril
1347), le corps de l’illustre dame fut transporté à l’église des Franciscains et déposé dans la chapelle de la Croix construite par Hugues
de Sade. Là se chantèrent les derniers psaumes, puis les voix et
l’orgue se turent, et la pierre se ferma sur le corps jusqu’au jour
où, deux cents ans après (1533), le roi galant et chevalier se fit ouvrir cette tombe. Quelle curiosité amenait François Ier à cette place ?
Pensait-il trouver là le secret de cette liaison dont l’énigme nous
occupe encore ? Hélas ! de ces choses de la vie la mort ne garde point
de trace ; le peu qu’on lui en livre, la tombe l’a bientôt réduit en
corruption. Un sonnet parmi des ossemens ! c’est tout ce que l’amant
de la belle Diane ressaisit de la divine Laure. Aujourd’hui les ossemens sont dispersés, le vent de la révolution a soufflé dessus, il ne
reste plus que le sonnet. Le chroniqueur latin d’Élisabeth de Hongrie raconte qu’à sa mort, au moment où l’âme de la sainte s’envolait du sépulcre, tous les oiseaux des bois prochains vinrent lui
chanter un Requiem triomphal. On se représente ainsi l’immortalité de la dame de Noves, l’infini concert que chante à sa gloire cette
forêt pleine de sonnets et d’enchantements !
Revenons à Pétrarque. La mort du jeune Albizzi l’avait terrassé. Ce noble enfant, ce génie, tant d’heureux dons, de valeur acquise et de promesses, tout cela moissonné d’un seul coup ! Il n’y voulait croire ; bientôt son imagination s’assombrit, au sentiment du malheur accompli se mêla le pressentiment du malheur qui pouvait arriver.
Et Laure, pensa-t-il, quel sort l’attend ?
Une nuit, il eut une apparition. Il s’était couché fort tard et plus agité que de coutume. À peine endormi, Laure se montra devant lui. Sans dire un mot, elle écarta son voile, et Pétrarque, à sa pâleur, vit qu’elle était morte. Or cela se passait le 6 avril 1348, à six heures du matin, c’est-à-dire à l’instant même où Laure de Noves, dame de Sade, expirait à 300 lieues de là, dans son hôtel de la cité papale d’Avignon. Autre coïncidence singulière, Laure mourait le même jour qu’elle était née à l’amour de Pétrarque, puisque c’était encore un 6 avril que leur rencontre avait eu lieu à Sainte-Claire.
La nuit suivante, le phénomène se reproduisit, mais cette fois l’ombre chère parla. Il faut lire dans les dialogues latins la chronique de ces visitations surnaturelles, et des impressions morales que Pétrarque en ressentit. La personnalité de Laure gagne beaucoup à cette sorte de révélation d’outre-tombe, et Pétrarque, en revanche, y perd énormément, du moins quant à ce qui regarde le caractère contemplatif de sa passion. Ce platonisme proverbial qui trouve encore parmi nous de naïfs apôtres avait toujours caché la convoitise, « Songe à combien de fois tu te vis déçu, dédaigné, négligé, songe à son ingratitude, à ses hauteurs. » Nous savons aujourd’hui ce que ces rigueurs de Laure voulaient dire. Laure n’avait rien d’une Arsinoë, sa prétendue pruderie n’était que la défease d’une honnête femme contre les assauts d’un brillant libertin très prompt à l’entreprise. Il est peu de femmes qui n’aient aimé ; chacune pourtant a sa manière de comprendre l’amour, et cette originalité fait le charme de la personne. Les réticences d’un cœur n’excluent point sa tendresse. Sait-on ce que ces airs de vertu maussade et revêche coûtaient à Laure vis-à-vis de l’homme qu’elle aimait, d’un homme qu’on voulait bien renvoyer mécontent, mais qu’on ne voulait pas décourager ? Ces aveux posthumes nous la montrent sous un jour tout favorable, car ils sont vrais ; c’est l’âme de Pétrarque qui se confesse à nous, et les excuses de l’altière dame sont ces reproches mêmes qui tourmentent la conscience de son amant. Non, ces rigueurs, ces ingratitudes, ces dédains, n’étaient pas dans sa nature : sa dignité, la décence les lui imposaient ; méprise-t-on celui qui vous adore, et viendrait-on après la mort visiter celui qu’on n’aurait pas aimé ?
Pétrarque, en s’éveillant de son rêve, n’avait eu qu’un cri : Laure n’est plus ! Il s’enferma, se cloîtra, vécut de prière et d’abstinence, écartant, chassant toute illusion. Ces nouvelles, ces lettres si impatiemment attendues naguère, qu’est-ce que tout cela lui importait ? pouvait-il douter encore quand chaque nuit la divine transfigurée venait l’entretenir, le corroborer dans sa certitude ? Aussi le fatal message, arrivant un mois plus tard, fut ouvert sans hésitation ; il en connaissait d’avance le contenu, et cependant dès les premières lignes ses pleurs coulèrent avec abondance. Il lut, relut le parchemin, puis, s’étant remis de son trouble, il prit son Virgile et, sur le premier feuillet, nota ces paroles qui sont peut-être ce que sa plume a jamais tracé de plus ému : « Laure, modèle de vertus et longtemps célébrée dans mes chants, m’apparut aux premiers jours de la jeunesse en l’église de Sainte-Claire d’Avignon, le 6 avril 1329, au matin, vers la première heure. Et dans la même ville, en 1348, encore un 6 avril, à la même heure matinale, cette lumière fut ravie de ce monde tandis que par hasard j’étais à Vérone, ignorant du coup qui me frappait : heu ! fati mei nescius ! Je me trouvais à Parme quand, le 19 mai au matin, une lettre de mon ami Luigi m’apporta la funeste nouvelle. Le jour même de sa mort, vers le soir, ce corps si chaste et si beau fut déposé dans l’église des Franciscains. De son âme, je pense ce que dit Sénèque de Scipion : elle était venue du ciel, elle y est remontée. C’est pourquoi, dans l’amertume presque douce de ma douleur, j’ai voulu consigner ce cruel souvenir sur cette page placée à chaque instant devant mes yeux ; ainsi vivrai-je avec cette pensée que rien ne saurait plus exister en ce monde qui me doive plaire, et que, de tels liens s’étant rompus, il s’agit de fuir loin de Babylone. Puissent la constante vue de ces paroles, et l’âge qui s’avance à grands pas, m’exhorter à l’absolu détachement, et Dieu me fasse la grâce d’envisager désormais d’un sens ferme et viril les frivoles soucis du passé, les espérances vaines et les événemens inattendus. »
Arrêtons-nous, restons sur ce bon mouvement : la poésie va le reprendre, mais cette fois avec l’accent de vérité. À cette âme trop accoutumée aux évaporations mélodieuses, le malheur apporte son recueillement, son lest humain : elle souffre, tant mieux, l’élégie en sera plus sincère. Dans ses Triomphes, imitation du Paradis dantesque, le lyrisme tue le pathétique ; les célestes roses recommencent à nous éblouir ; Laure, transfigurée en Béatrix, escalade les cimes du purgatoire flamboyant et ne se montre plus qu’à l’état de conception mystique. De cette forme terrestre qu’il a chérie, ses yeux ne perçoivent plus que le voile, montant toujours, flottant de nue en nue et finissant par disparaître dans une gloire fulgurante ; mais ce n’est là qu’une apothéose. La vraie douleur, l’émotion, ne les cherchons pas en dehors des sonnets : In morte di madonna Laura, lesquels sont à mon sens le plus beau fleuron de la couronne du poète, une larme parmi tant de joyaux ! Le Stabat de Pergolèse en certain de ses couplets, le Quando corpus moniteur par exemple, a de ces soupirs d’harmonie et de pénétration ineffables : « Ô mon âme, que ne peux-tu t’envoler vers le ciel sur les ailes de cette voix divine ! Mais le charme est si doux que l’âme ne s’envole pas et ne bouge, prolongeant ainsi son extase ! »
Pétrarque revint à Vaucluse, il revit ces rochers, ces fontaines, témoins des jours. heureux, il s’égara de nouveau parmi ces solitudes, où tous les deux avaient aimé et qu’il parcourait désormais plaintif et sombre :
Sur le sable où nul pas des hommes n’est empreint,
Morne, et de ma douleur la tête toute emplie,
Je vais me promenant avec mélancolie ;
Le rocher soucieux, le ruisseau qui se plaint.
Sont mes confidens, rien du dehors ne m’atteint.
Aucun témoin fâcheux n’est là qui me devine ;
Je marche, et la tristesse à mon côté chemine !
Le clapotement de la source, un rossignol qui chante au crépuscule, chaque bruit évoque une image d’autrefois ; il n’est grotte ou
jardin qu’elle n’ait consacré par son passage, sa présence anime,
éclaire, embellit tout. Tantôt il la revoit sous les traits d’une naïade
de la Sorgue, tantôt sous l’apparence d’une noble dame se promenant dans les sentiers en fleurs, belle, calme, souriante, son beau
regard baigné de compassion. Alors parlent ses lèvres à jamais descellées, la mort trahit les secrets de la vie. Elle lui dit combien il
fut aimé, il apprend enfin le secret de ces longs silences, causes de
récriminations si cruelles : « Je me taisais par égard pour mon honneur et ton propre salut, car tu ne savais pas quels dangers te menaçaient ! » Il s’adresse aux arbres qui l’ont protégée de leurs ombres, aux buissons dont sa main a cueilli les fleurs, cause d’elle
avec l’étoile, avec l’oiseau, jette son nom aux bouillonnemens de
la cascade : Beau lac, t’en souviens-tu ? Éternelle complainte de
nos douleurs et de nos mélancolies, qui pour ne pas périr dans la
mémoire des hommes ont besoin de se rattacher à la nature. Lisez
les vers de Lamartine et vous aurez la note de cette poésie, intimement psychologique et pittoresque : In morte di madonna Laura.
Elvire ni Laure ne sauraient périr, leurs poètes les ont dotées de
cette immortalité que l’antique mythologie donne à ses dryades, à
ses nymphes, et tant que l’idéal conservera quelque privilège en ce
triste monde, le lac du Bourget comme la fontaine de Vaucluse resteront célèbres, et cela, non pour s’être souvenus^ mais simplement
pour avoir jeté l’écume de leurs ondes sur « des pieds adorés ! »
- ↑ Louis de Rochau, Voyage en Espagne et dans le midi de la France, 1849.
- ↑ À ceux qui désireraient plus complètement se renseigner sur le sujet, je recommande de visiter la collection du musée de Trieste, où ne figurent pas moins de dix-sept portraits de Laure, — parmi lesquels cinq originaux authentiques, — et tous d’accord pour célébrer les grâces du modèle.
- ↑ Sonnet 161.
- ↑ Le Lelius et le Socrate des Epistolœ familiares.
- ↑ Epistolœ familiares.
- ↑ Lettre au père Dionigi (Familiares).
- ↑ Famil., lib. IV, ép. 1.
- ↑ Le propre manteau de cet excellent roi Robert, qui, au moment où Pétrarque allait quitter Naples, se l’était détaché des épaules, en recommandant bien à son poète de s’en couvrir pour la cérémonie du triomphe.
- ↑ « Principes Italiæ viribus et precibus me retinere tentarunt, et abeuntem dolueunt et absentem avidissime præstolantur. » Fam., I, 14.