Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. v-xix).


PRÉFACE


Quand Beyle publia, en 1839, la Chartreuse de Parme, il annonça, comme étant sous presse, un roman en deux volumes intitulé : Amiel[1]

Il travailla à cette œuvre, dans sa solitude de Civita-Vecchia, depuis le mois d’octobre 1839 ; la mort vint l’interrompre au moment où il allait mettre la dernière main à cette histoire d’une jeune fille, proche parente de Marianne et petite cousine de Julien Sorel.

C’est ce roman, resté ignoré pendant près de cinquante ans, que nous éditons aujourd’hui d’après le manuscrit autographe de la bibliothèque de Grenoble.

Comment se fait-il que cette étude ait été, pour ainsi dire, mise au rebut par M. Colomb, l’exécuteur testamentaire de Beyle ? Lamiel n’aurait pas, cependant, déparé la collection des Nouvelles inédites.

M. Colomb a-t-il pensé qu’une œuvre inachevée devait être à tout prix condamnée à l’oubli et ne pouvait être présentée au public ? Ce serait une bien méchante excuse. Nous aimons mieux nous dire que l’auteur de la Notice sur la vie et les ouvrages de Henri Beyle n’a pas lu attentivement les cahiers de Lamiel. Quoi qu’il en soit, avant même d’avoir découvert le plan-conclusion, à la simple lecture des débuts de l’héroïne à Carville, nous avons été séduit, et l’idée de publier ce roman « inachevé » s’est présentée à notre esprit.

Le cas psychologique, renouvelé de Marivaux, que Beyle étudie ici, n’est-il pas à lui seul tout le livre ? N’est-ce pas assez de connaître les influences qui font de Lamiel une fille pervertie, de la voir au château de Carville, choyée et gâtée par la duchesse de Miossens, d’entendre ses conversations avec le machiavélique Sansfin et avec le séduisant abbé Clément, pour comprendre cette curiosité de l’amour qui sera la passion dominante de cette fausse paysanne ? L’unité de ce caractère, dont toutes les manifestations tendent vers un même but, n’est-elle pas un élément suffisant d’intérêt ?

Et même, si certains lecteurs réclament un attrait de plus, ils ne seront pas déçus en lisant Lamiel ; s’ils entrevoient un peu trop confusément, d’une façon trop sommaire, la dernière période de sa vie, cette existence bizarre au milieu des émules de Mandrin et de Lacenaire, ils ne seront pas frustrés des incidents et des surprises qui leur sont chers.

Beyle, en effet, voulait, dans ce roman, se renouveler et sacrifier aux exigences de son public ; il désirait profiter des critiques qu’on lui avait adressées, ne se doutant pas que la Chartreuse et le Rouge et le Noir, quand la période d’initiation serait passée, devaient être enfin compris, tout comme les Troyens ou la Damnation de Faust de son compatriote Hector Berlioz.

Mais Beyle mettait une restriction à ce sacrifice. Il tenait à rester lui-même et, fort heureusement, à ne rien abandonner de ses principes littéraires. Les notes jetées éparses dans les cahiers de Lamiel nous renseignent à cet égard et nous permettent de deviner tout ce qui se passait dans l’esprit de l’auteur.

Au moment de quitter Civita-Vecchia pour retourner en France une dernière fois, il écrit : « Ne pas m’occuper actuellement d’abréger ce qui est fait avant le 25 mai 1840 ; je l’abrégerai à Paris en publiant. Suivre les règles de la mode d’alors, toutefois en l’adaptant à mes idées. Le grand objet actuel est le Rire. » Cette fois, il s’agissait non seulement d’intéresser les happy few, il fallait amuser les autres et gagner le grand public. Dès le 6 octobre 1839, — le roman était à peine commencé alors, — Beyle, d’une large écriture, très lisible cette fois, remplit toute une page de son manuscrit en traçant ces quelques lignes, qui nous révèlent la transformation tentée par lui :


« Autre plan que la Chart. :

« 1o Sujet plus intelligible ;

« 2o Esprit dans le style ;

« 3o Je fais connaître d’avance les personnages. Ce roman n’aura pas la forme des Mémoires, dont se plaignait Mme  la duchesse de Vicence. »


Il décide même d’aller plus loin encore :

« Avis au jeune homme :

« Trop de profondeur dans la description d’un caractère empêche le Rire. Donc la plus grande partie de ce que j’ai écrit sur le docteur Sansfin restera dans les substructions de l’édifice. 19 février 1840. Oui, 19 février. »

Et c’est pourquoi le docteur bossu qui, un instant, devait être le véritable héros du livre[2], devient le bouffon du roman, un bouffon un peu macabre, il est vrai.

Plusieurs autres notes montrent encore cette préoccupation nouvelle et viennent compléter ce dossier curieux qui nous fait voir Beyle, comme dans son Journal, tout à la fois acteur et analyste, critique et romancier, capable de se dédoubler à volonté. En face de la première page du manuscrit, le 1er  octobre 1839, vraisemblablement avant même d’avoir écrit une ligne de son roman, il inscrit ces deux préceptes :


« Si le récit est trop chargé de philosophie, c’est la philosophie qui fait l’effet de la nouveauté à l’esprit, et non le récit. »

« Sur chaque incident, se demander : faut-il raconter ceci philosophiquement ou le raconter narrativement, selon la doctrine de l’Arioste ? »


Et, en ces quelques lignes, nous avons toute une théorie du roman, théorie dont l’application résume le talent de Beyle. C’est la philosophie qui préoccupe l’auteur de la Chartreuse et de Rouge et Noir ; par là, il est nouveau, — et c’est la combinaison intelligente de la philosophie et de la narration narrative qui apparaît dans Lamiel.

Puis, dans ces notes, nous trouvons encore des jugements qui, plus tard, devaient être formulés par les critiques les plus autorisés :

« Le penchant naturel de l’imagination de Dominique[3] est de voir, d’inventer des détails caractéristiques. 19 février 1840. »

Qu’on se rappelle, entre autres pages, l’exécution de Julien Sorel, racontée ou plutôt indiquée en quelques notes brèves, sobres, énergiques, et qu’on lise dans Lamiel la scène de la veillée au château de Carville, et tous ces « détails caractéristiques » si ingénieusement réunis pour nous faire connaître les travers et les bizarreries du docteur bossu, on verra que l’auteur se jugeait fort bien.

On doit pardonner à Beyle s’il se regarde avec complaisance dans son miroir et s’il dit la vérité même quand elle est agréable à entendre ; c’était, chez lui, moins une habitude de vanité qu’une puissance d’observation qui s’exerçait naturellement, avant tout, sur lui-même. Il nous dit, le 8 mars 1841 : « Mon talent, s’il y a talent, est celui d’improvisateur. J’oublie tout ce que j’écris, je pourrais faire quatre romans sur le même sujet et j’oublierais tout également. »

N’y a-t-il pas ici autre chose qu’un compliment ? Cet aveu ne renferme-t-il pas une critique ? Beyle, pourtant, n’hésite pas à nous le faire avec autant de candeur vraie que lorsqu’il constate une de ses supériorités. Il s’observe lui-même très sincèrement, avec le même abandon, la même impartialité que quand il observe les autres. Ce talent d’improvisateur, il le regrette, il sent bien que cette facilité de travail et ce manque de mémoire sont incompatibles, il devine que des fragments improvisés, puis oubliés, ne peuvent se réunir aisément pour former une œuvre de longue haleine, pour composer un roman ; et c’est de là que vient ce travail pénible et improbe, que donnaient à Beyle ses ouvrages ; nous savons enfin quelle est la cause de ces perpétuels recommencements, dont les appendices que nous publions à la fin de ce volume nous offrent un exemple tout à fait significatif.

Aussi bien croyons-nous qu’un des principaux intérêts de cette publication sera de nous faire pénétrer dans les coulisses où Beyle, romancier, se préparait à affronter le public et essayait ses gestes et ses attitudes avant d’entrer en scène. Cette genèse du roman est tout à fait caractéristique ; on n’a pas souvent l’occasion d’assister à ce travail d’incubation et de voir de près ces remaniements multiples que subissent les œuvres littéraires ; nous avons là les cartons du tableau et jusqu’aux moindres croquis nécessaires pour mener à bien une étude aussi délicate et aussi minutieuse que celle du cœur d’une jeune fille comme Lamiel.

Ces documents viendront s’ajouter aux notes intimes du Journal de Stendhal et compléteront les renseignements dont nous avions besoin pour mieux connaître les dessous de l’écrivain. Et, grâce aux cahiers de jeunesse qui nous montrent le progrès et la marche de cet « esprit supérieur[4] », on pourra voir combien de son moi Beyle faisait passer dans ses œuvres de fiction. On le retrouvera dans le docteur Sansfin, cet ambitieux insatiable qui cherche à faire oublier sa bosse comme Beyle cherchait à masquer sa laideur ; et dans le comte d’Aubigné-Nerwinde, qui imite les belles manières des jeunes premiers du Théâtre-Français et joue si habilement la comédie de l’amour ; dans ce faux gentilhomme, qui rappelle à s’y méprendre l’amant de la séduisante et astucieuse Louason. On se rendra compte, de plus, que ce Journal, écrit de dix-huit à trente ans, devait être utile au futur romancier et graver non pas dans sa mémoire, mais dans son âme, toutes ces nuances de sentiments et de sensations qui font de lui, sinon un écrivain[5], tout au moins un penseur logique, précis, exact, habile à choisir le trait et à attaquer sa phrase en songeant à l’idée et non pas au mot.

Cette qualité si rare, on la trouve déjà dans le Journal ; mais le public est distrait, si peu lecteur, qu’il cherche avant tout, même dans une œuvre intime, le côté roman ; il s’est laissé séduire par cette charmante histoire d’un jeune homme épris de sa première actrice et si agréablement berné par elle. Ce livre tout d’analyse, rempli de documents nombreux et divers, dont l’ensemble forme le plus sincère et le moins apprêté des portraits psychologiques, a, toutefois, une portée qui n’a pas échappé à ceux pour lesquels la peine n’a pas été trop grande de chercher l’intérêt réel de ces notes éparses. D’aucuns, cependant, ont insisté, plus que de raison, sur le caractère de l’auteur.

Quand on veut connaître les hommes, doit-on s’attendre à faire des découvertes si édifiantes ? et peut-on demander à un jeune homme qui écrit un journal pour lui-même, — c’est là son excuse, — et qui nous raconte ses débuts dans la vie, où il entre avec un tempérament fougueux, violent, irrité par une éducation ridicule, d’être un modèle de toutes les vertus ?

Les portraits de nos musées sont-ils donc tous si beaux à voir ? Et cependant l’homme à la verrue de Domenico Ghirlandajo ne trouve-t-il pas des admirateurs aussi intelligents que la Mona Lisa de Léonard de Vinci ? Si l’on apprécie le dessin exquis et l’expression divine de la Joconde, on ne doit pas pour cela être insensible à la vigueur de coloris et à la laideur si vivante du portrait du magistrat florentin.

Pourquoi ne devrions-nous trouver dans la galerie littéraire de nos écrivains que des personnages dits « sympathiques » ? Ne pouvons-nous pas, tout comme au Louvre, faire plusieurs parts, et accueillir tous les lettrés dont les œuvres s’imposent à l’attention et à l’étude ? Il suffit d’avoir quelques idées un peu larges, on arrive alors à comprendre quel peut être le profit de cette grande et magnifique hospitalité que l’on doit à tous ceux qui nous révèlent un coin ignoré de l’art ou un problème psychologique nouveau.

Dans Beyle, on s’est refusé à voir le jeune homme énergique voulant, par le travail, arriver à dégager ce que son esprit et son intelligence renfermaient de force ; on a surtout raillé ses faiblesses, ses travers, sa vanité, sans vouloir entendre que dans cette campagne qu’il livrait et dont toutes les péripéties se déroulent devant nos yeux, il devait essuyer quelques défaites. On s’est même étonné, un peu naïvement, que la Chartreuse de Parme et le Rouge et le Noir aient pu être écrits, plus tard, par ce jeune homme.

On n’a pas assez compris que l’on assistait à une initiation longue, laborieuse, dont le résultat devait être l’œuvre de la fin d’une vie dans laquelle, à tout instant, il y avait eu une envahissante — et peut-être desséchante — préoccupation littéraire. Beyle a constamment songé à donner une expression à toutes ses pensées : c’est là son plus grand tort.

« Un roman est comme un archet, la caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur », nous dit Beyle dans un manuscrit non encore publié. Cela est vrai, surtout pour ses livres à lui ; ils réclament toujours cette collaboration tacite que certains trouvent pénible ; mais Lamiel, grâce à son histoire et à ses aventures, aura sans nul doute peu de peine à éveiller « l’âme du lecteur ».

Casimir Stryienski.


Bellerive, 10 septembre 1888.



  1. Beyle changea plusieurs fois le titre de son roman ; tout d’abord ce devait être : Un Village de Normandie (voir Appendice IX), puis Amiel, L’Amiel, et enfin il s’arrêta à Lamiel. Un instant il avait songé à un titre plus général : Les Français du roi Philippe, que, suivant sa naïve manie, il libelle ainsi : « Les Français du king Φιλιππε »
  2. Voir Appendice I.
  3. Un des pseudonymes de Beyle.
  4. Taine.
  5. On verra que nous avons respecté le texte de Lamiel, bien que souvent la phrase soit par trop improvisée.