Lamennais et sa Philosophie

LAMENNAIS
ET
SA PHILOSOPHIE

I.
QUELLE EN FUT L'ORIGINE, QUEL EN FUT LE SENS.

I. Œuvres posthumes de F. Lamennais, publiées selon le vœu de l’auteur, par M. E.-D. Forgues ; 2 vol., 1859. — II. Essai biographique sur F. Lamennais, par M. A. Blaize ; 1 vol., 1858.

I

Lorsqu’à trente ans de distance on parcourt les écrits qui ont fait la renommée de Lamennais, on ne se trouve point toujours dans le passé. Et d’abord, à n’en regarder que la partie politique, il est clair qu’elle renferme tous les élémens de la révolution profonde qui travaille aujourd’hui Rome. Chose singulière, dans les évolutions successives de sa seule pensée, Lamennais a tour à tour formulé et personnifié la signification des trois partis qui se disputent sous nos yeux l’état pontifical, ce sanctuaire déjà rétréci et encore menacé du monde catholique. Dans sa première période, il était le théoricien de ce qu’on pourra désormais appeler l’ancien régime romain. Un pouvoir spirituel absolu tenant sous sa main les princes absolus comme « ses ministres pour le bien, » dirigeant de haut la politique dans l’intérêt de la religion, réprimant l’hérésie par le concours de la loi civile, et constituant ainsi, par le dogme appuyé sur la force, l’unité des esprits dans les états chrétiens, tel était l’idéal du moyen âge, que l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence se proposait alors de perfectionner pour l’avenir, et c’est bien là l’esprit du régime qui succombe en ce moment. — Dans sa seconde période, désabusé des rois et de l’efficacité de la force, Lamennais chercha le renouvellement de la foi dans une alliance entre la papauté et les libertés modernes, espérant tirer de la discussion et de la puissance intrinsèque de la vérité ce que les moyens extérieurs ne suffisaient plus à produire : c’est bien là aussi, pour les croyans qui reconnaissent des nécessités nouvelles, l’esprit des réformes modérées et des libertés conservatrices qu’ils demandent à introduire dans le gouvernement papal. — Enfin, dans sa troisième période, lorsque, pour avoir voulu imposer ses vues avant le temps, pour avoir manqué de la mesure qui règle l’effort et de la patience désintéressée qui sait attendre, condamné, déçu, désorienté, livré à la susceptibilité hautaine de son caractère, il se trouva comme précipité hors de lui-même, on le vit se dresser contre cette même autorité qu’il avait imposée aux autres, déclarer à la papauté une guerre mortelle, et la proclamer incompatible avec les destinées futures du monde : en cela encore, il ne fut que l’organe anticipé du parti qui veut déraciner du sol européen le gouvernement sacerdotal. — Ainsi ces trois élémens que nous voyons lutter simultanément aujourd’hui dans la plus fondamentale et la plus intime des révolutions modernes, Lamennais les a contenus successivement en lui trente ans d’avance.

Mais il y a plus. La révolution romaine, sous les diverses réformes qui en sont l’enveloppe, couvre un principe qui les remplit toutes, les anime et en est l’inspiration commune : c’est le principe ou, si l’on veut, le fait du libre examen. Voilà ce qui donne à cette révolution son immense gravité : l’examen envahissant Rome, qui l’exclut de partout ! Si réduites que soient les concessions, elles doivent nécessairement aboutir à une application pratique de la discussion politique. Or à la politique confinent la philosophie et l’histoire : elles n’y confinent pas seulement, elles y entrent par tous les côtés, et ni la philosophie ni l’histoire ne peuvent être séparées de la religion, qui en est le centre. Accordons autant de délais qu’on en voudra ; obligeons l’examen et la critique religieuse à des précautions, à des détours, à de longs sous-entendus : toujours est-il que la liberté politique est grosse de toutes les libertés de la pensée, depuis surtout que la pensée s’est créé des communications sans nombre. Il suffirait d’ailleurs de la contagion des pays limitrophes : supprimée au dedans, la critique coulerait encore par toutes les frontières et filtrerait de toutes les sources. Or comprend-on ce que c’est que l’examen installé à Rome, ou seulement en Italie, et parlant italien, à Rome surtout, où l’état n’existe que par la foi et pour la foi, où les secousses éprouvées par l’une ébranlent l’autre, où, l’une détruite, l’autre s’écroule ? N’est-il pas évident que là, comme partout, ce que la prohibition et le silence ne peuvent plus donner, il faudra désormais le demander au renouvellement des études, à la discussion acceptée sur toutes choses, renoncer aux vieux argumens qui répondent à ce qu’on ne dit plus, mesurer la théologie contre toutes les sciences, suivre la critique dans toutes ses recherches nouvelles ? Voilà donc l’autorité elle-même forcée, sous peine de périr, de commander un vaste mouvement de controverse. En outre, toute discussion sérieuse produit des réactions réciproques, et modifie, souvent à leur insu, tous ceux qui y prennent part ; de là une crise de la foi. C’est ce qu’a compris, c’est ce que redoute l’ancien régime romain ; là aussi se trouve la cause d’une résistance si longue, très naturelle, et, quoi qu’on dise, très désintéressée, aux moindres réformes. L’autorité religieuse, comme toute autre autorité, est conservatrice de sa nature, et c’est son rôle de résister à l’inconnu. Or l’inconnu est ici étrange et redoutable. Faut-il s’étonner qu’ils s’en effraient, ceux qui croient que la forme historique du dogme est aussi immuable que le dogme même, qui confondent le dogme avec son symbole expressif ou avec son vêtement légendaire, qui ne comprennent point que la vitalité est mobile, et se défient du développement, de la transformation, comme si se développer et se transformer n’étaient pas l’acte même de la vie ? Cependant, quand les situations sont irrésistibles et résultent de causes séculaires, elles sont l’œuvre de la Providence, et au-dessus du pape et de l’église il y a Dieu.

Eh bien ! encore à ce point de vue plus lointain, Lamennais avait aperçu quelque chose de ce qui menaçait. Il avait jugé l’église plantée trop à l’étroit pour résister aux vents nouveaux qui s’élevaient de toutes parts. Il avait entrepris de lui faire pousser de plus longues racines dans les croyances universelles, et d’assimiler en quelque sorte le christianisme à la pensée la plus générale de l’humanité. Dans cette vue, il imagina une nouvelle philosophie : philosophie mal préparée, point assez approfondie d’avance, laborieusement enfantée par morceaux peu adhérens, mais enfin qui témoignait du pressentiment d’une grande nécessité, et tentait hardiment une vaste substruction pour remplir le vide creusé sous le vieil édifice. Par la résolution et la constance avec lesquelles il combattit pour élever la science religieuse au niveau des autres sciences, il mettait au rebut l’ancienne controverse, « renversait de fond en comble, selon l’expression du père Lacordaire, l’antique organisation de la vérité, » et posait les premières assises d’un corps de doctrines qui, selon lui, devait bientôt, comme au moyen âge, enfermer toutes les connaissances humaines dans la religion comme tous les peuples dans l’église. Il agitait ainsi les esprits d’une féconde inquiétude, et l’on put croire un moment qu’il avait jeté un pont entre deux grandes périodes de l’esprit humain. Ce n’est pas tout : cette révolution philosophique, il voulait la faire réaliser par l’autorité même ; voyant le salut de l’église dans son système, il espérait que le pape en imposerait l’enseignement, comme nous le verrons d’après sa correspondance. Voilà le lien qui unit sa politique et sa philosophie. Il voulait, comme Joseph de Maistre, que le pape fût tout-puissant, et seul infaillible, afin qu’il pût aviser selon la nécessité des temps : de là cet effort extraordinaire, et en apparence inopportun, pour ruiner les résistances gallicanes, et condenser l’église dans la papauté. Ainsi il y avait solidarité entre ces questions peu comprises dans le monde, et tout cela était plus sérieux qu’on ne se l’imagine communément.

Il fut donc du petit nombre de ceux qui, après la grande révolution française, comprirent d’une part qu’on n’en avait point fini avec la théologie, et d’autre part eurent l’intuition obscure, imparfaite, mais certaine, d’un nouvel état des âmes dans l’ordre religieux. Comme Saint-Martin, de Maistre, Bonald, ces hommes que la philosophie opposée n’avait pas compris, qu’elle avait même quelque peu persiflés, Lamennais avait pressenti un besoin d’élargissement de la pensée croyante ; mais c’est de Joseph de Maistre qu’il relève le plus directement sur les points principaux. Froissés par les événemens extérieurs de la révolution, Lamennais et de Maistre l’ont tous deux haïe, mais en même temps ils en ont reçu le contre-coup intellectuel à des profondeurs qu’ils ignoraient eux-mêmes. Tous deux ont entrevu une autre révolution cachée dans la première, couvant au fond des choses, et dont ils croyaient l’éclosion plus prochaine qu’elle n’était : erreur de perspective assez fréquente dans nos prévisions, mais qui ne les infirme nullement. Tous deux se sont donné la mission de sauver l’église : ils lui ont dit de resserrer l’autorité dans son sein, comme une armée se rallie et concentre le commandement devant un grand péril ; ils ont dit au pape, comme à un dictateur de la foi, de se tenir prêt pour un grand acte dans le ministère de la parole. Aussi travaillent-ils surtout l’un et l’autre à rétablir en théorie le principe le plus absolu d’unité et d’autorité dans l’organisation religieuse. Seulement de Maistre, dans son allure plus libre et plus laïque, cherche à l’autorité des fondemens rationnels, politiques, juridiques, dans la nature même des institutions, dans la nécessité d’une juridiction suprême et d’un dernier ressort. Lamennais, prêtre, invoque davantage les textes, la tradition, les argumens théologiques, et pourtant, en somme, ses plus grands développemens, sa plus forte démonstration, sont aussi puisés à l’autre source, à celle des considérations humaines et pratiques. Quant au dogme, tous deux lui cherchent une justification extérieure à l’église. Pour Joseph de Maistre, l’organisation, il ne craint pas de le dire, est plus importante à maintenir que le dogme même ; celui-ci est présenté comme l’expression de certaines lois du monde moral et de l’histoire, expression qui peut, qui doit devenir plus claire, et passer peut-être en partie, comme a fait le judaïsme sous l’interprétation de saint Paul, du sens littéral au sens figuré. Lamennais, prêtre, est plus réservé, conserve mieux le mystère, se tient plus uni à la révélation expresse, et pourtant, comme il trouve, d’après Bonald, le premier texte de cette révélation dans le don primitif du langage, comme il lui donne pour interprète légitime la raison générale, il arrive aussi bien que de Maistre à concevoir le christianisme comme un simple développement ou une exposition plus claire et plus complète des croyances du genre humain. Joseph de Maistre n’a nulle prétention à la méthode régulière qui permet d’apprécier les liaisons d’un système, et c’est ce qui le rend en certains sujets si difficile à saisir, à analyser, à dégager de ses mélanges ; en revanche, il a le jet, l’éclat, le mouvement, les mots vifs et pleins qui pénètrent et qui restent ; il aime à provoquer par le paradoxe, plus curieux d’étourdir que de persuader ; ses idées les plus hardies jaillissent çà et là détachées, et, comme un semeur, il les jette au passage sans regarder derrière lui. Lamennais, moins spontané, moins inventif, crée peu, s’ingénie à élaborer un ensemble d’idées qui n’ont déjà plus leur primeur, entre plus gravement dans son sujet, agence les raisons, s’étend, amplifie, quelquefois déclame, plus souvent subtilise l’abstraction et gravit un raide sentier de logique étroite et absolue. C’est pour cela, que, si Joseph de Maistre fut l’initiateur, Lamennais seul fit éclater le mouvement, le propagea et forma un véritable parti.

Joseph de Maistre en effet, même depuis la publication du Pape, n’avait point exercé une influence sensible ni obtenu une autorité sérieuse sur les esprits les plus graves et les plus clairvoyans du clergé. Il avait été, ainsi que Bonald, Chateaubriand et les autres apologistes laïques, qui parlaient au nouveau siècle une nouvelle langue religieuse, plutôt toléré qu’approuvé. Les théologiens en défiance, ne reconnaissant point dans les propositions de ces docteurs du dehors ce qu’ils avaient eux-mêmes appris dans l’école, les laissaient seulement passer comme des auxiliaires momentanément utiles, mais peu sûrs. C’est pourquoi, lorsqu’on entendit un prêtre é loquent et austère dogmatiser à peu près dans le même esprit et avec le même dédain des anciennes méthodes, la nouveauté parut plus périlleuse, et une attention plus jalouse suivit tous les pas de ce nouveau prophète qui s’élevait en Israël. Quant à lui, en mêlant sa nouvelle philosophie aux vives luttes politiques de la restauration, en échauffant à la fois les esprits méditatifs et les cœurs passionnés, en dégageant la controverse des routines de l’école et en évoquant contre les sceptiques et les hérétiques non plus l’argutie en forme, mais l’imposant témoignage de l’humanité unanime, il ouvrit un immense horizon aux regards du jeune clergé, qui se sentit respirer mieux dans cette plus large atmosphère.

Déjà sa parole pénétrait, en dépit de la plupart des professeurs, à travers les murs des séminaires. Voix prophétique sortant de la solitude, elle attaquait sans ménagement « la scolastique mesquine et dégénérée, incapable de donner aux élèves aucune idée de l’ensemble de la religion ni de ses rapports merveilleux avec tout ce qui intéresse l’homme, avec tout ce qui peut être l’objet de sa pensée. » Ce fut surtout lorsque Lamennais eut rompu avec le gouvernement et donné les premiers signes d’un passage aux doctrines libérales que les sympathies et les adhésions se multiplièrent. Bientôt une jeune école de lévites et de laïques se forma autour de lui. C’est à ce moment qu’on peut remarquer dans notre littérature catholique les premiers indices d’un changement remarquable, suscité, stimulé, inauguré par Lamennais. Ceux qui connaissent ce côté de l’histoire intellectuelle de notre époque savent qu’avant lui la discussion apologétique, soit dans les livres sortis du clergé, soit dans la chaire, tournait sans avancer dans un cercle d’idées rebattues, leur donnant à peine quelque nouveauté de forme, et tombant dans la plus fastidieuse rhétorique. Strictement enfermées dans l’étroite spécialité du sujet, la métaphysique et la critique religieuses étaient également épuisées, parce qu’elles ne s’alimentaient que dans les deux siècles précédens, épuisés eux-mêmes, et ne s’infusaient aucun sang nouveau pris aux sources contemporaines. Les Conférences de Frayssinous furent le dernier effort et le dernier éclat de cette école qui s’éteignait d’inanition : depuis Lamennais, ce fut tout autre chose. Lisez les livres qui sortent du clergé, ceux du moins qui se lisent, il en est de beaux et d’excellens ; écoutez les prédications qui attirent la foule, il en est de solides et de brillantes : comparez-les aux écrits et aux sermons de l’époque antérieure. Combien seraient surpris et sans doute scandalisés les hommes respectables qui rapprochaient si ingénieusement des textes épars de l’Écriture sainte et péroraient avec tant d’entraînement contre Voltaire et Rousseau, s’ils entendaient aujourd’hui dans les chaires des cathédrales la politique, l’histoire et l’économie sociale fournir de longs développemens à la doctrine évangélique, s’ils entendaient prêcher sur le progrès, s’ils remarquaient que, par la grande place qu’y occupent ces considérations rationnelles, la religion semble désormais puiser beaucoup moins dans la parole extérieure de la révélation écrite que dans cette parole interne qu’elle porte en elle-même, qui est son rapport à la totalité des choses, son harmonie avec tout ce que dit ailleurs l’intelligence humaine sur les mathématiques, sur la physiologie, sur la philosophie, sur les lois de l’histoire, de sorte qu’à force d’être d’accord avec la raison, elle devient la raison même ! Eh bien ! c’est là ce que Lamennais voulait substituer à la « scolastique mesquine et dégénérée ; » c’est là cette « idée de l’ensemble, ces rapports merveilleux avec tout ce qui intéresse l’homme et peut être l’objet de sa pensée, » qu’il recommandait comme base nouvelle de l’enseignement même théologique ; c’est son programme enfin, ou du moins c’en est l’idée fondamentale, qui a prévalu, sinon encore dans toutes les écoles ecclésiastiques, au moins en présence de l’auditoire libre, par une nécessité qu’il avait comprise, par un besoin et une exigence de l’esprit moderne qu’il avait signalés, et qui ne cesseront plus.

En outre voici entre Joseph de Maistre et Lamennais une dernière différence, et celle-ci est capitale : l’un a plus de caractère, l’autre a plus de passion. Tous deux sont hautains, absolus, parfois injurieux ; mais la superbe de l’auteur des Soirées est aristocratique : trempée par l’âge, par le rang, par les habitudes du magistrat, par les blessures reçues, elle affecte la dureté pour les hommes, se plaît aux images cruelles et ne laisse jamais échapper un accent d’intérêt ou de compassion pour les multitudes endolories ; celle de Lamennais sent plutôt l’école et la secte, et n’est même souvent dans ses premiers ouvrages qu’un grand air de style et une forme d’éloquence. Il sait d’ailleurs compatir ; ses colères se tournent de préférence contre les puissans, et même avant les Paroles d’un Croyant on pouvait sentir vibrer en lui une fibre démocratique. Or le caractère, dans Joseph de Maistre, domine l’esprit : risque-t-il mainte pensée qui, bien comprise, tendrait à ébranler l’orthodoxie, la sienne ne paraît jamais chanceler. Il croit en lui-même, en son inspiration ; mais sa raison hardie, toujours prête à s’échapper, rentre toujours par la volonté dans les limites de l’obéissance. Ce qu’il serait devenu s’il eût été plus jeune, plus livré aux affaires, placé sous des influences plus immédiates, on ne le peut dire ; mais quoique sa correspondance diplomatique révèle un mouvement inattendu dans ses pensées, quoiqu’il ait eu lui aussi ses heures de révolte contre le pape, néanmoins il ne paraît pas qu’un sentiment de rébellion véritable ait jamais sérieusement bouillonné dans son âme ; il reste sans broncher ce qu’il a été d’abord, un croyant occupé de l’avenir de sa croyance, un chrétien attendant une révélation nouvelle, un homme stable entre deux attractions contraires. Dans Lamennais, la passion, mobile de sa nature, suit l’esprit partout où il va, et l’esprit va selon le temps, La passion l’empêchera toute sa vie d’être un, et de comprendre le fond de ce que lui-même il pense. Que ses croyances fussent sincères, c’est de quoi il n’est pas permis de douter : on le sent à le lire, on le sent surtout dans ses lettres, dans ses opuscules ascétiques, dans ses réflexions sur tous les chapitres de l’Imitation de Jésus-Christ. Au fond pourtant, à qui croit-il ? à lui-même. Il prétend fonder la foi sur l’autorité seule, et c’est, à son insu, pour les autres qu’il parle ; il n’accepte l’autorité pour lui-même qu’à la condition qu’elle soit telle qu’il l’a conçue, et non autrement. C’est avec une parfaite vérité qu’il confessera cette réserve à la fin dans les Affaires de Rome. Pourquoi en effet a-t-il abjuré l’église catholique ? Parce que, dit-il, « après avoir conçu tout un ensemble de choses sous certaines conditions fondamentales que de bonne foi il croyait universellement admises, » il avait appris par sa condamnation qu’il s’était trompé, « que les bases sur lesquelles son esprit s’était appuyé n’étaient que de fausses imaginations, et qu’en un mot il avait vécu durant de longues années dans une erreur involontaire et complète sur des points d’une importance première. » On a donc ici le singulier spectacle d’un homme qui, pendant la première moitié de sa vie littéraire, s’est élevé presque à la hauteur d’un père de l’église, qui, par de longs travaux, a détruit le gallicanisme et répandu des vues nouvelles sur la doctrine, et qui tout d’un coup, se heurtant contre l’autorité dont il avait fait lui-même la base universelle, abandonne cette même doctrine et déclare ne l’avoir jamais comprise. Dès qu’elle n’est pas ce qu’il la croyait, il la renie. Il n’a tant marché que parce qu’il ne savait point où il allait. Sa foi, très sincère, n’a jamais été qu’une illusion ; en ruinant la raison de l’individu au profit de l’autorité, il ne croyait qu’en sa conception individuelle, et dès que l’aile du songe a cessé de la soutenir, tout s’évanouit ; il s’était trompé, lui si impérieux et si affirmatif, sur tout et sur lui-même dès le point de départ.

Combien cette situation d’esprit, moins rare qu’on ne pense, répandrait de lumières sur l’avenir, si on pouvait la sonder dans sa profondeur et dans son étendue ! Les disciples de Lamennais l’ont abandonné quand il n’a plus été que lui-même : ils ont préféré naturellement leur foi ancienne aux interprétations nouvelles et condamnées ; mais qu’est-ce qui les avait attirés à lui, si ce n’est le besoin du nouveau ? qu’est-ce qui les avait tant échauffés, si ce n’est la hardiesse même de l’entreprise ? Il y avait donc, comme on dit, quelque chose dans l’air ; il y avait une influence générale qui développait dans les esprits une fermentation secrète au sein même de la foi la plus résolue. Remarquons en outre que c’est exclusivement dans les âmes catholiques qu’une telle lutte s’est engagée avec toute son énergie. Le catholicisme prend nos facultés par tant de côtés, que le doute y devient plus douloureux qu’ailleurs. Les autres confessions chrétiennes, flottantes dans la latitude laissée aux pensées, et sans discipline dogmatique, échappent à ces fécondes révoltes en accordant tout. Il n’y a de grandes luttes qu’entre les grandes forces. Ce serait donc une curieuse analyse que celle de cette situation et de ses péripéties dans une âme capable de les sentir jusqu’au fond ; et si, parmi les hommes que le problème de la croyance a bouleversés, quelques-uns, pénétrant dans leurs plus intimes souvenirs, décrivaient avec une entière sincérité leurs premiers troubles, leurs efforts vers la vérité, et les motifs de leur détermination dernière, ceux-là écriraient les vrais mémoires du siècle, car là est le dernier fond de la révolution de notre époque. Jouffroy et quelques autres en ont tracé l’esquisse, mais la racine chez eux n’était point assez profonde, et dans leur milieu philosophique ils ne ressentaient pas suffisamment la tension et la multiplicité des liens religieux. Il eût fallu qu’un prêtre comme Lamennais, un lutteur théologique, longtemps submergé sous l’afflux journalier des affections pieuses, et néanmoins tourmenté du besoin de clarté intellectuelle, racontât cette histoire, qui se passe autant et plus encore dans le cœur que dans l’esprit : il n’en a rien fait. Ses lettres, publiées récemment par M. Forgues, jettent beaucoup de lumière sur le caractère de l’homme durant l’époque bruyante de sa vie ; sa biographie, écrite par son neveu, M. Blaize, contient quelques détails importans sur sa jeunesse : rien n’y éclaire assez ce moment décisif où l’intelligence, formée par la tradition, se replie sur celle-ci pour la première fois, et commence à l’examiner avec inquiétude ; moment redoutable, où la révolution élève dans l’âme croyante son premier murmure, comme un écho de celle qui bruit au dehors. Néanmoins, si le détail nous manque, le résultat essentiel ne nous échappera point pour cela ; tout en profitant de ces documens incomplets, nous chercherons l’homme tout entier dans le sens général de ses écrits, et nous l’y trouverons : là sera notre source la plus abondante et la plus sûre. Nous découvrirons le dualisme de pensée qui fut le principe de son trouble secret et la source de son inspiration cachée. Nous examinerons attentivement, dans son œuvre totale, le motif qui la fit entreprendre, l’enchaînement de ses parties et la signification du tout. Il est bien entendu que nous ne voulons parler ici que de l’œuvre catholique de Lamennais, ou qu’il croyait telle, la seule qui ait de l’importance dans l’histoire des idées religieuses ; la suite n’est, sous ce rapport, qu’une cessation de mouvement, ou, si l’on veut, une chute après laquelle il ne compte plus, et nous n’avons point à nous en occuper.


II

C’est surtout, disions-nous tout à l’heure, dans le catholicisme, si soigneux de pénétrer toutes les puissances de l’âme, que la croyance, une fois enracinée, résiste le mieux à la première vision du doute, au moins quand l’éducation religieuse a été complète et pratique. C’est un fait dont, il est vrai, peu de gens sont en mesure de juger aujourd’hui, mais qui n’en est pas moins réel. C’est là surtout que l’âme encore vierge de l’enfant, saisie dans sa nudité native, est comme enveloppée de symboles dont le sens lui arrive graduellement par l’imagination, par les sentimens, par les idées naissantes, à mesure que la raison éclôt. Elle s’ouvre sans peine à ces notions rendues sensibles par leur forme poétique, elle les élabore et les absorbe avec une énergie proportionnelle à ses facultés. Souvent aussi à cette influence première il s’en ajoute d’autres plus extérieures, moins élevées, plus diverses. En religion étant un fait social autant qu’une possession individuelle, ayant une histoire, des révolutions, des partis, et se mêlant à toute la vie publique aussi bien qu’à toute la vie privée, il peut arriver que la solidarité des événemens, la persécution, la lutte, les souffrances, les ressentimens, certains intérêts enfin, exaltent le sentiment de l’union religieuse, l’associent à celle de la famille, et en fassent comme un héritage du sang. Si de plus le jeune homme est abrité contre le libre examen, s’il aime sa quiétude et prend son parti des discussions intellectuelles, s’il s’attache à une position ou est entraîné par le courant des affaires privées, il est à croire qu’il vivra et mourra paisiblement dans la foi que sa naissance lui a faite.

Il s’en faut cependant, au temps où nous vivons, qu’il en soit ainsi pour tout le monde. Il y a des situations que rien n’abrite plus contre les bruits du siècle ; il y a des professions ou des aptitudes particulièrement exposées par le devoir même à l’assaut des discussions philosophiques, qui sont, après tout, la vie même de l’esprit humain. Parmi les âmes qui sont le plus fortement établies dans la croyance, quelques-unes restent par nature toujours ouvertes à ce qui peut survenir de lumière nouvelle, et ne croiraient point licite de se fermer à rien de ce qui se présente comme un accroissement des vérités au profit de l’intelligence. De plus, l’âge, père du doute, l’expérience des erreurs commises, la contradiction des hommes et des choses, finissent par user chez plusieurs les persuasions reçues passivement. Tous ceux-là courent donc la chance de subir quelque jour un déchirement dans la contexture de leurs idées. Attentifs aux découvertes réelles ou fausses, ils ne peuvent s’empêcher de comparer sans cesse ce qu’ils apprennent à ce qu’ils croyaient savoir. S’il en est parmi eux qui soient doués de passion et de génie, et qui aient une soif plus ardente de vérité et de certitude, ils ne se reposeront plus. Fatigués par l’incessante révision de leurs jugemens passés, inquiets du flambeau qui leur fut transmis pour traverser la nuit de ce monde, et dont le vent de la dispute fait à tout moment vaciller la flamme, ils cherchent partout un refuge contre la tempête d’objections qui les poursuit. Longtemps encore ils se tiennent sur le sol de leur foi première ; mais quelque jour il arrive que ce sol leur semble peu ferme, et, soit qu’en effet il se dérobe sous eux, soit qu’un vertige les ait pris, ils sentent qu’ils marchent sur le vide. Alors, ou bien le désespoir les prendra de toute solution sur les vérités dont dépend la vie morale et véritablement humaine, et ils se livreront aux instincts de la vie animale, ou bien ils se mettront à l’œuvre difficile de recomposer eux-mêmes sur un autre plan la synthèse de leurs pensées. Telle est l’histoire de bien des esprits de ce temps, qui, élevés dans la croyance littérale du christianisme, n’ont pu la conserver intacte, et qui, par des corrections plus ou moins raisonnées, plus ou moins téméraires, l’ont modifiée pour leur usage. Telle a été aussi l’histoire de Lamennais, si ce n’est que celui-ci, doué de facultés éminentes, ambitieux d’agir sur les autres, et ressentant surtout le besoin de l’unité des esprits et de la communion des prières, ne borna point son effort à lui-même, et tenta de rajeunir toute l’église par l’infusion d’un nouveau principe et d’une sève plus abondante.

Tout ce qui peut former une jeune âme à la piété agissante, passionnée, exclusive, il le trouva dès l’enfance dans une famille où les mœurs antiques, la noblesse des sentimens, la culture de l’esprit et une affectueuse reconnaissance envers l’ancienne constitution religieuse et monarchique de la France se fortifiaient de l’énergie particulière à la population, bretonne, dont ses ancêtres, dit-on, reproduisaient d’une manière remarquable le caractère absolu et opiniâtre. Son père, après s’être enrichi par le négoce, avait rendu au peuple pendant une disette de grands et généreux services, ce qui lui avait valu de la part du roi Louis XVI des lettres de noblesse assurément bien méritées ; en revanche la révolution et la guerre causèrent sa ruine. Outre ces premières impressions, déjà si puissantes sur une jeune âme, l’enfant, dès sa onzième année, reçut encore dans sa vive imagination les sombres tableaux de la tyrannie révolutionnaire, en assistant dans la maison paternelle aux messes nocturnes et clandestines d’un prêtre non assermenté. On peut juger de l’effet que ce souvenir des catacombes dut produire sur un caractère comme le sien, si prompt aux images funèbres, si rebelle devant les abus de la force. De bonne heure il perdit sa mère, mais une tante pieuse et d’un esprit distingué lui en tint lieu. Ensuite un oncle, homme instruit, traducteur d’Horace et du Livre de Job, ennemi des philosophes et de la révolution, dirigea ses premières études littéraires dans la solitude de La Chesnaie, au bord d’une forêt, au milieu de cette poésie abondante, mais triste de la Bretagne, qui ne paraît point l’avoir inspiré à cet âge, et qui ne s’épanouit en lui qu’au déclin même de la maturité, dans les meilleures pages, des Paroles d’un Croyant. Sous la direction de cet oncle, il cultiva avec zèle les lettres anciennes et la littérature sacrée. Il était tout naturel que dans une telle vie les questions religieuses s’emparassent bientôt de son esprit. S’il y eut dès lors quelques ébranlemens dans la pensée et quelques troubles dans la pratique, il se fortifiait des conseils et surtout des exemples de son frère Jean, si connu par son zèle et par ses institutions d’éducation populaire. Déjà même en 1808, à vingt-six ans, au moment où Napoléon se préparait à porter les derniers coups à la papauté, il publiait des Réflexions sur l’état de l’église, qui eurent l’honneur, assez commun d’ailleurs en ce temps-là, d’être supprimées par la police. Ainsi l’on voit dès lors poindre les idées, les tendances, les préoccupations, les hardiesses qui vont signaler sa vie. De tout cela pouvait sortir aisément et sortit en effet la pensée de se consacrer à l’état ecclésiastique. L’insuffisance du débris de la fortune paternelle qui lui était échu, la faiblesse de son tempérament, qui ne lui permettait guère une vie plus active, ont pu ajouter quelques motifs de plus à cette résolution ; mais quand on songe à la hauteur, à la sincérité évidente, à l’entraînement du prosélytisme qui n’a cessé depuis de le tenir en haleine, il est impossible de chercher des causes infimes au dangereux parti qu’il embrassa, et si, dès les premiers pas vers les ordres sacrés, de certains doutes mal définis encore, et qui auraient peut-être dû l’arrêter, se déclarèrent dans sa conscience, c’était le commencement de la fermentation qui devait s’opérer en lui, et dont il pouvait lui-même, moins que personne, apercevoir la nature et les suites.

C’est en 1812 en effet, année où il reçut les ordres mineurs, que nous découvrons les plus anciennes traces d’une longue agitation, d’une tristesse invincible, dont quelques passages des correspondances, trop rares pour cette époque, nous laisseront entrevoir le caractère. « Je crains, lui écrivait alors un vénérable prêtre de Saint-Sulpice, que vous ne vous livriez trop à une certaine mélancolie qui vous dévore… » Aux cent jours, il se résolut inopinément à émigrer. Il semble qu’il ait voulu alors abandonner la théologie pour le commerce. « Ma santé, écrit-il à une de ses parentes, ne s’altère pas sensiblement. Cela, joint au triste état de ma fortune, me décide à essayer de faire quelques affaires, et comme notre ville n’offre pas beaucoup de ressources sous ce rapport, je me suis décidé à passer aux colonies, où j’ai l’espérance d’en trouver davantage. » Ce projet n’était-il, comme on l’a supposé, qu’un prétexte pour cacher sa fuite ? A quoi bon ? La fuite même n’avait pas de motif. La tentation de changer d’état s’accorde mieux d’ailleurs avec les dispositions que nous révèlent d’autres confidences intimes.

En Angleterre, il rencontra l’abbé Caron, ce saint prêtre, dont le nom seul signifiait charité. Ce fut dans le sein de cet homme, devenu « son bon père, » qu’il répandit alors ses peines et ses irrésolutions. « Mon bon ami, lui écrivait l’abbé Caron, je suis bien inquiet de votre santé, qui nous est si chère, mais je le suis encore plus de l’état de votre âme. Je ne saurais trop vous dire, mon cher fils : Paix, confiance, abandon à la volonté divine, douce assurance des secours du ciel… » Et encore, quelques mois plus tard : « Je crois, mon bon ami, qu’il n’est pas prudent de demander à Dieu des croix, et que nous devons nous borner à solliciter l’amour des souffrances, laissant à Dieu le soin de nous exposer à celles qu’il ne jugera pas au-dessus de notre faiblesse… Pourquoi cette vilaine mélancolie ? Est-ce que le bon chrétien n’est pas comme dans un festin continuel ? Est-ce que le simple souvenir de Dieu ne nous donne pas de la joie ? » C’est sans doute sous cette inspiration amicale que le courage lui revint, et que la volonté de recevoir la prêtrise se réveilla de nouveau, mais combien refroidie ! À la fin de 1815, il se décide, dit-il, à « reprendre » l’état ecclésiastique. Il y avait donc renoncé ? Et il écrit à sa sœur ces paroles étranges, et qu’il faut recueillir : « Ce n’est sûrement pas mon goût que j’ai écouté en me décidant à reprendre l’état ecclésiastique ; mais enfin il faut tâcher de mettre à profit cette vie si courte. Ce qu’en donne à Dieu est bien peu de chose, rien du tout, et la récompense est infinie. » C’est donc sans goût, sans attrait particulier, qu’il se résout à ce vœu redoutable, qu’il se lie à des devoirs qui courbent tout l’homme, l’enchaînent au dedans comme au dehors, et ne le lâchent plus ! Ce n’est pas ici, qu’on le remarque bien, la souffrance mystique qui se plaint, qui gémit, qui surmonte la sécheresse même du cœur, et se dévoue sans attrait, mais avec la résolution d’une volonté forte et soumise, aux devoirs de la vie. Embrasser le sacerdoce ne lui était pas un devoir, et il était bien hardi de s’y résoudre sans quelque goût prononcé qui pût paraître l’expression d’une vocation d’en haut. On sent donc ici quelque détermination extrême, qui veut en finir, qui se décide à étouffer des répugnances, à trancher des hésitations trop pénibles ; on sent comme une sorte de désespoir qui se hâte de disposer d’un reste de vie. Peut-on cependant, de ces fluctuations de l’esprit, de ces agacemens d’une inquiétude maladive, inférer quelque chose de probable sur la nature et sur la cause réelle de ces agitations ? Peut-on, en éclairant ce moment obscur de sa vie par les faits postérieurs, conjecturer que dès lors sa croyance était combattue et pliait sous le vent glacé du doute ? Tout cela est-il l’indice d’une intelligence déjà peu sûre d’elle-même, qui chercherait à se fixer par la volonté, et qui, ne sachant point ou ne voulant point faire de choix entre les idées fortement enlacées que l’éducation lui a fournies, se résoudrait à se lier à un joug éternel, pour s’engager sans retour et se faire une nécessité de la soumission ? En un mot, la foi raisonnée était-elle atteinte déjà, et cherchait-elle à se reprendre, comme il arrive souvent, par une exaltation mystique ? Ce serait peut-être trop se hâter que de pressentir les choses de si loin. D’autre part néanmoins, son neveu, M. Blaize, nous apprend que, tout en étudiant, dans sa jeunesse, à La Chesnaie, sous les yeux de son oncle, les pères et les docteurs de l’église et les apologistes modernes, il avait lu aussi les philosophes du XVIIIe siècle, et l’on sait bien jusqu’où, à cet âge, pénètre une pareille lecture, et quelles traces elle devait laisser dans un esprit comme le sien. « Le doute, dit M. Blaize, traversa un jour son esprit ; mais ce ne fut qu’une lueur passagère, et il la repoussa comme une mauvaise pensée. » Un pareil fait est toujours à noter dans l’histoire d’une âme, mais ici surtout il est important. Est-il donc bien certain que cette « lueur, » comme dit M. Blaize, ait été si passagère, et ne peut-on pas présumer que c’est elle au contraire qui avait attristé de son rayon sinistre toute la période orageuse dont nous venons d’indiquer les signes ?

Entre ces apparences contraires, il faudrait s’abstenir de prononcer, si l’on n’avait d’autres renseignemens que ceux de la biographie et de la correspondance ; mais il en existe d’autres, ses livres mêmes, et en particulier l’Essai sur l’Indifférence, qui comprend en germe tout le reste. C’est en effet au milieu de cet orage de cinq ans et de ces désolations profondes que l’idée générale de l’Essai a été conçue. Si donc ce livre, destiné à restaurer la foi, n’est en réalité qu’un enfantement du doute, il nous expliquera par le même doute les troubles intérieurs d’où il est sorti. Désormais donc la vie de Lamennais est tout entière dans ses écrits ; il faut en chercher la pensée génératrice. Or cette pensée est celle-ci : avant lui, la vérité du christianisme n’avait pas été valablement démontrée, les conditions de la certitude lui manquaient ; il fallait donc trouver cette démonstration et cette certitude dans un argument nouveau. Il est clair qu’une pareille idée n’a pu lui venir que dans un temps de doute ; elle est le doute même. — Voyons donc comment il a pu y arriver, et quel est le véritable esprit de l’Essai sur l’Indifférence.

La controverse chrétienne a varié selon les temps. Au berceau de l’église, les premiers apologistes, en contact direct et presque immédiat avec le groupe primitif des chrétiens sortis du judaïsme, portèrent principalement leur argumentation sur l’absurdité et l’immoralité du polythéisme en décadence : c’était l’esprit monothéiste juif qui les inspirait. Saint Justin est, parmi ceux dont les ouvrages subsistent, le plus ancien type de cette polémique offensive. Quand la nouvelle doctrine se fut répandue dans la société grecque, la philosophie grecque vint prendre sa part du travail de développement: les gnoses diverses et ennemies y introduisirent la métaphysique ; Clément d’Alexandrie par ses Stromates, et saint Irénée par son exposé des hérésies, composent les premiers documens de cette seconde époque. À mesure que la doctrine chrétienne s’étend dans le monde romain, d’autres élémens s’offrent à son action, d’autres faces de la vie provoquent son approche : le génie romain, organisateur, législateur et jurisconsulte, s’attache principalement, dans les pères latins, à partir de Tertullien et de Cyprien, aux questions morales et organiques, à retremper les mœurs et à constituer l’église. On sentait que les temps étaient proches, que les Barbares allaient rompre les frontières de l’empire, et qu’il fallait recevoir la force brute avec une force morale renouvelée. Voilà la troisième époque. Au moyen âge, l’étude prend un autre cours. L’église n’a plus à fonder le dogme, il est achevé ; toute-puissante non-seulement dans les esprits, mais dans l’état, elle resserre la pensée humaine dans l’unité ; nul ne reste impuni à contester ce qu’elle enseigne. La controverse proprement dite cesse. Alors donc l’intelligence n’a plus à chercher la foi : la foi est pour tous le point de départ, la donnée admise, certaine, absolue ; mais comme l’esprit ne peut s’endormir dans une lettre morte, la foi se met à chercher l’intelligence d’elle-même : fides quœrens intellectum. Dans ce nouvel exercice, l’esprit, enchaîné d’un côté, se pousse d’un autre ; moins il lui est permis de dépasser le cercle tracé, plus il s’évertue à creuser au milieu. C’est ainsi que saint Anselme, qui est à la tête de ce mouvement dans la renaissance du XIIe siècle, tout en ne cherchant que l’intelligence de la foi, devient le précurseur de Descartes, et qu’Abélard, plus aventureux, en partant du même principe, inaugure le rationalisme.

Nouveau et plus radical changement après la réforme du XVIe siècle : mille causes ont élargi de fait la liberté de penser et de dire, et comme le but principal de cette réforme est d’abattre l’autorité en lui arrachant l’interprétation des saints livres, il en résulte que ces livres mêmes, la canonicité, l’authenticité, le sens des textes sacrés, sont livrés à la dispute. De là toute la critique moderne. À ce vaste examen des circonstances de ces livres, l’histoire même qu’ils contiennent ne peut longtemps échapper. Réprimée en France dans Richard Simon par l’influence de Bossuet, qui s’en épouvante, la critique s’en va prendre sa revanche en Hollande par le Dictionnaire de Bayle, puis revient en France, à l’abri d’une connivence générale, avec Voltaire ; mais c’est en Allemagne qu’elle prend sa plus redoutable extension. Là l’érudition patiente, incroyablement hardie à force de naïveté, remue et retourne toutes les pierres de l’édifice, sans d’abord se douter qu’elle va le faire tomber sur sa tête. Bochart, Huet, Vossius et d’autres, frappés de certaines analogies entre les récits de la Bible et les fables grecques, avaient repris une ancienne opinion qui ne voulait voir dans ces fables qu’un retentissement lointain et une tradition falsifiée de l’histoire biblique. Après les travaux de Heyne sur les mythologies, cette opinion trop absolue est remplacée par une idée plus vraie et plus féconde : c’est que, chez les divers peuples, les événemens dont le souvenir s’altère viennent bientôt à se poétiser à travers les générations, et, s’ornant de symboles, d’allégories et d’interventions divines, fournissent partout un fonds analogue de mythes qui deviennent l’expression de la foi religieuse. Mais alors, si cette tendance à créer les mythes est naturelle et universelle, s’il est vrai que le peuple, bien loin de contrôler avec soin les miracles avant de les accepter, les cherche au contraire et en met partout, pourquoi ce regard de la critique ne se porterait-il pas aussi légitimement sur les histoires bibliques et évangéliques ? De là cette nouvelle et vaste science des mythes, qui étudie la manière dont les faits réels deviennent des légendes fabuleuses, ou dont une pensée, un sentiment, un désir de la foule se revêt peu à peu d’une légende qui la personnifie : science réelle, puisqu’elle a pour objet un problème réel et de premier ordre, quoiqu’elle ait pu et dû souvent tâtonner et extravaguer, comme il arrive à toute nouvelle science. Voici donc la controverse arrivée à une troisième phase, qui est celle où nous sommes, celle de l’exégèse universelle, où l’histoire est sondée dans tous ses recoins, où toute tradition est analysée, comparée, classée où, par une coïncidence remarquable, des villes perdues sortent de dessous les collines de sable qui les ont ensevelies et conservées, avec leurs palais, leurs temples, leurs tombeaux et leurs dieux. Des langues éteintes reprennent la voix, des écritures oubliées trahissent leur muette signification, comme si la Providence avait disposé toutes choses pour révéler de nos jours à l’humanité la variété des formes dont elle a revêtu sa pensée, et son unité dans ses transformations.

Là donc est pour le christianisme la vraie question d’aujourd’hui. Le terrain disputé est large et assez bien défini déjà. La philologie, la critique, l’histoire comparée, avec de profondes études sur les procé dés de l’esprit humain dans l’expression et la transmission des idées, sur la floraison naturelle du symbolisme et le développement mythique des traditions, ouvrent la plus vaste carrière à un esprit serein et résolu à tout voir. Lamennais n’était pas étranger à ce qui remuait si vivement l’Allemagne ; il connaissait, et il les énumère lui-même assez complètement, les principales prétentions du rationalisme érudit de ce pays : « que Jésus-Christ n’eut jamais dessein d’établir une religion distincte du judaïsme ; que l’église, ouvrage du hasard, ne fut d’abord qu’une agrégation fortuite d’individus, ou de petites sociétés particulières, dont quelques hommes ambitieux, secondés par les circonstances, formèrent une confédération générale. » Il savait « qu’à l’aide de ce qu’on appelle l’exégèse biblique, c’est-à-dire d’une critique sans frein, on niait les prophéties, on niait les miracles, on niait la vérité du récit de Moïse, et que la Genèse, au jugement de ces doctes interprètes, devenait un tissu d’allégories, ou, pour parler leur langage, de mythes et de pures fables ; que ces interprétations étaient universellement reçues, et qu’en élaguant ainsi de la religion tous les mystères, on arrivait au christianisme rationnel. » Là donc était l’ennemi ; il le savait, et c’est de ce côté qu’il devait aller à sa rencontre. Muni de la connaissance de l’hébreu et des langues modernes, capable d’embrasser des espaces étendus quand le goût d’argumenter ne l’entraîne pas, il était probablement, parmi les catholiques, l’un des mieux armés de ce temps-là. Mesurer dans toute son étendue ce nouveau champ de bataille, l’aborder de front, relever ces athlètes usés du dernier siècle, Bergier et les autres, pénétrer hardiment jusqu’aux principes, accepter les problèmes dans toute leur portée, donner enfin l’exemple de cette puissante controverse qui manque encore à notre littérature ecclésiastique, et relever un corps si nombreux, qui compte tant d’hommes instruits et de nobles caractères, d’une infériorité flagrante en histoire religieuse vis-à-vis du rationalisme envahisseur, telle était la mission qui s’offrait à lui d’elle-même, et qui lui semblait dévolue. Il ne l’accepta pas. Pourquoi ? Toute notre étude est la réponse à cette question. — Le fait est qu’il ne l’accepta pas. Comme un homme qui se sent battu d’avance dans une position mauvaise, il tourna le dos à l’obstacle, courut à un autre terrain, tira même sur les siens pour les forcer à se replier derrière lui. Et quel était ce nouveau terrain ? C’était le fameux dilemme de l’Essai sur l’Indifférence : tout ou rien, la foi ou la folie, l’autorité ou le néant. C’est cette alternative qui sera toute sa philosophie, et qu’il va s’évertuer à imposer à tout le monde ; c’est dans ce refuge sophistique qu’il va se retrancher contre la science nouvelle, la tenant pour non avenue, et la foudroyant de loin sans l’écouter.

Montrons en deux mots cette stratégie, car ce n’est pas autre chose, et il serait oiseux de discuter une théorie fondée sur des équivoques. Tout consiste à confondre d’abord la raison avec le raisonnement, afin de mettre au compte de la première les folles chicanes et les logomachies qu’un raisonneur subtil peut opposer à tout ce qu’il y a de plus évident, — puis à confondre la foi naturelle, qui nous fait croire sans démonstration aux premiers principes de la pensée, avec la foi théologique, qui nous introduit dans la religion chrétienne, concluant de la nécessité de l’une à la nécessité de l’autre. La raison individuelle, selon Lamennais, ne pouvant rien démontrer qui ne soit contestable par le raisonnement, ne donne la certitude sur rien ; elle conduit droit au pyrrhonisme, c’est-à-dire à la mort intellectuelle. Au contraire, l’homme croit spontanément à l’autorité ; là donc est le principe de vie, qu’il faut admettre de prime abord, et comme fondement de toute certitude individuelle. Et quand on lui demande comment il prouve l’autorité : « Notre réponse, dit-il, est bien simple ; nous ne la prouvons pas. — Mais si vous ne la prouvez pas, comment donc l’établissez-vous ? Sur quel fondement y croyez-vous ? — Nous l’établissons comme fait, et nous croyons à ce fait, comme tous les hommes y croient, comme vous y croyez vous-même, parce qu’il est impossible de n’y pas croire… L’accord des témoignages ou des raisons individuelles, voilà la raison générale, le sens commun, l’autorité… A-t-on raison contre le sens commun ? Se peut-il qu’on n’ait pas raison quand on est d’accord avec le sens commun ? » Combien tout cela est pauvre, il est inutile de le dire, et pourtant c’est de cette argumentation qu’il frappe, comme d’une épée à deux tranchans, d’un côté les protestans et les déistes, pour les pousser au doute universel, de l’autre ses propres frères, la « scolastique dégénérée, » et « ces corps enseignans qui se traînent dans leur vieille ornière, » pour les forcer à changer de méthode. Ce ne sont pas ces derniers qu’il ménage le plus : il leur dénie toute puissance, toute conclusion légitime contre leurs adversaires. « Que direz-vous à l’athée avec votre ancienne méthode ? Lui direz-vous qu’il est fou ou de mauvaise foi ? Une injure n’est pas une réponse, et cette injure serait une sottise. » De même pour le déiste. « Nulle réponse raisonnable, quand il vous dit : Vous m’assurez que c’est ma raison qui doit me conduire à reconnaître la vérité de la religion chrétienne. Or j’ai examiné avec tout le soin dont je suis capable les preuves du christianisme ; je désirerais vivement qu’il fût vrai : la beauté de sa morale, la pureté de son culte, parlent à mon cœur. Cependant j’y rencontre partout des difficultés insurmontables… Conseiller d’entreprendre un nouvel examen, ce n’est pas répondre à cette question, c’est avouer qu’on n’a rien à y répondre… Quand on ne sait plus que répliquer à ces malheureux, on se tire d’affaire en soutenant qu’ils sont de mauvaise foi, ce qui peut être vrai de quelques-uns, mais non pas de tous, car il y en a très certainement qui se trompent avec sincérité. » Il n’y a donc qu’un argument : c’est l’autorité, qui est un fait, et qui du premier bond vous porte au cœur de la forteresse ennemie. C’est cette tactique que Lamennais expliquait dans une lettre à Joseph de Maistre : « Depuis que la raison s’est déclarée souveraine, il faut aller droit à elle, la saisir sur son trône, et la forcer, sous peine de mort, de se prosterner devant la raison de Dieu. » Et plus clairement dans l’Essai : « C’est ce qu’il faut montrer à l’homme pour humilier sa confiance superbe ; il faut le pousser jusqu’au néant pour l’épouvanter de lui-même. Il faut lui faire voir qu’il ne saurait se prouver sa propre existence, comme il veut qu’on lui prouve celle de Dieu ; il faut désespérer toutes ses croyances, même les plus invincibles, et placer sa raison aux abois dans l’alternative ou de vivre de foi ou d’expirer dans le vide. »

On comprend que dès qu’on renonce à confirmer par l’histoire et par les preuves qui conviennent à l’histoire un symbole historique de sa nature, il faut absolument en venir à ce fidéisme qui tranche l’examen et se passe de démonstration. On le comprendra mieux encore, si nous faisons connaître une autre forme du même système, ou plutôt le même système élevé à une plus haute puissance. Celui-ci retranche de la théorie de Lamennais l’autorité même du genre humain, et pose du premier coup, sans cet intermédiaire assez gênant, l’autorité de l’église comme point de départ de toute certitude. Rétractée sur certains points saillans par l’auteur, M. l’abbé Bautain, cette théorie est loin d’être éteinte ; l’esprit en reste au fond de beaucoup d’écrits philosophiques, et y restera aussi longtemps que la cause qui l’a produit ne sera pas détruite, aussi longtemps, veux-je dire, que la controverse catholique n’entrera point à pleines voiles dans l’océan de la critique religieuse dont nous avons indiqué plus haut l’orageuse étendue.

Ceux qui voulaient, selon l’ancienne méthode, que la raison précédât la foi, et qui en conséquence cherchaient d’abord à prouver l’authenticité et la véracité des livres évangéliques, pour y trouver une autorité divine transmise à une autorité humaine interprète du dogme, et conduire ainsi le néophyte par la conviction rationnelle au seuil de la foi théologique, ceux-là, M. l’abbé Bautain les appelait des théologiens rationalistes. Tout cela pour lui était vain et ne communiquait aucune certitude réelle. « Le raisonnement seul, disait-il, ne peut démontrer avec certitude l’existence du Créateur et l’infinité de ses perfections, le témoignage ne donne qu’une assurance humaine, raisonnable, probable, mais non certaine. La raison étant la même dans tous les hommes, chacun d’eux jugera d’après les mêmes lois. Tout homme peut se tromper. Le jugement du grand nombre en faveur d’une vérité religieuse, d’un fait historique ou d’une proposition générale a son prix et son poids dans la vie sociale, où il règle les intérêts moraux de l’individu, de la famille et de la société, mais n’a point de valeur absolue. Il n’est point infaillible en lui-même, puisque la raison ne l’est pas. » Voilà donc le doute de Lamennais étendu même au témoignage des hommes. Et ne croyez pas que l’auteur de la théorie craignît de l’appliquer directement aux faits du christianisme ! « Le dogme de la résurrection, disait M. l’abbé Bautain, est la clé de voûte de toute la doctrine chrétienne. Il faut croire ce dogme, ainsi que l’ascension du Christ au ciel, sur le seul témoignage apostolique, non, comme vous l’avez entendu dire, parce que les apôtres ne pouvaient être trompeurs ni trompés, ce qu’il est impossible de démontrer d’une manière absolue… Quant à la manière dont les théologiens rationalistes prétendent démontrer le fait de la résurrection, en sorte que les incrédules, comme ils le disent, soient forcés de l’admettre, je conçois qu’elle ne vous ait point satisfaits, car la proposition que les apôtres n’ont pu être trompeurs ni trompés appartient à l’enseignement de l’école et non à la doctrine chrétienne. La religion de Jésus-Christ fut déjà contestée, niée du temps des apôtres, qui, sans se mettre en peine de réfuter les contradicteurs, continuèrent à parler hautement et unanimement de Jésus crucifié et ressuscité des morts. » Ainsi, rien de plus clair, « la clé de voûte de la doctrine chrétienne » ne peut être posée ni reconnue par la raison ; l’histoire ne peut garantir le fait historique fondamental de telle sorte que « les incrédules soient forcés de l’admettre. » Tout cela, dit encore l’abbé Bautain, « n’a qu’une valeur relative et purement humaine, ne peut donner la foi ni communiquer à personne le droit et le pouvoir de l’imposer. » En d’autres termes, tout cela peut frapper l’imagination des hommes et les aider à croire, mais ne peut avoir, pour un esprit sérieux, aucun des caractères qui servent à manifester la vérité. Que faire donc ? Et comment arriverons-nous, malheureux que nous sommes, à la connaissance certaine de ces événemens ineffables sur lesquels toute foi repose et se développe en adoration et en œuvres ? La réponse est simple, aussi simple que celle de Lamennais quand il dit que l’autorité est un fait qui ne se prouve pas. Selon M. l’abbé Bautain, on arrive à la foi d’emblée, sur la parole des apôtres, sans même examiner si elle nous est bien parvenue, sans demander jusqu’à quel point elle peut être acceptée comme vraie. Il faut faire comme eux, parler hautement, « sans se mettre en peine des contradicteurs. » La vérité apparaîtra ensuite par les développemens mêmes qu’on lui donnera. Bien loin qu’il faille partir des principes communs de la raison et remonter péniblement la chaîne des preuves pour atteindre la parole sacrée, c’est celle-ci, prise tout d’abord comme connue et certaine, qui doit « fournir, dit-il, au vrai philosophe les principes, les vérités fondamentales. C’est à lui ensuite à les développer, à les démontrer par l’expérience en les appliquant aux faits de l’homme et de la nature. » Cette parole nous est donnée « comme une idée-mère, comme un germe intelligible. Pourquoi donc repousser cette lumière quand on n’en a pas d’autre ?… Et si l’on venait à nous dire qu’il ne convient pas à la dignité du philosophe d’admettre tout d’abord comme principe une parole qu’il n’a pas vérifiée, nous répondrons qu’il faut bien commencer par admettre quelque chose, à quelque école qu’on appartienne, et qu’il n’y aura jamais d’explication philosophique possible sans une donnée quelconque posée au commencement, et qui doit être justifiée ensuite par l’application même[1]. » On le voit : ici mieux encore que n’avait fait Lamennais, on saute par-dessus l’histoire, on dédaigne les pauvres et traînans procédés de l’esprit humain, on s’envole tout d’un trait vers la foi à travers le ciel : ce qui est assurément le chemin le plus court et la précaution la plus sûre pour ne rencontrer ni Bayle, ni Voltaire, ni Rousseau, ni les rationalistes anglais, ni les mythologues allemands.

Toutefois celui-ci l’emporte, comparé au système de Lamennais. Dès qu’on pose en principe la conclusion cherchée, mieux vaut aller droit au but et supprimer des degrés fictifs. En définitive, tous deux veulent que l’on commence par la foi et ne font que reprendre la maxime du moyen âge : fides quœrens intellectum ; seulement il leur manque une chose : c’est le moyen âge même, l’église souveraine et incontestée, la foi admise comme aussi évidente que les premiers principes. Or au XIXe siècle, quand la foi est précisément ce qu’on discute, quand les esprits, ébranlés, divisés, difficiles, demandent des raisons qui la précèdent, contestent l’âge, l’origine, le sens, la valeur de tous les monumens, commencer par la foi, c’est tout simplement supposer ce qui est en question. — Supprimer les motifs rationnels de crédibilité, c’est arriver à l’un de ces deux résultats : ou croire par la volonté, ou croire par intuition. — Dans le premier cas, on intervertit l’ordre de nos facultés. Sans doute la volonté coopère à toutes nos pensées réfléchies, se mêle même à nos premières perceptions, puisque c’est elle qui rend l’âme attentive ; mais elle ne peut guider l’intelligence, qui au contraire a pour fonction principale de la guider. La volonté ne doit vouloir que la vérité en général, et non une fin précise et particulièrement déterminée, car, par cela même qu’elle est libre, elle pourrait vouloir aussi bien le faux que le vrai, la satisfaction des instincts de l’animal que de ceux de l’esprit créé à l’image de Dieu. — Dans le second cas, en cherchant la croyance religieuse dans l’intuition, on risque fort de la chercher dans l’imagination ; contempler l’harmonie des mystères auxquels on ne croit point encore est contradictoire, car on n’y croit pas précisément parce qu’on n’y voit encore que tout le contraire de l’harmonie. Comment exiger de l’incrédule qu’il commence par croire, sauf à examiner ensuite avec le désir préconçu de se laisser convaincre ? Dans quelle circonstances de la vie, pour quels misérables intérêts raisonne-t-on ainsi ? Et quel cas fait-on d’une doctrine pour laquelle on réclame des concessions pareilles ? Ces systèmes font donc en réalité le vide sous la foi ; ils suppriment l’apologie en supprimant l’histoire, et, à moins de parler à des gens déjà convertis, ils aboutissent à se croiser les bras dans l’attente de la grâce de Dieu, qui doit se charger de tout ; ils ne sont plus qu’un pur fatalisme. Ils aboutissent encore, et c’est pour le mieux établir que nous avons fait ce rapprochement, à constater qu’aux singularités de ces diverses tentatives pour restaurer la foi, il y a une cause commune : l’extrême infériorité, je dirais presque l’entière insuffisance de la science catholique en présence de cette critique religieuse qui est le plus grand travail scientifique de l’époque, armée qu’elle est contre le christianisme de toutes les sapes de la philologie, de l’érudition et de l’histoire philosophique des traditions humaines.


III

Revenons à Lamennais. Nous avons déjà remarqué que les hommes, ceux-là surtout que travaille un besoin secret de déchirer les langes de leur éducation première, peuvent de très bonne foi ignorer le fond et les derniers replis de leur propre pensée. Il en est qui dénigrent la raison et lui disputent son droit : c’est qu’ils entendent imposer la leur. Ils veulent tout soumettre à une seule et unique autorité : c’est qu’ils entendent l’exercer eux-mêmes par quelque moyen indirect, ou peut-être parce qu’ils préfèrent l’autorité unique, qui est toujours fort loin ou fort haut, à celles qui les gênent de trop près. C’était le cas de Lamennais. Il plaçait la papauté au sommet des pouvoirs humains, temporels aussi bien que spirituels, mais à la condition d’inspirer le pape et de faire plier les évêques de France devant lui. Il était rationaliste à sa manière, et le plus impérieux des rationalistes. Suivons cette marche obscure d’un esprit qui ne se révèle à soi-même que par degrés.

Le succès éclatant du premier volume de l’Essai n’avait pas empêché quelques âmes religieuses, peu accessibles aux idées novatrices, de concevoir des défiances. Il était encourageant sans doute, pour les catholiques, de voir un apologiste éloquent refouler avec une rigueur apparente, et l’épée dans les reins, le protestantisme au déisme, celui-ci à l’athéisme, et l’athée au scepticisme absolu, les poussant tous ensemble « à ce dernier terme où finit l’être intelligent. » Il était beau d’entendre une logique perçante affirmer victorieusement que « si quelques esprits engagés dans ce chemin de la mort ne le parcourent pas en entier, ce n’est pas leur force, c’est leur faiblesse qui les arrête. » Cependant cette logique à outrance présentait un côté suspect facile à apercevoir, car si hors de l’église il n’y avait que mort intellectuelle, il était probable qu’il en paraîtrait quelque chose dans les pays protestans : les mœurs, la vie publique, la société, l’état, s’en devaient ressentir. Il serait ridicule de supposer qu’une nation morte dans son intelligence vécût néanmoins dans tout le reste, dans tout ce que l’intelligence seule peut animer et soutenir. Lors donc que Lamennais condamnait au néant les nations hérétiques et prononçait leur oraison funèbre, on ne pouvait s’empêcher de lever les yeux pour vérifier le fait, et on voyait la plupart d’entre elles aussi florissantes pour le moins que les nations catholiques ; était-ce leur « faiblesse » qui les conservait si fortes ? Ensuite, lorsque parut le second volume, où l’idée s’éclaircissait, se développait, où la brèche était ouverte contre la raison individuelle, et celle-ci démolie dans tous ses élémens, les objections redoublèrent : on demandait ce qu’était cette raison générale qui devait précéder, dans l’ordre des connaissances, les raisons particulières, s’il y avait un genre humain sans individus, si la multiplicité n’avait pas pour principe l’unité. Sans doute l’assentiment de tous est une puissance nouvelle pour la vérité, et une pensée, une découverte individuelle devient plus certaine quand elle se vérifie par le témoignage universel ; mais ce témoignage même n’est qu’un jugement de la raison de chacun, simplement dégagée des causes étrangères à elle-même qui peuvent l’obscurcir dans les individus. Tout cela était manifeste ; ce qui est étonnant, c’est qu’on prît au sérieux ce qui n’était, ainsi que nous l’avons montré, qu’une stratégie de controverse.

Les reproches devinrent autrement graves quand l’on considéra l’application du nouveau système à la discussion religieuse, que ce novateur désorientait entièrement. — Les anciennes preuves sur lesquelles nous avons fondé notre foi, s’écriait-on, sont-elles donc si mauvaises qu’il faille maintenant les renier ? Pourquoi ne pas s’y tenir ? — « Cela serait bon peut-être, répondait Lamennais dans sa Défense, s’il avait plu aux hommes de s’en tenir aux anciennes erreurs. Sommes-nous dans le même état où nous étions il y a cinquante ans ? Ne s’est-il opéré aucun changement dans les esprits et dans la société ? L’arbre de la science du mal a-t-il cessé de produire des fruits ? S’est-on arrêté dans le désordre ? Une force terrible emporte le monde, et l’on dit : Pourquoi marchez-vous ? » Sans doute, répliquait-on, il faut marcher, mais dans le chemin de nos pères. Il y a une tradition pour la controverse aussi bien que pour le dogme, et si celle-là est moins sacrée, il est à coup sûr téméraire de troubler les esprits en la déclarant dégénérée et impuissante. Si, comme vous le prétendez, tout ce qui s’est dit jusqu’ici pour démontrer l’authenticité, la vérité, l’autorité des saints livres n’est que sophismes et assertions vagues, arbitraires et vaines, plus propres à faire de nouveaux incrédules qu’à ramener à la croyance, nos pères n’ont donc assis leur foi que sur des chimères et des illusions ! Tant de grands hommes qui, depuis Justin, Irénée, Origène, saint Augustin, ont cru, enseigné et parlé à la raison dans l’église, n’ont donc pas connu les vrais motifs de croire ! La vraie preuve du christianisme datera de votre livre, qui n’est pas achevé encore, et jusqu’à vous toute l’église était suspendue et flottait comme un rêve dans l’imagination des peuples ! Leur foi n’a pas été raisonnable, car enfin, si leurs raisons étaient bonnes, pourquoi ne le seraient-elles plus aujourd’hui ? N’étaient-elles donc que des argumens oratoires saisissant l’auditeur par ses passions, ses préjugés et son ignorance même ? La religion est un fait ; un fait une fois valablement prouvé l’est pour toujours ; venir maintenant retirer la preuve, c’est retirer le fait du même coup. En ruinant avec tant d’audace imprudente, et pour la puérile vanité de créer un système nouveau de philosophie, les longs et laborieux efforts de nos docteurs, vous donnez pour tout le passé, c’est-à-dire pour dix-huit siècles, gain de cause à nos adversaires. Comment comblerez-vous cette immense lacune creusée par vous-même derrière nous ? Comment renouer la chaîne rompue entre nous et le Calvaire ?

Répondre cette fois n’était pas pour Lamennais chose facile. Sa foi, à laquelle il était parvenu par sa voie propre, était en quelque sorte atteinte, son caractère de prêtre presque compromis. Il avait pourtant essayé dans le même livre de repousser ces attaques. Il avait protesté contre l’imputation de puérile vanité philosophique, de mépris pour les vieux apologistes ; il avait même annoncé l’intention de publier une collection de leurs ouvrages, et plus tard, dans le quatrième volume, il remania en effet ces anciennes preuves qu’il avait déclarées non-seulement inutiles, mais nuisibles ; il reprit ces lieux-communs qu’il savait ne plus répondre à rien : seulement à chaque page on sent trop que c’est une concession forcément accordée aux alarmes des fidèles, tant la verve accoutumée y est éteinte. Toutefois il fallait une justification immédiate et directe, et il l’essaie ; mais combien vague et contradictoire ! On en jugera. « Nous avons déclaré déjà, dit-il, et puisqu’on a rendu cette protestation nécessaire, nous déclarons de nouveau que personne au monde n’est plus convaincu que nous de la solidité des preuves qu’emploient les apologistes de la religion chrétienne. Nous sommes donc bien loin de prétendre infirmer ces preuves en elles-mêmes. Nous disons seulement qu’elles sont incomplètes, faute d’un premier principe sur lequel elles s’appuient, et qu’on en énerve toute la force en les soumettant au jugement particulier de chaque homme, investi dès lors du droit de les admettre ou de les rejeter selon la nature de l’impression qu’elles font sur son esprit. » Vaine défaite en vérité ! Des preuves qui ne s’appuient sur aucun principe suffisant ne sont-elles qu’incomplètes ? Sont-elles des preuves au moindre degré ? Si elles ne s’appuyaient sur rien, comment se déclare-t-il « convaincu de leur solidité ? » Elles sont énervées, dit-il, « parce qu’on les soumet au jugement des hommes. » Il serait étrange que les hommes les reçussent sans les avoir jugées, c’est-à-dire sans savoir si elles prouvent ou ne prouvent pas ; il serait plus étrange encore qu’ils n’eussent pas le droit « de les admettre ou de les rejeter selon l’impression qu’elles font sur leur esprit. »

Quand bien même il serait vrai d’ailleurs que son nouveau principe, infusé dans une controverse mort-née, lui donnerait la vie, le nerf, l’autorité nécessaire, il n’en reste pas moins établi qu’avant lui cette controverse n’avait rien de tout cela ; dès lors il semble affirmer aussi que la preuve du christianisme date de lui, que les pères et les docteurs ont écrit tant de volumes sans y pouvoir mettre le premier principe qui aurait tout appuyé, et que toute la science théologique de dix-huit siècles manquait de fondement légitime. Comment d’ailleurs, s’il se comprenait lui-même, l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence pensait-il pouvoir compléter l’une par l’autre deux méthodes si incompatibles : l’une établissant une révélation particulière par une enquête sur des faits particuliers arrivés telle année en tel lieu ; l’autre au contraire trouvant cette même révélation, non plus particulière, mais générale, avec tous ses dogmes essentiels, à l’origine même des choses, possédée et transmise par le genre humain tout entier ; — l’une s’efforçant de démontrer que les apôtres, n’ayant été ni trompeurs ni trompés, avaient par leurs miracles et par leur prédication dissipé à eux seuls les ténèbres antiques de l’idolâtrie ; l’autre montrant dans l’idolâtrie même le dogme total, quoique travesti, et subordonnant en quelque sorte la valeur du christianisme à sa conformité avec ce dogme universel du genre humain ? La réponse n’était donc pas sérieuse. En réalité, Lamennais n’accordait rien au passé, et soit qu’il enterrât franchement l’ancienne apologie, soit que par un subterfuge il voulût bien lui rendre l’existence en vertu d’un principe nouveau sorti de sa pensée, il prétendait toujours élever une œuvre nouvelle et fondamentale, donner à l’église une base qu’elle n’avait pas, et sans laquelle rien ne valait, rien ne subsistait : il la rendait, pour la première fois depuis sa naissance, acceptable à l’esprit conséquent qui demande un principe ; il la créait en quelque sorte, et en effet il en créait une, mais qui n’était pas l’ancienne, ainsi que, dans son zèle plus pieux que clairvoyant, il se le figurait encore à cette époque.

On conçoit très bien qu’en présence d’un si grand but et d’une opposition si vive, il devait se former dans sa tête bretonne d’étranges nœuds d’opiniâtreté, de dédain et d’exaltation, car d’un autre côté de hautes approbations le soutenaient. « Dans l’extrême déchaînement, lui écrivait son « bon père » l’abbé Caron, avec lequel on a voulu trouver les choses les plus répréhensibles dans votre second volume, j’ai mille fois béni le Tout-Puissant de m’avoir accordé une profonde retraite. L’esprit de prévention, d’aigreur et de satire ne l’a point violée, et les dignes compagnons de ma solitude ont pu tout à leur aise, et sans contradiction, bénir et admirer un beau génie que l’on se plaisait à dénigrer avec tant d’amertume. » — « Vous battez vos adversaires de leurs propres armes, lui écrivait à son tour l’abbé de la trappe de Meilleraie, et, tout en les réduisant au silence, vous leur faites sentir leur imprudence et leur ignorance. Il est des gens dont vous compromettez furieusement l’amour-propre, et ces torts-là ne se pardonnent pas. » — « Il me semble, lui disait un éloquent missionnaire, l’abbé Le Tourneur, que depuis que j’ai lu vos deux derniers volumes, je suis plus fort, j’entends mieux, je vois plus clair… Si sur un cœur de prêtre bien desséché, bien éteint, presque mort, ces traits de feu et de lumière ont laissé une empreinte si forte, que sera-ce donc dans des âmes mieux disposées ? » Ainsi là où les théologiens de profession découvraient un si grand danger, les hommes de pratique et de cœur criaient victoire : la nouveauté ne les effrayait pas, ils croyaient sentir naître une force qui leur faisait trop souvent défaut. Écoutez aussi quel profond retentissement ces louanges éveillent dans l’âme de Lamennais, et comme il se croit déjà la colonne qui seule soutient l’église. « Si on rejette les principes que j’ai exposés, répond-il à l’abbé Caron (novembre 1820), je ne vois aucun moyen de défendre solidement la religion, aucune réponse décisive aux incrédules de notre temps… Je vous dirai plus ; si le jugement de Rome m’est favorable, je m’en réjouirai à cause de la religion ; s’il m’est désavantageux, j’en serai ravi pour moi-même. Décidé, dans ce cas, à ne plus écrire, je serai l’homme du monde le plus heureux, car je pourrai en conscience jouir du repos, qui est, à mon avis, le seul bien d’ici-bas. » Et dans une lettre au père Anfossi, maître du sacré palais, il le dit encore avec un ton d’humble soumission peu conforme au vrai fond de sa pensée : « Appelé par la Providence à défendre les intérêts de la vérité et de la religion, j’ai obéi à ses ordres malgré la plus vive répugnance pour un genre de travail entièrement contraire à mes goûts ; mais si ce travail cessait d’être utile, si l’on ôtait à mes paroles l’espèce d’autorité qui seule peut les rendre efficaces, Dieu lui-même me délierait de l’obligation de continuer un sacrifice sans objet, et je retrouverais enfin dans une douce obscurité le repos et la paix, uniques biens désirables encore quand on a connu la vie. » En d’autres termes, Achille se retirera sous sa tente ; de là il verra la religion, pour n’avoir point adopté son principe inspiré par la Providence, crouler sous les coups des incrédules. Ne sentez-vous pas déjà vibrer ici sourdement, et douze ans d’avance, l’aigre ressentiment qui en 1834 jettera Lamennais, non-seulement hors de l’arène, mais hors de l’église ?

Il sollicitait, on vient de le voir, une approbation de Rome. Là aussi les esprits étaient divisés. Nous voyons par les lettres de l’abbé de Sambucy, cousin de M. de Bonald, chargé de faire traduire la Défense en italien, que le père Orioli, cordelier, avait accepté ce travail. Chose singulière, au collège romain c’était la philosophie de Locke et de Condillac qui repoussait la doctrine de l’autorité. « Le cardinal Litta, dit l’abbé Sambucy, gémissait avec moi, un peu avant sa mort, de cette sorte de tendance au matérialisme, et se proposait de changer cet esprit. » On manœuvrait auprès du maître du sacré palais pour faire arrêter l’impression. Un professeur consulté définissait ainsi le nouveau système : sistema falso in filosofia, péricoloso in teologia, ce qui n’était point assurément mal dit. L’archevêque de Gênes était de cet avis, Le cardinal de La Somaglia, l’évêque de Potenza et le père Orioli soutenaient tout l’effort des adversaires. On obtint du maître du sacré palais des approbations élogieuses et pour l’Essai et pour la Défense : « le système de l’autorité établi par l’auteur, y est-il dit, est parfaitement concordant (perfettamente coerente) aux principes de la religion manifestés par Dieu à l’homme. » En 1824, Lamennais fait lui-même le voyage de Rome, où l’on voudrait le retenir ; mais sa mission est en France, et il y revient « chercher des injures, des haines, des persécutions. » Déjà un groupe de jeunes adeptes aspire à se concentrer autour de lui ; le Mémorial catholique se met « sous la protection de son nom ; » il entreprend de fonder à Malestroit une petite colonie où s’allumera l’ardent foyer qui fera rayonner la doctrine ; il a des disciples qui l’appellent leur père, et dont les lettres respirent l’affection la plus tendre et tout le dévouement des jeunes années et des jeunes conceptions. En même temps les questions politiques du jour se mêlent de plus en plus, vers 1825, à la question philosophique, et l’on sait combien, à cette époque du déclin de la restauration, cette lutte échauffait tous les courages. Il publie son livre sur la Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil. Les opinions gallicanes y sont pulvérisées et conspuées ; les prétentions romaines et le système théocratique y sont largement établis. Dès ce moment, la nouvelle philosophie semble s’envelopper dans la politique ; la loi du sacrilège et des écoles ecclésiastiques, les noms de M. Frayssinous et de M. Feutrier, répandent plus de passion dans la dispute. À ces bonnes nouvelles, le zèle des Romains s’échauffe à son tour, ils applaudissent à cette explosion inattendue d’un ultra-montanisme français ; la doctrine de la raison générale et de l’autorité du genre humain en profite, y puise des forces : le collège romain ne résiste presque plus ; il lâche Condillac et Locke ; il va se convertir. « Dans trois années, écrit à Lamennais un de ses plus chauds partisans de Rome, l’université changera tout à fait ses doctrines politiques et philosophiques. Ce bien est réel, plus que ce qui se fait ailleurs, car il se fait au centre. Le bon Dieu vous a destiné à faire une révolution dans les doctrines dont vous-même ne vous doutez pas. Qu’il me tarde, mon cher ami, de vous envoyer mes premiers volumes et de vous donner le plaisir de voir vos principes et vos doctrines devenus la base de l’enseignement dans la ville éternelle ! » Le pape Léon XII ne voyait point le père Orioli sans lui demander des nouvelles de Lamennais, et dans son cabinet il n’y avait point d’autre ornement que le portrait lithographie de Lamennais et un crucifix ! Ce fut alors que, jugeant l’heure venue d’obtenir pour sa doctrine une consécration plus haute et plus inattaquable que les approbations du maître du sacré palais, l’auteur de l’Essai choisit pour son interprète et chargea de sa négociation un de ses amis, le comte de Senfft, diplomate autrichien en ce moment à Rome, « esprit sérieux et nature mélancolique, dit M. Forgues, catholique très fervent, moins absolutiste cependant qu’on ne pourrait le croire d’un agent de M. de Metternich et d’un chrétien fort attaché aux jésuites. »

Cette correspondance assez volumineuse avec le comte, la comtesse de Senfft et la comtesse Louise, leur fille, est sur le ton d’une vieille amitié, tour à tour grave et familière. On y rappelle les joyeuses soirées d’autrefois, « les bons rires » de la rue du Bac ; on y raconte les anecdotes du jour, celle-ci par exemple : le bruit avait couru à Rome que Lamennais serait promu au cardinalat. Quelqu’un s’étant aventuré jusqu’à y faire allusion en présence du pape, celui-ci ne répondit rien ; mais comme on parlait ensuite d’un autre prétendant qui, se croyant sûr de sa promotion, avait d’avance acheté son costume : « Pour celui-là, dit le pape, il peut vendre sa pourpre, car les mites pourraient bien s’y mettre. » En ce qui concerne notre sujet, on peut suivre presque jour par jour dans cette correspondance les inquiétudes, les désirs, les conjectures de Lamennais relativement à l’éclatante manifestation qu’il espère. Il presse, il gémit ; deux motifs surtout reviennent sans cesse : l’opportunité, car le monde est prêt et attend ; l’urgence, car une grande révolution se prépare. Sous la résignation filiale, partout on devine l’impatience secrète, parfois le mécontentement. Et pourquoi non ? N’est-il pas « le centre de ceux qui aiment et défendent la religion en ce pays ? » Qu’il abandonne l’œuvre, « elle tomberait à l’instant. » D’ailleurs « le clergé s’améliore, les bonnes doctrines ont fait des progrès remarquables ; le jeune clergé séculier est excellent ; il aime ce qui est vrai ; mais il était temps de le lui dire. » On ne doit pas s’imaginer qu’on arrêtera le mouvement qui emporte les peuples. « J’ai vu toute la révolution, mais je n’ai rien vu qui ressemble au spectacle que nous avons sous les yeux. C’est comme une espèce de renversement prodigieux du sens humain, et le mouvement des passions n’est pas moindre que le désordre des esprits. La société ressemble à la mer au commencement d’une violente tempête. On entend des bruits étranges, les vagues courent et se brisent les unes sur les autres, les êtres vivans fuient ; ils pressentent qu’il y a danger de mort là-dedans. »

Mais hélas ! « là où l’on pourrait quelque chose, et même beaucoup, on ne sait rien, on ne fait rien, et l’on ne veut rien. C’est le siège de la peur et de la faiblesse, au point même de m’étonner. » Vingt fois cette plainte se répète, tantôt triste, tantôt amère, toujours soumise dans la forme. « On est bien faible là où on devrait être si fort ! — Oh ! combien il serait à désirer que Rome parlât ! Un mot d’elle tuerait les fausses doctrines qui nous menacent. Rien ne finit, faute d’un seul mot de l’autorité. Le temps presse plus qu’on ne croit ; nous approchons d’une crise terrible. — Quelque chose se prépare dans le monde… Tout ce qui a des yeux le voit clairement ; les peuples le pressentent, il semble que le pouvoir seul ne s’en doute pas. — Il est triste qu’on n’en finisse pas par une bonne décision que tous les catholiques attendent, et s’étonnent d’attendre si longtemps. — Si l’on savait combien les esprits sont préparés à ce qui finirait tout, quelle immense carrière l’église a devant elle, quel ascendant béni des peuples on pourrait prendre, si on voulait, sur un monde qui cherche, sans le savoir, une raison qui le conduise et une main qui le gouverne ! » Ainsi Lamennais, par cette invincible hallucination qu’on observe chez ceux qui se sont repus d’utopies, voit dans son mirage le monde renversé. Tout prend dans son imagination des proportions énormes ; la moindre taupinière est une montagne ; les agitations de la restauration sont des tremblemens de terre, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, ce qu’il croit fermement, ce qu’il croira jusqu’à ce que le voile se déchire, c’est que la société aux abois attend du pape qu’il la sauve, — et comment ? En abolissant les quatre articles de l’église gallicane, et en décrétant, comme loi de l’enseignement philosophique, l’infaillibilité du genre humain renfermée dans la sienne !

Si l’on veut maintenant voir d’un coup d’œil, par un soudain contraste, ce que valent ces convictions nourries dans les profondeurs les plus obscures du moi, où l’intelligence ne s est fixée que par le parti-pris, qu’on saute quelques années, et qu’on lise dans une autre lettre à la même comtesse de Senfft la contre-partie de toutes ces aspirations pieuses, de toutes ces saintes ambitions. Cette Rome où Lamennais aurait voulu se fixer en 1824, « non-seulement à cause du climat, mais surtout à cause des hommes, » et d’où le devoir seul a pu l’arracher, sous quelle nouvelle image s’offre-t-elle à son indignation, du moment qu’un pape a prétendu être souverain pour son propre compte et non pour le sien ! Et combien a dû trembler cette pauvre vieille amie, lorsqu’elle a lu, à la date du {{1er novembre 1832, cette effrayante rétractation de l’apôtre déçu, du père de l’église retourné contre l’église : « Le catholicisme était ma vie, parce qu’il est celle de l’humanité ; je voulais le défendre, je voulais le soulever de l’abîme où il va s’enfonçant chaque jour : rien n’était plus facile. Les évêques ont trouvé que cela ne leur convenait pas. Restait Rome ; j’y suis allé, et j’ai vu là le plus infâme cloaque qui ait jamais souillé des regards humains. L’égout gigantesque des Tarquins serait trop étroit pour donner passage à tant d’immondices. Là, nul autre Dieu que l’intérêt ; on y vendrait les peuples, on y vendrait le genre humain, on y vendrait les trois personnes de la sainte Trinité, l’une après l’autre, ou toutes ensemble, pour un coin de terre, ou pour quelques piastres. J’ai vu cela, et je me suis dit : Ce mal est au-dessus de la puissance de l’homme, et j’ai détourné les yeux avec dégoût et avec effroi. Ne vous perdez point dans les stériles et ridicules spéculations de la politique du moment. Ce qui se prépare, ce n’est aucun de ces changemens qui finissent par des transactions, et que des traités règlent, mais un bouleversement total du monde, une transformation complète et universelle de la société. Adieu le passé, adieu pour jamais ! Il n’en subsistera rien. Le jour de la justice est venu, jour terrible, où il sera rendu à chacun selon ses œuvres, mais jour de gloire pour Dieu, qui reprendra les rênes du monde, et jour d’espérance pour le genre humain, qui, sous l’empire du seul vrai roi, recommencera de nouvelles et plus belles destinées. »

L’étonnement de cette brusque volte-face cessera, si l’on se rappelle les circonstances du trajet qu’il a parcouru et que nous avons essayé de décrire. Saisi, à une certaine époque de sa vie, d’un doute, ou peut-être d’une véritable incrédulité, mais dominé en même temps d’un besoin de croire pour agir, il a voulu à tout prix sortir par une voie droite et courte de cet abîme. Nourri de piété et de foi, il n’a pu, sans frémir, voir, comme dit le poète de Rolla, Voltaire sorti de sa tombe secouer en ricanant, au milieu même du sanctuaire où son enfance avait tant prié, l’arbre vénéré de la croix, pour en faire tomber le Christ ainsi qu’un fruit mûr en qui la sève est arrêtée. D’autre part, son esprit voulait à sa foi une base non arbitraire, mais raisonnable. Dans cette hâte et dans cette angoisse, il imagina un système qu’il se persuada être identique au catholicisme pris dans l’acception commune. Rassuré par cette création de sa pensée, il y trouva longtemps le repos du cœur, la jouissance mystique chère aux âmes méditatives, et une règle pour la volonté. Plus tard, l’action, la polémique, le succès, un grand rôle, lui refusèrent le temps et l’occasion de réviser sa découverte, qu’il lui était d’ailleurs plus doux de propager autour de lui. Lorsqu’enfin, trop impatient de voir introniser sa doctrine et de la mettre en possession de l’église, il eut rencontré dans l’autorité même qu’il croyait sauver un obstacle insurmontable, lorsque son activité, ses projets, ses espérances, se furent brisés sur l’écueil de la pratique, il se retrouva seul devant lui-même, s’interrogea, secoua son rêve, rentra dans sa pensée et la vit pour la première fois telle qu’elle était. Elle n’était point le catholicisme officiel dans lequel il croyait l’avoir fondue ; elle était un catholicisme plus vaste, dont le christianisme ne pouvait être qu’une des formes successives, la plus parfaite jusqu’alors, mais non la dernière. Alors lui apparut dans toute sa portée l’idée de transformation religieuse. « Nous assistons, écrivait-il encore à Mme de Senfft, n’en doutez pas, au commencement d’une ère nouvelle, et c’est parce qu’elle est nouvelle que le passé nous paraît mourir, et qu’il meurt en effet, non tout entier, car en tout ce qui fut il y a une partie, un germe premier impérissable, mais dans ce qui, en lui, était assujetti aux conditions du temps… Cet homme, ajoute-t-il plus loin en parlant de Joseph de Maistre, ne pouvait se défendre d’un pressentiment magnifique ; un reflet de je ne sais quel resplendissant avenir, impénétrable à sa raison prévenue, avait plus d’une fois brillé sur le glaive qu’il tenait constamment levé sur le genre humain ; son œil apercevait ce que son cœur ne reconnaissait point, tandis qu’à d’autres le cœur révèle ce qui est encore profondément caché à leurs regards. N’écoutez que votre âme, elle vous rassurera sur les destinées futures des peuples : l’âge terrestre n’est point fini. »

Cette pensée avait-elle donc aussi dormi longtemps obscure et latente dans son système comme elle jaillissait dans les élans plus impétueux de Joseph de Maistre ? Ne faisait-elle, dans ce réveil soudain, que sortir de l’enveloppe où la conscience souffrante et craintive l’avait d’abord cachée ? C’est ce que nous avons fait pressentir plus d’une fois et ce qu’il nous reste à examiner de plus près.


LOUIS BINAUT.

  1. Bautain, Philosophie du Christianisme, tome Ier. — Idem, de l’Enseignement de la Philosophie au dix-neuvième siècle, passim.