Lamarckiens et Darwiniens/Le mimétisme protecteur

CHAPITRE XIII

le mimétisme protecteur


C’est Wallace qui a le premier réuni un grand nombre de faits de ce qu’il appelait : la mimique (mimicry) et autres ressemblances protectrices des animaux. Il a invoqué sans cesse la sélection naturelle pour les expliquer et il considère même ces faits comme une preuve nouvelle à l’appui de l’immortel principe de Darwin : « qu’aucun des faits de la nature organisée ne peut exister sans être ou avoir été une fois utile aux individus ou aux races qui en sont affectés[1]. » Je vais passer en revue quelques-uns des faits de mimétisme les plus importants en en donnant l’explication généralement adoptée et sur laquelle je reviendrai ensuite.

Couleur. — Beaucoup d’animaux ont la couleur du milieu dans lequel ils vivent ; nous avons déjà vu que les animaux pélagiques sont transparents comme l’eau de la mer. Les animaux du désert sont le plus souvent d’une couleur fauve ; les animaux des régions polaires sont souvent blancs, même quand ils appartiennent à un genre qui, en tout autre point du globe, ne comprend que des espèces colorées différemment, l’ours par exemple et le lièvre de l’Amérique polaire ; le bruant, le harfang des neiges sont blancs.

Les animaux nocturnes ont des couleurs sombres (souris, chauves-souris, taupes, hiboux[2]) ; les habitants des forêts à verdure persistante sont souvent verts (perroquets, pigeons verts, serpents verts des bananiers, etc.).

Les poissons qui vivent sur les fonds sableux ont la couleur du sable sur lequel ils se tiennent.

Tous ces faits sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les passer en revue avec plus de détail. Or, il est immédiatement évident, comme l’a fait remarquer Wallace, que cette homochromie est utile aux animaux qui en sont pourvus ; s’ils sont faibles, cela leur permet de n’être pas vus par leurs ennemis plus puissants ; s’ils sont forts, cela leur permet d’approcher leurs victimes sans être vus d’elles. Or, un caractère franchement utile à une espèce remplit précisément les conditions nécessaires et suffisantes pour être fixé par la sélection naturelle, mais, comment, dans le cas présent, s’est exercée cette sélection ?

L’instinct de la conservation, qui est, chez tout être vivant, le résultat héréditaire de toutes les acquisitions utiles à la défense de l’espèce au cours des générations ancestrales d’où il provient, porte l’animal à se cacher par tous les moyens possibles quand il a peur d’être surpris ou quand il a besoin d’atteindre une proie méfiante. L’émigration momentanée ou durable vers des régions homochromes est évidemment utile et il serait tout naturel, par conséquent, que l’instinct de la conservation comprît aujourd’hui pour chaque espèce le choix d’un habitat protecteur. Dans une forêt comprenant des parties vertes et des parties brunes (écorce des arbres), les animaux verts demeurent de préférence sur les feuilles, les animaux bruns sur les troncs, etc. Une couleur spécifique préexistante peut donc modifier au cours des générations successives l’instinct de l’habitat et probablement beaucoup de cas d’homochromie s’expliquent ainsi, au moins ceux dans lesquels on constate que le choix de l’habitat a été facile, comme par exemple le choix des parties vertes ou des parties brunes voisines dans une forêt ; cette explication est un peu moins facile à admettre pour les animaux polaires qui, si j’ose m’exprimer ainsi, n’avaient pas sous la main l’habitat homochrome rêvé. Pour ceux-là, il vaut peut-être mieux prendre l’explication inverse qu’adopte Wallace : au lieu de la modification de l’habitat pour répondre aux exigences de la coloration, modification de la coloration pour répondre aux exigences de l’habitat[3] ; voici le passage de Wallace relatif aux animaux blancs :

« Si nous nous occupons des animaux supérieurs, nous serons frappés de la rareté de la couleur blanche chez les mammifères ou les oiseaux sauvages des zones tempérées ou tropicales. Il n’existe pas en Europe un seul quadrupède ou oiseau terrestre blanc, excepté quelques rares espèces alpines pour lesquelles le blanc est une protection. Il ne paraît pas cependant qu’il y ait chez ces animaux, une tendance inhérente à leur nature qui les éloigne du blanc, car, dès qu’ils sont réduits en domesticité, des variétés blanches apparaissent et semblent prospérer comme les autres. Nous avons des souris et des rats blancs, des chats, des chevaux, des chiens, du bétail blancs, de la volaille blanche, des pigeons, des dindons, des canards, des lapins blancs.

« Parmi ces animaux, les uns sont domestiqués depuis très longtemps, d’autres seulement depuis quelques siècles ; mais presque toutes les fois qu’un animal est parfaitement domestiqué, des variétés blanches ou tachetées se développent et deviennent permanentes.

« On sait que les animaux sauvages produisent quelquefois des variétés blanches, mais on n’a jamais vu ces races devenir permanentes. Or, nous n’avons pas de statistique[4] pour démontrer que des parents de couleur normale produisent des petits blancs plus souvent à l’état domestique qu’à l’état sauvage et nous n’avons aucun droit de faire cette supposition tant que les faits s’expliquent sans elle ; mais il est évident que si la couleur des animaux sert réellement à les cacher et à les préserver, le blanc étant très apparent doit leur être nuisible et concourir à rendre leur vie plus courte. Un lapin blanc est particulièrement exposé aux attaques du busard et de l’épervier ; une taupe ou une souris blanche n’échapperont pas longtemps au hibou qui les guette. De même, une déviation de l’état normal qui rendrait un animal carnivore plus apparent, le placerait dans une position désavantageuse en l’empêchant de poursuivre sa proie avec la même facilité que les autres, et, dans un cas de disette, cet inconvénient pourrait causer sa mort. En revanche, si l’animal s’étend d’un district tempéré dans une région arctique, les conditions seront changées. Durant une grande portion de l’année, et précisément celle où la lutte pour l’existence est le plus difficile, le blanc prédomine dans la nature et les couleurs sombres sont les plus visibles ; les variétés blanches auront donc l’avantage, s’assureront la nourriture et échapperont à leurs ennemis, tandis que les variétés brunes seront détruites par la faim ou dévorées ; la règle étant d’ailleurs que tout être produit son semblable[5], la race blanche s’établira et deviendra permanente, tandis que les races foncées, si elles reparaissent occasionnellement, s’éteindront bientôt. Dans tous les cas, les plus aptes survivront, et, avec le temps, il se produira une race adaptée aux conditions qui l’environnent[6]. »

Tout ce passage de Wallace est très logique ; il n’est pas douteux que la couleur blanche soit un danger pour les animaux comestibles qui vivent à l’état sauvage ; un point qui, cependant, est discutable, c’est l’origine même de la variation colorée que fixe la sélection naturelle dans les divers cas : « La variété blanche des rats et des souris ne dépend nullement, affirme Wallace, d’une altération du climat, de la nourriture ou d’autres conditions externes[7]. » Voilà, à mon avis, une affirmation gratuite, peu indulgente pour Lamarck. Nous ne pouvons guère prétendre à la connaissance exacte de toutes les conditions externes et de leur influence sur les variations individuelles ; et d’ailleurs, Wallace oublie, sans y prendre garde, les phénomènes d’atavisme qui interviennent peut-être dans l’apparition brusque d’une variété comme la variété albinos. Que cette variété ait existé autrefois dans les ancêtres de nos lapins sauvages, à l’époque glaciaire par exemple, et les hasards du retour atavique permettront la réapparition d’un individu blanc, dans des conditions tout autres que celles qui avaient déterminé primitivement la genèse de cette coloration spéciale ; puis, cet individu blanc, livré à la lutte pour l’existence, prospérera ou ne prospérera pas suivant les conditions de la sélection naturelle dans son milieu. La question importante, que nous examinerons plus tard, est de savoir comment s’est formée, pour la première fois, la variété albinos ou toute autre variété, et il est peut-être risqué d’affirmer que l’apparition de cette variété n’a pas dépendu « d’une altération de climat, de la nourriture, ou d’autres conditions externes ».

Quoi qu’il en soit des causes mêmes de la variation chromatique, la sélection naturelle explique bien comment les cas d’habitat homochromique sont si fréquents, soit par la fixation d’un instinct spécial qui a déterminé le choix de l’habitat en fonction de la couleur, soit par la disparition des types hétérochromiques, moins favorisés dans un habitat donné.

Encore cette explication est-elle un peu simpliste ; à telle ou telle couleur de robe peuvent être inhérents d’autres dangers pour l’espèce que ceux qui proviennent de la plus ou moins grande visibilité des individus ; Darwin cite lui-même à ce sujet un cas de corrélation bizarre : « Le professeur Wyman m’a récemment communiqué, dit-il, une observation très intéressante. Il demandait à quelques fermiers de la Virginie pourquoi ils n’avaient que des cochons noirs ; ils lui répondirent que les cochons mangent la racine des lachnanthes, qui colore leurs os en rose et fait tomber leurs sabots ; cet effet se produit sur toutes les variétés, sauf sur la variété noire. L’un d’eux ajouta : Nous choisissons, pour les élever, tous les individus noirs d’une portée, car ceux-là seuls ont quelque chance de vivre[8]. »

Voilà un cas de corrélation entre le pigment d’un animal et sa résistance à une cause de destruction qui semble n’avoir aucun rapport avec la pigmentation. Le hasard l’a fait découvrir, mais combien d’autres cas analogues doivent exister que nous ne connaissons pas ! Or, toutes les causes de destruction interviennent dans la sélection naturelle et l’on risque souvent de fausser le principe de Darwin quand on l’applique à des cas dont on croit connaître toutes les conditions importantes, alors que l’une d’elles a pu passer inaperçue. Cette remarque suffit à renverser l’objection faite à Wallace que la sélection naturelle aurait, d’après son explication de l’homochromie, fait rapidement disparaître les animaux à couleurs très voyantes.

Ressemblance morphologique avec des feuilles ou des corps bruts. — Les différentes explications données pour les phénomènes d’homochromie sont encore valables pour ces cas de ressemblance morphologique dont quelques-uns sont certainement fortuits : « J’ai plus d’une fois pris, dit M. A. Sidgwick, la Cilix compressa, petit papillon de nuit blanc et gris, pour de la fiente d’oiseau tombée sur une feuille et vice versa[9]. » Il y a tant de formes d’animaux qu’il n’y a rien de bien étonnant à ce que l’une d’elles ressemble à un corps d’une morphologie aussi vague « qu’une fiente d’oiseau tombée sur une feuille », et il est certain d’autre part que cette ressemblance fortuite, étant incontestablement utile dans une certaine mesure, a des chances pour être conservée et accrue par la sélection naturelle.

Il en est de même pour cet insecte, le Ceroxylus laceratus, trouvé par Wallace à Bornéo et qui est recouvert d’excroissances foliacées d’un vert olive clair, ce qui lui donne l’apparence d’un bâton couvert d’une mousse parasite ; cet insecte appartient d’ailleurs à la famille des phasmidés, de l’ordre des orthoptères : « La plupart des Mantidés et des Locustidés des tropiques sont colorés et tachetés de façon à imiter la couleur des feuilles sur lesquelles ils se tiennent et, chez plusieurs, les nervures mêmes des ailes rappellent celles des feuilles. Cette modification spéciale atteint son maximum de perfectionnement dans le genre Phyllium. Celui-ci doit son nom « d’insecte feuille » à l’apparence extraordinaire de ses ailes et même de ses pattes et de son thorax qui sont aplatis et élargis, de telle sorte que l’observation la plus exacte permet à peine de distinguer l’insecte vivant des feuilles qui lui servent de nourriture.

« La famille des Phasmidés ou spectres, à laquelle cet insecte appartient, est tout entière plus ou moins imitative. Plusieurs de ses espèces sont connues sous le nom « d’insecte canne » à cause de leur rapport frappant avec de petites branches. Quelques-uns sont longs d’un pied et gros comme le doigt ; toutes leurs couleurs, leur forme, leurs rugosités, l’arrangement de la tête, des pattes et des antennes sont tels que leur apparence est celle de bâtons desséchés. Ils se suspendent à des buissons de la forêt et ont la bizarre habitude de laisser pendre leurs pattes irrégulièrement, ce qui rend l’erreur encore plus facile[10]. »

La dernière phrase de cette citation de Wallace prouve, chez les Phasmidés, une tendance soit instinctive, soit raisonnée à tirer le plus grand parti possible de leur ressemblance avec des corps bruts. Que cette ressemblance leur soit utile, cela est en effet hors de doute, mais qu’ils en tirent manifestement parti, cela pourra nous servir plus tard à discuter ce qu’il y a de fortuit et ce qu’il y a d’acquis dans ces caractères de ressemblance que la sélection naturelle conserve et développe, mais n’a pas fait apparaître. Je ne crois pas que le principe de Darwin, invoqué seul, puisse expliquer l’existence du merveilleux Kallima paralecta. Ce papillon remarquable est revêtu en dessus de couleurs brillantes, tandis que, au repos, les ailes relevées simulent exactement une feuille desséchée, attachée à l’arbre où est posé le papillon, avec ses nervures médianes et latérales, avec les sphéries qui forment des taches sur le limbe de la feuille, avec les cicatrices mêmes que font les insectes herbivores quand, ne laissant que l’épiderme, ils dessinent sur la feuille de petites plages translucides. Ces dernières sont simulées par des taches nacrées correspondant à celles qui ornent le dessus de l’aile du papillon.

Cet exemple nous conduit aux cas que Wallace considère comme du mimétisme (mimicry) proprement dit, mais ne trouvez-vous pas déjà qu’il est bien difficile d’admettre que le hasard seul a produit successivement toutes ces ressemblances extraordinaires entre des êtres aussi dissemblables qu’un papillon et une feuille, ressemblances qu’aurait accumulées dans la suite des générations la sélection naturelle, facteur passif incapable de produire par lui-même aucun caractère nouveau ?

Mimétisme proprement dit de Wallace. — On connaissait depuis longtemps un grand nombre de cas de ressemblance bizarre existant entre des insectes qui appartiennent à des genres, des familles où même des ordres différents et entre lesquels n’existait par conséquent aucune affinité réelle ; on les considérait comme des exemples de « ces analogies curieuses, mais inexplicables, qu’on rencontre dans la nature ».

Kirby et Spence avaient cependant pensé à l’utilité de cette ressemblance dans le cas des mouches du genre Volucella ; ces mouches entrent dans les nids des abeilles pour y déposer leurs œufs, afin que leurs larves se nourrissent de celles des abeilles et chacune des espèces de mouches est remarquablement semblable à l’espèce d’hyménoptère chez laquelle elle vit en parasite. Les naturalistes que je viens de citer, pensèrent que cette ressemblance avait pour but exprès de protéger les mouches contre les attaques des abeilles.

Wallace a rassemblé un très grand nombre de cas de mimétisme et a remarqué que les ressemblances « sont souvent portées à un point de minutie tel qu’il semble impliquer l’intention de tromper l’observateur[11] ».

En effet, étant donnée la différence des propriétés inhérentes à des espèces différentes, il doit être avantageux dans la plupart des cas, pour un animal donné, d’être pris pour un animal d’une autre espèce. Un papillon comestible sera incontestablement protégé par une ressemblance considérable avec un autre papillon dont le goût et l’odeur sont insupportables aux oiseaux ; un animal qui doit capter des proies vivantes pour sa nourriture, aura intérêt à tromper ces proies par une ressemblance frappante avec un herbivore inoffensif, etc. Il est donc bien évident que ce facteur utile à l’espèce pourra être conservé et même, pourvu qu’il existe une fois, développé par la sélection naturelle.

Wallace a posé les règles générales suivantes du mimétisme protecteur dans la série animale :

1re Loi. — Dans une majorité accablante de cas de mimétisme, les animaux ou les groupes qui se ressemblent habitent la même contrée, le même district et, dans beaucoup d’exemples, le même lieu.

2e Loi. — Les animaux n’imitent pas n’importe quels autres animaux, sans distinction, mais seulement certains groupes qui sont, dans tous les cas, abondants en espèces et en individus, et sont souvent pourvus d’un moyen de défense spécial bien constaté.

3e Loi. — Les espèces qui imitent ces groupes prédominants sont comparativement peu abondantes en individus et souvent très pauvres[12].

L’intérêt des deux dernières lois est évident ; il est certain que s’il y a un seul papillon comestible au milieu de mille papillons analogues à goût infect, l’expérience des oiseaux ayant porté plus souvent sur les derniers protégera le premier bien plus efficacement que si la première espèce était plus nombreuse ou seulement aussi nombreuse que la seconde.

Quant à la première loi, elle montre qu’il ne faut pas attribuer le mimétisme au hasard seul, ou tout au moins que si la ressemblance a été fortuite d’abord, la sélection naturelle est intervenue ensuite pour la conserver et la développer ou encore pour fixer héréditairement l’instinct grâce auquel l’espèce protégée cohabite avec l’espèce protectrice.

Au point où nous en sommes et étant donnée son utilité incontestable dans tous les cas pour l’espèce imitatrice, il devient inutile de distinguer l’imitation qui a pour objet les animaux, les végétaux, les corps bruts ou la couleur du milieu, comme nous l’avons fait au cours de cet exposé. Il vaut mieux grouper les phénomènes d’imitation, comme l’a fait M. Giard, suivant la manière dont s’établit la protection qui en résulte pour l’espèce imitatrice, en mimétisme offensif et mimétisme défensif : « De même qu’un homme se déguise pour se dérober à un danger ou pour commettre un crime, les espèces imitatrices ont pour but, les unes de se cacher, les autres de surprendre leur proie. Les premières sont les plus nombreuses, je le reconnais, mais il est facile de trouver des exemples du second cas. L’un des plus frappants et des plus nets me paraît fourni par certaines Entomobies cimécophages : les Alophora Hemiptera et Subcoleoptrata simulent, comme leur nom l’indique, les hémiptères mégapeltides, ce qui leur permet d’approcher des Pentatomes et de déposer leurs œufs sur ces animaux[13]. » Le cas de volucelles citées plus haut peut être considéré aussi comme du mimétisme offensif.

Le mimétisme défensif peut être réalisé de différentes manières, soit par simple dissimulation comme nous en avons vu des cas, soit par terrification ; de cette dernière manière il y a des exemples bien curieux :

« Un grand nombre d’insectes qui vivent sur les troncs des arbres revêtent la livrée brillante des guêpes, les plus puissants des hôtes des vieux bois. Tels sont les Ctenophora, la Spilomyia vespiformis chez les Diptères, plusieurs Sesia chez les Lépidoptères, etc. Malgré leurs couleurs voyantes ces animaux sont protégés par leur ressemblance avec des êtres dangereux et redoutés. »[14]

Un cas plus extraordinaire de mimétisme défensif par terrification est celui des papillons brésiliens du genre Caligo. Dans leur position normale de repos, la tête en bas, ces animaux ressemblent à s’y méprendre à une tête de chouette vigilante, les yeux grands ouverts ; le mimétisme est si extraordinaire que les taches ocellées des ailes reproduisent non seulement l’œil de la chouette, mais encore la tache lumineuse qui se produit normalement sur la cornée. Nul doute que cette apparence terrifiante écarte de l’inoffensif papillon endormi les petits oiseaux carnivores qui, sans cette protection, en feraient infailliblement leur proie.

En dehors des insectes, on trouve d’autres cas de mimétisme défensif par terrification. Plusieurs serpents non venimeux imitent les Elaps, dont la morsure est mortelle. Ph. François a même rapporté récemment, des récifs de corail des Nouvelles-Hébrides, un poisson du groupe des murénides qui cohabite dans les récifs avec un Elaps dangereux (Platurus fasciatus) et lui ressemble étonnamment.

De nouveaux cas de mimétisme se découvrent chaque jour ; il serait fastidieux de les énumérer ; mieux vaut s’en tenir aux réflexions générales que peut inspirer leur étude.

À un point de vue différent du précédent, M. Giard a fait des cas de mimétisme une autre classification qui nous sera utile pour l’interprétation complète des faits :

« Il y a mimétisme direct quand un animal prend l’aspect d’un être organisé quelconque ou même d’une substance inorganique parce qu’il a un intérêt immédiat à prendre ce déguisement.

« Il y a mimétisme indirect quand les animaux de groupes différents arrivent à se ressembler, par une adaptation commune à des conditions d’existence semblables[15], en dehors de toute influence atavique, bien que cette influence, dans un grand nombre de cas, puisse faciliter les variations corrélatives.

« Un grand nombre de classifications dites paralléliques ne reposent que sur des faits de mimétisme indirect et nullement sur des homologies véritables et phylogéniques ; les Lamellaria, les Pleurobranches, les Limaces, sont trois termes correspondants chez les Prosobranches, les Opisthobranches et les Pulmonés ; mais les ressemblances que présentent ces animaux sont tout à fait indirectes ; c’est ce que Strickland et Woodward appellent des ressemblances imitatives, ce que j’appellerai plus volontiers des ressemblances professionnelles[16]. »

Je ne parle pas ici des cas où le mimétisme est immédiatement soumis à l’influence de la volonté comme chez les poulpes, les poissons pleuronectes, etc., que j’étudierai à propos de l’interprétation lamarckienne des faits d’imitation ; mais sans paraître[17] directement soumis à l’influence de la volonté, le mimétisme peut être temporaire comme chez ces Lamellaria de Giard, mollusques qui ont des couleurs différentes, toujours protectrices, suivant les colonies d’Ascidies composées sur lesquelles ils vivent ; cette harmonisation de couleurs n’est pas immédiate ; elle est même assez lente, car, lorsqu’ils quittent l’Ascidie homochrome, les Lamellaria trahissent leur présence par les vives couleurs qu’ils conservent encore longtemps après.

Enfin, il faut distinguer de ce mimétisme temporaire, le mimétisme évolutif et le mimétisme périodique[18].

Le premier est surtout remarquable chez certains insectes et détermine chez eux un polymorphisme intéressant. Il se produit à une époque déterminée de la vie d’un animal, au moment où il peut lui être utile, et persiste pendant toute la période pour laquelle il s’est réalisé. Tel est par exemple le mimétisme de la chenille Smerinthus Tiliæ qui, verte, sur la feuille de l’arbre qui l’a nourrie (orme, tilleul, poirier), devient très souvent brune au moment où elle descend le long de l’écorce pour s’enterrer et se transformer en chrysalide.

Le mimétisme périodique se réalise chez les animaux qui changent de teinte suivant la saison. « Le renard bleu, dit Wallace, l’hermine et le lièvre des Alpes ne sont blancs qu’en hiver, parce qu’en été le blanc serait visible plus que toute autre couleur et constituerait par conséquent un danger plutôt qu’une protection. »

Je signalerai encore, avant d’entreprendre l’essai d’interprétation générale des phénomènes de mimétisme, la remarque assez intéressante que, très souvent, chez les insectes, le mimétisme protecteur est restreint au sexe femelle. Or les insectes ne s’accouplent qu’une fois dans leur vie ; la prolongation de l’existence du mâle après l’accouplement est inutile à la conservation de l’espèce, tandis que la femelle doit vivre assez longtemps pour déposer ses œufs en lieu convenable et assurer ainsi la prospérité de ses petits. Wallace a fait remarquer aussi que les femelles des oiseaux ont des couleurs ternes qui les protègent pendant l’incubation, sauf quand elles ont un nid suffisamment clos qui les protège directement.

Enfin pour terminer : Plateau considère comme faux le mimétisme de deux noctuelles (Moma Orion et Dichonia aprilina) parce que les époques d’apparition des deux espèces sont si différentes qu’il faudrait de véritables perturbations dans les saisons pour les rencontrer à la même époque de l’année ; Giard fait remarquer à ce sujet « qu’il faut, dans les questions de ce genre, envisager les espèces considérées non seulement dans l’espace, mais dans le temps, le mimétisme pouvant survivre aux causes qui l’ont produit », réflexion importante dont nous aurons à tirer parti. D’ailleurs, indépendamment de cette considération, il y a des cas où un mimétisme peut être protecteur sans synchronisme ; un oiseau, dégoûté pendant l’automne par des insectes âcres ou puants, pourra très bien conserver le souvenir instinctif de ce dégoût et épargner au printemps des insectes comestibles rappelant extérieurement les premiers.

En résumé, tous les cas de mimétisme que nous avons passés en revue sont utiles aux espèces qui les présentent et par conséquent la sélection naturelle doit les conserver et même les renforcer ; les darwinistes considèrent cette explication comme suffisante et admettent des ressemblances initiales fortuites. Cela est-il véritablement satisfaisant et n’y a-t-il pas des cas où la perfection de la ressemblance exigerait, pour se concevoir, des hasards véritablement merveilleux ? La tache de lumière dans l’œil de chouette dessiné sur les ailes du papillon brésilien Caligo peut-elle être vraisemblablement attribuée à un heureux hasard ? Il faut discuter tout cela.

De plus, n’y a-t-il pas des cas où une espèce imite véritablement soit le milieu, soit une autre espèce, au sens que nous avons donné au mot imitation dès le début de cet article ? N’y a-t-il pas chez certains êtres vivants, certaines propriétés qui déterminent une réponse de l’organisme, analogue à l’excitation venue du dehors ; ne peut-on en un mot considérer dans certains cas l’imitation comme un résultat direct de l’action du milieu sur l’individu ? Nous allons essayer de nous en rendre compte dans le prochain chapitre.


  1. Wallace, la Sélection naturelle, édit. française, p. 47.
  2. À côté de cette homochromie des animaux nocturnes on peut placer aussi leur caractère silencieux (mimétisme acoustique). Rien n’est plus frappant que l’absence de bruit dans le vol de la chouette, caractère dû à ses plumes soyeuses. Au milieu du calme des nuits, les battements d’ailes d’un oiseau diurne préviendraient la proie convoitée.
  3. Pour les espèces alpines, le choix de l’habitat est très facile à expliquer et la première interprétation de la modification de l’habitat par la couleur est valable
  4. Pour les lapins cependant, dont on tue et dont on voit des millions tous les ans, combien y a-t-il d’exemples albinos parmi les sauvages ? En voit-on même ? Or, l’homme est certainement un des destructeurs les plus acharnés de l’espèce. La statistique dont parle Wallace peut donc être considérée dans ce cas comme démontrant une influence directe de la domesticité sur l’albinisme.
  5. Hérédité des caractères acquis. Voir Évolution individuelle, op. cit.
  6. Wallace, op. cit., p. 63.
  7. Wallace, op. cit., p. 48.
  8. Darwin, Origine des espèces, trad. Barbier, p. 13.
  9. Wallace, op. cit., p. 61.
  10. Wallace, op. cit., p. 62.
  11. Wallace, op. cit., p. 75.
  12. Wallace, op. cit., p. 75.
  13. Giard, Sur le mimétisme et la ressemblance protectrice (Arch. de zool. exp. et gén., 1872, et Bull. sc., xx, 1888)
  14. Giard, op. cit.
  15. Ceci rentre dans les cas de convergence des caractères que nous avons étudiés plus haut ; il y a tellement de passages entre les cas de convergence reconnue et ceux de mimétisme direct que l’on est tenté de rapporter les seconds à la même cause que les premiers : nous aurons à discuter ces faits ultérieurement.
  16. Giard, op. cit. Le mimétisme professionnel de Giard entre dans la ressemblance acquise par cinétogénèse à laquelle j’ai déjà fait allusion plus haut ; j’aurai à revenir là-dessus pour l’interprétation lamarckienne des faits d’imitation.
  17. Distinction faite par Giard, dans le mémoire précédemment cité.
  18. Je signale seulement, sans m’y arrêter longuement, le mimétisme parasitaire : « Certains parasites déterminent des modifications morphologiques parfois très importantes chez leurs victimes et leur donnent une ressemblance avec d’autres objets, ressemblance dont le rôle protecteur, par rapport au parasite, est souvent très manifeste. » Giard, Ann. Soc. anatom. fr., 1894. Exemple des galles végétales produites par des insectes.