Notice au Lachès de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IIp. 85-89).



NOTICE




I

PERSONNAGES ET CIRCONSTANCES


Deux pères de famille, Lysimaque et Mélésias, soucieux de l’éducation de leurs fils adolescents et ne sachant comment la diriger, ont prié Nicias et Lachès, généraux illustres dans la cité, de venir voir avec eux un maître d’armes dont les exercices attirent la foule, et de les éclairer à ce propos sur l’utilité de faire apprendre à leurs fils l’art des armes. La scène se passe dans un gymnase où Socrate se trouve par hasard : on l’invite à prendre part à la consultation.

Les deux jeunes gens assistent à l’entretien, mais ils ne sont que des personnages muets, ou peu s’en faut.

Lysimaque et Mélésias sont tous deux de naissance illustre, mais se plaignent de n’avoir pas reçu de leurs pères une direction suffisante, qui leur permît de marcher sur leurs traces ; d’où leur résolution d’épargner à leurs fils un inconvénient analogue. Lysimaque, en effet, a eu pour père le grand Aristide, et ne paraît avoir joué lui-même aucun rôle marquant dans la cité, bien qu’il soit mentionné par Démosthène (contre Leptine, 115) comme ayant reçu des Athéniens une récompense assez importante. Quant à Mélésias, il était fils de ce Thucydide, distinct de l’historien, qui fut l’un des principaux chefs du parti aristocratique au milieu du ve siècle. Mélésias resta personnellement assez obscur : il est seulement nommé comme ayant figuré parmi les Quatre-Cents (Thuc. viii, 86, 9).

Nicias est bien connu par les récits de Thucydide et des historiens. Riche, généreux, modéré dans ses sentiments aristocratiques, il est le premier personnage d’Athènes après Périclès et, celui-ci mort, il n’a guère de rivaux, soit comme général, soit comme homme d’État. On sait avec quelle énergie, quoique général habitué à vaincre, il s’opposa au vote de la guerre contre Syracuse, et comment il finit par être obligé de prendre le commandement de l’expédition ; après une période de succès vinrent des revers qui aboutirent à une catastrophe pour l’armée et pour lui-même : il fut mis à mort par les Syracusains. Thucydide, qui apprécie sa prudence et son savoir militaire, lui reproche des scrupules religieux qui ralentirent la retraite à cause d’une éclipse et précipitèrent le désastre.

Lachès, moins célèbre que Nicias, est cependant représenté par Thucydide comme un bon général qui avait commandé avec honneur dans maintes circonstances pendant la guerre du Péloponnèse. Il fut tué en 418 à la bataille de Mantinée. Il ne semble pas qu’il fût de grande naissance : il n’est jamais question de ses ancêtres ; c’était un soldat de vocation, qui ne paraît pas avoir joué de rôle politique.

La scène se passe après la bataille de Délion (424), où Socrate a combattu sous les ordres de Lachès. Comme celui-ci est mort six ans plus tard, c’est très peu de temps après la bataille que le dialogue est censé avoir lieu. Socrate, né en 469, avait donc quarante-cinq ans environ ; il dit lui-même qu’il est plus jeune que les deux généraux et les prie pour cette raison de parler les premiers.



II

COMPOSITION ET SIGNIFICATION PHILOSOPHIQUE


La composition du dialogue est simple et harmonieuse.

Après le préambule, où Lysimaque expose l’objet de la réunion, et où le personnage de Socrate est vivement présenté, Nicias et Lachès, invités à donner leur avis, prennent la parole tour à tour, chacun dans un discours suivi. Les deux avis sont diamétralement opposés : Nicias approuve l’étude des armes, Lachès la tourne en ridicule avec conviction.

Devant ce désaccord de deux juges également qualifiés, Socrate fait remarquer qu’à moins de compter les voix, procédé peu satisfaisant, il est nécessaire de reprendre la question, mais suivant une méthode différente. Il s’agit d’abord de savoir sur quel objet précis on discute, et, cet objet déterminé, d’en obtenir une définition exacte.

L’objet en discussion se ramène à la notion du courage, puisque les deux orateurs ont l’un affirmé, l’autre nié, que la science des armes enseignât le courage.

Qu’est-ce donc que le courage ? Ici commence la discussion dialectique, divisée en deux parties qui se complètent et se font pendant : l’une entre Lachès et Socrate, l’autre entre Nicias et le même Socrate.

La discussion avec Lachès rappelle la discussion avec Charmide dans le dialogue de ce nom, et l’intervention de Nicias ressemble par certains côtés à celle de Critias suppléant Charmide.

Lachès est un homme courageux et un esprit simple. Les définitions successives qu’il donne de la vertu qui est la sienne, ne sont pas fausses, mais elles manquent de rigueur et n’embrassent pas toute l’étendue de l’idée à définir : ce sont des définitions populaires, tout à fait insuffisantes pour un dialecticien rigoureux.

Nicias, qui est un esprit cultivé et qui se pique d’avoir fréquenté les savants, donne une définition qui vise à la profondeur et où l’idée de science, inséparable aux yeux de Socrate de l’idée de vertu, intervient. Mais Socrate n’est pas encore satisfait et l’amène à reconnaître que ce qu’il a défini, c’est peut-être la vertu en général, mais que ce n’est pas la vertu de courage en particulier.

Donc, ni l’un ni l’autre n’ont abouti au résultat cherché. Après une amusante dispute où Lachès et Nicias se raillent mutuellement, Socrate refuse de se prononcer sur le fond du débat et déclare qu’il va lui-même sans retard se remettre à l’école. Lysimaque entre dans le badinage et convient avec Socrate qu’on se retrouvera le lendemain pour examiner de nouveau la question.

Quel est le sens de cette conclusion d’apparence négative ? Faut-il croire ici encore, avec Horneffer, comme à propos du Charmide, que Platon s’est proposé dans ce dialogue de réfuter Socrate lui-même et de séparer sa propre doctrine de celle de son maître ? J’avoue que cette interprétation me semble absurde. Pour qu’elle fût le moins du monde vraisemblable, il faudrait que la théorie de Nicias fût exactement celle du Socrate historique. Or il est manifeste qu’elle viole absolument la règle des définitions telle que Socrate l’avait établie, puisqu’elle néglige, comme on dit dans l’école, la « différence propre », et s’en tient à déterminer le « genre prochain ».

Quelle est donc la signification du dialogue ? Il est évident que nous avons ici une simple exposition de méthode, et que cette exposition se suffit à elle-même, quelle que soit la forme de la conclusion provisoire où elle aboutit. La définition du courage n’est qu’un prétexte : l’objet véritable de toute la composition est de montrer : 1o  que des discours suivis permettent de soutenir le pour et le contre sans arriver à une démonstration rigoureuse ; 2o  que, pour étudier un problème complexe, comme celui de la valeur de l’hoplomachie, il faut d’abord le ramener à des termes simples, qu’on puisse définir ; 3o  que, pour définir correctement un objet, il ne suffit ni d’en indiquer certains caractères particuliers pris au hasard, ni d’en marquer un trait plus général, mais non spécifique.

Les anciens rattachaient le Lachès au genre maïeutique ; nous l’appellerions en français un dialogue méthodique.

Ce caractère très net et un peu étroit le rattache au même groupe que le Charmide et permet de l’attribuer en toute vraisemblance à la jeunesse de Platon.

Cela ne veut d’ailleurs pas dire que l’intérêt littéraire en soit moins vif ni l’art moins attrayant.



III

L’ART DU DIALOGUE


Cet attrait vient en particulier de la vérité des caractères et de la verve, tantôt spirituelle, tantôt éloquente, avec laquelle ils s’expriment. De Lysimaque et de son exposé initial, rien d’autre à dire sinon que la modestie et le bon sens du personnage sont fort agréables.

Mais Nicias et Lachès sont deux figures admirables de vie et d’originalité. Lachès est impétueux, tout de premier mouvement, vif dans la réponse, franc et droit avant tout, spirituel et sarcastique au besoin, et en outre, dans le beau passage où il explique pourquoi il est à la fois ami et ennemi des discours, sa description de l’orateur selon son cœur, de l’homme qui accorde sa vie avec sa parole, est d’une éloquence et d’une poésie qui ravissent. — Nicias a moins d’élan, moins de verve ; mais il est la distinction même, et sa finesse sait être par moments fort spirituelle, notamment dans tout ce qu’il dit de Socrate.



IV

LE TEXTE


Mêmes sources que pour le Charmide.

En outre, plusieurs fragments du Lachès ont été retrouvés sur des papyrus égyptiens (Greek Papyri in the British Museum, II, no 187 ; Flinders Petrie Papyri, II, no 50 ; Oxyrhynchus Papyri, II, no 228). L’intérêt de cette découverte est de justifier une ou deux corrections modernes et de montrer aussi que des altérations de texte se sont introduites de fort bonne heure dans certains exemplaires de Platon. Le papyrus du British Museum, mutilé et peu lisible, n’a pu être utilisé. Le papyrus Flinders Petrie (190 b–191 c) est désigné dans notre apparat par Fl. P. Pap. ; le papyrus d’Oxyrhynchus (197 a–e) par Ox. Pap.