Jules Laisné (p. vii-xii).
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Chapitre I  ►


PRÉFACE


Au moment où ce petit volume va paraître, nous sentons le besoin de protester contre une intention qui nous a été prêtée, lors de la publication de ces pages dans le journal le Figaro.

On a prétendu que nous avions répandu sur le criminel dont nous avons raconté la vie un intérêt nuisible, et que Lacenaire se trouvait poétisé dans le cours de notre récit.

Certes les gens qui nous ont fait ce reproche ont tenu peu de compte de tous les passages de notre travail où Lacenaire est flétri ainsi qu’il le mérite, et ils n’ont pas pensé à une chose, c’est que si quelque prestige a suivi durant son procès et après sa mort un pareil homme, la faute en a été aux dames, aux avocats et aux journalistes de son temps, qui l’ont aidé de toutes leurs forces à élever le piédestal sur lequel il a tant posé devant la Cour d’assises.

Nous avons cherché au contraire à réagir contre ce travers d’une autre époque, et nous allions le faire plus énergiquement encore aujourd’hui, lorsque nous avons eu la bonne fortune de lire un article de M. Léon Gozlan, inséré en janvier 1836 dans la Revue de Paris.

Jamais document n’a mieux exprimé nos propres pensées sur un homme, que ne l’a fait celui qui est sorti de la plume brillante de l’auteur des Tourelles et comme nous désespérons de dire plus juste que lui, nous consignons purement et simplement en guise de préface au commencement de ce livre, les réflexions pleines de sens que l’engouement public a inspirées au spirituel écrivain.

Voici ce que, dans sa haute raison, il disait à propos de Lacenaire. Il est impossible de prémunir plus complétement les lecteurs que M. Gozlan ne le fait contre les piéges où les grands sentiments du criminel pourraient les jeter :

« Par une comparaison dont nous voudrions adoucir les angles,nous croyons qu’il existe, dans l’échelle des êtres créés, des hommes d’élite, comme il y a des métaux, des plantes,des pierres, des arbres, des animaux d’élite, c’est-à-dire, pour compléter toute notre pensée, qu’il y a, selon nous, des hommes imparfaits, à côté d’animaux imparfaits, des hyènes et des Lacenaire. On ne doit pas s’effrayer de cela, le monde étant toujours assez vigoureux pour rejeter ce qui ne s’assimile pas à lui.

« Tout animal qui n’est pas doué d’un instinct propre à se plier aux conditions d’une existence privée doit être notre ennemi, comme nous devons être le sien ; c’est au plus fort. Le tigre refuse de ramper à nos pieds comme le chien ; qu’il meure, il nous dévorerait. S’il est un homme qui ne consente pas à partager avec nous le fardeau des gênes sociales, la contrainte salutaire des lois, le poids de la famille, que celui-là meure encore, car il nous tuerait. La société ou la mort. « J’ai demandé à Lacenaire, dit quelqu’un, pourquoi il n’avait pas eu l’idée de s’engager dans un régiment. — C’est parce que je ne sais pas obéir, » me répondit-il. Notre apparente dureté ne blessera personne : nous n’employons ici, et nous n’emploierons jamais le mot de mort que comme l’équivalent d’anéantissement, disparition, absence. S’il était un moyen de balayer pour toujours un criminel de la surface de la terre ou du milieu des hommes, sans lui ôter la vie, c’est ce moyen que nous conseillerions d’adopter, de préférence à tout autre. La peine de mort ne peut paraître juste que parce qu’elle est absolue. Elle conclut. C’est la plus géométrique de toutes les punitions. On voit qu’avec nous la loi calcule et ne se venge pas. »

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« S’il avait eu de l’esprit, il n’aurait été que plus coupable. Est-ce que l’esprit n’est pas la raison perfectionnée ? S’il avait eu de l’esprit, il aurait été prudent. Il aurait prévu qu’on ne commet pas deux meurtres dans la société sans payer le premier du repos de sa conscience, et le second de sa tête, deux supplices, dont le premier est le plus cruel quand on a de l’esprit. Profanation ! on a appelé cet homme poète ! La poésie ! cette exaltation qui fait d’un mortel un Dieu ! la poésie ! c’est-à-dire une fraternité sainte avec les anges ! la poésie ! cette abnégation de la terre, de la fortune, de tout, à celui qui arrache un cœur tout vivant de la poitrine d’un homme, et va s’asseoir, une heure après, aux Variétés, et s’essuie les doigts sur le velours des banquettes ! Je défie un poète d’arracher une aile à un papillon ! »

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« Les avocats du barreau de Paris ont peut-être à se reprocher l’importance inusitée qu’on a donnée à cette affaire, hors des limites de la Cour d’assises, d’où, sans eux, elle ne serait pas sortie. On a interprété à l’avantage de Lacenaire, et presque en faveur de son innocence, les témoignages publics d’admiration qui lui ont été prodigués durant les débats, qu’il a, pour ainsi dire, dirigés lui-même, par une inexplicable complaisance du président, subjugué, il paraît, comme le reste du barreau. Sans doute l’admiration est un sentiment louable, et nous ne blâmons pas absolument les avocats d’avoir saisi, en dehors de leurs habitudes, une occasion de la faire éclater, sans s’arrêter à la cause plus ou moins légitime de cette admiration. Quand l’éloquence, ou ce qu’on croit l’éloquence, se montre là où la modestie des locataires ne veut pas la considérer comme une habituée du logis, il y aurait de la dureté à ne pas permettre qu’on lui fit bon accueil. On doit des égards aux étrangers.

« De cette effusion admirative est résultée au dehors l’opinion que Lacenaire était aussi, lui, un fameux légiste, un superbe parleur, un président de cour d’assises honoraire. Et de bonnes gens ont dit : « Puisque cet homme fait des vers magnifiques, et qu’il parle comme un avocat, ce n’est pas un homme ordinaire. » Trois jours après sa condamnation, il était un demi-dieu pour la rue. Les chiffonniers hochaient la tête d’incrédulité lorsqu’on leur annonçait la mort prochaine de Lacenaire. « Il a trop d’esprit pour ça, » disaient-ils ! On le voit, déjà l’impartialité de la loi était mise en doute par le gros peuple qui, à force d’entendre parler de l’esprit de cet homme, et jamais de son crime, s’imaginait qu’on allait être absous désormais de tout crime par l’esprit seul sans l’innocence.

« Quant aux résultats produits dans les prisons par la jactance de Lacenaire, ils sont irréparables : le mal est fait. Lacenaire est un dieu pour Poissy, pour Rochefort, pour Brest et pour Bicêtre. Il a élevé la guillotine au niveau de la gloire. Lacenaire est un saint, sa légende est dans la Gazette des Tribunaux, ce martyrologe édifiant de tous les scélérats de la terre. Son nom, au moment où j’écris, se pique, se tatoue avec du sang sur les bras, sur les poitrines des hôtes de Poissy. On l’invoque tout bas ; on s’encourage de son souvenir ; on se raffermit par son exemple. Vienne le jour où la Cour d’assises ouvrira ses portes à quelque nouveau criminel spirituel, il aura pour surnom Lacenaire ; il aura fait partie d’une affiliatton appelée Lacenaire. Merci aux avocats ! Cet homme est immortel. Il a dit quelque part : « Le jour où je serai exécuté, il gèlera. » S’il eût gelé, Lacenaire eût été non seulement un rédempteur prophétique pour les bagnes, mais encore pour la moitié du faubourg Saint-Marceau. Mais le jour de son exécution, il y eut dégel, et Lacenaire ne sera pas dieu. Ce ne sera qu’un saint, être faillible à quelque degré. Merci aux avocats ! »