Jules Laisné (p. 90-99).


CHAPITRE XVI.

La Force. ― Le voleur chansonnier. ― Plan de vie littéraire. ― Avril.


Voilà donc le rat une seconde fois dans la souricière de la Force, où cependant il avait bien juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Il fut cette fois condamné à treize mois de prison.

« À cette époque, dit Lacenaire dans ses Mémoires, il y avait dans cette maison beaucoup de « ce qu’on appelle républicains, » c’était quelques temps après juillet 1830. Je composai alors ma première chanson politique connue ; c’est celle intitulée : Pétition d’un voleur à Sa Majesté. »

Cette chanson, fit un certain bruit lors du procès de son auteur, ou plutôt d’un de ses auteurs, car M. Altaroche, en la publiant dans le recueil de ses chants, affirme l’avoir retouchée dans la forme. Nous le croyons sans peine. Mais Lacenaire ne pardonna jamais ce blanchissage à M. Altaroche, et le propre jour où commençaient devant la Cour d’assises les débats de son affaire, le meurtrier-poète, laissant de côté le soin de sa défense, faisait circuler au barreau l’épître suivante, dans laquelle il revendiquait la propriété de la chanson :

Je suis un voleur, un filou,
Un scélérat, je le confesse,
Mais quand j’ai fait quelque bassesse,
Hélas ! je n’avais pas le sou.
La faim rend un homme excusable,
Un pauvret de grand appétit
Peut bien être tenté du diable ;
Mais pour me voler mon esprit,
Êtes vous donc si misérable.

Oui, contre un semblable méfait,
Notre code est muet, je pense,
Au parquet, j’en suis sur d’avance,
Ma plainte aurait bien peu d’effet,
Pour dérober une filoche[1]
On s’en va tout droit en prison,

Aussi le prudent A…….
Ne m’a volé qu’une chanson,
Sans mettre la main dans ma poche,

Un voleur adroit et subtil,
Pour éviter toute surprise,
Sait déguiser sa marchandise
Et la vendre ainsi sans péril.
A……. aussi raisonnable,
Et craignant quelque camouflet,
A pris le parti détestable
D’estropier chaque couplet
Pour le rendre méconnaissable.

Je ne puis assez m’étonner
De ce bel acte de courage,
D’un autre copier l’ouvrage,
Pour moi se faire emprisonner,
Ce dévoûment est admirable ;
Et c’est avoir un trop bon cœur
De remplacer le vrai coupable ;
Et sans avoir été l’auteur
D’être l’éditeur responsable



La chanson intitulée Pétition d’un voleur à Sa Majesté, a été faite sans conviction, dit Lacenaire ; je ne me mêlais pas de politique ; j’aurais écrit en sens contraire pour essayer mon esprit. D’ailleurs, je ne la livrai nullement à la publicité, mais une personne m’ayant demandé la permission de la montrer à quelqu’un, j’accordai. On la porta à des républicains. Ils demandèrent à en connaitre l’auteur. On me désigna à eux. J’étais en ce moment à faire une partie de dames avec un autre voleur. Tous ces messieurs les républicains nous entourèrent, m’adressèrent la parole et me félicitèrent à l’envie sur mes talents poétiques. M. A……. fut un des plus empressés.

« — Comment se fait-il, me dit-il, qu’un jeune homme comme vous se trouve en prison ? Ce n’est sans doute pas pour vol ?

« — Je vous demande bien pardon, lui dis-je, c’est pour vol…

« — C’est donc une étourderie de jeunesse ?

« — La première fois, peut-être, car ceci est la seconde ; mais maintenant je suis un voleur d’habitude.

« — Cela est inconcevable, me dit-il, comment cela peut-il se faire ?…

« — Parce que la société ne veut de moi à aucun prix : que je me suis jeté inutilement à la tête de tout le monde, et que, ne pouvant vivre par elle, je suis obligé de vivre malgré elle.

« — Je ne puis comprendre cela, reprit-il, on ne peut laisser de côté un homme comme vous ; vous vous êtes mal adressé sans doute, j’espère que vous serez plus heureux avec moi ; je veux vous tirer de ce mauvais chemin.

« — Vous aurez peut-être bien de la peine.

« — Je pense que non, je suis sûr que vous n’êtes pas si corrompu que vous voudriez me le faire croire. Êtes-vous condamné ?

« — Oui, à treize mois.

« M. A. m’avoua qu’il ne se serait jamais fait une semblable idée des voleurs.

« Dans le peu de temps que j’avais à rester à la Force, je fis encore quatre ou cinq chansons dont je donnai copie à M. A… Un jour, il me dit : « Comptez-vous rester ici ? »

« — Non, monsieur, je m’attends de jour en jour à être transféré à Poissy.

« — Eh bien ! je m’en vais vous laisser mon adresse, et si vous faites quelque autre chanson, vous aurez la complaisance de me l’envoyer. Quand vous sortirez, vous viendrez me voir, je suis certain de faire quelque chose pour vous et de vous mettre à même de gagner votre vie honnêtement.

« — Et les antécédents, dis-je : si vous pensez ainsi, tout le monde pensera-t-il comme vous ? À quels affronts, à quelles humiliations ne serai-je pas exposé ?

« — Soyez tranquille, reprit M. A…, vous verrez que vous aurez affaire à des gens au-dessus de ce préjugé, à de véritables philanthropes qui, ainsi que moi, feront tout ce qu’ils pourront pour vous. Ainsi prenez courage, ne vous laissez pas abattre.

« — Je ne me laisserai jamais abattre, mais je connais les hommes et j’ai déjà éprouvé tant de déceptions ! »

Lacenaire a prétendu que cette voix amie fit taire toutes ses résolutions criminelles, ses projets de vengeance contre les hommes ; qu’il ne songea dès lors qu’à vivre honnêtement de sa plume, et qu’il serait demeuré vertueux si M. A… lui avait tenu parole.

À cela on peut se demander d’abord si Lacenaire avait un talent assez réel pour en pouvoir vivre, s’il y avait véritablement en lui l’étoffe d’un écrivain.

« Je partis de la Force, continue-t-il et fus transféré à Poissy ; là, je négligeai toute entreprise de travail et m’adonnai exclusivement à la poésie, et surtout à la chanson politique qui convenait assez bien à la tournure de mon esprit caustique et railleur ; mais, je le répète, c’était sans conviction, c’était absolument pour rien. Il est aisé de faire du ridicule sur quelque gouvernement que ce soit : on en eût fait à Napoléon s’il n’y eût mis bon ordre ; aussi que de pamphlétaires, que d’écrivassiers qui le louent aujourd’hui se mordraient les doigts, s’il leur en tombait du ciel un second ! Peuple lâche qui ne prends de courage que par la faiblesse de ton adversaire, aurais-tu fait un 29 juillet devant Napoléon qui décimait tes enfants ? Il est vrai que les morts ne revenaient pas se plaindre,et les vivants en profitaient ; ce serait assez mon système, et cependant je ne suis pas un conquérant.

« Après deux mois de séjour à Poissy, j’envoyai à M.A… un manuscrit des chansons que j’avais composées jusqu’alors ; il y en avait, je pense m’en souvenir, seize ou dix-sept. Je le priais de voir s’il pourrait en tirer quelque parti pour l’impression, ainsi qu’il me l’avait fait espérer à la Force. Voici ce qu’il me répondit le 10 décembre 1833 :

« Monsieur,

« J’ai reçu le manuscrit de vos chansons que vous avez fait remettre chez moi ; je vais m’occuper activement de l’utiliser, et je compte avoir, sous peu de jours, à vous annoncer un résultat au-delà de vos désirs. »

« Ces derniers mots étaient soulignés.

« … D’après les mots de la lettre de M. A…, sous peu de jours, un résultat au-delà de vos désirs, voyant au bout d’une dizaine de jours que je n’avais pas d’autres nouvelles, je pris la liberté de lui envoyer un petit mandat, en le priant de vouloir bien en compter les fonds, s’il avait réussi comme il me l’avait fait espérer. Le mandat me revint sans avoir été payé. Huit jours après, M. A. m’annonça qu’il n’avait encore rien terminé, qu’il avait bien trouvé pourtant un imprimeur, mais qu’il lui demandait une préface ! — Qu’arrivait-il pendant ce temps-là ? — M. A., à qui j’avais envoyé mon manuscrit pour en tirer parti pour moi de la manière la plus convenable, en détachait quelques chants qu’il faisait insérer dans son journal, — c’était le Bon Sens, — entre autres celui intitulé la Naissance du fils du roi des Belges. Je ne l’ai su que fort longtemps après. »

Bref, Lacenaire n’ayant été ni imprimé, ni rétribué, par conséquent, sortit de Poissy sans argent, et, ce qui devait lui faire le plus de peine, mal vêtu. Il envoya quelqu’un près de M.A… L’intermédiaire en reçut cinq francs et les porta à Lacenaire.

Au bout de quelques jours, M. A… remit à Lacenaire lui-même trente francs, provenant d’une quête faite entre amis, et quelques objets d’habillement. Mais le chansonnier de Poissy ne retira rien autre chose de ses œuvres poétiques, n’eut aucun article inséré dans le journal le Bon Sens, comme il l’espérait, et ne fut imprimé qu’une seule fois dans la Tribune des Prolétaires, feuille supplémentaire attachée au journal, et dans laquelle on insérait les correspondances d’ouvriers.

Lacenaire en garda une profonde rancune à toute la rédaction du Bon Sens. À l’entendre, il ne recommença à voler qu’après avoir été repoussé par la rédaction de ce journal, et il fit particulièrement contre M. Altaroche une chanson satirique, qui n’est pas fameuse. il la faisait circuler à la Cour d’assises le jour même où s’ouvrirent les débats de son affaire ; car Lacenaire, fidèle à sa monomanie, à sa toquade, comme on dirait maintenant, n’avait souci que de sa réputation littéraire.

Après avoir renoncé à ses rêves de journalisme, le voleur revint à ses anciens projets criminels, et conçut l’idée d’assassiner les garçons de caisse des riches maisons de banque de Paris, afin de s’en approprier les recettes. Ce plan échoua assez souvent, et d’une façon assez éclatante, rue Montorgueil, comme on le verra dans la suite. Mais, avant d’arriver à ces entreprises, qu’on nous permette de parler enfin d’Avril, ouvrier menuisier, le principal complice sur lequel comptait Lacenaire.

Il l’avait déjà connu en 1829, à Poissy, mais ce détenu était trop jeune alors pour qu’on pût former avec lui la moindre liaison. Après sa seconde condamnation, qui eut lieu en 1833, Lacenaire se retrouva à la Force dans le même atelier et côte à côte avec Avril, devenu un peu plus mûr alors. Ils firent plus ample connaissance. Une confidence en amena une autre, et le jeune homme raconta sa vie à l’assassin. Ce dernier vit d’un coup d’œil le parti qu’il y avait à tirer d’une pareille nature. On eût dit en effet qu’Avril avait été taillé pour le crime. Affligé d’appétits matériels impérieux, d’un tempérament sanguin et exubérant, d’un penchant insurmontable pour le vin, et d’une répulsion profonde pour tout ce qui exigeait un peu d’attention ou de raisonnement ; incapable de se modérer et de suivre un plan, si simple qu’il fût, le prisonnier était cet homme d’exécution aveugle et de volonté passive que Lacenaire désirait s’inféoder, et comme celui-ci voyait qu’avec une pareille organisation, Avril devait tôt ou tard aboutir au crime, il chercha à le dominer en l’éblouissant de sa supériorité intellectuelle.

Il le cajola d’abord, lui témoigna de la confiance, aiguisa sa haine contre une société qui l’avait déjà frappé, quoiqu’il fût bien jeune encore. Il raviva la plaie du réclusionnaire, en lui montrant l’impossibilité de remonter au bien et de redevenir un honnête homme ; il excita sa convoitise par des idées de lucre sans travail et sans peine ; enfin, il lui promit, grâce à son savoir-faire personnel, à son éducation et à son instruction, de le conduire à la fortune.

Avril était un gamin de Paris avec des passions trop développées et un entêtement parfois brutal ; mais il était dépourvu de finesse et de calcul. Lacenaire faisait des chansons, des vers et savait le latin ; il n’en fallait pas davantage pour que l’ouvrier le considérât comme un grand homme, et effectivement il s’engagea à le suivre partout.

Lacenaire sortit de prison et promit à Avril, qui devait être libre trois mois après, de lui donner de ses nouvelles. Peut-être n’aurait-il jamais revu cet acolyte de l’assassinat s’il avait réussi à faire lui seul quelque bon coup ; mais, après une morte-saison déplorable dans l’exploitation du vol, ne sachant sur qui compter, il lui tint parole et lui fit savoir qu’à sa sortie il trouverait un ami prêt à le recevoir.

Le libéré était resté longtemps dans la maison centrale et, toutes ses dettes payées, il avait touché une masse s’élevant à deux cents francs. Il avait été impossible de l’empêcher d’y toucher. Avant d’arriver à Paris seulement, quarante francs étaient déjà restés sur les comptoirs des marchands de vin de la route, et malgré les avis de son horrible mentor, Avril allait toujours son train. Il voulait s’achever à la Courtille ! Telle était son ardeur désordonnée pour la débauche, que, trouvant Lacenaire — Lacenaire ! — un censeur trop incommode, il s’était dérobé à son contrôle pour aller au jeu ! Le malheureux voulait se débarrasser de son argent avant d’aborder le crime.

« Il est certain, dit quelque part le sanglant rimeur, que j’étais une bonne fortune pour lui, et que, s’il eût voulu suivre mes conseils, nous aurions fait fortune ensemble ; car, outre l’affaire de la rue Montorgueil, j’avais de vastes plans inéchouables. Avril avait du courage et de la résolution ; il ne lui manquait que de savoir résister au vin. Du reste, c’est le défaut de presque tous les hommes de sa trempe. »



  1. Bourse.