Jules Laisné (p. 45-52).


CHAPITRE X.

Diogène en prison. ― Poissy. ― L’écrivain public.


Ce cadavre de plus sur la conscience ne devait point le distraire de son idée fixe, le vol ; et c’est après ce triste événement qu’il avait escroqué et vendue si impudemment la voiture de remise. Au lieu des six mois de prison auxquels il s’attendait en punition de cette filouterie, on le frappa d’un an de détention. C’était donc à Poissy qu’il devait faire son temps.

Cette aggravation de peine l’exaspéra, et, quoique son existence n’eût été avant, comme après la mort de M. de Constant, qu’une longue station dans les cafés et les maisons de jeu, quoique sa vie fût entachée déjà d’escroquerie, de faux et d’assassinat, ce jugement affermit en son âme les résolutions les plus sinistres.

C’est donc avec des sentiments excessivement haineux que Lacenaire se mit en devoir d’étudier la nouvelle société qu’il s’était presque choisie, et il y était d’autant plus à l’aise pour y faire ses observations que malgré ses dehors polis et distingués et quelques dégoûts passagers, il s’y était assez facilement acclimaté.

Avant d’entrer à la maison centrale de Poissy, il lui fallut passer trois ou quatre semaines à Bicêtre, et il a assuré pourtant depuis, que lorsqu’il se trouva au milieu de tous ces forçats destinés pour Brest, Rochefort ou Toulon, la vue de ces hideuses illustrations du vol et du meurtre lui fit regretter son dessein de vivre des produits du crime, et surtout la manière dont il avait commencé à mettre son projet à exécution.

Que trouvait-il, en effet, parmi tous ces misérables ?… une résignation apathique à leur sort et aux châtiments de la justice, un abrutissement complet dans ceux que la vindicte publique vouait à des peines pires que la mort ; des rêves chez les condamnés passibles de plusieurs années de prison, ou des projets insensés dont la réalisation était ajournée à leur sortie.

C’est, en effet, une chose digne de remarque, combien la captivité énerve l’homme et le rend incapable d’énergie pour tout ce qui est étranger à son évasion. Les piliers de prison, qui, tout en la maudissant par habitude, peuvent y vivre sans effroi avec un avenir de plusieurs années de détention devant les yeux, ne sont bons à rien et ne laissent pas d’être dangereux. Ils n’ont pas le courage du crime, et ce n’est pas un de ces êtres que cherchait ce racoleur de bagne.

Pour trouver son séide, il avait de prime abord observé soigneusement tous ceux qui devaient sortir à peu près en même temps que lui, et, dans cette foule de bandits, il n’avait distingué aucune nature trempée pour le crime. Il n’y avait donc rien à faire avec ces êtres voués à un éternel mépris par leur basse et vulgaire abjection. Les prisonniers doués d’un peu d’énergie, ayant de la race ou du cachet, comme on dirait aujourd’hui, ne devaient être libres qu’à des époques très reculées ; il était aussi imprudent qu’inutile de leur faire des propositions pour l’avenir.

Lacenaire ajourna à un temps meilleur ses projets d’embauchage pour l’assassinat, et se livra exclusivement à ce qui fut toujours chez lui presqu’une monomanie : à la versification.

Il a prétendu, et nous n’avons pas de peine à le croire, qu’en se consacrant à ce passe-temps, il redevenait plus heureux qu’il ne l’avait jamais été, même à l’époque où le jeu et l’escroquerie lui permettaient de satisfaire toutes ses fantaisies.

« Si j’aime la poésie, dit-il à ce propos avec une fatuité excessive, rien n’est aussi assommant pour moi que d’écrire en prose. C’est dommage qu’il soit si difficile au langage des Muses de se dépouiller de l’hyperbole. Sans cela, lecteur, tu aurais eu le plaisir de lire mes Mémoires en vers, et cela m’eût beaucoup moins coûté que cette mauvaise prose. »

Méry n’eût pas mieux dit, lui qui écrivait à Alexandre Dumas : « Mon cher ami, pardonnez-moi de vous écrire en vers : — je suis très pressé. »

Ce n’est certes pas nous qui nierons les joies attachées à l’enfantement heureux d’une élégie, d’une ode ou d’un poème, et le charme que répand sur la vie le culte de la poésie ; mais nous n’admettrons jamais, pour l’honneur des lettres, — et parce que cela n’est pas vrai ! — qu’on puisse être en même temps voleur, meurtrier et poète. Un bandit, quel qu’il soit, peut faire des vers, c’est possible ; mais, quant à avoir dans le cœur cette fibre attendrie, dans le cerveau cette étincelle sacrée qui font le vrai poète, c’est autre chose !

La tante de Lacenaire l’avait assisté pendant son séjour dans ses diverses prisons ; mais, deux mois avant la sortie de Poissy de son terrible neveu, elle cessa de lui témoigner le moindre intérêt, et partit pour la campagne sans lui laisser son adresse. Elle se contenta seulement de faire déposer pour le détenu, chez le concierge, quelques effets d’habillement.

La vieille dame avait peur d’avoir sur les bras un parent aussi gênant. Le condamné reçut fort à propos ces vêtements pour quitter la maison centrale ; sans cela il risquait fort de s’en aller presque nu, et, comme il ne s’était formé aucune espèce de masse par son travail manuel, il n’avait à recevoir, avant de franchir le guichet, qu’une somme de cinq francs pour tout secours. Aussi,le jour de sa délivrance, ce beau jour, comme on l’appelle ordinairement, ne lui inspira qu’un sentiment de tristesse : car, malgré ses idées de révolte sociale, il voyait, comme tous les brigands, dans leurs moments lucides, l’échafaud dressé à l’extrémité de sa route.

Sans ressource encore une fois, le libéré alla faire des démarches chez ses connaissances, mais ce fut vainement. Il trouva toutes les portes fermées et resta abasourdi du triste résultat de ses visites. La seule chose en ceci qui nous étonne à notre tour, c’est l’étonnement de Lacenaire. Les gens du monde comprennent jusqu’à un certain point le vol chez les gens placés au bas de l’échelle sociale ou chez les individus dont l’intelligence et les ressources sont nulles, mais ils se montrent impitoyables envers ceux des leurs qui dérogent et se déshonorent en vue d’un mince résultat.

Au bout de quelques jours, Lacenaire fut obligé de tirer parti, pour ainsi dire, de sa propre détresse en troquant, moyennant un retour, ses habits à moitié usés contre d’autres plus délabrés encore. Cet argent épuisé, la misère se montra tout à fait à lui dans sa hideuse réalité ; il resta deux jours sans manger. La faim rugissant dans ses entrailles et aiguisant ses dents, les instincts de la bête de proie se réveillèrent en lui. « Oh ! si dès lors je n’eusse rêvé la vengeance, écrit-il, j’aurais tué dans la rue le premier passant, et je me serais écrié : Oui, c’est moi qui l’ai tué ! Puisque vous me refusez la vie, vous me donnerez bien la mort, maintenant ! Quant au suicide, je n’y pensais même pas ; c’éût été trop généreux de ma part. Celui qui reçoit plusieurs blessures sur le terrain doit continuer le combat tant qu’il a la force de tenir son épée. Qui sait s’il ne trouvera pas le défaut de son adversaire ? »

Le soir de son troisième jour de diète, il rencontra par hasard un de ses camarades de régiment. Lui peindre sa situation et l’apitoyer sur ce qu’elle avait d’horrible fut facile à Lacenaire. Son ami était lui-même très mal dans ses affaires, mais, comme il avait bon cœur, il fit ce qu’il put. De sa bourse d’abord, si plate qu’elle fût, de ses conseils ensuite,il aida son ancien compagnon de garnison, contrairement à ce qui se pratique chez les gens heureux, et, grâce à quelques francs généreusement partagés, Lacenaire put entrer dans une petite gargote située rue de la Monnaie, en face le Pont-Neuf. Il se jeta avec avidité sur les premiers plats de ce repas inespéré. Les mets qui le composaient n’étaient pas succulents, mais jamais on ne fit plus d’honneur à cent des festins d’Apicius.

— Pourquoi ne cherches-tu pas de l’ouvrage chez les écrivains publics ? dit le brave garçon au mangeur affamé dans un intervalle de répit.

— Tiens ! je n’y ai jamais songé, répondit le dîneur, un peu soulagé de sa crise famélique ; — c’est une idée, ça !

— Eh bien ! il faut y penser dès demain. Tu as une bonne écriture, elle est belle même ; tu es vif, et ferré sur l’ortographe, tu ne peux manquer de faire ton affaire.

— Crois-tu ?

— J’en suis sûr.

— Mais où trouver tout de suite un bureau où je puisse être employé ?

— Oh ! mon Dieu ! cela ne manque pas, va ! Rôde un peu aux environs du Palais de Justice, et tu trouveras immédiatement à te caser.

Effectivement, le lendemain, Lacenaire se mit à courir tous les bureaux d’écrivains, et entra, le jour même, dans un des meilleurs de la ville.

Une fois placé là, il gagna beaucoup d’argent par sa promptitude et son habileté. C’était quelques semaines après la révolution de Juillet. On pétitionnait de toutes parts, et la France était en proie à une fièvre de places et d’emplois qui tenait du délire. Chacun faisait valoir ses services réels ou prétendus à la cause libérale, et proclamait ses titres par dessus les murs.

— J’ai conspiré contre le gouvernement déchu, disait l’un.

— Moi, j’ai été condamné sous la branche aînée, disait l’autre.

— Je suis une victime ! s’écriait un troisième avec violence.

— J’ai tué tant de Suisses ! disait fièrement un troisième.

— Et moi tant de gardes royaux… soupirait un quatrième avec un air de componction.

— À moi une indemnité, messieurs les députés !

— À moi une place, monsieur le ministre !

— À moi la croix d’honneur, sire !

Quel tableau ! Et comme il subit peu de variations à chaque époque ! C’était donc un état superbe que celui de copiste dans un temps pareil. En effet, les lettres anonymes s’entre-croisaient dans l’air. Les méchancetés, les dénonciations, les trahisons rampaient dans l’ombre, en prenant leur point de départ de la boutique du calligraphe, l’homme le mieux placé en ce temps de trouble et de fermentation pour voir monter à la surface de la société la boue qui séjourne en ses bas-fonds.