Labrador et Anticosti/Chapitre XVIX

C. O. Beauchemin & Fils (p. 393-410).



CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

Les habitants de la Côte Nord


« Nous ne sommes pas des sauvages ! » — Comment les Acadiens parlent le français. — L’instruction publique sur la Côte Nord. — La vie du missionnaire. — Une population chrétienne. — Ce que l’on boit et ce que l’on mange sur la Côte Nord. — Les habitations. — Éducation domestique. — Pourquoi l’on vit à si bon marché. — À Québec et à la Bonne-Sainte-Anne.


« Au moins, monsieur, dites, bien que nous ne sommes pas des sauvages ! »

J’ai retenu cette recommandation que m’adressait une Labradorienne en présence de laquelle on disait que, chemin faisant, je rédigeais des notes de voyage destinées au public.

Rien ne m’est plus facile que de remplir l’engagement que je pris alors de tenir compte de cet avis. Je vais en effet dire du bien de cette population blanche de la Côte Nord, non pas pour faire plaisir à l’interlocutrice inquiète, mais simplement par devoir d’écrivain. Il n’y a qu’à dire les choses telles qu’elles sont, pour faire l’éloge des habitants de ce pays.

Durant ce voyage, je fus en contact journalier avec les gens de la Côte. Dans presque tous les postes, j’ai passé trois ou quatre jours au milieu de l’une des familles de la localité ; et l’on imagine bien que tous les parents et amis ne manquaient pas d’y avoir quelque affaire, pour faire la connaissance du « Monsieur le curé » que j’étais dans la circonstance. Beaucoup d’autres occasions m’ont aussi permis d’étudier et de connaître cette population.

Pour beaucoup de gens, tout est dit quand on leur apprend que toute la côte est habitée par des pêcheurs. On sait ce que c’est, des pêcheurs ! On a lu des romans et des récits de voyage ! De braves gens, sans doute, les pêcheurs. C’est courageux et dur à la fatigue. Mais, vous savez, c’est pas mal borné, et pas beaucoup civilisé. Ça habite de pauvres cabanes. La classique cabane de pêcheur !

Il est possible que, dans certains pays, la condition des pêcheurs soit en effet des plus misérables. Mais à coup sûr il n’en est pas ainsi sur la Côte Nord, et je ne vois pas en quoi la population de ce territoire est beaucoup inférieure aux autres classes ouvrières du Canada.

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En premier lieu, il est agréable de constater que cette partie du pays est aussi française que les autres régions de la Province de Québec. Il n’y a là qu’un très petit nombre de familles de race étrangère, et encore le travail d’assimilation est visible chez ces familles, noyées qu’elles sont dans un milieu si français.

Cette population de la Côte Nord se compose de Canadiens-Français et surtout d’Acadiens, qui y entrent bien pour les quatre-cinquièmes. Comme on l’a vu en d’autres endroits de cet ouvrage, ces Acadiens sont venus soit des îles de la Madeleine, et c’est le cas du plus grand nombre, soit de la Gaspésie.

Les Acadiens formant le gros de la population, il n’est pas surprenant que le patois acadien soit la langue dominante sur la Côte. Il s’y mêle bien quelques mots anglais plus ou moins défigurés, mais cela n’est pas pour nous faire jeter les hauts cris, à nous, Canadiens-Français, qui n’avons pas sur ce point la conscience tout à fait immaculée. Aussi ce n’est pas là ce qui nous surprend le plus, les premières fois que nous conversons avec ces Acadiens.

Qualifier leur langue de patois, c’est trop dire, sans doute. Car c’est le français qu’ils parlent, et je crois qu’ils le prononcent mieux que nous. En tout cas, ils le prononcent souvent autrement que nous, et voilà ce qui nous embarrasse un peu dès l’abord. En outre, certains groupes ont un accent qui rappelle beaucoup celui des Méridionaux de France, et cela complique fortement la situation. Mais l’apprentissage se fait assez rapidement, et l’on jouit ensuite du pittoresque de ce langage.

Ce n’est pas ici le lieu de faire une étude spéciale des différences qui existent entre le langage acadien et le nôtre. Je citerai cependant, pour en donner quelque idée, certaines particularités qui nous étonnent.

Nos pères disaient : j’avons, pour « nous avons ». Les Acadiens disent : j’ons. Au lieu de : « nous avons été à Québec », vous les entendrez dire : j’ons été à Québec. — Ils aviont, pour « ils ont », revient souvent aussi.

Les terminaisons en « ais », ils leur donnent, comme à Paris, le son de l’é fermé. Ils prononcent donc : je vené, les Anglé pour « je venais », les « Anglais ». — Les ê subissent le même sort : la péche, au lieu de : « la pêche ».

Eux et nous, sommes en parfait désaccord sur la question des « a ». Ils disent, avec l’a grave : châque ânnée ; et, avec l’a aigu : espace, sable, cadre.

Quant à la diphtongue « oi », ils lui donnent tantôt le son de l’a grave, tantôt celui de l’a aigu. Ils prononceront donc : trop foâ, pour « trois fois » ; droâ, pour « droits » ; moâ, pour « moi ». Quant au mot « fois », ce n’est pas toujours : foâ, c’est aussi : foé, comme disaient nos anciens.

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Ces particularités de langage se modifieront en un certain degré, à mesure que les écoles se multiplieront sur la Côte. Et l’on fait preuve d’un zèle signalé pour en établir partout. L’Église et l’État se donnent heureusement la main pour y favoriser autant que possible la diffusion de l’instruction. La grande difficulté, surtout dans les premiers temps, c’était de trouver des titulaires pour occuper toutes les chaires d’enseignement que l’on voulait ériger. Qu’on imagine s’il était bien facile de décider une institutrice de Québec ou d’ailleurs à s’embarquer pour le pays lointain du Labrador, dont l’on s’effrayait en proportion de ce qu’on le connaissait peu ! Il y a eu pourtant, en cette matière, d’admirables dévouements. En tout cas, la fondation d’un couvent, à la Pointe-aux-Esquimaux, est venu porter remède à une situation si difficile. Et quand même l’ancien préfet apostolique, Mgr Bossé, n’aurait rendu à la Préfecture d’autre service que l’établissement de cette maison d’éducation, il faudrait encore rendre hommage à son dévouement. Non seulement on prépare à la Pointe-aux-Esquimaux des sujets pour l’enseignement, mais aussi, depuis qu’un bureau d’examinateurs est établi au même endroit, la conquête du diplôme d’enseignement s’y fait dans les mêmes conditions qu’ailleurs, et cela n’est pas d’un petit avantage. Car, pour nos contemporains, il ne saurait y avoir aucune garantie sérieuse de quoi que ce soit, si le parchemin officiel, revêtu d’autant de sceaux qu’il est possible, ne l’atteste solennellement. Pour peu que cela continue, nous verrons un temps où personne ne pourra prétendre à cirer les bottes de ses concitoyens, si un jury constitué par l’État n’a au préalable constaté sa compétence en ce métier.

Ce qu’il faut retenir, concernant la question scolaire sur la Côte Nord, c’est que la population s’y montre zélée, comme dans les autres parties de la Province, pour faire instruire les enfants. Les pêcheurs apprécient comme tout le monde l’avantage de savoir lire et écrire. Seulement, pas plus que les autres habitants de l’univers, ils n’ont le secret d’accomplir ce qui est impossible. Par exemple, que faire quand l’on n’a pu trouver une institutrice qui consente à venir tenir une école dans tel poste éloigné ? J’ai vu, dans ce cas, le missionnaire pousser le dévouement jusqu’à se faire lui-même l’instituteur des enfants de l’endroit. Mais ce moyen n’est pas habituellement praticable, malgré la meilleure volonté du monde. Que faire, encore, lorsque deux ou trois familles seulement résident isolées en quelque point de la Côte ? Et ce cas est loin d’être exceptionnel. Va-t-on s’étonner de ce que ces pauvres gens, qui ont à peine les ressources nécessaires à leur subsistance, ne soutiennent pas une école à eux seuls ?

Je prie donc que l’on ne s’appuie pas sur les statistiques, quelles qu’elles soient, pour conclure que nos pêcheurs du golfe sont négligents sur le chapitre de l’instruction publique. Du reste, que les statistiques disent ce qu’elles voudront, ou plutôt qu’on les fasse parler comme on voudra, partout, dans la Province, les Canadiens-Francais désirent vivement que leurs enfants s’instruisent. Il n’y a pas besoin, pour s’en convaincre, d’être bien longtemps en contact avec la population. L’école et l’église, voilà des sujets de première importance pour notre bon peuple.

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Il faut avouer que, pour l’église comme pour l’école, les conditions ne sont pas, sur la Côte Nord, les plus favorables que l’on puisse rêver. De même qu’il n’est pas possible à chaque petit groupe de familles d’entretenir une institution scolaire, de même il ne saurait y avoir dans chaque hameau un prêtre résidant : les ressources de ces petits villages seraient bien loin de suffire pour y assurer sa subsistance. Chaque missionnaire est donc chargé de la desserte d’une certaine étendue de la Côte, qui peut comprendre jusqu’à vingt ou vingt-cinq lieues de longueur ; et il a sa résidence soit dans le village le plus important, soit, et c’est le cas le plus ordinaire, dans la localité la plus centrale du territoire qui lui est confié.

Autrefois, c’est-à-dire il y a quinze ou vingt ans, les districts assignés aux missionnaires étaient d’étendue fort considérable, à cause du petit nombre d’ouvriers de l’Évangile qu’il y avait dans ce champ, assez inculte, du Père de famille. Mais à mesure que la population augmenta sur la Côte, à mesure que de nouvelles colonies s’établirent en divers endroits, il a fallu subdiviser les immenses dessertes de jadis, et accroître le nombre des prêtres chargés de ces missions.

Cela n’empêche pas que le clergé de la Côte est encore peu nombreux, eu égard à la vaste étendue de ce pays. Mais cela fait que l’exercice du saint ministère, en de telles conditions, est encore très pénible. Si l’on a par exemple dix missions dans sa desserte, il faut dix fois par an préparer des enfants à la première communion ; il faut s’occuper, en dix endroits différents, de la construction, de l’aménagement et de l’entretien d’une chapelle et d’une sacristie, créer aussi et diriger l’organisation scolaire en autant de localités. Puis, il y a l’administration des sacrements aux malades. Tout à coup, le jour ou la nuit, qu’il fasse beau ou que la tempête soit effroyable, voilà le prêtre appelé par le télégraphe à se rendre auprès d’un mourant, à dix lieues, à quinze lieues ! À l’époque de la navigation, le voyage est encore assez facile à faire ; mais l’hiver, il faut s’installer sur le cométique traîné par un attelage de chiens, ou bien chausser la raquette. Cela n’est pas, assurément, une partie de plaisir, et l’emporte de beaucoup sur les exploits où les « raquetteurs » de nos villes se couvrent pourtant de gloire, chaque hiver, au son de la trompette et du tambour.

Comme on l’imagine bien, le missionnaire de la Côte Nord passe rarement toute une semaine dans son presbytère. Son ministère très actif l’empêche également soit de se rendre maître des Œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin, soit de composer beaucoup de poèmes lyriques ou autres. Mais il y a des compensations à cette vie de labeur et de fatigue.

À part la satisfaction qu’il y a à se dépenser pour le salut des âmes si chères à Jésus-Christ, à part les consolations ineffables qui sont le partage de tout bon prêtre qui coopère à l’œuvre de la Rédemption, le missionnaire de la Côte Nord est aussi récompensé de son dévouement par l’amour, le respect et la reconnaissance que lui témoignent ces bonnes populations qu’il est chargé de conduire au ciel.

Rien ne fait plus penser à ce que dut être l’état social de la colonie, après la cession à l’Angleterre, que la condition présente du Labrador. Dans les deux situations, il n’y a que deux classes de représentées : le clergé et les travailleurs. Ce qu’était le prêtre au milieu de nos pères, il l’est encore parmi la population côtière du Golfe. Il est à peu près le seul homme instruit qu’il y ait dans ces missions, pour ne pas parler des agents des Compagnies, qui sont presque tous de race, de langue et de religion différentes des nôtres. C’est à lui que l’on a recours dans les difficultés de tout genre ; en lui on a confiance, dans la prospérité comme dans l’adversité. Ses avis sont toujours reçus avec déférence. Il n’est pas une famille qui ne regarde sa visite comme un honneur et une bénédiction. Heureux peuples et heureux pasteurs ! Puissent d’aussi excellentes relations durer toujours, pour le bonheur des uns et des autres !

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Les populations se montrent surtout zélées pour la construction et la décoration de leurs églises. Ces églises ne sont le plus souvent que d’humbles chapelles en bois, bien petites et bien pauvres. Il y en a à tous les endroits où s’est établi un groupe même peu considérable de familles. Si l’on ne peut partout avoir un prêtre résidant, au moins partout l’on veut avoir une chapelle, où se feront les offices religieux, quand le missionnaire viendra ; et il y viendra, puisqu’il y aura une chapelle !

Malheureusement, ces visites du missionnaire ne peuvent être fréquentes : car il doit partager son ministère entre plusieurs postes également pourvus de chapelles. Et ainsi l’on ne pourra assister à la sainte Messe que tous les mois, ou plus rarement encore.

Mais cela n’empêche pas que l’on sanctifie le dimanche, sur la Côte Nord, même lorsque l’on est privé de la présence du missionnaire. À l’heure où aurait lieu la messe paroissiale, si le prêtre y était, toute la population se réunit à la chapelle. Là, sous la direction du maître chantre, par exemple, on chante l’ordinaire de la messe, le Kyrie, le Gloria, etc., on chante des cantiques, on récite le chapelet. L’après-midi, on vient encore au temple saint ; on chante les psaumes de vêpres ; on offre encore à la sainte Vierge cette belle couronne d’Ave Maria

N’est-il pas touchant, ce spectacle du petit peuple d’un hameau perdu au fond de quelque baie du Labrador, qui comprend si bien que le jour du Seigneur n’est pas un jour comme les autres ! Toute la semaine, on se livre vaillamment à ce rude métier du pêcheur : il faut gagner sa vie et celle des siens. Mais le dimanche est à Dieu ; et on le lui donne.

Et même, sur ce chapitre, on n’entend pas badinage. On va jusqu’aux extrêmes. On exagère le précepte.

Depuis quelques années, la fête de la Saint-Pierre, le 29 juin, n’est plus d’obligation. Il est maintenant permis de travailler ce jour-là. Nos pêcheurs le croient bien, au point de vue spéculatif ; mais dans la pratique, ils ne s’y peuvent résoudre. Quand l’on est parvenu à les faire pêcher le jour de la Saint-Pierre, ç’a été à condition que le gain de cette journée de pêche serait pour la chapelle.

Voilà comment, sur la Côte Nord, on a le respect des jours consacrés à Dieu.

Ce peuple est donc très religieux. Il est par conséquent très moral. Il est très honnête, et l’usage des serrures et des verrous, sur la Côte Nord, est moins nécessaire qu’en bien d’autres pays. Son hospitalité n’est pas moins remarquable : le voyageur est reçu partout comme un don du Ciel.

Tout cela ressemble bien aux vertus nationales des Canadiens-Français en général. Seulement, chez nous, il ne paraît pas qu’elles brillent encore de tout l’éclat qu’elles avaient chez nos pères. Cette impression est peut-être due à la tendance qu’il y a à regarder souvent le passé comme préférable au présent… Mais non ! cela est bien vrai : nous ne sommes plus aussi dociles envers l’Église, ni d’une probité si scrupuleuse, ni d’une aussi large hospitalité qu’on l’était autrefois. Il faut aller au Labrador pour retrouver les belles vertus de nos ancêtres.

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On y voit aussi régner ensemble la sobriété et la frugalité. Là, on ne rencontre pas un débit d’alcool à toutes les portes, ni à tous les villages. Il n’y en a pas un seul sur toute la Côte. Lorsque, dans ce pays, on souffre du froid, quand on se sent fatigué, on prend un bol de thé bien chaud, d’une « force terrible » et tout est dit. La vigueur et la douce chaleur vitale s’en reviennent à l’instant, incapables de résister à un appel si énergique et qui se renouvelle fréquemment. Quand même l’on cesserait, partout ailleurs, de boire du thé, je crois que la clientèle de nos pêcheurs suffirait encore à procurer des profits raisonnables aux Chinois de Hong-Kong ! Il est vrai que si l’hygiène apprenait que là-bas on boit tant de thé, elle ferait beau tapage, elle qui n’est jamais contente de rien, elle qui trouve en tout matière à gourmander les gens ; mais nous ne lui en parlerons pas.

On a dit — pourvu que ceci ne soit pas encore un tour de cette hygiène qui nous poursuit sans cesse — on a dit que, depuis le sixième jour de la création, la table a tué plus de gens que la guerre. C’est peut-être vrai ailleurs, mais bien peu sur la Côte Nord, où l’on ne meurt guère que de vieillesse.

Il faut reconnaître que la cuisine y diffère beaucoup de la nôtre. On n’y trouve pas tout ce qu’il faut pour confectionner les menus auxquels nous sommes habitués. Sans doute, pas un Vatel ne s’y est encore suicidé à cause du retard de la marée, qui est bien ce qui manque le moins en ce pays-là ; mais il y manque bien d’autres choses. Vous partez pour vous établir au Labrador ? Faites vos adieux au sanglant rosbif, au tendre bifteck, à la côtelette légère, à l’appétissante cuisse de poulet, à la grasse saucisse, à l’œuf à la coque, à la crème douce ! Vous ne verrez de tout cela que de loin en loin, en un pays où

les races bovine, ovine, porcine, n’ont, ainsi que les oiseaux de basse-cour, que de très rares représentants.

On ferait donc bien maigre chère, sur la Côte, si l’on n’y recourait beaucoup aux conserves de viandes diverses. Et encore ce palliatif n’est pas du goût de tout le monde. Il y a bien les divers gibiers de plume, outardes, canards, moyac, etc., mais ce n’est pas une ressource sur laquelle on puisse toujours compter ; et, sur ce chapitre aussi, il y a des estomacs récalcitrants. L’hiver, on voit plus souvent de la viande fraîche, grâce au lièvre et à la perdrix qui abondent généralement. Parfois une chasse plus heureuse, où l’on aura abattu un ours, un caribou, un porc-épic, permettra de varier davantage le menu ordinaire.

C’est durant l’été que le démon de la gourmandise fait le plus d’affaires au Labrador. C’est alors que l’on fait bombance, sur toute la Côte, d’une inimaginable façon ; on y est aux noces tous les jours. Cela veut dire que l’on a alors du poisson frais tant que l’on veut. Et la sage et bonne Providence ayant ainsi arrangé les choses, que les espèces diverses de poissons viennent successivement s’offrir à l’industrie des pêcheurs, il en résulte que non seulement l’on n’a à s’occuper de la pêche et de la préparation que d’une sorte de poisson à la fois, mais encore que de mois en mois ces mets succulents viennent l’un après l’autre former le fond du festin. Cela commence, au printemps, par le hareng ; ensuite vient le saumon, et enfin la morue qui reste jusqu’à l’automne, alors que le hareng fait une seconde apparition. Mortels, qui que vous soyez, grands ou petits, riches ou pauvres, si vous n’avez jamais goûté ces délicieux poissons cuits dans les premières heures qui ont suivi leur capture, vous ignorez encore ce que c’est qu’un plat exquis ! Si vous en avez déjà fait l’expérience, c’est tant pis ; car alors, pendant le reste de vos jours, chaque fois que vous y penserez seulement, l’eau vous en viendra à la bouche.

Voilà les délices gastronomiques que l’on peut savourer au Labrador.

Je sais bien que tout cela perd de sa poésie, quand l’on en a pour sa vie de ce régime. Et puis la pêche et la chasse ne sont pas toujours heureuses. Quant aux conserves de viande, les pêcheurs n’ont pas toujours les moyens de s’en procurer. Il faut donc, en somme, conclure que l’on pratique au Labrador une frugalité plus admirable qu’agréable.

Pour ce qui est des fruits que l’on trouve sur ce territoire, ils ne compromettent en rien le renom de sobriété que l’on peut s’attribuer. Non, l’on n’y récolte pas d’oranges, ni de bananes, ni de pêches, ni de pommes, ni de prunes, ni même de « cerises du pays ». On n’y trouve que les fruits des pays du Nord ; comme des ronces (surtout l’espèce nommée vulgairement chicoté), des airelles (bluets), des canneberges (atocas), des camarines (graines de corbigeaux). On mange ces fruits en leur état naturel, ou l’on en fait des confitures (substance qui, au Labrador comme dans les autres parties de l’univers, joue un rôle si important dans l’éducation des enfants).

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La simplicité qui préside au régime culinaire, en ce pays ne règne pas moins partout ailleurs. Les habitudes de luxe y sont encore inconnues, soit dans le vêtement, soit dans l’habitation.

Les maisons, toujours en bois, sont généralement de médiocre apparence ; il s’en trouve pourtant, en plusieurs endroits, de tout à fait coquettes. On vise avant tout à les rendre bien chaudes pour l’hiver : car, dans la froide saison, il vient du nord, de l’est ou de l’ouest, de terribles souffles ;…ils font bien peur au mercure que l’on voit alors se blottir tout au bas du thermomètre. Et quand le mercure lui-même est pris de cette épouvante, il n’est pas bon que le vent pénètre à travers les pans de la maison. Aussi, on peut croire que les habitations sont lambrissées et calfeutrées jusqu’aux dernières limites du possible. Il n’est pas rare que les fenêtres elles-mêmes fassent si bien partie de la muraille qu’elles ne peuvent jamais s’ouvrir.

J’ai passé la nuit, quelquefois, dans des chambrettes de mansardes, dont l’air n’avait jamais été renouvelé depuis que la maison avait été construite. Dame Hygiène, toujours grondeuse, ne manquait pas de protester énergiquement contre de telles violations de ses principes ; et elle avait bien raison.

Pas de luxe non plus dans l’ameublement des maisons. Les riches tentures, les tapis de valeur, les meubles précieux, on n’en trouve point dans ces demeures. Mais on a le nécessaire, et quelquefois le confortable. Il y a toujours, comme dans nos maisons canadiennes, ce qu’on appelle la « chambre ». On voit là plus de recherche. Des tapis de fabrication domestique recouvrent le plancher ; il y a dans les fenêtres des rideaux bien propres ; sur la table, sur la commode et sur les corniches, des photographies, des coquillages et tous les bibelots accoutumés ; sur les murailles, quelques images de saints. Parfois, un canapé complète fort bien l’ameublement. Voyons ! N’est-ce pas là la « chambre » que nous avons connue dans nos familles, que l’on tenait toujours fermée, quand l’on n’avait pas de visites ; fermée surtout aux enfants, qui auraient pu en un clin d’œil y causer des désastres ; encore bien plus interdite aux mouches dont le manque de savoir-vivre est fort connu ?

Disons enfin que généralement les habitations de la Côte Nord ressemblent assez, pour l’intérieur, aux maisons des cultivateurs de nos campagnes.

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L’éducation domestique que l’on donne aux enfants rappelle aussi beaucoup celle que nous avons reçue de nos bonnes mères. Ce sont bien les mêmes qualités d’amour de l’ordre, de politesse et de délicatesse des manières que l’on rencontre chez la mère de famille acadienne. Plus d’une fois il m’a été donné d’assister là-bas à des scènes d’intérieur tout à fait charmantes. L’influence du Couvent de la Pointe-aux-Esquimaux, qui à la longue se fera sentir sur toute la Côte, ne pourra que développer encore dans les familles ces heureuses dispositions qui, appuyées de solides habitudes de piété, font si belle la civilisation qui est la nôtre.

Quel bonheur de penser que, dans toutes les familles du petit peuple que nous sommes, la politesse des manières, et surtout l’intensité des sentiments religieux, président à l’éducation de la première enfance ! La Canadienne ou l’Acadienne n’a pas besoin, imitant de fâcheux exemples, de chercher à remplir un rôle extérieur ; sa mission éducatrice au foyer domestique est assez importante et exerce une influence assez considérable sur toute la nation, pour satisfaire pleinement toutes les ambitions qu’elle peut avoir de servir la cause de Dieu et celle de la patrie. Et l’épouse chrétienne n’est pas seulement la meilleure éducatrice qu’il y ait au monde ; elle est aussi, en tous les pays de l’univers, le plus ferme appui de la prospérité familiale. Combien de fois, dans les classes ouvrières, si le mari fournit par le labeur de ses bras et la sueur de son front les ressources nécessaires, combien de fois la femme n’est-elle pas la tête qui dirige la petite nef où sont groupés tous les espoirs de l’avenir !

Du reste, pour être juste, je dois ajouter qu’au Labrador, plus qu’ailleurs, il est difficile de dire qui, du mari ou de la femme, contribue davantage au soutien de la famille.

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À plusieurs reprises, dans le cours de cet ouvrage, j’ai signalé la modicité des revenus de la pêche, pour chacun des chefs de famille. J’ai ajouté, quelque part, que l’absence du luxe et l’industrie personnelle expliquent fort bien que, avec des ressources si restreintes, on arrive pourtant en ce pays du Labrador à vivre dans une certaine aisance.

Il convient, me semble-t-il, d’insister un peu sur cette question et d’en tirer les conclusions qui s’en dégagent. Ce sera encore rendre un hommage mérité à la vaillante population du golfe Saint-Laurent.

J’ai donc indiqué déjà quelle est la simplicité du genre de vie de ces braves gens. De là vient qu’ils peuvent vivre à si peu de frais. L’ivrognerie, qui est la source de tant de dépenses pour trop de familles, est quasi inconnue sur la Côte Nord. Et puis les frais d’alimentation sont peu considérables. On n’a pas à débourser beaucoup d’argent pour les filets, les rosbifs, etc., puisque l’on n’a à peu près jamais la facilité d’acheter de ces viandes. Quant au porc, qui fournit ordinairement la pièce de résistance des menus labradoriens, on l’a engraissé soi-même. Pourtant, il paraît que les déchets de poisson, dont il faut se servir pour cet objet, donnent au lard un goût peu agréable, et l’on préfère souvent importer d’autres parties du pays la viande de cochon dont on aura besoin.

On récolte facilement, sur son petit morceau de terre, les pommes de terre, les choux, et presque tous les légumes requis pour l’organisation du pot-au-feu quotidien.

Les barges, les filets de pêche, on fabrique ordinairement tout cela soi-même.

Les vêtements, on les confectionne à la maison ; et souvent on remplit aussi soi-même l’office de cordonnier.

On peut dire que, durant l’hiver surtout, ces pêcheurs sont de tous les métiers. Ils sont ébénistes : eux-mêmes ont fabriqué beaucoup des meubles de la maison. Cette maison, leurs mains l’ont élevée : car ils sont charpentiers à leurs heures. Ils ne sont pas moins menuisiers, et ornementent sans peine l’intérieur des maisons de façon très convenable. Plusieurs de ces ouvrages sont même très bien faits et indiquent, chez quelques-uns de ces pêcheurs, des talents presque artistiques. J’en ai rencontré un dont la demeure, toute faite de ses mains, ressemblait plutôt à une villa, tant elle portait de jolis ornements, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cet artiste, ignoré jusque de lui-même, achevait de sculpter la monture d’un fusil ; et l’ouvrage était digne d’une excellente main d’ouvrier.

Sur la Côte Nord, on ne débourse à peu près rien pour les journaux, rien pour les théâtres ou autres frivoles amusements.

L’administration de la justice y exige peu de frais. Comme il n’y a, en cette région, ni avocats, ni notaires, ni médecins, on se trouve forcément à l’abri de beaucoup de dépenses qu’ils occasionnent ailleurs. Je ne dis point, sans doute, que l’absence de ces officiers du droit et de la santé n’a pas beaucoup d’inconvénients.

On ne fait jamais de voyage de pur agrément en dehors de la région. Et lorsque l’on veut aller se promener à quelque poste de la Côte, on le fait sans aucune dépense. L’été, on a sa barque de pêche, et ces petits vaisseaux sont ordinairement de fins voiliers. Durant l’hiver, la raquette est un véhicule qui porte bien son homme où il veut aller. Le cométique attelé de chiens vaut encore mieux. D’abord, pour cette voiture, qu’il y ait ou non des chemins tracés à travers la neige et la glace, cela n’est pas de grande importance. Ensuite, cet équipage est de rapide allure : ce n’est pas sans doute le train express, mais c’est mieux que les vulgaires attelages de chevaux que l’on emploie ailleurs. Et tout cela rappelle si bien les premiers temps de la colonie, où il n’y avait pas encore de chemins entre les établissements : les modes de locomotion auxquels il fallait alors recourir ressemblaient beaucoup à ceux des Labradoriens d’aujourd’hui.

La conclusion que l’on doit tirer de tout ce qui précède, c’est que, avec un gain même très modique, la population de la Côte Nord peut vivre avec assez d’aisance, parce qu’elle a peu de dépenses à faire. Grâce à son esprit ingénieux, elle supplée facilement à tous les services que, dans nos villes comme dans nos campagnes, on demande à prix d’argent à tous les corps de métiers. L’absence des habitudes de luxe, la simplicité de la vie que l’on mène, achèvent d’expliquer la condition relativement aisée de son existence.

Chaque automne, on lit sur les journaux des messages télégraphiques qui annoncent que la pêche a totalement manqué en tel endroit du Labrador, et l’on s’écrie : « Quel pays que ce Labrador ! Pourquoi ces gens-là s’obstinent-ils de la sorte à rester sur cette côte désolée, obligés tous les ans de recourir à la charité des gouvernements pour passer l’hiver ! »

Ce langage est aussi juste que si l’on disait de la province de Québec qu’elle est incapable de nourrir ses habitants, parce qu’une gelée précoce a détruit la récolte dans tel canton du nord.

Sans doute, la pêche n’est pas tous les ans également fructueuse. Et même, certaines années, elle est très peu productive. — Mais n’arrive-t-il pas, de temps en temps, qu’une sécheresse trop prolongée ou des pluies trop fréquentes diminuent de moitié le rendement des terres, dans toutes nos campagnes ?

Sans doute, encore, il a fallu parfois venir au secours des habitants de quelques localités de la Côte, surtout dans l’est, à cause de certaines conditions plus défavorables dans lesquelles ils se sont trouvés. — Mais il n’y a pas beaucoup de parties de la Province, je crois, où il n’a pas fallu parfois secourir la population éprouvée par un fléau quelconque.

La plupart des localités de la Côte Nord n’ont jamais eu à faire appel à de tels secours.

Mais surtout, il faudrait savoir que le nom de Labrador s’applique à une immense étendue de côtes. On peut dire que ce territoire commence à cinq ou six cents milles en deçà du détroit de Belle-Isle et s’étend encore, en dehors du détroit, le long de l’Atlantique. Assez souvent, dans ces cris de détresse dont on se fait l’écho, il s’agit d’un endroit voisin du détroit, dans le golfe ou au delà, appartenant même à la colonie de Terre-Neuve, et où la pêche est absolument la seule ressource des habitants. Et, dans l’ignorance où l’on est de la position géographique du lieu d’où l’on crie famine, on ne manque pas de croire et de dire qu’au Labrador — et par là on entend toute la côte du golfe Saint-Laurent — il n’est guère possible de trouver des moyens de subsistance, et que les gens qui l’habitent devraient bien le quitter pour aller gagner plus sûrement leur vie en d’autres régions.

La vérité, et je crois l’avoir assez démontrée, c’est que généralement la Côte Nord fait vivre ses habitants.

Par exemple, les pêcheurs arrivent bien rarement à la richesse. Mais on en peut dire presque autant des ouvriers de nos villes. Il est vrai que ces derniers jouissent ordinairement de plus de confortable.

Durant l’été, personne ne meurt de faim, au Labrador. L’automne venu et la pêche terminée, il est rare que l’on n’ait point une somme d’argent plus ou moins importante pour aller faire des emplettes à Québec.

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Oh ! ce voyage d’automne ! On en rêve longtemps d’avance.

D’abord, on ne le fera pas sur le Str Otter. Cela coûterait bien trop cher. Mais on a sa goélette ; ou bien, on est l’ami du beau-frère ou du cousin de quelqu’un qui possède une goélette. On s’embarque donc, avec quelques barils de hareng et de morue verte que l’on vendra à Québec. La compagnie est ordinairement nombreuse sur le petit vaisseau, et l’on y mènerait agréable vie, si le voyage n’était pas si rude à cette époque de l’année. Comme il suffit que l’on parte sur un voilier quelconque pour que le vent devienne obstinément contraire, le trajet est long. La température est froide ; le logement et la nourriture laissent beaucoup à désirer. N’importe ! On finit, au bout de plus ou moins de semaines, par arriver à Québec. On y vend son bon hareng et sa bonne morue du Labrador. Puis on achète d’innombrables choses : des étoffes, de la batterie de cuisine, de la vaisselle, de la farine, des conserves, des bonbons pour les enfants, des clous, des planches de beau bois, des outils, etc., etc. Et l’on paie tout cela rubis sur l’ongle, à l’ébahissement des bons marchands québecquois, qui voudraient bien que tous leurs chalands fussent en cette matière des Labradoriens.

Lorsque toutes les affaires de vente et d’achat sont heureusement terminées, on fait un pèlerinage à la Bonne-Sainte-Anne : l’épouse l’avait trop bien recommandé, pour qu’on l’oublie. Tantôt, c’est pour remplir un vœu que l’on avait fait pour la guérison d’un enfant malade ; tantôt, il s’agit d’obtenir quelque grâce importante pour la famille. Et qu’il y aura au retour de choses à raconter aux gens de là-bas, sur ce beau voyage ! On parlera des coquets villages et des riches campagnes que l’on aura traversés ; on tâchera de faire comprendre aux petits ce que c’est qu’un chemin de fer et comme ça va vite ; on décrira surtout la magnifique église, où il y a une si précieuse relique de sainte Anne, où il y a tant de béquilles laissées là par de pauvres infirmes que la grande patronne a guéris, où, enfin, tout est si riche, et si beau, et si dévotieux !

Et les petits, plus habitués aux récits de chasses ou de pêches extraordinaires, de tempêtes effroyables et des naufrages les plus émouvants, éprouveront des admirations délirantes, des enthousiasmes fous, en écoutant le père ou le grand frère dire tout ce qu’il a vu dans son voyage. « Oh ! lorsque je serai grand, moi aussi j’irai à la Bonne-Sainte-Anne et à Québec ! »

En effet, au Labrador, il faut avoir de la barbe au menton, pour prétendre à faire le voyage de Québec.