Labrador et Anticosti/Chapitre XI

C. O. Beauchemin & Fils (p. 193-220).



CHAPITRE ONZIÈME

Île d’Anticosti


En route. — Ô belle nuit ! — Réveil inattendu. — Nous voilà « dégradés ». — Les Robinsons anticostiens. — Mgr Labrecque part à pied pour la Baie-des-Anglais. — Pourquoi M. l’abbé Lagueux ne prit pas de truite. — La guerre avec les moustiques. — On remet à la voile. — La cuisine du bord. — Pénible voyage de Mgr Labrecque. — À la Baie-Des-Anglais. — Un peu d’histoire. — Émigration. — Belles orchidées. — Un phénomène étrange. — La pêche. — École et chapelle. — Les émotions d’un débarquement. — Une alerte. — Anse-Aux-Fraises. — Un obligeant paroissien. — Saumon « illégal ». — Climat et productions. — Historique. — Encore les moustiques. — La baie de Gamache — Indignation meetings. — Pointe-Ouest. — Le phare. — Un contre-temps bien agréable.


La mer est calme comme de l’huile ; pas un souffle de vent ne vient en rider la surface, et il faut avoir du toupet, semble-t-il, pour entreprendre une traversée d’une dizaine de lieues en de telles conditions. Nous sortons du havre de la Longue-pointe à force de rames, et heureusement la brise se met à souffler. La lune s’est levée, et nous nous avançons dans la longue traînée d’argent qu’elle répand sur les eaux. Nous passons bientôt près des îles où se sont réfugiés pour la nuit ces milliers d’oiseaux de mer que l’on voit courir tout le jour par troupes nombreuses. Mais ils n’en sont pas encore à l’heure du sommeil ; car leurs cris aigus, retentissant sur tous les tons, font le vacarme le plus assourdissant que j’ai jamais entendu. On croirait que les gibiers se racontent là leurs aventures de la journée.

Cependant la fraîcheur de la soirée et l’humidité de l’atmosphère nous incommodent à la fin, et nous accueillons avec empressement la tasse de thé chaud que nous offre M. l’abbé Lagueux, et qu’il vient de fabriquer avec diverses machines perfectionnées. Car notre compagnon de voyage est muni de tous les ustensiles que la science a mis de nos jours au service des voyageurs, et il y a profit de bien des façons à vivre en sa compagnie. Lorsque je faisais réflexion sur cette matière, je pensais souvent au souhait de ce bon pauvre qui priait ainsi : « Seigneur, je ne vous demande pas d’être riche ; mais placez-moi seulement auprès des gens qui ont du bien !» C’était un malin, ce pauvre-là !

Voici que la marée montante se fait sentir ; le courant du grand fleuve se soulève en rencontrant cet obstacle, et notre petit navire, qui se trouve sur le théâtre de cette lutte des deux courants, se livre à des cabrioles désordonnées. Cela signifie que nous en avons fini avec les plaisirs de la soirée, et chacun descend à son tour dans sa cabine, ou, en d’autres termes, va s’étendre sur les beds de la chambre du yacht. Demain matin, de bonne heure, nous serons rendus à destination.

* * *

Le matin, je fus éveillé brusquement par le tapage inaccoutumé de la manœuvre et par les bonds auxquels se livrait notre yacht sur une mer qui devait être bien houleuse. J’appris bientôt ce qu’il en était. Nous longions la côte de l’Anticosti[1], et nous n’avions plus qu’une dizaine de milles à parcourir pour arriver à la baie des Anglais, lorsque soudain s’éleva une bourrasque de vent d’ouest qui rendit notre course en avant absolument impossible. Nous n’avions plus qu’à virer de bord et à chercher un refuge quelque part. Mais les refuges sont rares sur cette côte de la grande île, et c’est ce qui rend la navigation si dangereuse en ces parages. Enfin, après avoir couru dix ou douze milles en arrière, poursuivis par ce terrible vent d’ouest, nous pûmes jeter l’ancre dans l’anse des Trois-Ruisseaux, ainsi nommée de trois petits cours d’eau qui y descendent à la mer. Nous apercevions, de ce mouillage, l’embouchure de deux de ces ruisseaux, dont le lit semble formé d’échelons en pierre blanche régulièrement taillés.

La situation où nous voilà n’a rien de particulièrement propre à nous jeter dans l’enthousiasme. Le vent contraire qui souffle peut fort bien durer une ou plusieurs semaines, et nous tenir emprisonnés ici tout ce temps. La côte de l’Anticosti ne ressemble pas beaucoup aux bords de l’île d’Orléans : nous sommes en pays absolument sauvage et inhabité, en face de la forêt vierge, bien loin de toute habitation. Les aventures de Robinson Crusoé nous reviennent alors en mémoire, et fournissent matière à bâtir maints projets très encourageants. Sous certains rapports, la position du héros de Daniel de Foë l’emportait sur la nôtre ; mais à d’autres points de vue nous avions l’avantage, par exemple nous étions cinq personnes (ce qui, à dire vrai, est désastreux quand on a peu de provisions), et nous avions, dans le yacht, une habitation toute faite, qui suffirait toujours bien pour la saison d’été. Mais nous manquions absolument d’armes à feu et de tout appareil pour la pêche de mer : cela deviendrait assez gênant le jour où la chasse et la pêche seraient nos seules ressources, quand nous aurions épuisé le pain et le lard qui se trouvaient à bord. Mais, à demain les choses sérieuses ! Sufficit diei malitia sua, d’autant que des gens industrieux se tirent toujours d’affaire. Il y a assez de cordages à bord, qu’il nous sera facile de confectionner des lignes et des filets pour la pêche : et puis nous ferons des arcs et des flèches, à l’imitation de nos ancêtres des âges reculés.

Mais pendant que nous faisions ces rêves de vie sauvage, et que nous projetions de « battre le record » de tous les Robinsons passés, Monseigneur était resté dans le domaine de la vie réelle. Sa Grandeur se disait qu’il lui faudrait absolument avoir terminé le 24 juillet sa visite pastorale au Labrador, et qu’un séjour indéfini sur cette plage déserte n’avancerait guère les choses. Aussi, entendant dire qu’il n’y avait pas beaucoup plus qu’une quinzaine de milles pour se rendre par terre à la baie des Anglais, et croyant que, lorsqu’on a déjà fait douze milles à pied, on peut aussi bien en faire quinze, le prélat résolut d’entreprendre ce trajet. Notre capitaine, à qui la perspective d’un pareil voyage souriait assez faiblement, consentit pourtant à accompagner Monseigneur, et vers trois heures de l’après-midi les deux voyageurs descendirent à terre et se mirent en route.

Pour nous, qui étions décidés à rester ici jusqu’au jugement dernier plutôt que d’entreprendre une marche de quinze milles, nous tâchons de tirer le meilleur parti possible de la situation. D’abord M. l’abbé Lagueux jugea que, puisqu’il y avait là trois petits cours d’eau qui sortaient de l’intérieur, on pouvait raisonnablement s’attendre à y trouver de la truite ; et dans le louable dessein d’ajouter un peu de relief à notre festin du soir, il se fit conduire au rivage avec ses engins de pêche. D’avance je pleurais le sort des innocentes truites qui allaient être victimes du perfide appât. Mais le canot était à peine revenu à bord que l’équipage s’entendit désespérément héler du rivage, et il fallut aussitôt aller chercher notre pêcheur, qui nous raconta les aventures dont sa brève excursion n’avait pas manqué. D’abord, il n’y avait pas de poisson dans le ruisseau où il avait jeté la ligne et qui coule plutôt sur un escalier de pierre que sur un lit ordinaire de rivière ; mais, surtout, le sportsman s’était vu attaqué par de si innombrables bataillons de féroces moustiques qu’il avait dû céder au nombre et battre en retraite. De glorieuses blessures confirmaient éloquemment cette dernière partie du récit.

J’ai parlé de l’équipage du yacht : cet équipage, dans son état présent, n’était composé que d’un seul homme. C’était un vieux marin en retraite, qui avait perdu une jambe — je ne dis pas au feu — et portait une jambe de bois : cela le gênait considérablement pour grimper dans les haubans… Par bonheur, il n’y avait pas, sur notre vaisseau, de haubans dans lesquels on pût monter.

Le soir finit par arriver, et avec lui, grâce à la placidité de l’atmosphère, nous vinrent des légions de taons à cheval (de la cavalerie !) et de jolies mouches dont les yeux d’or aux reflets verdâtres étaient d’une grande richesse ; il vint aussi de ces moustiques avec qui M. Lagueux avait eu maille à partir quelques heures auparavant. Il manquait vraiment ce comble à notre infortune ! Les taons et les mouches, en insectes bien élevés, se contentaient de nous envelopper des méandres gracieux de leur vol ; mais les moustiques ! les moustiques de l’Anticosti ! c’est-à-dire des moustiques encore barbares, qui n’ont aucune idée de loi, ni d’égards, ni de réserve quelconque. On connaît assez combien les moustiques civilisés sont encore sujets à caution. Que l’on imagine donc, si on le peut, la sauvage férocité de leurs congénères de l’Anticosti s’acharnant contre trois pauvres Canadiens en détresse sur ce rivage désolé ! La situation fut jugée assez sérieuse, pour que nous recourussions aux armes que nous possédions. M. l’abbé Lagueux et moi étions munis chacun de drogues (antimoustiquaires), préparées l’une à Paris, l’autre à Québec, et nous éprouvâmes leur efficacité, qui était minime ; nous allâmes jusqu’à nous oindre successivement de l’une et de l’autre à la fois. Cela nous procura bien quelque soulagement, et le gros des ennemis reculaient en approchant de cette couche huileuse et fortement aromatisée, dont ruisselaient notre figure et nos mains ; mais il y avait toujours des insectes plus hardis, des foudres de guerre évidemment, qui méprisaient ces obstacles et nous perçaient à l’envi de leurs dards empoisonnés. Dans cette extrémité, je me résolus d’employer les grands moyens. En prévision de circonstances aussi fâcheuses, j’avais apporté un immense voile de mousseline. Je m’enveloppai là-dedans (il paraît que, sans le cigare que j’avais aux lèvres, on m’aurait pris volontiers, affublé de la sorte, pour une première communiante) et j’obtins de cette manière une tranquillité satisfaisante, troublée seulement, de loin en loin, par quelque féroce ennemi qui trouvait encore moyen de m’atteindre à travers les mailles de ma cotte d’armes[2].

Tels furent les agréments de la première soirée que nous passâmes à l’île d’Anticosti.

Dimanche, 7 juillet. — Il y a deux prêtres à bord, et pourtant l’équipage n’a pu aujourd’hui satisfaire au précepte de l’audition de la messe. Il y supplée en disant son chapelet, pendant que lespassagers récitent leur bréviaire.

Cet équipage agit toujours avec un ensemble parfait, ce qui étonne moins après qu’on a lu les détails que j’ai donnés sur sa composition. Aujourd’hui, vu l’absence du capitaine, c’est aussi l’équipage qui commande à bord, chose bien nouvelle dans les fastes de la marine.

Ce matin, sur les huit heures, comme il fait un léger vent d’est, l’équipage et les passagers unissent leurs efforts pour lever l’ancre et hisser les voiles, et nous partons pour la Pointe-Ouest de l’Anticosti. Mais la brise souffle toujours bien légèrement ; même elle cesse tout à fait de temps en temps, et nous n’avançons que lentement. Heureusement, la température est délicieuse, et ce serait le plus agréable des voyages de plaisir que nous faisons, si nous n’étions pas dégradés.

L’équipage étant forcément retenu tout entier à la barre du gouvernail, le soin de faire la cookerie repose sur les passagers. Au reste, les apprêts culinaires ne sont pas très absorbants à nord de l’Aida. Comme, d’après le programme élaboré à notre départ de la Longuepointe, nous ne devions rester qu’une nuit seulement sur le yacht, nous n’avions songé que fort sommairement à ravitailler le vaisseau, au moment du départ. Aussi, ces deux jours, nous avons été joliment à l’abri des tentations de gourmandise. Du pain, du beurre et du lard salé : voilà quelle a été la composition de nos repas ; et pour rompre un peu la monotonie de ce menu, nous n’avons trouvé d’autres ressources que celle de changer l’ordre de ces mets. Mais si l’esprit est souvent la dupe du cœur, l’estomac n’est pas si facile à tromper ; il était même déjà à craindre qu’il ne se révoltât, comme il a fait si souvent depuis l’époque bien lointaine de Ménénius Agrippa, quand nous trouvâmes en quelque armoire du biscuit de matelot, que nous accueillîmes comme un dessert exquis. Nous étions évidemment en veine de bonheur, puisqu’en une autre cachette nous fîmes la découverte de quelques harengs saurs ! Il fut aussitôt décidé que le soir même il y aurait à bord un dîner d’apparat en l’honneur…de la Confédération canadienne, dont nous n’avions pu célébrer la fête en son jour propre, à raison des circonstances où nous nous sommes trouvés. La vue d’une voile à l’horizon suffit pourtant pour arrêter tous les préparatifs.

Dans notre détresse, nous avions été jusqu’à souhaiter que le Str Constance, que le gouvernement fédéral met généreusement au service des contrebandiers du Saint-Laurent, vînt à passer dans ces parages, à nous prendre pour des gens en révolte contre les lois de la douane, et nous tirât enfin d’affaire de quelque façon.

Ce n’était pas le Constance qui nous apportait des chaînes ! C’était seulement une barge qui venait à notre rencontre, amenée de la baie des Anglais par le capitaine de l’Aida qui s’en revenait à son vaisseau. À deux heures de l’après-midi, les deux embarcations s’étaient abordées, et nous passions du yacht dans la barge qui devait plus aisément nous rendre à destination, même à la rame, s’il le fallait. Mais auparavant, M. Ellison, capitaine de l’Aida, répondant à nos questions, nous a raconté de quelle façon Monseigneur et lui ont fait leur voyage d’hier soir.

Assurément, bien qu’hier nous n’ayons pas été exempts d’inquiétude en voyant Mgr Labrecque entreprendre un pareil trajet sur cette côte déserte, nous étions loin de prévoir dans quelles terribles conditions se ferait le voyage.

D’abord, au lieu de quinze milles à parcourir, il y en avait en réalité tout près de trente : c’est une différence déjà très appréciable.

Puis l’on n’avait pas compté avec les terribles moustiques qui en véritable nuée entourèrent tout le temps nos voyageurs. Que l’on imagine ce que fut ce martyre en entendant Monseigneur avouer qu’il éprouva beaucoup de soulagement lorsque le sang de ses piqûres, coagulé avec les insectes écrasés, lui eut recouvert la figure d’un enduit protecteur !

Pour comble de malheur, Sa Grandeur éprouva une indigestion, provenant sans doute de la qualité de la nourriture qu’il avait prise avant son départ du yacht et du violent exercice auquel il s’était livré trop vite après ce repas. Il faut aussi sans doute tenir compte de l’excessive fatigue d’une marche prolongée, non plus sur la belle grève de sable durci que l’on trouve souvent sur les rivages de la Côte Nord, mais sur du gravier et même sur des cailloux ; car telle est la nature de la grève sur la partie de l’Anticosti que nous avons visitée. Toujours est-il que, sur les huit heures du soir, le prélat s’affaissa sur le sol, privé de sentiment. Étant promptement revenu à lui, il se leva et voulut continuer la marche ; mais, presque aussitôt, il tomba de nouveau, en perdant encore connaissance. Une troisième tentative eut les mêmes résultats. Le Capt. Ellison, très inquiet, aurait bien voulu se rendre aux habitations pour chercher du secours ; mais il lui était impossible de laisser Monseigneur isolé à un pareil endroit et à l’entrée de la nuit. Il fallut donc se résigner à coucher à la belle étoile, sur cette grève déserte. Un bon lit de branches de sapin et un feu entretenu avec soin permirent au malade de retrouver quelque force dans un sommeil réparateur. À trois heures du matin, on se remit en route : on avait encore quinze milles à parcourir ! Il était convenu que, lorsque l’évêque ne pourrait plus marcher, le capitaine continuerait seul le trajet, pour aller avertir les gens de la Baie-des-Anglais. Mais heureusement Monseigneur put tenir debout jusqu’à ce village, où l’on arriva, très incognito, vers huit heures du matin. Brûlant de fièvre et absolument exténué, comme on le pense bien, Monseigneur s’arrêta à l’hospitalière demeure de M. F. Chabot, un Jersiais catholique de grande affabilité, et y reçut les soins que requérait son état. Il garda le lit presque toute cette journée, et le soir, quand nous arrivâmes nous-mêmes à la Baie-des-Anglais, nous le trouvâmes déjà un peu remis. Il portait sur sa figure d’innombrables cicatrices des piqûres qu’il avait reçues : on aurait dit quelqu’un qui vient de subir la petite vérole. Ces traces persistèrent pendant plusieurs jours.

Malgré sa grande faiblesse, Monseigneur voulut présider, à huit heures du soir, à l’ouverture de la mission, et y adresser quelques mots aux bons Anticostiens réunis à la chapelle.

On nous dit que feu Mgr Langevin, évêque de Rimouski, fit en 1875 la première visite pastorale en ces lieux. Et depuis cette époque, ces braves gens n’ont pas revu d’évêque. On peut donc croire que leur joie est bien grande durant ce séjour que fait au milieu d’eux le Pontife qu’ils attendaient depuis longtemps. Et ils entendent dire avec satisfaction qu’ils ne seront plus tant d’années sans recevoir la visite de leur premier pasteur, puisque Mgr de Chicoutimi se propose de revenir tous les quatre ans comme il fait dans les autres parties de son vaste diocèse.

Lundi, 8 juillet. — À Saint-Alfred de la Baie-des-Anglais[3], nous sommes à 340 milles de Québec. Cette longue distance ne m’étonne pas ; au contraire, car nous voyageons depuis si longtemps, que l’on me ferait facilement admettre un chiffre double ou triple de celui-là. Mais enfin, la géographie a dit : 340 milles ; il n’y a plus qu’à se soumettre.

Il paraît que le vrai nom de la baie des Anglais serait : baie de la Loutre. Cela m’est bien égal ; mais, en tout cas, cette dénomination n’est jamais usitée, et c’est bien là le sort le plus fâcheux qui puisse échoir à un nom quelconque. Je dois ajouter que je n’ai pu savoir pour quelle raison cette baie, English Bay, comme disent les cartes, a cette allure britannique[4]. Ce qui est certain, c’est qu’il y a là une baie, qui ne s’enfonce pas bien loin dans les terres, il est vrai ; mais il ne faut pas se montrer difficile, sur cette grande île où les ports de refuge sont si rares, et la baie des Anglais offre aux petits navires un havre très appréciable, qui s’étend depuis la Pointe-Ouest jusqu’à la Pointe-aux-Anglais, du côté de l’est.

Nous logeons ici chez M. W.-Jean Girard, dont l’hospitalière maison est la résidence du missionnaire qui vient tous les quinze jours donner ici les offices religieux. Quand M. Girard arriva pour s’établir en cet endroit, vers 1873, il n’y avait encore que sept familles, dont la pêche était l’occupation, et qui s’y étaient fixées depuis moins de dix années.

En ce temps-là, l’île d’Anticosti appartenait à la Compagnie Forsyth, dont les extravagances resteront longtemps fameuses : on commit l’erreur de commencer par la fin l’exploitation en grand de l’île, et l’insuccès fut complet. Sous ce régime, la population de la Baie-des-Anglais atteignit le nombre de quatorze familles.

En 1884, l’île fut vendue par autorité de justice et achetée au prix de $107, 000 par un M. Stockwell, d’Angleterre. La Compagnie des MM. Collas, de la Gaspésie, vint à cette époque faire un établissement de pêche, et l’on compta jusqu’à quarante familles résidant ici, dans cet âge d’or. Mais cette brillante période fut de bien courte durée, et cela tint à plusieurs causes.

D’abord la pêche devint moins productive ; d’autre part, le gouvernement offrait aux Anticostiens de leur donner des emplacements à Hull, bourg voisin d’Ottawa, Ottawa, où fonctionne la machine administrative qui fait mouvoir tout le Canada, Ottawa, le centre de cette mer politique où tant de gens « pêchent en eau trouble » avec assez de succès, vraiment : n’était-ce pas assez tentatif pour des pêcheurs ? Vers cette époque, aussi, un incendie détruisit une dizaine de maisons. Mais, avant tout, il y avait la ligne de conduite inaugurée par ce M. Stockwell. Puisqu’il était propriétaire de l’île, il entendait l’être aussi de tout ce qu’elle portait, y compris les terrains et les maisons des habitants, et chaque emplacitaire devait lui payer $10 de rente par année. Peu favorable à l’exploitation de la pêche, m’a-t-on dit, il voulait que l’on se livrât surtout à l’agriculture, et même il fit venir des gens de l’Angleterre pour travailler sur les terres. Quant aux pêcheurs résidants, ils continuèrent à pêcher, mais en même temps ils cultivèrent, pour obéir à leur propriétaire. Bref, cette situation ne plaisant guère aux gens, et l’avenir s’annonçant assez mal, les Anticostiens firent bon accueil aux propositions gouvernementales, et treize familles émigrèrent dans une même année ; un an après, il partit encore sept familles. Je serais curieux de savoir s’il reste encore à Hull beaucoup des gens qui allèrent s’y établir en cette occasion. Toujours est-il que j’en ai rencontré plusieurs sur la Côte Nord, que le plaisir de contempler tous les jours les édifices du Parlement d’Ottawa n’avait pu charmer assez pour les retenir à l’intérieur des terres. Détachez donc le navigateur de la mer ! Avec des pêcheurs, faites des ouvriers de manufacture ! Ceux-là étaient donc revenus en divers lieux de la Côte Nord, et derechef se livraient à la pêche comme de plus belle. Par exemple, l’Anticosti leur était restée au cœur — comme Ilion aux Troyens établis dans la presqu’île d’Italus — et les larmes leur en venaient aux yeux rien qu’à y penser. L’Anticosti, pour eux, c’était une terre promise ; c’était là que la pêche était bonne ! c’était là que la terre poussait toutes sortes de choses ! Et quel beau climat, et combien favorable à la santé !

Je suis donc arrivé à l’île d’Anticosti avec les idées les plus favorables, et autant que j’en puis juger par la Baie-des-Anglais, on a eu raison de m’en parler avantageusement. Ce pays ne ressemble en rien au sol désolé de la Côte Nord. Nous y trouvons au contraire une bonne terre arable, recouverte d’une végétation pareille à celle des meilleures parties de la Province. Des champs d’avoine de belle venue, des jardins remplis de légumes, nous rappellent les campagnes de « par chez nous ». Je vois partout de grandes Berces en fleurs, et de jolies Campanules violettes élèvent leurs jolies clochettes au milieu des herbes voisines. Mais ce qui m’émerveille davantage, ce sont de splendides Orchidées dont il y a de beaux bouquets dans plusieurs maisons. Y aurait-il ici de ces amateurs pour qui la culture de certaines fleurs devient une insatiable passion ? L’amour des Tulipes fit commettre jadis des extravagances à des gens très sérieux ; et, de nos jours, il y a des individus qui céderaient leur droit d’aînesse pour une espèce d’Orchis qui manque encore à leur collection. Eh bien, y a-t-il des orchidophiles (car on a pris la peine de faire le mot) parmi les Anticostiens ? Point du tout ! Ces brillantes fleurs de Cypripède, aux couleurs les plus riches, croissent à l’état sauvage, à peu de distance du village ; et il n’y a en l’affaire d’autre « orchidophilisme » que d’aller les cueillir pour en décorer l’intérieur du sweet home.

Mil, trèfle, choux, navets, carottes, panais, tout cela vient très bien en ce pays ; les pommes de terre aussi, mais on me dit qu’elles sont « mouilleuses ». L’avoine ne mûrit pas toujours, et le plus souvent on la fauche lorsqu’elle est encore verte, pour en faire du fourrage.

Si l’on a besoin de fourrage ici, c’est qu’il y a des chevaux, car on ne voit pas de bêtes à cornes à la Baie-des-Anglais. Et l’on n’en voit pas, parce qu’on n’a jamais pu réussir à les y acclimater. À diverses reprises, on a tenté l’expérience, mais toujours sans succès. Au bout d’un certain nombre de mois, les pauvres bêtes deviennent malades et dépérissent. À quoi cela tient-il ? Le fait est d’autant plus étrange qu’au poste voisin, l’Anse-aux-Fraises, c’est-à-dire à six milles seulement, bœufs et vaches jouissent de la meilleure santé du monde et parviendraient sans doute à un âge avancé, si leurs propriétaires ne tranchaient auparavant le fil de leurs jours. En tout cas, pour ce qui concerne la Baie-des-Anglais, voilà un étrange problème, dont il serait intéressant de connaître la cause. À tout le moins, je serais curieux de savoir si le système de la stabulation permanente, recommandé partout par les docteurs de la science de l’élevage, ne donnerait pas ici des meilleurs résultats. On ne me reprochera pas, j’espère, de n’avoir rien fait moi-même pour en avoir le cœur net : je n’ai passé que quelques heures à la Baie-des-Anglais, où d’ailleurs la… matière première me faisait absolument défaut. Toujours est-il que voilà un endroit de la Province de Québec où l’industrie laitière est non seulement impraticable, comme sur la Côte Nord, mais absolument impossible ; et les conférenciers agricoles qui voudraient tenter de faire entrer la Baie-des-Anglais dans le grand mouvement où nos campagnes ont trouvé toutes sortes d’avantages, y perdraient absolument leur latin[5].

Comme ceux de la Côte Nord, les habitants d’ici se livrent presque exclusivement à la pêche de la morue, qui se fait du commencement de juin jusque vers le mois de novembre. Chacun travaille pour son compte. Il y a une quinzaine de barges employées ainsi à la pêche. Quand la morue est séchée, on la vend librement à celui qui en offre le plus haut prix, par exemple à M. Edw.-J. Robinson, le représentant des liquidateurs de la Compagnie propriétaire de l’île, ou à M. de Courval, qui possède des établissements de pêche à la Pointe-aux-Esquimaux et autres endroits du Nord[6].

La bouette dont on se sert pour prendre la morue, varie suivant les saisons : au printemps, c’est le hareng ; au mois de juin, le capelan ; et plus tard, le hareng encore et l’encornet ou squid.

On ne se contente pas d’utiliser le hareng en guise de bouette ; on le sale aussi, pour la vente ou pour la consommation.

Autrefois le maquereau abondait en ces parages ; on n’en voit plus aujourd’hui, paraît-il.

Le flétan est en grande abondance, et l’on en sale. Mais il faut tant de soins pour le conserver, qu’il ne donne guère de bénéfices, de l’avis de certains Anticostiens.

Durant l’hiver, il y a beaucoup de gibier, ce qui fournit aux habitants de nouvelles ressources pour leur subsistance.

La question scolaire était ici, en 1895, dans le pire état possible : il n’y avait pas d’école encore à la Baie-des-Anglais. Cette regrettable lacune était due surtout à la faiblesse numérique de la population. Toutefois il y a lieu d’espérer que très prochainement le petit groupe d’enfants qu’il y a là seront appelés, eux aussi, à venir quotidiennement s’abreuver aux sources de l’instruction[7]. Hélas ! il n’en a pas toujours été ainsi à la Baie-des-Anglais ! À l’époque de l’âge d’or, dont j’ai parlé, on compta jusqu’à 55 écoliers et écolières, et il y avait encore un nombre presque égal d’enfants que l’insuffisance des locaux scolaires retenait dans l’ignorance des préceptes grammaticaux !

Du reste, quand je dis qu’il n’y a pas aujourd’hui d’école à la Baie-des-Anglais, je n’entends pas signifier absolument qu’il n’y a pas de maison d’école. Il y a la maison d’école d’autrefois, dont l’on a fait la chapelle de la Mission.

Cette chapelle de la Baie-des-Anglais est toute petite, et il en tiendrait sans doute bien des centaines de semblables dans Saint-Pierre de Rome. L’édifice toutefois suffit pour la chrétienté de l’endroit. À quelques arpents plus à l’ouest, on aperçoit encore la charpente d’une assez grande église, que l’on avait commencé de construire durant le susdit âge d’or, je veux dire à l’époque où la population fut la plus considérable à la Baie-des-Anglais et où l’on avait lieu de compter sur une prospérité de plus en plus brillante. C’était du temps de M. l’abbé Rioux, le premier missionnaire résidant sur l’île. Quand le krack survint, quand les espérances dorées s’évanouirent à l’envi, et que la population eut diminué dans les proportions que j’ai indiquées, on jugea sagement qu’il valait mieux renoncer à la construction de cette vaste église, et se contenter d’un édifice beaucoup plus modeste. Mais cela n’empêche pas que ce grand squelette toujours debout, exposé sans défense aux intempéries qui le détruiront, est un spectacle d’aspect pénible, surtout pour les habitants du hameau, à qui sans cesse il rappelle un beau passé qu’ils regrettent.

* * *

Hier soir, quand nous arrivâmes au rivage, au fond de la baie des Anglais, nous fûmes ravis d’y apercevoir un cheval attelé à une charrette. Voilà une émotion que ne goûteront jamais les habitants de Québec et de bien d’autres endroits, et qui nous saisit, nous, parce qu’il y avait longtemps que nous n’avions eu pareil spectacle sous les yeux. Ce n’était pourtant pas dans le but spécial de nous émerveiller que cet équipage était là, mais bien dans la fin plus pratique de nous aider à débarquer ; car la plage est d’inclinaison si peu prononcée et par conséquent l’eau qui la recouvre d’une si faible profondeur, que notre embarcation dut s’arrêter assez loin de terre. La charrette vint accoster la barque, on y entassa tous nos colis, et nous nous installâmes tant bien que mal sur l’échafaudage que cela faisait. La grève étant à fond de roc plus ou moins horizontal, recouvert de plus ou moins de cailloux ronds et carrés, le trajet n’eut rien de particulièrement délectable. Et quand, en approchant des habitations, nous aperçûmes une escouade de jeunes gens qui s’apprêtaient à nous accueillir par un feu de mousqueterie, je ne fus pas absolument rassuré sur le dénouement de l’affaire, en l’état d’équilibre instable où nous nous trouvions. Même on tira d’autant plus de coups de fusil, qu’il s’agissait non seulement de saluer notre arrivée, mais aussi de faire parler les échos en l’honneur de Monseigneur, qui était arrivé le matin sans tambour ni trompette, pour les justes et valables raisons que j’ai exposées. Eh bien, au milieu de tout ce tapage, le destrier qui nous traînait conserva une absolue impassibilité, dont je lui garderai longtemps le souvenir le plus reconnaissant.


ANTICOSTI — PHARE DE LA POINTE-EST.

(Album Gregory)


S’il y a par ici chevaux et voitures, il n’en faut pas toutefois

conclure au manque de chiens de trait. Seulement, à l’Anticosti comme sur la Côte Nord, on ne se sert pas du cométique durant l’été, puisque ce véhicule n’est qu’un traîneau de forme particulière, comme on le sait. Mais durant l’hiver, quand on veut voyager en dehors des deux Missions, c’est-à-dire dans des endroits où il n’y a pas de chemins, on emploie fort bien les attelages de chiens. D’autre part, comme les occasions de voyager sont loin d’être bien fréquentes, peu de propriétaires sont pourvus de ces équipages.

Aujourd’hui, nous avons encore voyagé en voiture pour nous rendre à l’Anse-aux-Fraises. Il y a un excellent chemin depuis la Baie-des-Anglais jusqu’à la Pointe-Ouest, distance de deux milles. Ce fut pourtant sur cette belle route que je faillis me rompre le cou, me défoncer le crâne, me casser quelque bras ou jambe. Comme nous allions à grande allure, je m’aperçus soudain que le limon, du côté où j’étais assis, s’était rompu à l’endroit où il joignait le devant du cabriolet, et ne tenait plus que par un mince éclat à la voiture : c’était merveille que tout ne se fût pas encore défait et que nous n’eussions pas encore été précipités de là-haut sur la chaussée rocailleuse ! Oncques ne fus si brusque qu’à ce moment où j’intimai au maître de l’équipage l’ordre d’arrêter à l’instant son cheval… Un incident de cette sorte vaut un éloquent sermon sur les fins dernières.

* * *

Au phare de la Pointe-Ouest, on nous fait une triomphale réception. Toutes les couleurs sont dehors ; le canon retentit, la fusillade éclate, et les échos portent au loin tout ce bruit. En descendant à terre, je constate pourtant qu’il n’y a là que la famille du gardien, M. Alfred Malouin ; mais, par exemple, chacun de ses quatre fils, âgés respectivement de huit à quatorze ans, est armé d’une carabine à deux coups ! Ces bambins ne s’en tuent pas davantage, pour manier ainsi le fusil tous les jours.

Je ne dis rien ici du « West Point », où nous devons revenir et séjourner peut-être en attendant le bon plaisir du vent.

Après dîner, nous remontons en voiture afin de nous rendre à Saint-Ludger de l’Anse-aux-Fraises[8], à quatre milles de distance. Mais il n’y a plus d’autre chemin que la grève ; et cette grève n’étant qu’un rocher continu en pente légèrement inclinée, le trajet est assez fatigant. La mer y apporte de grandes quantités de goémon, qui remplace avantageusement les déchets de poisson pour engraisser les terres.

Le missionnaire de l’île d’Anticosti, qui est actuellement (1895) M. l’abbé A. Villeneuve, réside à l’Anse-aux-Fraises, d’où il se rend, tous les quinze jours, à la Baie-des-Anglais pour y donner la mission. Cette desserte alternative de deux postes assez rapprochés, ce n’est pas un ministère bien pénible. Mais, une fois par année, il faut faire le tour de la grande île, pour s’arrêter à tous les endroits où il y a quelque famille catholique[9], et ce n’est pas absolument un voyage de plaisir. Au printemps de 1895, M. Villeneuve a mis un mois entier à faire ce voyage, seul avec un navigateur, dans une petite embarcation. Il est difficile d’imaginer les privations, les fatigues et les dangers d’une excursion de ce genre.

Bien qu’il y ait ici un missionnaire résidant, il n’en faut pas conclure qu’il y a aussi un presbytère. Les richesses colossales du clergé, dont certains hâbleurs du journalisme entretiennent parfois leurs pauvres lecteurs, sont encore plus « fabuleuses » ici qu’ailleurs. Ces petites Missions ne peuvent fournir à peu près aucunes ressources pour le soutien du prêtre qui s’occupe de leurs intérêts spirituels. Par bonheur, un brave pêcheur de l’Anse-aux-Fraises, M. J.-P. Doucet, qui jouit d’une certaine aisance, donne au missionnaire, pour un prix à peu près nominal, le logement et la pension. Il a même ajouté une aile à sa maison, pour fournir au prêtre un appartement plus commode.

Ce M. Doucet, Français natif des îles Saint-Pierre et Miquelon (et même cela jadis lui avait valu le surnom de Miquelon), vint de la baie des Chaleurs, en 1873, pour s’établir sur l’île d’Anticosti. Un nommé Frank Bezeau l’accompagnait. Ce qui les empêcha de se fixer à la Baie-des-Anglais, ce fut d’apprendre qu’ils ne pourraient pas y garder de bêtes à cornes. À cette époque, il n’y avait encore personne à l’Anse-aux-Fraises. Les beaux pâturages que l’on y voyait, la jolie petite baie qu’y fait la mer, décidèrent nos immigrants à s’arrêter là. Au reste, la place de pêche était bonne, meilleure même qu’à présent.

On compte aujourd’hui 22 barges de pêche à l’Anse-aux-fraises. Comme a la Baie-des-Anglais, chacun pêche pour son compte. Quand la morue est sèche, on la vend à qui l’on veut ; ordinairement, c’est M. de Courval, de la Pointe-aux-Esquimaux, qui achète tout ce poisson.

La pêche à la morue commence ici à la fin de mai et se poursuit de façon sérieuse jusqu’à la mi-août. Comme bouette, on emploie le hareng, et à la fin de la saison, l’encornet. Prend-on plus de hareng qu’il ne faut pour les besoins de la pêche ? On le sale, et on le vend aux traders, ce qui augmente d’autant les revenus.

Il arrive aussi quelquefois que, en seinant la bouette, il se trouve quelques saumons au fond du filet. On profite alors de l’aubaine, bien que l’on n’ait pas de licence pour se livrer à la pêche du saumon ; et, ce jour-là, la famille se régale fameusement, en buvant… du thé — le thé si terriblement fort des pêcheurs — à la santé de l’honorable ministre de la Marine et des Pêcheries du Canada.

Et puisque nous en sommes au saumon, disons immédiatement qu’on le pêche à la ligne dans la rivière Jupiter, qui se trouve à quarante ou cinquante milles d’ici, sur la côte sud de l’île. La rivière Jupiter ! je n’ai pas la consolation de pouvoir apprendre à mon lecteur pourquoi on a donné un pareil nom à ce cours d’eau… Il serait en tout cas bien absurde d’en conclure que les anciens Romains sont venus jusqu’en Anticosti ; ils ont eu assez de peine à se rendre jusqu’en Bretagne et en Hibernie. Quoi qu’il en soit de ces préoccupations ethnologiques, revenons à nos saumons, et constatons qu’à cette même rivière M. Robinson possède un rets tendu pour en prendre. À la Pointe du « Sorouêt », il y a encore un rets à saumon. Il ne paraît pas qu’il y en ait d’autres ailleurs.

La place est fort bonne pour la pêche du flétan, que les traders achètent en salaison. On trouve ici que ce poisson donne autant de bénéfices que la morue.

Au point de vue agricole, il n’y a que de bonnes choses à dire de l’Anse-aux-Fraises. Le blé même a mûri, me dit-on, quand on l’a cultivé. Avoine, orge, mil, trèfle rouge, trèfle blanc, blé d’Inde, choux, navets, oignons, etc., tout vient à souhait. Quant aux fraises, puisqu’il en faut parler dans un endroit qui leur emprunte son nom, il y en a en abondance, et, le 8 juillet, on nous en a servi d’excellentes ; l’époque de leur maturité est cependant un peu en retard en comparaison d’autres endroits de la province de Québec.

Et puis, chevaux et bêtes à cornes trouvent ici le climat de leur goût, et vivent tant qu’on les laisse vivre.

Quand on veut fumer les terres, il n’y a que l’embarras du choix : la mer est là qui apporte le goémon en quantité ; puis il y a le hareng et les déchets de morue.

Je n’ai donc qu’un bon témoignage à donner de l’Anse-aux-Fraises. On y vit vraiment assez bien. La pêche, me dit-on, peut y faire gagner deux à trois cents piastres à chaque propriétaire ; puis, si l’on se livre aussi à la chasse, chasse à l’ours noir, à la marte, au renard, à la loutre, c’est encore de cent à deux cents piastres à ajouter au revenu annuel. Eh bien, un tel revenu, en ces endroits, c’est l’aisance. Car les occasions de dépenser mal à propos son argent n’y sont pas fréquentes comme dans les grands centres de population. Ces Anticostiens n’ont pas à se défendre de la tentation d’aller s’amuser dans les « saloons » ; les « cirques » n’ont encore jamais songé à aller faire moisson d’écus sur la grande île ; les « excursions à bon marché », qui coûtent ordinairement fort cher, on n’a jamais entendu parler de cela. On ne reçoit pas même de journaux, et l’on sait si les gens se ruinent, dans notre pays, à payer les journaux qu’ils reçoivent !

* * *

La population de l’Anse-aux-Fraises a compté jusqu’à vingt familles. En 1895, treize familles seulement habitaient cet endroit privilégié du pays. Comme à la Baie-des-Anglais, une partie des habitants ont émigré lorsque l’île est passée sous la dépendance de la Compagnie anglaise dont j’ai parlé déjà. Dans ces dernières années, les pêcheurs payaient cinq piastres de rente annuelle aux propriétaires du domaine.

La première chapelle, moins grande que l’église actuelle, fut détruite par un incendie, vers 1880. La belle église (55 pieds sur 35) que l’on y voit maintenant fut bâtie du temps où M. l’abbé J.-L. Rioux desservait l’île d’Anticosti (1883-86) ; mais elle n’est pas encore terminée, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Lors de notre voyage, on venait d’y ajouter une spacieuse sacristie. Quand ces édifices auront été boisés, décorés, dorés, ce sera fort beau !

On pourrait penser, peut-être, que l’instruction publique est fort négligée à l’Anse-aux-Fraises, puisqu’il n’y a là — ces renseignements sont d’une complète authenticité — ni université, ni école normale, ni collège commercial. Toutefois, les petits Anse-aux-Fraisois en âge d’être initiés aux mystères de la lecture, de l’écriture, des règles simples et des règles composées, ont à leur service une école élémentaire qui suffit amplement aux nécessités intellectuelles de ce pays. D’ailleurs, il y a un couvent à la Pointe-aux-Esquimaux, où l’on peut envoyer les enfants bien doués ; deux jeunes filles de M. Doucet y ont déjà commencé leur cours d’étude.

J’ai nommé M. l’abbé Rioux. Il passa trois années sur l’île, résidant à la Pointe-Ouest, chez M. Malouin.

En 1893, le missionnaire de l’Anticosti vint se fixer à l’Anse-aux-Fraises. C’était M. l’abbé Jean-F.-R. Gauthier, qui fut plus tard curé de Natashquan. Dans l’automne de 1894, M. l’abbé A. Villeneuve le remplaça[10].

Ici, comme dans les autres endroits habités par les pêcheurs, le village est établi à proximité de la mer, moins cependant qu’aux autres localités que nous avons visitées. C’est qu’ici, en même temps que pêcheur, on est aussi plus ou moins cultivateur. Mais, demandai-je, quelle sorte de terrain y a-t-il en arrière de ces terres en culture ? On me répondit qu’au delà de ces champs cultivés, on trouve de la terre forte, bonne pour la culture. Quant au milieu de l’île, on le dit montagneux et impropre aux travaux agricoles. Au nord de l’île, ajoutait-on, il y a du pin en certaine quantité. Le rivage est partout de pierre. La pierre à chaux, on en trouve en tous endroits de l’Anticosti.

* * *

Lorsque vint la brunante, ce soir, les moustiques vinrent aussi, et la soirée que nous passâmes en leur compagnie ne fut pas absolument agréable, par exemple, cela me procura l’occasion d’expérimenter la valeur d’une préparation dont M. Robinson, de la Baie-des-Anglais, nous avait loué l’efficacité contre ces minuscules ennemis. La recette est facile. Il s’agit de mélanger du saindoux avec de l’acide carbolique, en telles proportions que l’on obtienne un produit de couleur rose pâle. Et M. Malouin, hier, m’avait donné une certaine quantité de cette pommade toute préparée. Aussi, lorsque je vis apparaître les maringouins, je ne manquai pas de leur rire au nez. Ce ne fut pas moi, cependant, qui eus l’avantage dans la lutte qui s’engagea, malgré l’armure fortement aromatisée dont je m’étais revêtu. Je dois donc avouer que cette graisse à l’acide carbolique ne me paraît pas l’emporter notablement, en efficacité, sur les préparations dont nous avions fait l’épreuve à l’anse des Trois-Ruisseaux. Ces graisses et ces huiles procurent certes du soulagement ; elles tiennent même en respect le gros des assaillants. Mais il y a toujours quelques-uns de ces brigands qui ne sont pas dupes de ces parfums équivoques et qui vous écorchent bel et bien. — Cette préparation à l’acide carbolique, dont j’ai entendu prôner les vertus avec tant d’insistance, il se peut fort bien qu’elle soit une protection assurée contre les plus petites espèces de moustiques, par exemple contre les « brûlots » ; et, s’il en est ainsi, la chose en vaudrait encore la peine.

Mardi, 9 juillet. — Les exercices de la visite pastorale se sont terminés, ce matin, par la confirmation. Ces deux Missions de l’île d’Anticosti n’ont pas eu l’avantage d’une retraite, comme celles de la Côte Nord. Monseigneur en avait ainsi décidé, bien à regret, à cause des retards que nous avait déjà occasionnés ce voyage ; et Sa Grandeur voulait éviter autant que possible tout ce qui pouvait empêcher notre prompt retour au continent. Cette crainte bien justifiée de délais toujours possibles nous empêcha aussi de donner suite au projet que nous avions formé d’aller visiter la baie de Gamache, ou Ellis Bay, qui se trouve à quelques milles seulement à l’est de l’Anse-aux-Fraises. Ce fut au fond de cette baie que le fameux Gamache passa la dernière partie de sa vie, faisant un peu d’agriculture et d’élevage, se livrant à l’industrie de la pêche, allant de fois à autre faire la traite des fourrures avec les Montagnais de la Côte Nord — à la barbe… de la Compagnie de la baie d’Hudson. Sa légendaire mémoire n’est pas près de se perdre, maintenant surtout qu’elle s’appuie sur une dénomination géographique aussi importante. Jamais, en effet, un matelot canadien n’apprendra à un voyageur novice le nom de la baie de Gamache, sans en profiter pour lui faire le récit des bons tours du merveilleux personnage et de ses prétendues relations avec le souverain des enfers.

* * *

Dans l’après-dîner de ce jour, nous quittions l’Anse-aux-Fraises pour revenir sur nos pas, et attendre à West Point, chez M. Malouin, que le temps devînt favorable pour faire la traversée du fleuve. Le trajet s’opéra absolument de la même façon que la veille, par voiture et sur le bord du rivage encore en partie recouvert par la marée. La pointe de l’île que nous contournons est une côte d’une certaine élévation et généralement escarpée, recouverte de conifères rabougris dont les branches ont une inclinaison singulière, par suite évidemment de la violence des vents qui les fouettent avec fureur.

Il n’y avait pas une heure que nous étions arrivés à la Pointe-Ouest, lorsque le télégraphe, dont il y a ici un bureau confié à M. Malouin, apporta une dépêche à Monseigneur, l’informant de la crise politique survenue à Ottawa et de la démission des trois ministres français (juillet 1895), par suite de la tournure qu’avait prise la « question scolaire ». Sa Grandeur s’empressa de faire transmettre, par la même voie, ses félicitations aux démissionnaires. Quant à nous, ce jour-là et les suivants, nous tînmes quantité d’indignation meetings dont les journaux n’ont seulement pas dit un mot, et qui par conséquent n’ont pas eu le moindre effet sur l’opinion publique ni sur la conduite des événements, lesquels se sont arrangés comme ils ont pu, sans notre participation et de manière médiocrement heureuse.

* * *

La Pointe-Ouest est l’endroit le plus occidental de l’île d’Anticosti. L’endroit est tout à fait isolé, puisqu’il n’y a aucune habitation entre la Baie-des-Anglais, au nord, et l’Anse-aux-Fraises, au sud. La solitude est donc parfaite, et j’en conseille la jouissance aux esprits fatigués des agitations de la politique, du commerce ou de la finance, et qui ne se sentent pas attirés, pour diverses raisons, par le calme du cloître. Quel endroit pour écrire un livre (car il y a toujours des gens pour écrire des livres, bien qu’il n’y ait plus de lecteurs, depuis déjà assez longtemps !). Et ce qui ajoute au charme de cette solitude, c’est que vous n’avez qu’à sortir de votre chambre, pour tomber dans le plus aimable intérieur de famille que l’on puisse rêver. Monsieur et madame Malouin et leurs cinq enfants s’efforcent de toutes façons à vous faire oublier que vous êtes sur un rivage bien lointain, presque exilé du monde entier, et ils y réussissent pleinement, comme il nous a été donné de le constater.

Autrefois le missionnaire résidait chez M. Malouin, et c’était bien le plus charmant presbytère du monde. La chapelle était toute prête : c’était le salon qui en tenait lieu. Puis, le dimanche, le prêtre allait donner la mission soit à la Baie-des-Anglais, soit à l’Anse-aux-Fraises. — Il est de toute évidence que la vie de ce missionnaire, entouré du respect et des prévenances de cette bonne famille, ne ressemblait guère à l’existence des pauvres prêtres qui exercent leur pénible ministère en Chine ou dans le centre de l’Afrique. Mais, si tout prêtre, comme aussi chaque fidèle, doit être résolu à subir toutes les privations et tous les supplices pour rendre témoignage de sa foi, il ne s’ensuit pas absolument qu’il faille importer de barbares païens pour se faire persécuter chez soi. Il y a du reste lieu de croire qu’avec le temps, et sans que nous ayons à aller les chercher bien loin, nous nous trouverons, même dans notre pays, obligés de faire face à des persécuteurs de la foi. Il y a bien des façons de souffrir pour la religion ; et il n’est pas certain que le cachot, la cangue, le bûcher soient plus difficiles à accepter et à subir que cent manières modernes, habiles et perfectionnées, d’être martyrisés pour Dieu et pour l’Église.

En attendant, revenons à notre Pointe-Ouest, et visitons-en les constructions.

Le phare de la Pointe-Ouest est un des plus remarquables du fleuve Saint-Laurent, et l’un des trois qui, dans le golfe, sont à verres dioptriques. Il est composé d’une tour ronde construite en pierre et qui s’élève à une hauteur de 112 pieds au-dessus de la marée haute, qui en cet endroit ne diffère que d’environ six pieds de la basse marée. Cette imposante construction, dont l’extérieur est peint en blanc avec deux larges bandes de couleur rouge qui courent du haut en bas, repose sur un rocher. Les murs sont de grande épaisseur, et ne laissent place, à l’intérieur, que


ANTICOSTI — PHARE DE LA POINTE-OUEST. (Album Gregory.)


pour un escalier qui permet de monter au sommet de la tour. Cet escalier a 120 marches, dont l’ascension laisse de durables souvenirs, experto crede Roberto. Arrivé là-haut, on n’est guère récompensé de l’effort musculaire qu’il a fallu faire, que par la vue de la lanterne du phare ; car, du haut de la tour comme du bas, on n’aperçoit au loin que le même spectacle de la mer immense ; on en voit sans doute une surface plus grande, mais, à l’œil, la différence est peu sensible. — L’édifice a huit étages, y compris celui de la lanterne. L’appareil lumineux (construit par la maison Sauter, de Paris) se compose de plaques de verre très limpide, de forme prismatique, retenues dans des cadres en cuivre, et qui donnent une grande puissance aux rayons qui les traversent. La lumière n’est fournie que par cinq lampes au pétrole, et pourtant on l’aperçoit en mer jusqu’à la distance de trente milles ; on la voit de Sheldrake et de Magpie sur la Côte Nord : tout cela quand le temps est clair, naturellement. En plein jour, la vue de la tour blanche, rayée de rouge, suffit pour faire reconnaître l’endroit aux navigateurs. Lorsqu’il y a de la brume, on tire du canon toutes les vingt minutes ou l’on fait partir des cartouches à la dynamite.

Ce phare existe depuis 1855, et l’on peut croire que ses feux ont sauvé bien des vies humaines durant ces quarante années.

M. Malouin est chargé de l’entretien du phare depuis 1877. Au pied de la tour est la maison où il réside, vaste et confortable demeure en briques blanches, dont l’ameublement ferait bonne figure dans l’un des quartiers les plus fashionables de nos villes. Et tout autour, plusieurs constructions de différents genres, remises, hangars, boutique, etc. ; jardins et prairies. Mais voyez comme tout cela est propre, et tenu dans un ordre merveilleux ! Il n’en faut pas davantage, sans doute, pour juger le maître de céans aussi favorablement qu’il le mérite.

M. Malouin me dit que, vers 1875, le prof. Macoun, de la Commission géologique du Canada, a fait le tour de l’île d’Anticosti ; lorsque le savant naturaliste passa à la Pointe-Ouest, le gardien du phare lui fit don d’une petite tortue de cinq pouces de longueur, trouvée vivante sur le rivage. Voilà toujours un détail intéressant pour l’histoire naturelle de l’île !

Mercredi, 10 juillet. — Ce jour-là il faisait un vent d’ouest d’une telle violence qu’il aurait été bien imprudent de s’éloigner de l’île dans une petite embarcation. Dès le départ, les vagues en furie auraient vite fait, en soulevant le vaisseau et en le laissant aussitôt s’abattre sur les récifs, de le réduire en miettes : il n’en aurait pas fallu davantage, évidemment, pour forcer les passagers encore vivants à différer de quelques jours la traversée. Quant à nous, nous n’exigeâmes pas qu’on nous mît en mesure de nous livrer personnellement à des expériences de ce genre. Et nous étions d’autant mieux disposés à bien accueillir là-dessus l’opinion des gens du métier, qu’il y avait, au fond de l’âme de chacun de nous, un éloquent avocat qui plaidait avec insistance le maintien du statu quo. Quelques jours de tranquillité feraient bien l’affaire, après tous ces déplacements que nous avons subis depuis deux mois ;… et puis l’endroit était vraiment bon, à tous les points de vue possibles, pour jouir de ce repos le plus complet ;… quand on est tombé dans une pareille oasis, il faut en profiter, etc.




  1. Suivant M. Faucher de Saint-Maurice (De tribord à bâbord, p. 109), le mot Anticosti est d’origine indienne.
  2. S’il y a des lecteurs qui n’ont pas encore eu l’occasion d’expérimenter A quel point le fléau des moustiques est terrible, le fait suivant leur en donnera un peu l’idée.

    J’ai lu quelque part, et ce n’est pas là, affirme-t-on, simple conte de voyageur, qu’il y a en certain endroit de l’Amérique du Sud, une rivière peu considérable, qui descend de la Sierra de St-Martha, et qui coule littéralement dans un lit d’or : c’est la rivière Volador, découverte par Élisée Reclus. Eh bien, toutes les tentatives que l’on a faites pour exploiter cette mine de sable d’or, qui s’y trouve en quantité fabuleuse, ont échoué à cause des moustiques qu’il y a là ! Tous les travailleurs que l’on y a envoyés ont dû battre en retraite. — Si l’on trouve que cela est raide…

  3. Statistiques. — Population : 15 familles, 73 âmes, dont 49 communiants. Confirmés, 7.
  4. M. Faucher de Saint-Maurice (De tribord à bâbord, p. 120) est porté à croire que ce fut à cet endroit de la côte de l’île d’Anticosti que le capt. Rainsford, commandant l’une des frégates de l’amiral Phipps, fit naufrage, en 1690, en revenant de l’expédition contre Québec.
  5. Depuis mon voyage à l’Anticosti, j’ai entendu dire que l’on avait trouvé la cause de « l’inhabitabilité » de la Baie-des-Anglais pour les animaux de race bovine : cela tiendrait, paraît-il, à certaine plante qui y croît, nuisible pour ces bêtes. Si le renseignement est exact, il ne sera pas difficile de couper le mal dans sa racine. On verra plus loin que M. Gregory (En racontant, p. 108) indiquait, en 1886, cette même cause pour expliquer le phénomène dont il s’agit.
  6. La situation des habitants de l’Anticosti a été considérablement modifiée, dès l’année 1896, par la vente de l’Île à un nouveau propriétaire, M. Menier. Il en sera question plus loin.
  7. En effet, dés l’année 1896, le mécanisme scolaire était remis en fonctionnement.
  8. Statistiques — Population : familles, 14 ; 104 personnes, dont 06 communiants. 10 confirmés. École fréquentée par 20 à 25 enfants.
  9. En dehors des deux Missions, il n’y avait en 1895, dans le reste de l’île, que 6 familles catholiques, et 10 familles protestantes.
  10. En septembre 1895, M. Villeneuve fut lui-même remplacé sur l’île d’Anticosti par M. l’abbé Pierre Bouchard, et alla prendre charge des Missions des Sept-Isles, de Moisie, etc.