La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de NoëlG. Charpentier, Éditeur (p. Une Drôle de chasse-58).


UNE DRÔLE DE CHASSE




UNE DRÔLE DE CHASSE




À MON PETIT AMI PAUL CHARPENTIER



lettrine Je voudrais être ce chasseur !

— Quel chasseur ?

— Vous le connaissez : il est gras, bien en point, la figure cuite comme une brioche, l’œil droit, celui qui vise ! grand ouvert, l’œil gauche toujours à demi cligné, par suite de la longue habitude ; sous son nez en canon de fusil, véritable nez de chien courant, une paire de moustaches tombantes tirant les joues, des moustaches en or massif d’un lourd, oh ! mais d’un lourd ! à les envoyer à la Monnaie pour les fondre, un jour de désastre. Il porte des jambières en cuir jaune, bien lacées, dessinant le muscle, et une casquette en cuir bouilli (les chapeaux s’attardent aux branches !). Sa culotte en peau de diable, indéchirable, peut braver la griffe des ronces ; ses souliers, taillés dans la dépouille d’un crocodile, ont des semelles hautes comme un quai, larges comme une promenade ; sa veste en velours fauve, couleur du pelage, pour ne pas effrayer la bête sous bois, est percée de poches innombrables fermées par d’innombrables boutons que décorent, en bas-relief, des représentations de chasses héroïques : sangliers coiffés, cerfs faisant tête. Ajoutez la carnassière avec son filet de ficelle blanche, le sac à plomb, la poire à poudre et le fusil nouveau modèle, fabriqué exprès à New-York, partant tout seul et ne se chargeant ni par la gueule ni par la culasse.

Ainsi équipé, il arrive au café et s’installe : — « Garçon, une, absinthe ! — Voyez terrasse ! » Comprend-on ça ? Il allait faire l’ouverture, il a manqué le train, toujours la même chose !… Pas étonnant d’ailleurs, avec le mauvais vouloir des compagnies ! Il gronde, on s’empresse, l’établissement est plein de sa gloire… Je voudrais être ce chasseur !

Non que j’éprouve le désir cruel d’aller troubler sous les hauts genêts piqués d’or le repos somnolent des lièvres ; de prendre pour cible le derrière blanc d’un lapin filant dans son terrier sablonneux, ni de mitrailler la perdrix qui chante entre deux sillons, ou la grive qui, sans souci du phylloxéra, s’ivrogne gaiement à l’ombre des pampres. Tuer des bêtes ? Dieu m’en préserve ! je crois que j’en élèverais plutôt.



Mais il me serait doux, je l’avoue, vêtu en chasseur et le train manqué, de m’asseoir ainsi, devant ce café, la pipe au bec, mon arme sur le genou gauche. Et là, laissant de minute en minute s’échapper de mes lèvres : (Peuh !), en même temps qu’un petit nuage bleu, l’expression de ma supériorité satisfaite, je vous dirais :

(Peuh !) On les connaît toutes, vos histoires de chasse, et l’on va (Peuh !) vous en conter une qui sans doute vous étonnera. Elle est authentique, je la tiens de mon grand’père, brave homme, grand chasseur, et qui ne mentit jamais.


Voici donc comment on chassait l’ours chez nous il y a environ cinquante ans, quand il y avait encore des ours dans les petites Alpes. Ne vous attendez à rien d’émouvant ou d’héroïque. Décrire le monstre velu, ses grandes dents, ses longues griffes, peindre une lutte corps à corps, le pourpoint de buffle déchiré, l’éclair du couteau, le sang coulant rouge sur la neige, tout cela, certes ! serait facile si je voulais broder tant soit peu ; mais mon grand’père n’avait pas d’imagination, et je ne fais que répéter le naïf récit de mon grand’père.

Singulière chasse tout de même que cette chasse à la paysanne sans couteau, pique ni fusil, chasse où le chasseur se contente de donner une corde au gibier en le priant d’aller quelque part s’exécuter lui-même.

— Un peu fort, par exemple ! — Pas fort du tout, simple comme bonjour, au contraire ; seulement n’interrompez pas !… Je commence l’histoire. On devait chasser l’ours. Mon grand’père, invité, avait apporté son fusil, naturellement. Les paysans lui dirent : « La poudre coûte cher et le plomb abîme la peau ; mieux vaut avoir la bête sans toutes ces manigances.

— Mais cependant ?… — Attendez donc, sapristi ! ».

Les paysans savaient bien ce qu’ils voulaient faire. Ces sacrés montagnards provençaux, fins comme l’ambre sous leur veste d’épais cadis, avaient de temps immémorial, constaté deux choses : primo, que l’ours est à la fois raisonneur et têtu ; secundo, qu’il aime par-dessus tout déjeuner de poires bouillies. Il s’en régale volontiers sur l’arbre, les croquant toutes crues, quand il ne peut pas faire autrement ; mais, cuites au miel, il les préfère.

On avait donc préparé à l’ours en question un grand plat de poires au miel, et disposé le plat, à hauteur de museau, dans le creux d’un vieux poirier sauvage où l’animal avait coutume précisément de venir chaque matin, au lever du jour, s’aiguiser l’appétit de quelques poires vertes.

Un nœud coulant pendait devant l’ouverture du tronc…

— Un nœud coulant ? Tiens, la belle malice ! — Patience, vous verrez tout à l’heure si c’est malin.

Je disais un nœud coulant attaché par le bout à une forte bûche, assez lourde pour gêner l’ours une fois qu’il l’aura traînante à son cou, pas assez pourtant pour qu’elle l’étrangle.

Cela fait, tout le monde s’était assis, et l’on s’était mis à fumer des pipes.

Au petit jour, chose prévue ! l’ours apparut, sortant d’un petit




bois. Il marchait lentement et s’étirait parfois, comme quelqu’un qui se réveille. Arrivé à l’arbre, il s’arrêta, regarda les branches, renifla dans le creux ; évidemment il se disait : — Qui diable a pris le soin de me faire cuire mes poires ? Puis, ayant sans doute réfléchi que les poires cuites valent beaucoup mieux que les crues, il se décida à faire honneur, sans plus de manières, au déjeuner succulent que lui servait ainsi la providence des ours.

Quand ce fut fini, il se lécha ; puis il prit le trot vers le torrent qui coulait par là, pour aller boire. La bûche, comme on le devine, se mit à courir derrière lui, à bout de corde. L’ours revint trouver la bûche et grogna. Dans son langage d’ours, cela voulait dire : « Tu m’ennuies ! » Puis, persuadé que la bûche avait compris, il reprit son trot interrompu… La bûche le suivit encore. — Attends un peu, si c’est comme ça, je vais te tracer du chemin ! » Et quittant le trot, cette fois, il partit gaiement au galop. La bûche le suivait à la piste, rasant les buissons, fauchant les herbes, se heurtant aux arbres, aux rochers, et dessinant dans l’air des bonds formidables. L’ours s’arrêta, souffla, parla à la bûche de nouveau, la fit rouler de droite et de gauche avec ses pattes, puis s’assit d’un air méditatif et ennuyé, cherchant ce qu’il fallait faire pour se débarrasser d’un si importun personnage.

Enfin, il se frotta les pattes comme pour dire : — J’ai trouvé !

L’ours, en effet, avait son idée : une idée d’ours ! comme on va voir.

Il prit la bûche dans ses bras et se mit à la porter, marchant gravement sur ses pattes de derrière. Il traversa dans cet attirail un bois, une plaine, une rivière ; tout le village le suivait. Il

rencontra un puits, regarda dedans et passa : le puits n’était pas assez profond pour ce qu’il voulait faire. Un talus crayeux

terminant le plateau parut l’engager davantage ; après réflexion, il renonça au talus : la pente était un peu trop douce, et la bûche pourrait remonter.

Enfin, il trouva un endroit admirablement propre à tuer la bûche.

C’était un précipice à pic, haut de cent pieds, au fond duquel un torrent grondait.

— Bon voyage ! eut l’air de dire l’ours en lançant la bûche.

La bûche partit, la corde du nœud coulant se tendit, et l’ours, probablement étonné, dégringola tête première.

Me cramponnant à un grand buis (c’est mon grand’père qui parle), je regardai. L’ours n’était pas mort ; il remontait à travers les rochers, éclopé quelque peu, du sang aux naseaux, mais obstiné dans son idée et portant dans ses bras la bûche qu’il comptait précipiter de nouveau. Trois fois il la précipita, le village était dans la joie. À la quatrième fois…

Mais en voilà assez : je vous vois rire !


Le chasseur, lui, raconte ses histoires et on ne rit pas. Il en impose avec son teint de brique, son œil cligné, son nez en canon de fusil, sa moustache. Il a un sac à plomb, une poire à poudre et un fusil ; une veste de velours à boutons ornés, des culottes en peau de diable, des souliers en crocodile, une carnassière et des jambières. Il prend son absinthe ayant manqué le train ; la caissière lui sourit, un chien vient le flairer, les gamins du patron, les doigts dans le nez, le contemplent.

Je voudrais être ce chasseur !