La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de NoëlG. Charpentier, Éditeur (p. La Vraie tentation du grand Saint Antoine-30).


LA VRAIE TENTATION
du
GRAND SAINT ANTOINE




LA VRAIE TENTATION
DU
GRAND SAINT ANTOINE


CONTE POUR LA NOËL
dédié à mes petites amies Jeanne et Madelon Dauphin


lettrine C
aint Antoine poussa la porte et vit dans sa cabane une demi-douzaine d’enfants tout petits, montés du village malgré la tourmente pour lui apporter du miel et des noix, friandises que le bon ermite se permettait une fois l’an, le jour de Noël, à cause de son grand âge.

— Mettez-vous en rond, mes amis, et jetez dans l’âtre quelques pommes de pin pour que la flamme éclaire… Bien !… Maintenant faites place à Barrabas : le fidèle Barrabas a si grand froid que son groin en pèle et que sa queue raidie ne peut plus se détortiller.


Les enfants toussèrent, se mouchèrent, Barrabas (car tel est le vrai nom que portait le cochon de saint Antoine), Barrabas, ses sabots voluptueusement fourrés dans les cendres chaudes, grogna ; le saint rabattit son capuchon, secoua la neige de ses épaules, passa sa main sur sa belle barbe grise où pendaient des chandellettes de glace, et, s’étant assis, il commença :


— C’est donc ma tentation qu’il faut que je vous conte ?

— Oui, bon saint Antoine ! oui, grand saint Antoine !

— Ma tentation ? mais vous la connaissez aussi bien que moi, ma tentation. On l’a mille fois dessinée et peinte, et vous pouvez contempler sur mon mur, collectionnées soigneusement (Dieu me pardonne cette manie peut-être vaniteuse !), toutes les estampes, vieilles ou nouvelles, consacrées à ma gloire et à celle de Barrabas, depuis l’image d’Épinal qui coûte un sou, chanson comprise, jusqu’aux chefs-d’œuvre admirables des Téniers, des Breughel et des Callot.

Vos mamans, à coup sûr, vous ont menés voir au Luxembourg, sur le théâtre des marionnettes, mon pauvre ermitage tel qu’il est ici, avec la chapelle, la cabane, la cloche suspendue à la fourche d’un arbre mort, et moi au milieu en prières, tandis que Proserpine m’offre une coupe et qu’un paquet de diablotins, balancés au bout d’une ficelle, se cognent en poursuivant Barrabas effrayé.

Bientôt même, quand vous suivrez l’école, ce qui, je l’espère, ne saurait tarder, vous pourrez, à travers les vitres de la bibliothèque paternelle, lire ces mots : « La tentation de saint Antoine, par M. Gustave Flaubert, » inscrits en lettres d’or sur le dos gaufré d’une belle reliure.

Ce M. Flaubert est habile homme, quoiqu’il n’écrive pas pour les petits enfants de votre âge, et, sur mon compte, assez exactement renseigné ; de leur côté, les artistes dont je vous parlais tout à l’heure n’ont oublié aucun des diables qui, à diverses reprises, me tentèrent ; ils en auraient même ajouté plutôt.

C’est pourquoi, mes enfants, à revenir sur des événements si connus, je craindrais vraiment d’avoir l’air de radoter…


— Oh ! saint Antoine !… Oh ! grand saint Antoine !

— Si je vous disais quelque autre chose ?

— Non ! la tentation, la tentation.

— Allons, fit Antoine en souriant, je vois bien que je n’échapperai pas à la tentation cette année encore ; mais, comme vous avez été exceptionnellement sages, je vais vous en conter une qu’aucun artiste n’a peinte et dont M. Gustave Flaubert n’a point parlé. Elle fut terrible pourtant, n’est-ce pas, Barrabas ? et me fit rouler plus longtemps qu’il n’aurait fallu sur la pente au bas de laquelle luisent dans un grand trou les feux de l’enfer tout ouvert. C’est d’ailleurs par une nuit pareille et à l’occasion du réveillon que l’aventure m’arriva.


À ce début, Barrabas, évidemment intéressé, se redressa sur ses deux pattes de devant pour écouter, les enfants frissonnèrent et se rapprochèrent, et voici le conte de Noël que leur raconta le bon ermite :


— Donc, mes amis, vous vous figurerez qu’après mille tentations successives, les diables tout à coup avaient cessé de me tenter. Mes nuits devinrent tranquilles. Plus de monstres griffus et cornus m’emportant dans les airs sur leurs ailes de souris-chauve ; plus de suppôts d’enfer à barbe de bouc, à museau de singe ; plus de fantasques musiciens essayant d’effrayer Barrabas avec leur ventre fait d’une contre-basse et leur nez qui s’évase et sonne comme une invraisemblable clarinette ; plus de reine Proserpine en robe d’or semée de vives pierreries, gracieuse et majestueuse…

Et je me disais : « Tout va bien, Antoine, les diables se sont découragés. »

Nous vivions, Barrabas et moi, heureux autant qu’on peut l’être, sur notre roche. Barrabas allait, venait, me suivait partout, m’édifiant de sa candeur et me réjouissant de ses gaietés enfantines ; moi, je faisais ce que fait tout bon ermite : je priais, je sonnais ma cloche aux heures voulues, et, dans l’intervalle des exercices et des prières, je puisais de l’eau à ma source pour arroser, dans un creux abrité, les légumes de mon jardin.

Cela dura six mois et plus… les six beaux mois de solitude !

Je m’endormais dans la confiance ; mais, pour mon malheur, le Malin veillait.

Un jour, aux approches de la Noël, j’étais en train de prendre le soleil devant ma porte, quand un homme se présenta. Il avait des souliers ferrés, un fort bâton, un habit de velours coupé carré ; il portait sur le dos la balle des porteballes, et criait : « Broches, broches, broches !… Fournissez, fournissez-vous de broches ! » avec un léger accent auvergnat. « Vous faut-il une broche, bon ermite ? — Passez votre chemin, brave homme, je vis d’eau claire et de racines, et n’ai que faire de vos broches. — C’est bon, c’est bon, ne nous fâchons pas, on remballe sa marchandise ! Pourtant, ajouta-t-il avec un diabolique regard en me montrant Barrabas qui, plus perspicace que moi, grognait furieusement dans un coin, pourtant celui-ci m’avait paru luisant et gras en suffisance, et je croyais, Dieu me pardonne ! que vous le destiniez au prochain réveillon. »

Le fait est que ce gueux de Barrabas, depuis que les diables ne tourmentaient plus ses digestions, s’était paré d’une graisse réjouissante.

Je remarquai soudain la chose. Mais de là à manger mon unique ami, il y avait loin. Aussi, quand je vis le porteballe redescendre le sentier, l’air penaud, sa broche à la main, songeant à cette idée qu’il avait eue de me faire réveillonner du corps de Barrabas, je ne pus m’empêcher de rire.

Peu à peu, cependant, comme une mauvaise herbe qui chemine, cette infernale idée, car c’était évidemment un diable sorti des enfers qui, déguisé en colporteur, avait voulu me vendre une broche, cette infernale idée de manger Barrabas poussait ses racines au dedans de moi.

Je rêvais broches, je voyais broches. Vainement je multipliais les mortifications et les pénitences ; pénitences et mortifications n’y faisaient rien. Et le jeûne, le jeûne lui-même ne faisait que surexciter mon appétit. Je fuyais Barrabas, je n’osais plus l’emmener dans mes quêtes, et lorsqu’à mon retour, frétillant de la queue, il venait affectueusement frotter sur mes pieds nus les rudes soies de son échine, je détournais les yeux bien vite et n’avais pas le cœur de le caresser.

Mais je crois, mes enfants, que tout ceci ne vous intéresse guère, et peut-être préféreriez-vous…

— Non ! bon saint Antoine.

— Continuez, grand saint Antoine.


— Je continuerai donc, quoiqu’il m’en coûte de réveiller d’aussi pénibles souvenirs. Que de tentations ! que d’épreuves !



Le diable, pour induire la créature à mal, se sert parfois des choses les plus innocentes.

Près de mon ermitage il y avait un petit bois (je crois qu’en cherchant bien on en retrouverait encore quelques arbres), où de braves gens m’avaient permis de conduire Barrabas à la glandée. C’était notre promenade favorite, le soir, au soleil couchant, quand la feuille du chêne sent bon. Là, je lisais, Barrabas se gorgeait de glands, et souvent même, labourant de son groin la terre humide sous les feuilles tombées, il en faisait jaillir certaines boules grenues, odorantes et noires, qu’il croquait avec volupté.

— Des truffes, peut-être, grand saint Antoine ?


— Oui, mes petits amis, des truffes, cryptogame dédaigné par moi jusque-là, mais dont le souvenir me revint tout d’un coup, exact et appétissant. Si bien qu’à partir de ce moment-là, chaque fois que Barrabas déterrait une truffe, je la lui faisais lâcher d’un coup de bâton bien sec sur le plat du groin, jetant hypocritement, pour que l’infortuné ne se décourageât point, une châtaigne ou deux à la place.


— Oh ! saint Antoine !

— J’en ramassai ainsi plusieurs livres…

— Et vous vouliez truffer les pieds à Barrabas ?

— Sans être bien décidé encore, je confesse que j’y songeais vaguement.


À côté de ma porte, reprit l’ermite après un silence, une plante apportée par le vent avait germé entre le roc vif et le mur. Ses longues feuilles d’un vert grisâtre sentaient bon, et dans ses petites fleurs violettes les abeilles venaient se rouler au printemps. J’aimais cette plante modeste qui semblait n’avoir voulu fleurir que pour moi ; je l’arrosais, je la soignais, j’avais tout autour apporté un peu de terre. Mais hélas ! un matin, comme je venais d’en casser un brin du bout de l’ongle, j’eus, en le respirant, une rapide et tentatrice vision de quartiers de porc rôtissant à la broche et inondant d’un jus doré des brins


d’herbe, plantés en quinconce dans la chair, qui grillent et se recroquevillent. Ma plante, ma modeste petite plante, c’était la sauge chère aux cuisinières, et sa friande odeur n’évoquait plus désormais dans mon âme que des images de ripaille et de cochon rôti.

Honteux de moi-même, j’arrachai ma sauge et donnai mes truffes toutes à la fois, dans une écuelle, à Barrabas, qui s’en régala.

Mais je ne devais pas être quitte à si bon marché. La sauge arrachée, les truffes jetées, mes tentations pourtant persistèrent. Elles revinrent même plus fréquentes, plus irrésistibles, à mesure que la Noël approchait. Mettez-vous à ma place : avec un estomac robuste encore et maigrement nourri depuis des années de légumes sans sel arrosés d’eau claire, ce que je voyais passer au pied de mon roc, sur le grand chemin qui mène à la ville, était bien fait pour damner un plus saint que moi. Quelle procession, mes amis ! Les gens de l’endroit, fidèles chrétiens, préparaient leur réveillon huit jours à l’avance, et c’étaient, du matin au soir, d’innombrables convois de victuailles : charretées de cerfs et de sangliers morts, homards ficelés, poissons par pleines hottes, huîtres en bourriches, poules et coqs pendus tête en bas, au bât des montures ; moutons gras destinés à l’abattoir ; canards et pintades ; troupeau blanc des oies qui panardent ; troupeau noir des dindes qui secouent leur jabot violet ; sans compter les bonnes femmes de la campagne portant dans des paniers des fruits de verger mûris sur la paille et des raisins conservés frais, des melons blancs d’hiver, des œufs et du lait pour les crèmes, du miel en gâteau et en pot, des fromages et des figues sèches. Et cela sonnait, tintait, trompettait, babillait, gloussait, vacarme affriandant que dominaient toujours, tentation suprême ! les cris désespérés de quelque porc lié par la patte, qui entraîne son conducteur, et qui hurle en tirant sur sa corde.

Enfin la Noël arriva. La messe de minuit dite à l’ermitage et tous les assistants partis, je fermai la chapelle à clef et me barricadai vite dans ma cabane. Il faisait froid, froid comme aujourd’hui ; le vent de bise soufflait et la neige couvrait les champs et les routes. J’entendais au dehors rire et chanter ; c’étaient mes paroissiens qui, bien emmitouflés, s’en allaient réveillonner dans le voisinage. Je regardai par le trou du volet : çà et là, dans la plaine blanche, des feux clairs luisaient aux fenêtres des fermes, et là-bas la ville illuminée renvoyait au



ciel rougi comme le reflet d’un immense fourneau. Alors je me

rappelai les bons réveillons de ma gourmande jeunesse, l’aïeul présidant la table et arrosant de vin nouveau la grande bûche calendale ; je vis les plats fumants, la nappe blanche, la flamme dansant dans les faïences et les pots d’étain du dressoir, et de me trouver ainsi seul avec Barrabas, quand tout le monde était en fête, devant un maigre feu, avec une maigre racine et une cruche d’eau en train de geler, soudain une tristesse me prit, je m’écriai : « Quel réveillon ! » et je ne pus retenir mes larmes.

C’était l’heure qu’attendait le tentateur.

Depuis quelques instants, un frémissement d’ailes invisibles montait et grandissait dans le silence de la nuit. Un éclat de rire traversa l’air, et de petits coups, frappés discrètement, sonnèrent sur mon volet et sur ma porte. — « Les diables ! cache-toi, Barrabas ! » m’écriai-je. Et Barrabas, qui avait de bonnes raisons pour ne point aimer la diablerie, se réfugia derrière le pétrin.

Les tuiles de mon toit tintaient comme sous la grêle ; de nouveau, tout autour de ma pauvre cabane, la bande infernale se déchaînait.

Mais voici bien le plus étrange. Au lieu des bruits terrifiants et discords par lesquels mes ennemis s’annonçaient d’ordinaire : cris d’oiseau de nuit, bêlements de boucs, ossements entrechoqués et chaînes de fer secouées, c’étaient cette fois des bruits très doux, vagues d’abord et pareils à ceux que le voyageur transi entend sortir d’une hôtellerie fumante et close, mais qui, distincts de plus en plus, finirent par se fondre en une merveilleuse musique de broches qu’on fourbit, de casseroles qu’on récure, de bouteilles qui se vident, de verres qui s’emplissent, de fourchettes piquant l’assiette et de tournebroches qui carillonnent, demandant à être remontés.

Tout à coup, la musique cessa, un choc violent fit frémir les ais de ma cabane, le volet s’ouvrit, la porte tomba, et, le vent s’engouffrant, ma lampe s’éteignit.

Je croyais déjà respirer la suie et le soufre… Pas du tout ! Le vent infernal arrivait cette fois chargé de bonnes odeurs et sentait le caramel et la cannelle ; depuis l’entrée du vent il faisait très doux dans ma cabane.

À un moment, j’entendis crier Barrabas ; on l’avait déniché dans sa cachette : « Allons, bon ! me dis-je, voilà les vieilles plaisanteries qui recommencent ; ils vont encore lui attacher une pièce d’artifice à la queue ; ces messieurs les démons sont peu inventifs ! » Et, m’oubliant moi-même, je priai le ciel d’accorder à mon compagnon la force de supporter l’épreuve. Mais comme il criait de plus en plus fort, je me hasardai à ouvrir les yeux, et, ma lampe s’étant soudainement rallumée, je vis l’infortuné martyr tenu par la queue et les oreilles, en train de se débattre au milieu d’une ronde de diables blancs.



— De diables blancs, grand saint Antoine ?


— Oui, mes amis, de diables blancs, et blancs du plus beau blanc, je vous assure : déguisés qu’ils étaient en patronets, en marmitons, avec la veste courte et le béret. Ils brandissaient des lardoires et manœuvraient dans l’air, à cheval sur des lèchefrites.

Cependant, au milieu du logis, sur deux tréteaux, ils avaient placé une planche longue et couché Barrabas dessus. Près de la planche : un grand couteau, un seau, un petit balai, une éponge. Barrabas hurlait, et je compris que les diables allaient saigner Barrabas.

Quelle perdition que la gourmandise ! Tant que le sang coula et que Barrabas hurla, je me sentais quelque émotion dans l’âme ; mais une fois Barrabas silencieux : — « Bah ! » me dis-je, « puisqu’il est mort ! » Et c’est avec un sang-froid coupable, et même avec un certain intérêt que je vis, entre les mains des infernaux marmitons, le candide Barrabas, mon cher compagnon de solitude, manipulé cruellement et merveilleusement transformé en un tas de choses succulentes.

Je le vis grillé et râclé ; pendu par les pieds le long d’une échelle ; ouvert en long, vidé, lavé, blanc comme un lys et sentant bon déjà dans la vapeur de l’eau bouillante ; puis tranché, haché, salé, chair à pâté, chair à saucisses, tout cela avec une rapidité, une prestesse diaboliques, si bien qu’en un clin d’œil la pierre de mon foyer s’étant couverte d’un lit d’ardente braise (les diables, hélas ! n’en manquent jamais), je fus entouré de marmites pleines, de grils chargés, de broches garnies où, parmi des fumées odorantes comme l’ambre, dans des jus et des sauces roux comme l’or, chantaient, rissolaient, frissonnaient, cuisaient, et cela, je le confesse, à ma grande joie ! les restes charcutés de celui qui fut mon ami.

Soudain tout change. Quel spectacle !… Un palais au lieu d’une cabane ; plus de cuisine ni de braise ; le mur décrépi se lambrisse, le sol battu se couvre de tapis. Seules les tuiles du toit gardent leurs trous ; mais ces trous se transforment en une merveilleuse treille à jour, courant sur le plafond doré, et laissant, par ses découpures, voir le bleu du ciel et les étoiles (j’en avais jadis admiré la pareille chez un homme riche de la ville à qui je prêchais la pénitence). Et, par ces trous, montaient, descendaient une légion de petits marmitons porteurs de plats, s’entortillant dans les feuilles, se suspendant aux vrilles cassantes de la vigne, s’accrochant aux bourgeons veloutés, embrassant de leurs petits bras les grappes, se laissant glisser le long des sarments verts, et couvrant de mets cuits à point une table où j’étais assis.

Sur cette table il y avait de tout. Ah ! mes amis, rien que d’y penser, l’eau m’en vient… Ciel ! qu’allai-je dire ? Non, rien que



d’y penser, le remord m’en vient au cœur : quatre jambons, deux

gros, deux petits ; quatre pieds truffés ; une seule hure, mais si bien nourrie de pistaches ; des rillettes ; des galantines rougissantes sous leur calotte d’ambre tremblottant ; des andouillettes délicates, des saucisses entortillées, des boudins noirs comme l’enfer ; puis les rôtis, les hachis, les sauces ! Moi, cependant, la bouche ouverte, les narines dilatées, j’admirais que sous les rudes soies d’un humble animal eussent pu mûrir tant de choses savoureuses, et je m’attendrissais au souvenir de Barrabas.


— Mais en mangeâtes-vous, grand saint Antoine ?


— Presque, mes amis, j’en mangeai presque ! Déjà je piquais ma fourchette dans la peau croquante d’un boudin qu’un diable fort poli me présentait. La fourchette entra, le diable sourit : « Vade retro, vade ! » m’écriai-je. Je venais de reconnaître le sourire de l’infernal petit porteballe, cause de toutes mes tentations, qui, deux mois auparavant, m’avait offert une broche à acheter. « Vade, Satanas, vade retro ! »

La vision s’évanouit ; le petit jour luisait, mon feu achevait de s’éteindre, Barrabas, aimable et bien portant, se secouait en faisant sonner sa sonnette ; et, au lieu de la ronde de diables blancs, des flocons de neige gros comme le poing, pénétrant par la porte et le volet qu’avait renversés la tempête, tourbillonnaient dans le vent glacé.

— Et après ? dirent les enfants affriandés par un si beau conte.

— Après, repentant et le cœur un peu gros, je partageai avec Barrabas mon repas de racines, et depuis, jamais plus les diables ne sont venus troubler notre réveillon.