La vraie tentation du grand Saint Antoine, contes de NoëlG. Charpentier, Éditeur (p. Crâne de nègre-69).


CRÂNE DE NÈGRE




CRÂNE DE NÈGRE




À MON JEUNE AMI LÉON-ALPHONSE DAUDET



lettrine Dabord ceci n’est pas un conte (comme dirait Denis Diderot), mais une histoire ! une histoire dont je fus le héros, tout jeune encore, au collège de Canteperdrix.

Les écoliers parisiens, habitués à la correction des lycées modernes avec parloirs qui sont des salons, dortoirs stucqués et façade sur le boulevard, auraient peine à s’imaginer l’étrangeté des baraques qu’on décore en province du nom de collèges municipaux.

Notre collège (oh ! très municipal, je vous le jure !) était un ancien couvent noir, délabré, trop vaste, dont nous n’occupions qu’un petit coin. Le reste, abandonné des hommes et des professeurs, appartenait aux bêtes : aux lézards gris en colonie dans les longues fentes des vieux murs ; aux hirondelles, aux moineaux dont les nids innombrables dentelaient de mousse et de paille le rebord surplombant des toitures ; aux pigeons qui, en observation sur la tour voisine et connaissant aussi bien que nous la cloche des classes, s’abattaient tous ensemble, d’un vol, quand nous quittions la cour ; aux rats, escadronnant la nuit sur les planchers ; enfin à une mystérieuse famille de hibous qui parfois faisaient hou ! hou ! dans les combles.

Une ménagerie, ce collège de Canteperdrix ! incomplète encore à notre gré, car nous en augmentions le personnel, suivant la saison, par un élevage bien entendu de grenouilles et de hérissons, de salamandres et d’hydrophiles.

Avec ses enfilades de salles voûtées et sonores, ses labyrinthes d’escaliers, son clos herbu, ses deux cloîtres croulants, ainsi faite, la maison nous plaisait. On y vivait, point trop malheureux, dans les plâtras et l’indépendance, toujours en rupture de classe ou d’étude, grattant les murs, sondant les caves, cherchant le fameux souterrain.

Ce souterrain, d’après la légende transmise fidèlement d’âge en âge par vingt générations d’écoliers, partait du collège, passait sous la ville dans sa largeur, et s’en allait aboutir à deux lieues des remparts, sur le revers d’un vallon, en pleine campagne. Quel événement si on avait pu en découvrir l’entrée, et quelle facilité pour braver désormais les retenues.

Un jour, je crus être le Colomb de cette Amérique.

Au milieu du petit cloître, après de fortes pluies, le terrain s’était affaissé. Rien qu’un trou, mais qui, élargi, nous laissa voir (car nous étions deux !) une dalle écornée, avec le vide par-dessous. Nous soulevons la dalle, un couloir se présente, étroit, carré, gluant, s’enfonçant en pente dans le noir. De là montait une étrange odeur de renfermé et de moisissures.

Mon ami et moi nous nous regardâmes : « Si nous allions chercher Clavajoux ? » Clavajoux était un Grand qui passait pour intrépide. « Non ! pas de Clavajoux ! il voudrait avoir tout l’honneur. » Et nous descendîmes sans Clavajoux, les pieds les premiers, à plat ventre, tâtant le sol de nos orteils. « Ça ne descend plus… on peut se dresser… Allume le bout de bougie !… » Mon ami frotta une allumette : des os jaunis, des débris de bières, des crânes roulant sur le sol ; le souterrain était un caveau ! « Prends une tête de mort et remontons vite… Une qui soit belle, avec toutes ses dents ! » Je pris la tête et nous remontâmes un peu pâles, un peu émus, fiers, certes ! de notre aventure, mais heureux tout de même de revoir la douce clarté du jour.

Ce fut un événement dans la cour. J’arrivai, cachant le crâne sous ma blouse, et du coup, mon ami et moi, nous passâmes à l’état de héros. Clavajoux en jaunissait. Vingt fois il fallut recommencer en détail le récit de la découverte, vingt fois décrire la sépulture… Mais était-ce bien une sépulture ? Ne serait-ce pas plutôt quelque cachot, quelque sombre in-pace ?

Alas poor Yorick ! que de méditations à propos de ce crâne ! Les uns voyaient en lui les restes d’un bon religieux des temps passés, à barbe blanche, les pieds nus dans des sandales traînantes ; les autres tenaient pour une victime de l’Inquisition.

Ô les mystères des couvents !

J’essayai de résumer poétiquement ces impressions diverses dans une ballade romantique qui commençait par cette apostrophe :


Crâne d’un ancien mort, ô vénérable crâne.
Réponds-moi


Le crâne ne répondait rien et souriait toujours de son énigmatique sourire.

Cela dura jusqu’aux vacances de Pâques. À la rentrée, l’attendrissement était moindre et l’enthousiasme sensiblement refroidi. L’introduction d’un renardeau vivant par ce diable de Clavajoux porta le dernier coup à la popularité du crâne.

Moi-même, l’avouerai-je ? je commençais à trouver qu’il encombrait mon pupitre. Plus de place pour mes grenouilles ! J’hésitai quelque temps, puis j’en fis cadeau.

À partir de ce jour, le crâne eut une existence déplorablement tourmentée.

On le vit passer de classe en classe, de main en main, vendu, revendu, troqué, échangé pour des sous, des plumes, des billes.

Chacun peu à peu s’en dégoûta ; dédaigné de tous au bout d’un mois, il tomba dans le domaine public.

Abandonné dans la cour, il fut successivement enterré et déterré nombre de fois.

Puis on le soumit à des expériences sacrilèges : on essaya de le casser à coups de pierre, mais il était dur ! on le mit sous le robinet de la fontaine pour voir s’il tiendrait l’eau.

Un de mes amis — cancre ingénieux qui faisait alors ses débuts dans la peinture à l’encre — s’avisa de l’illustrer de tatouages. Injure suprême, on le cira !

Et, reluisant et noir comme une botte, le crâne jadis vénéré fut placé subrepticement, en qualité de pièce ethnographique, dans le cabinet d’histoire naturelle où monsieur le principal, faisant visiter son collège à des dames, le trouva le lendemain décoré de cette inscription :


CRÂNE DE NÈGRE !