La vie inconsciente et les mouvements/Chapitre I

Librairie Félix Alcan (p. 1-44).




CHAPITRE PREMIER


LE RÔLE LATENT DES IMAGES MOTRICES

I

Le but de cet Essai n’est pas une étude complète des représentations motrices. Même réduite à l’essentiel, elle serait très longue, car l’activité motrice pénètre la psychologie tout entière. De plus, comme elle a été faite partiellement ou en totalité par des auteurs très compétents, elle serait assez superflue. Notre unique but est d’appeler l’attention sur le rôle prépondérant des éléments moteurs dans l’activité inconsciente de l’esprit, et nos remarques préliminaires n’auront d’autre fin que d’y préparer.

« Nul ne contestera, écrit un auteur récent, que le progrès le plus important dans la psychologie théorique, durant ces dernières années, est la valeur toujours croissante attribuée au mouvement dans l’explication des processus mentaux. Ce développement a été remarquable surtout en Amérique. Dans ce pays, l’explication en termes de mouvement a été poussée[1] systématiquement et jusqu’à l’extrême. »

Tout d’abord, le mouvement s’impose à l’observateur par deux caractères fondamentaux : primordialité, généralité.

En venant au monde, le nouveau-né est muni d’aptitudes motrices qui entrent d’elles-mêmes en exercice : mouvements automatiques (de la respiration, de la digestion, etc.), mouvements réflexes (sucer, crier, etc.), mouvements instinctifs. Il est une machine qui produit des mouvements, mais leur apparition est primaire. Comme ils dépendent des centres inférieurs de l’encéphale, ils sont vides de conscience ou tout au moins de connaissance[2]. Plus tard, avec le développement des centres supérieurs de l’écorce corticale, l’organisation du système moteur sera achevée.

Mais un fait plus important pour la psychologie et pour notre sujet en particulier, c’est la diffusion ou généralisation des mouvements. W. James[3] n’hésite pas à écrire : « Si l’on veut bien ne pas tenir compte des exceptions possibles, on peut formuler cette loi : “Tout fait de conscience détermine un mouvement et ce mouvement irradie dans tout le corps et dans chacune de ses parties. Une explosion nous fait tressaillir des pieds à la tête. La moindre sensation nous donne une secousse identique quoique invisible : si nous ne la sentons pas toujours, cela tient à ce qu’elle est trop fine ou que notre sensibilité ne l’est pas assez.” » Il y a déjà longtemps que Bain a remarqué ce phénomène de décharge générale et l’a exprimé dans la loi de diffusion : « Toutes les fois qu’une impression est accompagnée de conscience, les courants excités se diffusent dans le cerveau tout entier et vont ébranler tous les organes du mouvement et jusqu’aux viscères eux-mêmes. » Il y a donc une irradiation de mouvements qui s’étend à toute notre vie psychique : dans la vie affective, elle éclate avec évidence ; dans la vie intellectuelle, elle n’est pas moindre. L’origine de notre connaissance est dans nos sensations et il n’y en a aucune, quelle que soit son espèce, qui ne suppose et n’implique des mouvements. Nous reviendrons plus tard sur ce point important.

On a proposé plusieurs classifications des mouvements. Je crois inutile de les relater ici. Il sera plus profitable de rappeler leur diversité d’origine. Au terme ancien de sens musculaire — trop étroit et par suite inexact — on a substitué celui de sens kinesthétique qui n’est lui-même qu’un terme général qu’il faut résoudre en sens kinesthétiques particuliers. Ce procédé est celui qui maintenant prévaut dans l’étude de la kinesthésie. Titchener (Psychology, § 44-55) en donne une énumération qui me semble la plus complète. Je la présente en résumé.

La sensation musculaire proprement dite, c’est-à-dire restreinte aux muscles, est assez difficile à étudier isolément. Par divers procédés, on a réussi à éliminer l’action des articulations et des tendons et aussi celle de la peau à l’aide des anesthésiques. Le résultat de ces expériences est de réduire le sens musculaire à une sensation obtuse, qui prolongée devient fatigue. Cette sensation est attribuée à des corpuscules qui entrent dans la constitution du tissu musculaire.

Le sens tendineux est impossible à isoler par voie expérimentale, le tendon étant en continuité avec la peau et le périoste. Comme après un fort travail la fatigue se produit, on suppose que la sensation d’effort résulte des tendons. Il paraît avoir son origine dans les noyaux de Golgi.

Le sens articulaire est important entre tous. Par lui, nous avons la connaissance de nos attitudes, du poids, de la résistance. — Les observations pathologiques et les expériences du Dr Goldscheider montrent que les surfaces articulaires et elles seules sont le siège des impressions qui nous donnent la perception immédiate des mouvements de notre corps, et que la conscience de leur position ne vient ni des muscles ni des tendons. — La sensation de poids est celle d’une lutte contre la gravitation ; la sensation de résistance, celle d’une lutte contre des forces paraissant mécaniques agissant en sens inverse ; les deux semblent de même ordre. Aux sensations articulaires s’ajoutent celles des tendons et des muscles.

Le sens ampoulaire ou vestibulaire doit être compris dans notre énumération. Les canaux semi-circulaires (qui sont placés approximativement selon les trois directions de l’espace) et leurs annexes sont les organes de ce sens. On lui attribue la perception des mouvements de rotation et de translation dans l’espace, celle de la position de notre tête et peut-être de tout notre corps.

D’après cet aperçu analytique, on voit combien la kinesthésie est complexe. Elle est la résultante de groupes de sensations de diverses espèces, ayant chacune son organe et sa fonction particulière. Par suite, elle varie suivant les facteurs qui la composent à un moment donné. Dans la pratique, le plus souvent, ces facteurs que l’analyse sépare, agissent conjointement. On comprend que notre sensibilité motrice, quoiqu’elle ne soit pas localisée comme les sens spéciaux (vision, audition, etc.), mais disséminée, est assez riche pour suffire à des associations et combinaisons nombreuses, dont nous essayerons plus loin de montrer l’importance dans notre mécanisme mental.

II

Avant d’en venir aux images motrices, il est nécessaire de dire quelques mots des sensations de mouvements dont elles tirent leur origine, pour signaler les caractères qui les distinguent d’une part des sensations organiques, d’autre part, des sensations spéciales.

Comparés aux sens spéciaux, les sens kinestéthiques ont une marque propre : ils ne nous informent guère que de certaines modifications de notre corps. Ces sensations prises en elles-mêmes, — abstraction faite de celles de la peau avec lesquelles on les a si longtemps confondues — ne nous apprennent rien ou presque rien du monde extérieur. De plus leur mécanisme est particulier. Tandis que pour les sens spéciaux l’excitation vient du monde extérieur, agit sur les terminaisons nerveuses, et est transmise par voie afférente jusqu’au cerveau ; pour les sensations kinesthétiques, l’excitation part des centres moteurs, supérieurs ou inférieurs, agit par voie efférente, puis le mouvement produit est transmis au cerveau par les nerfs sensitifs et détermine une sensation[4]. Comparée aux sensations dites organiques (ou internes), la kinesthésie offre beaucoup d’analogie avec elles ; mais elle s’en distingue par un caractère important. On a émis l’opinion (Angell, Judd) que les sensations organiques seraient, par nature, affectives plutôt que cognitives. Je n’examinerai pas cette assertion qui ne me paraît pas sans valeur. Elle est certainement inapplicable aux sensations kinesthétiques qui nous donnent une connaissance positive de certains états. De plus, on s’est demandé si les sensations organiques peuvent survivre et revivre sous la forme d’images. Cette question obscure a été peu étudiée et par suite n’est pas tranchée. Or, pour les sensations kinesthétiques, le doute n’est pas possible sur ce point.

En somme, les sensations de mouvement occupent une position intermédiaire entre les sens spéciaux et les sensations purement organiques.

Si l’on excepte les sensations de poids et de résistance qui sont de nature mixte, parce qu’elles impliquent les sensations cutanées ; si l’on excepte encore les individus du type moteur chez qui la conscience des mouvements et de leurs images est d’un ordre supérieur[5], chez la moyenne des hommes, cette conscience est assez vague et ressemble à une sensation plutôt qu’à une perception proprement dite, c’est-à-dire à un phénomène nettement déterminé, localisé et objectivé. Il en résulte que le plus souvent les images motrices n’ont guère de chances d’appartenir à la catégorie des états vifs.

Ces images sont comme toutes les autres d’origine sensorielle, tout en formant une classe sui generis ayant une nature spéciale. Une remarque aussi simple serait complètement inutile, si la théorie du sentiment d’innervation ou de la conscience de l’effort, n’avait, sous le patronage de Wundt (qui l’a abandonnée plus tard) beaucoup contribué à embrouiller ce sujet, en supposant ou en laissant entendre que la conscience du mouvement accompagne dans certains cas le courant nerveux centrifuge.

En bref, qu’est-ce qu’une image motrice ?

En termes psychologiques, c’est la reviviscence spontanée ou provoquée de sensations kinesthétiques simples ou complexes éprouvées antérieurement.

En termes physiologiques, c’est l’excitation des zones corticales (quelles qu’elles soient) où aboutissent les sensations de mouvement. Il nous importe peu qu’elles coïncident ou non avec celles des centres moteurs, pourvu qu’il y ait connexion. Ce problème n’est pas du ressort de la psychologie.

Ces images ne peuvent être que des mouvements qui commencent, mais restent internes, sans se réaliser en mouvement objectif.

Toutefois, cette reviviscence a des degrés comme valeur psychologique. Elle peut varier dans ses formes depuis l’hallucination motrice qui n’est pas rare (Exemple : les illusions des amputés) jusqu’à un appauvrissement de la conscience qui est ou paraît absolu. Qu’il me soit permis, pour des raisons uniquement d’ordre et de clarté, de ramener la reviviscence des images motrices à trois types principaux, suivant leurs coefficients de conscience. Beaunis, qui a fait des expériences sur la permanence des souvenirs kinesthétiques quant à la longueur et quant à la direction des mouvements, en a conclu « que le souvenir ne disparaît pas graduellement », mais que dans sa régression, on peut distinguer trois moments : le premier est conscient, le second inconscient ou subconscient (il l’appelle organique) est plus stable, le troisième est l’oubli[6]. Cette conclusion diffère peu des types schématiques que je propose :

1oIl y a d’abord les images motrices pures. J’appelle ainsi celles qui sont dépouillées totalement ou à peu près de tout élément accessoire venant des sens spéciaux. C’est dans les rêves qu’elles apparaissent le plus nettement : on croit marcher, courir, nager, voler, manier un outil, se livrer à quelque sport, etc. Elles se rencontrent aussi dans la vie journalière (Ex. : assis chez soi, on croit ressentir le roulis d’une traversée en mer). Elles sont moins nettes, moins isolées, parce que les sens spéciaux ne sont pas endormis. Comme toutes les images, elles sont sujettes, dans leur reviviscence, à des déformations et des lacunes. Il semble pourtant qu’elles subissent moins que les autres ce travail d’érosion qui se produit avec le temps, peut-être parce qu’elles sont moins complexes.

Comme la représentation d’un mouvement est un mouvement qui commence, elle peut, quand elle est forte, se parachever et devenir un mouvement réel. Ce phénomène de passage à l’acte est très connu et très fréquent chez les impulsifs. Elle peut s’arrêter à mi-chemin sous la forme d’une hallucination motrice : on sait que plusieurs psychologues ont expliqué ainsi la « voix intérieure » des mystiques. Ces images motrices du premier type sont celles qui nous occuperont le moins, ayant peu de profit à en tirer.

2oAvec celles du second type, le coefficient de conscience diminue et descend par degrés au subconscient. La majeure partie de ce groupe est formée par les éléments moteurs inclus dans les sensations spéciales : vision, audition, toucher, olfaction et gustation. Pour le moment, je me borne à cette mention succincte : la question doit être étudiée en détail et on le fera plus loin. Remarquons seulement que les impressions kinesthétiques sont, dans ces cas, recouvertes et comme voilées par les impressions lumineuses, sonores, tactiles, gustatives et olfactives : elles sont rejetées au second plan dans la conscience.

L’image motrice peut tomber plus bas, et alors les mouvements sont seulement pensés, non sentis. C’est l’état normal des individus non moteurs. Toutefois, ces images subsistent puisqu’elles peuvent réapparaître dans certaines conditions que nous avons signalées pour les rêves. Mais il ne reste qu’une disposition qu’il faut bien appeler physiologique puisqu’elle est sans conscience.

Cet affaiblissement peut aboutir à une disparition passagère ou momentanée. Les observations pathologiques le prouvent. Perte des images verbales (aphasie motrice), du mouvement nécessaire pour écrire (agraphie), perte des mouvements de toute expression (amimie), effacement des mouvements appris pour manier un outil, jouer d’un instrument de musique, même ceux de la station et de la marche (astasie, abasie). Dans ces cas et autres similaires qui sont nombreux, le déficit des images motrices s’établit par voie négative, indirecte, par une interprétation, non par intuition.

3oAu dernier degré, les représentations motrices seraient dénommées plus justement résidus moteurs ou organisations motrices, en raison de l’éclipse totale de la conscience qui, suivant une loi psychologique très générale, s’en retire parce qu’elle est inutile. Elles sont des dispositions organisées qui résultent de la répétition des expériences répétées dans l’individu, peut-être aussi dans l’espèce. Elles se révèlent non par un état de connaissance, mais, selon leur nature, par des réactions motrices qui sont perceptibles objectivement. L’observation et l’expérimentation en donnent des preuves. Dans un livre un peu ancien Sensation et mouvement, Féré a constaté que l’excitation forte de certaines parties de l’organisme, quoiqu’elle ne suscite aucun état de conscience, produit comme les sensations conscientes, une dynamogénie qui se manifeste par une augmentation de l’énergie motrice. Récemment le Dr Morton Prince a publié des expériences dont la valeur psychologique semble encore plus grande. Voici ses principales conclusions : « Dans certaines conditions pathologiques, des processus subconscients actifs, c’est-à-dire des souvenirs qui n’entrent pas dans la vie consciente de l’individu, peuvent exister. Le souvenir d’émotions disparues peut être conservé et susciter les mêmes réactions motrices que le font les états émotionnels conscients. Les objets non perçus consciemment par la vision périphérique peuvent être aperçus par co-conscience[7]. » Suivant l’auteur, ces réactions sont également compatibles avec la théorie qui admet que les processus co-conscients sont psychiques et avec les théories physiologiques ; mais il estime que celles-ci sont trop compliquées.

III

Maintenant nous pouvons aborder notre question principale qui est de savoir si l’on ne pourrait pas attribuer légitimement aux représentations motrices des deux derniers groupes le rôle le plus important dans l’activité inconsciente de l’esprit et, si ces processus ne seraient pas explicables par elles avec plus de simplicité et de vraisemblance que par toute autre hypothèse.

Sur la nature foncière de l’inconscient, il y a des auteurs qui ne professent aucune opinion explicite. Ils se bornent à l’admettre comme un x, comme un postulat nécessaire pour la compréhension d’un très grand nombre de faits. D’autres, plus hardis, ont risqué des hypothèses : elles sont réductibles à deux catégories.

La première, très claire et sans équivoque, est purement physiologique : l’activité inconsciente est « cérébrale », rien de plus, et sans aucun caractère psychique.

L’autre est psychologique. Elle a été présentée sous des formes différentes, en des termes différents (moi subliminal subconscient, couches ou niveaux de conscience, etc.) ; mais elles concordent toutes sur un point : c’est que l’inconscient est toujours, à un degré quelconque et sous une forme quelconque, une modalité de la conscience.

L’autre hypothèse est trop simpliste ; celle-ci est équivoque, car, sans s’en apercevoir, par une prestidigitation verbale, on refoule la conscience jusqu’à un arrière-fond où rien ne dénote sa présence. Elle est une connaissance, au moins vague, de nos états intérieurs ; dépouillée de cette marque essentielle, elle n’est plus elle-même, il y a autre chose à sa place. L’acteur, dit Hering, qui vient de jouer le rôle d’un roi : quand rentré dans la coulisse, il a quitté ses insignes et son attitude imposante, n’est plus un roi ; de même, les états de conscience, quand ils ont quitté la scène, ne sont plus une forme de la conscience. La conscience, étant une connaissance immédiate, n’est pas inférée : elle est constatée.

Comment des psychologues très perspicaces ont-ils pu adopter une hypothèse si ambiguë, pour ne pas dire contradictoire ? À mon avis, cela s’explique par une tendance intellectualiste. Sans elle, tout est obscur ; elle illumine tout ; elle est la forme primordiale et essentielle de la connaissance et l’on suppose que tout ce qui a passé par sa lumière, même enfoui au fond de notre être, reste cognitif. Cette illusion de notre intelligence est analogue à celle de l’anthropomorphisme dans la psychologie religieuse et dans celle des animaux.

Si le fond de l’inconscient ne doit pas être cherché dans le connaître, il reste à interroger le sentir, l’agir. Mais la sensibilité n’est pas pure de tout élément de connaissance, puisqu’elle nous révèle nos états intérieurs. Par voie d’élimination, nous sommes conduits à nous demander si l’inconscient ne serait pas fait surtout de résidus moteurs. Dans l’hypothèse que nous proposons, tout état de conscience est un complexus dont les éléments kinesthétiques forment la portion stable, résistante. Si l’on me permet une métaphore, ils en sont le squelette. Ils assurent la permanence. Quand nos expériences passées sont ensevelies en nous et pourtant subsistent et même agissent (les faits le prouvent), que peut-il rester d’elles sinon la portion qui est le « tissu de soutien », celle qui se passe le plus aisément de la conscience ? C’est elle qui rend possible la reviviscence totale des états passés et de leurs multiples rapports.

Puisque les perceptions sont la forme fondamentale et la source de notre connaissance à tous ses degrés (images, concepts), il est indispensable de revenir sur un point qui a été indiqué plus haut en passant : la présence et la nécessité des éléments moteurs dans la constitution de tous nos états de conscience. Notre hypothèse s’appuyant spécialement sur ce fait, nous ne saurions trop mettre en relief la stabilité des manifestations motrices sous les modalités fluides et évanescentes des sensations.

L’œil, comme on le sait depuis longtemps, est pourvu d’un ensemble de muscles qui lui permettent des mouvements assez nombreux et délicats. Récemment, on s’est avancé beaucoup plus loin. Des auteurs très versés dans la psychophysiologie de cet organe ont soutenu une opinion qui augmente grandement la valeur des mouvements dans l’acte de la vision. Ils ne seraient pas éloignés de la mettre au premier rang. Cette opinion est tellement favorable à notre hypothèse qu’il convient de l’exposer succinctement[8]. Mach est entré dans cette voie en soutenant que l’unité de nos perceptions et de nos images mentales est aussi conventionnelle que l’unité des objets : à une conception statique il substitue une conception dynamique, nos perceptions et nos images étant non des « empreintes » mais des groupements de sensations motrices. Bourdon s’explique avec plus de clarté et de précision. Indépendamment de l’impression rétinienne, il attribue le plus grand rôle pour la perception des formes aux sensations tactiles et musculaires, « pour la perception des positions, aux sensations des paupières ; pour la perception des profondeurs, à la tension des muscles oculaires, produite par la convergence ». Le Dr Nuel[9] qui s’est proposé d’établir une théorie purement objective de la vision, après avoir suivi son évolution dans la série animale, arrive à conclure « que chez l’homme, les données visuelles de la conscience se rattachent uniquement aux modifications du réflexe cérébral par les réflexes oculaires de la direction et de la convergence. Les représentations visuelles sont toutes motrices. On ne saurait guère supposer des états de conscience visuelle chez le petit enfant, avant qu’il se soit produit des photo-réactions du corps (par exemple du bras). »

Ainsi donc, d’après cette thèse, les sensations spécifiques de la vue (les couleurs et leurs variétés innombrables) reposeraient sur une construction de nature motrice : et ces éléments moteurs doivent subsister dans l’image visuelle, tant qu’elle demeure inaltérable. Au reste, chez les moteurs, la représentation, lorsqu’elle est un peu vive, s’accompagne d’une ébauche de mouvements ressentis. Stricker et d’autres en rapportent divers exemples.

Le sens de l’ouïe dont la valeur intellectuelle n’est pas inférieure à celle de la vue, paraît, au premier abord assez dénué quant aux mouvements. Chez l’homme, l’oreille externe n’est pas appropriée aux actions motrices qui pour beaucoup d’espèces animales sont un auxiliaire de l’audition. Comme nous l’avons dit plus haut, c’est l’oreille interne (canaux demi-circulaires, ampoules) qui est kinesthétique. Mais ceci demande à être complété. À l’encontre de la théorie de Helmholtz et pour en combler les lacunes, des physiologistes contemporains, principalement Bonnier[10], soutiennent que « l’audition ne se rattache pas à un processus moléculaire, à la répétition des ébranlements de l’air, mais à un processus molaire (de masse), à un mouvement des organes auriculaires suivi d’une excitation du nerf auditif ». La perception sonore est attribuée à un va-et-vient de milieux successifs, petits et suspendus tels que les osselets, le liquide labyrinthique, les tympans cochléaires et la membrane de la fenêtre ronde aboutissant à une irritation continue de la papille. Ici encore, sous les sensations spécifiques, il y a un ensemble qui leur sert de soutien.

La fonction vocale est en rapport si intime avec les sensations de son qu’il convient d’en dire quelques mots. Pour nous, la question se concentre sur le fait de la parole intérieure. Les discussions qui ont eu lieu sur sa nature peuvent être négligées ici sans aucun inconvénient, car il me semble que tout ce qui importe à notre étude peut être réduit à quelques propositions claires et incontestables. Les voici. La parole intérieure est nécessairement constituée par des images vocales, réductibles aux seules sensations des images motrices de l’organe de la voix. Les éléments moteurs, qui existent chez tout le monde, sont plus facilement perçus par quelques-uns (type moteur). Même remarque en ce qui concerne le chant intérieur, avec cette différence que la conscience du mouvement s’accentue davantage : rythme, mesure, vitesse, lenteur, affaiblissement, renforcement, etc.

Quel que soit le type prédominant — sensoriel ou moteur — le résultat est le même pour nous. Il y a un « squelette » moteur, fragile ou résistant, suivant qu’il est constitué surtout par la kinesthésie auditive ou que la kinesthésie de l’organe de la voix vient renforcer l’autre.

Nous pouvons passer rapidement sur les autres sens spéciaux.

Dans le toucher proprement dit, les sensations de contact sont tellement emmêlées et impliquées dans les sensations kinesthétiques que, pendant des siècles, on a confondu les unes et les autres sous une domination commune ; on distinguait tout au plus le toucher passif du toucher actif.

Dans les deux sens du goût et de l’odorat, on ne peut guère attribuer aux mouvements un rôle important. Cependant, la gustation est aidée par les mouvements de la langue et de la cavité buccale. Quant à l’organe olfactif, chez l’homme, il est pauvrement doué, très inférieur à celui de beaucoup d’animaux en qui l’aspiration des narines est renforcée par un appareil nerveux, sensoriel et moteur très développé. Dans un travail spécial[11] en m’appuyant sur des observations assez nombreuses, j’ai fait remarquer que la reviviscence des représentations olfactives et gustatives n’est pas fréquente sous la forme spontanée et plus rare encore par évocation volontaire, quoique certaines personnes en soient capables. Selon moi, cela s’explique par ce fait : que la reviviscence possible d’une représentation est, généralement, en raison directe de sa complexité et des éléments moteurs qu’elle contient.

Notre exploration à travers les diverses formes de la connaissance pour y signaler la présence des éléments moteurs, serait incomplète, si l’on oubliait les concepts. Leur rôle est un peu effacé, mais ils existent. Quelque opinion qu’on ait sur les processus psychiques qui engendrent les idées abstraites et générales, on ne peut se refuser à admettre qu’ils supposent deux choses : les signes et les données expérimentales dont elles sont la simplification et le substitut.

Le signe peut être un mot ou un symbole conventionnel, comme dans les sciences. Durant le travail de la pensée abstraite, il y a ou une parole intérieure ou une vision intérieure de choses écrites, imprimées. Tout cela peut n’être que vaguement esquissé ; mais, au fond, est fait d’images sonores ou visuelles. Nous savons ce qu’elles sont.

D’autre part, le signe, sous peine de n’être qu’un fantôme psychique, un rien, doit recouvrir un quantum d’expérience ; il n’a de valeur que s’il est réductible à des états concrets ; il couvre un savoir potentiel qui est au-dessous de la conscience, mais n’en est pas pour cela moins actif.

En résumé, nous avons trouvé partout des mouvements ou des représentations de mouvements, et cela ne doit pas surprendre. L’activité motrice est la réponse que l’homme et les animaux font aux excitations qui viennent du dehors ou du dedans. C’est leur part dans l’opération qui constitue les sensations et les perceptions ; c’est parce qu’elle fait la synthèse des impressions sonores, colorées, tactiles, qu’elle en est la charpente et le soutien, le principe de permanence, l’élément résistant qui n’a pas besoin de la conscience pour durer[12].

IV

Il serait désirable, maintenant, de soumettre l’hypothèse proposée à une vérification par les faits. Malheureusement, on en est réduit à produire des vraisemblances plutôt que des preuves. Il est vrai que, sans cela, notre thèse ne serait plus une hypothèse.

I. — Cherchons dans le mécanisme de l’association. Jusqu’ici nous avons traité les perceptions, images et concepts comme s’ils étaient des unités isolées. C’est un procédé commode pour l’étude analytique et il nous a servi à montrer que tous ces états renferment des éléments moteurs dans leur composition. La réalité est autre : il n’apparaît guère d’états de conscience isolée ; ils sont inséparables de leur rapport.

En raison de la loi d’irradiation ou de diffusion — énoncée plus haut — les mouvements deviennent le « tissu de soutien » de la vie psychique tout entière, l’analogue du tissu conjonctif dans la constitution des organes. Les innombrables rapports sans lesquels notre vie psychique n’existerait pas ou ne serait qu’une succession de feux-follets, se font par eux et sont consolidés par eux.

La valeur psychologique des mouvements ayant été très longtemps méconnue, on a été conduit à une conception statique de la mémoire : celle des souvenirs conservés tout faits, celle des « empreintes » avec ses variantes dont les physiologistes sont principalement responsables. Actuellement, une explication dynamique tend à prévaloir. Plusieurs psychologues (Münsterberg, Godfernaux, Claparède, etc.), soutiennent que, au fond, toute association est une association de mouvements. En 1819, sans voir pourtant toute l’importance des mouvements, nous avons essayé d’expliquer le mécanisme de la mémoire par des « associations dynamiques » ; ce qui peut se résumer comme il suit. La mémoire suppose non seulement une modification des éléments nerveux, mais aussi et surtout la formation entre eux d’associations déterminées pour chaque événement particulier, l’établissement de certaines associations qui, par la répétition, deviennent aussi stables que les connexions anatomiques primitives. Selon moi, ce qui importe comme base de la mémoire, ce n’est pas la modification imprimée à chaque élément, mais la manière dont plusieurs éléments se groupent pour former un complexus[13]. Ainsi la représentation nette d’un monument ou d’une personne consiste dans la réapparition simultanée et cohérente des images visuelles et des images kinesthétiques, issues d’une perception antérieure et dans la synthèse des actions nerveuses correspondantes, quelles qu’elles soient, et dans quelque partie du système nerveux (périphérique ou central) qu’elles soient situées.

Des expériences dues à Münsterberg tendent à prouver la grande importance des mouvements dans le mécanisme de l’association.

On discute, dit cet auteur, sur la question de savoir si outre la ressemblance interne des idées, il n’y a pas d’autres causes d’association telles que la simultanéité ou la succession. Il n’est pas douteux en fait qu’il y ait des associations par succession (série de sons, de mots, d’événements), mais l’auteur croit pouvoir soutenir qu’il n’y a jamais d’association immédiate des représentations successives. La liaison d’impressions successives ab, cd peut avoir lieu de deux manières. Ou bien a n’a pas encore disparu de la conscience quand b y apparaît et ainsi de suite ; alors c’est en réalité une simultanéité qui agit. Ou bien, chaque excitation produit un mouvement réflexe ; par exemple une image verbale produit les mouvements d’articulation, ceux-ci un autre et ainsi de suite, en sorte que tous ces complexus de mouvements se lient entre eux. Si l’idée b suit l’idée a ce n’est pas parce que a éveille b, comme on l’admet généralement, mais a suscite le mouvement A qui suscite le mouvement B et B éveille b dans la conscience ; B suscite C et ainsi de suite.

Pour soumettre cette théorie au contrôle de l’expérience, l’auteur a recherché si les associations successives sont encore possibles lorsque l’on exclut l’exercice des mouvements concomitants aussi bien que la perception simultanée des termes voisins dans une série. Il a adopté le dispositif suivant : Un tableau noir sur lequel on peut faire glisser une bande noire de 2 décimètres qui présente une petite ouverture carrée ; une ligne de lettres est écrite sur un tableau dont chacune apparaît successivement à travers l’ouverture par suite du glissement de la bande : chaque lettre reste visible une seconde. Ces lettres sont disposées de manière à ne former aucun mot et l’expérimentateur ne doit pas les connaître d’avance.

La première série d’expériences consiste à lire ces lettres, puis quand elles ont disparu, à les répéter aussi exactement que possible. On peut réussir avec des séries de 4, 5 et jusqu’à 10 lettres. Les séries de 4 à 7 lettres sont répétées exactement sans exception, au delà, il y a quelques erreurs.

La seconde série d’expériences consiste à procéder comme ci-devant, mais de plus tout en fixant son regard sur les lettres, le sujet doit calculer de tête à haute voix (exemple, additionner 7 + 7, etc.), jusqu’à ce que la dernière lettre apparaisse. Dans ce cas, d’abord on ne peut pas dépasser la série de 7 lettres ; dans la série de 6, il y a pour un tiers une lettre fausse ; pour deux tiers la reproduction est exacte. Mais pour une série de 100 expériences avec 4 lettres, on trouve : 6 fois une lettre fausse, mais dans 52 cas l’ordre de reproduction des lettres est faux ; avec 5 lettres, 64 cas d’ordre faux, avec 6 lettres 83 cas. (Exemple l g h t au lieu de h g l t ; c p i s e, au lieu de p s i c e, etc.)

Faut-il attribuer la différence des deux cas à l’intervention de l’attention ? L’auteur rejette cette hypothèse. D’après lui, les différences, dans le second cas, viennent de ce que l’appareil vocal est complètement séquestré, que les lettres ne peuvent être répétées et que, étant occupés à compter, nous ne pouvons retenir intérieurement une lettre, quand la suivante se présente : L’association simultanée fait défaut, en même temps que l’exercice des mouvements : la conscience saisit bien les impressions successives et peut les reproduire, mais chacune d’elles reste isolée et l’une n’éveille pas l’autre.

Smith a fait des expériences analogues qui ont donné les mêmes résultats. Toutefois, il a employé un procédé qui ne permet pas l’objection possible d’une distraction qui serait causée par cette double opération. (Voir Année psychologique, t. III, p. 458.)

Voici un petit fait que tout le monde a pu observer. On cherche le nom d’une personne ou d’une localité : on a conscience qu’il commence par une lettre déterminée, soit B ; c’est tout : on s’oriente sur cette piste. Plusieurs noms apparaissent tour à tour et sont réprouvés. Après plusieurs efforts infructueux, quelquefois spontanément, le mot entre enfin dans la conscience ; il est trouvé. — Examinons ce petit fait. Les images motrices et visuelles ou sonores (ou les deux à la fois) qui constituent ce mot sont évoquées. Cet élément psychique, si mince qu’il soit, a contracté antérieurement des rapports très nombreux avec d’autres éléments de son espèce, par suite, l’irradiation motrice peut se produire dans plusieurs sens, évoquer des combinaisons de lettres qui ne sont pas celle qu’on sollicite. Nous dirons en termes physiologiques que les mêmes éléments entrent dans des combinaisons différentes, pouvant susciter des décharges en diverses directions : il suffit de circonstances infiniment petites pour mettre en activité un groupe au lieu d’un autre et produire en conséquence des effets différents. L’explication la plus simple et la plus vraisemblable nous semblera celle d’un travail inconscient ou subconscient réductible à des actions motrices.

Les associations dites médiates admettent la même explication ; mais le cas est plus simple. Un état de conscience en suscite un autre sans liaison apparente avec lui : en observant avec quelque soin, on découvre un intermédiaire qui justifie le passage de l’un à l’autre. À la vérité, ce n’est qu’une induction, mais elle s’impose par sa vraisemblance. Quelques sceptiques, pour plus de sûreté, ont institué des expériences dont les résultats ne s’accordent pas : les uns sont pour l’affirmative, les autres pour la négative. J’opte pour l’affirmation, ayant plus de confiance en une observation attentive qu’en des expériences artificielles et factices.

W. Hamilton qui, le premier, a étudié cette forme d’association, l’a comparée à la transmission du mouvement qui ne se révèle visiblement qu’aux deux bouts dans une série de billes suspendues et en contact, la transmission intermédiaire restant inaperçue. Cette comparaison, je la tiens pour un fait réel dans l’association médiate. Dans le processus total, le moment du passage reste étranger à la conscience et me paraît constitué par les éléments moteurs seuls ; la restitution ad integrum de l’état intermédiaire n’a pas lieu, peut-être faute de temps suffisant : On sait que l’acte de conscience exige un quantum de durée (déterminé par la psychométrie) qui est indispensable, et la rapidité du travail cérébral ne permettant pas ce minimum, la conscience n’apparaît pas[14].

 II. — Depuis une dizaine d’années, on a étudié sous le nom d’Attitudes une manifestation de la vie psychique dont la valeur avait été insuffisamment appréciée et même souvent méconnue. Le premier, dans ses recherches expérimentales sur le jugement (1901) Marbe a employé le mot Bewusstseinlage (position de la conscience) qui depuis a prévalu parmi les psychologues allemands. En Amérique, on a adopté le terme équivalent « attitudes » qui est devenu d’un emploi courant dans ce pays. Il a été critiqué. On a prétendu qu’il n’apprenait rien de nouveau ; d’un autre côté, l’un des promoteurs de ces études, les qualifie de « découverte ». Laissant de côté ces exagérations contraires, nous croyons que ces expériences et les conclusions qu’on en a déduites — quoiqu’elles aient encouru des reproches — sont une contribution importante à la psychologie des mouvements. De plus, l’emploi du mot « attitude » dans un sens très déterminé, restreint, a l’avantage d’isoler et de mettre en relief le problème que ces états spéciaux évoquent.

Considérées analytiquement, les attitudes sont des formes sans matière, sans contenu. Elles n’ont pas d’existence indépendante ; elles ne peuvent être connues, pensées isolément. Elles ne sont qu’un moule, mais qui impose sa marque aux états de conscience intellectuels et affectifs. Judd dit avec raison : « Le mot attitude est le seul qui puisse être appliqué d’une manière appropriée à la fois à la réaction personnelle et au processus mental. »

Entre toutes les attitudes, la principale est, sans contredit, l’attention, quoique la psychologie allemande en ait peu ou point parlé : elle est un état, une disposition, une posture de la conscience qui consiste en effort et en spécialisation. Il n’y a rien de plus à porter à son compte comme manifestation psychique.

On a donné comme types d’attitude le doute, la conviction, la surprise, l’étonnement. Il y en a d’autres, mais si la définition est fatalement vague, ces exemples suffisent à la préciser et à fixer les idées.

Les attitudes ont pour nous un double intérêt par leurs rapports avec l’activité motrice et avec la vie inconsciente de l’esprit.

1oSur leur nature on a été sobre de théories et vague comme conclusion[15]. Les uns lui attribuent une origine affective ; en réalité l’émotion les suscite, mais ne les constitue pas. D’autres préfèrent une explication intellectuelle et en font des formes de la pensée tout en déclarant que la conscience qu’on en a « est vague et intangible » : c’est naturel. L’attitude étant une forme, ne devient connaissable que par son adjonction à des sensations, des images, des idées, des émotions ; seule et par elle-même, elle ne peut être la matière d’une connaissance.

Pour nous, elle est un mode de l’activité motrice. L’attitude est une position de l’individu qui s’apprête à recevoir : ce qui suppose une adaptation de mouvements. Physiologiquement, le processus central qui détermine des décharges motrices dans les muscles est la condition immédiate des attitudes, tout comme le processus central des zones sensorielles est la condition immédiate de la conscience des sensations.

Au reste, je constate que pour Titchener et Ach, la marque caractéristique des attitudes est une « mise en garde » (awareness). N’est-ce pas, sous une forme moins nette et moins explicite, un équivalent de notre conclusion ?

2oLes attitudes n’ayant qu’un très faible coefficient de conscience, nous sommes avec elles à la limite du monde de l’inconscient. En étudiant les auteurs précités, j’ai été souvent obsédé par l’idée de ce voisinage, en m’étonnant de leur mutisme sur ce sujet. Pourtant, quelques-uns, surtout à propos de la « pensée sans images », font quelques allusions vagues.

Seul, Messer négligeant les ambages et les néologismes de ses émules, paraît résoudre simplement les attitudes en ce qu’on appelle d’ordinaire l’inconscient. « J’admets, dit-il, que les processus psychiques sous-jacents à une pensée explicitement formulée, peuvent suivre leur cours sous toutes sortes de formes abrégées se télescopant l’une l’autre, faisant plusieurs appels à l’énergie psychologique emmagasinée. Aux processus psychiques réels, nous pouvons substituer ici une disposition cérébrale. Ces processus inconscients varient en intensité suivant les circonstances, et jettent par conséquent plus ou moins de lumière dans la conscience. »

En somme, nous avons essayé d’établir que chaque état intellectuel (perception, image, concept) pris isolément, contient des éléments kinesthétiques plus stables que les éléments sensoriels spéciaux. Nous avons aussi montré l’importance des mouvements dans les associations et combinaisons ; ils forment une chaîne de soutien. Les attitudes sont aussi des mouvements de résistance, mais plus extérieurs… Pour me faire mieux comprendre, je risque une comparaison. Les naturalistes disent qu’il y a des squelettes intérieurs — ceux des vertébrés — qui soutiennent les masses molles de l’organisme et des squelettes extérieurs — ceux des arthropodes — qui couvrent, protègent les masses molles sous leur enveloppe de chitine. De même, on serait porté à croire que, tandis que dans les divers modes de la connaissance, l’élément moteur est encastré, est une portion intrinsèque du complexus total, l’attitude, tant qu’elle dure est un moyen extrinsèque de soutien et de résistance sans lequel les états de conscience resteraient une matière plastique et diffluente.

V

Le rôle des représentations motrices dans la conservation des souvenirs ne me paraît avoir été entrevu que par un très petit nombre de psychologues et sous une forme indécise. Richard Semon, dans son livre Die Mneme, plein d’idées originales, mais dont la terminologie et les néologismes rebutent le lecteur, a tenté une étude dynamique, fonctionnelle de la mémoire, réductible à des mouvements ; mais en raison de sa généralité, elle ne précise guère : c’est une métaphysique plutôt qu’une œuvre de psychologie pure. — La tendance d’Urban et de Witasek est beaucoup plus psychologique. Leur but est fort différent du nôtre : c’est l’étude du procédé de généralisation des images affectives. Pour l’expliquer, ils admettent une « constante dynamique » ou « motrice » qui représente les « processus moteurs appartenant en commun à un groupe d’expériences émotionnelles ». — Mais c’est Baldwin qui, dans plusieurs occasions, se rapproche le plus de nous. À propos d’une autre question (celle de la mémoire affective et de la reconnaissance du souvenir) il déclare « qu’il est disposé à admettre les images affectives et motrices de Ribot, à condition qu’on entende par là les éléments formels des états de sentiment ». Peu enclin aux explications intellectualistes, il soutient « que l’on entend à tort toute présentation dans le sens cognitif ; que les sentiments sont aussi des présentations, mais qu’on veut trop les faire rentrer dans le moule de la connaissance[16] ».

Pour ma part, je viens d’essayer de montrer que l’activité motrice pénètre et enveloppe notre vie psychique et en est la portion solide. Physiologiquement, elle dépend du système nerveux moteur, central et périphérique, agissant par impulsions spontanées ou volontaires, et, de plus, du système nerveux sensitif qui transmet à la couche corticale du cerveau les impressions kinesthétiques. Psychologiquement, sous la forme de présentations ou de représentations, elle contribue à la formation de chaque état de conscience, à leurs associations, enfin, elle constitue ces dispositions générales et momentanées qu’on nomme des attitudes.

Resterait à l’examiner sous une autre forme — comme substratum de la vie inconsciente ; mais l’exposition détaillée de cette hypothèse qui n’est pas sans difficultés et sans lacunes serait prématurée, car nous n’avons encore rien dit des mouvements, réels ou représentés, dans leurs relations avec la vie affective.

Pour terminer, je me borne à quelques conclusions provisoires.

Notre hypothèse nous paraît échapper à deux difficultés.

D’une part, à l’explication équivoque qui, sous le couvert du terme subconscience, paraît supprimer la conscience (connaissance) tout en la maintenant en fait, en la supposant existante sur un autre plan à un niveau inférieur.

D’autre part, à l’assimilation de l’existence latente de l’inconscient à un néant psychique, ce qui rend incompréhensible la reviviscence des images, ainsi que son influence et son action indéniable sur notre conduite.

C’est seulement lorsque notre étude sera complète qu’on pourra juger si l’hypothèse la plus acceptable n’est pas celle qui explique par les représentations motrices, leurs rapports et leurs connexions, une forme d’activité qui, dans son fond et ses résultats est psychique, quoiqu’elle reste en dehors de la conscience.


  1. Pillsbury, On the Place of movement in consciousness (1910). L’opinion de l’auteur est que les prétentions de ces psychologues sont souvent excessives.
  2. Il convient de faire remarquer que l’activité motrice n’est pas synonyme de « mouvement » au sens usuel de ce mot. Pour un état d’immobilité, on peut dépenser autant d’énergie que pour un mouvement dans l’espace, ex. : tenir le bras étendu et rigide ; la position droite de la tête maintenue par la contraction continue des muscles du cou, etc. Ceci dit en passant pour rappeler l’ubiquité des mouvements ; ils forment la trame sur laquelle la conscience dessine ses broderies.
  3. Principles of Psychology, ch. 23.
  4. Je ne dis rien de l’hypothèse tant discutée d’un sentiment d’innervation qui serait antérieur à la production du mouvement. Elle me semble abandonnée.
  5. Comme exemple de ce type, je rappellerai les observations si curieuses que Stricker a faites sur lui-même. On les trouvera exposées en détail dans la Revue Philosophique (cf. 1883, t. XVI, p. 188).
  6. Les Sensations internes, p. 133 et suiv. (F. Alcan.) Ces expériences consistaient en ceci : 1o Pour la longueur, tracer sur un tableau ou un papier, les yeux fermés, des lignes ou marquer deux points distants l’un de l’autre ; puis après un temps variable, essayer de reproduire exactement ces longueurs ou ces distances ; 2o Pour la direction, il suit un procédé analogue en l’appliquant à des angles aigus, obtus, etc.
    Dans ces expériences, il faut aussi tenir compte d’un facteur : le temps, comme guide et comme moyen de contrôle.
  7. Journal of abnormal Psychology, juin-juillet 1908 : aux termes usités, subconscient, inconscient, l’auteur préfère celui de « co-conscience ».
  8. Pour une exposition détaillée, voir Kostyleff : La Crise de la psychologie expérimentale (F. Alcan), 1911, p. 121 et suiv.
  9. Dr Nuel, La Vision, Paris, 1904.
  10. Bonnier, L’Audition ; Kostyleff, loc. cit.
  11. Psychologie des sentiments, 1re partie, ch. xi. (F. Alcan.)
  12. Pour le moment, je reste confiné dans les opérations intellectuelles. Je m’abstiens de toute étude sur le rôle des mouvements et des images motrices dans la vie affective.
  13. Pour une étude complète sur ce point, nous renvoyons à nos Maladies de la mémoire, ch. I, p. 18 et  suiv.
  14. On pourrait encore mentionner les contributions, très importantes pour la psychologie des mouvements, de l’École russe (Bechterew, Pavlof, etc.).
  15. On trouvera un exposé critique des travaux allemands, dans Titchener : On the experimental Psychology of Thought processes, New-York, 1909, avec une ample bibliographie. Les principaux sont ceux de Ach sur la volition et la pensée, de Messer sur l’investigation expérimentale de la pensée, de Watt (sous un titre analogue), de Orth sur le sentiment et les attitudes. En France, Alfred Binet : L’Étude expérimentale de l’Intelligence. — On a quelquefois confondu les attitudes avec la « pensée sans image » ce qui me paraît une erreur due à des tendances intellectualistes : je tiens les deux cas pour différents et j’y reviendrai.
  16. R. Semon, Die Mnene, Leipzig, 1908. W. Urban, Psychological Review, mai et juillet 1901. Witorsek, Zeitschrift fur Psychologie, t. XXV. Baldwin, Revue Philosophique, mai 1909 avec ses références.