Gauthier-Villars (p. 197-200).

Les premiers éléments de cette étude ont été réunis depuis longtemps au cours de recherches relatives à l’histoire de l’École Normale. Je m’étais proposé l’année dernière de les utiliser en rédigeant une courte biographie comme annexe à l’étude purement scientifique que M. Sophus Lie a écrite sur Galois, dans le Livre du centenaire de l’École Normale. Le temps m’a fait défaut, moins pour écrire que pour compléter les recherches qui me semblaient indispensables. Peut-être ne les aurais-je pas reprises de si tôt, si la Société Mathématique n’avait pas annoncé une édition des œuvres de Galois jusqu’ici dispersées dans les divers recueils scientifiques où elles ont paru, ou réunies dans les Annales de Liouville, que les mathématiciens n’ont pas toujours facilement à leur disposition. L’occasion m’a paru bonne pour achever mon enquête que j’ai poussée dans toutes les directions, en cherchant à pénétrer la personne de Galois le plus intimement possible, et à l’éclairer aussi du dehors par une connaissance exacte du temps et des circonstances particulières où il a vécu.

J’avais d’abord à ma disposition un certain nombre de notes, très intéressantes assurément, mais fort incomplètes aussi, publiées sur Galois dans différents recueils, et qui ont fourni jusqu’à présent les éléments des articles parus dans les dictionnaires biographiques ou encyclopédiques. La plus ancienne et la principale est celle que son camarade d’école et ami, Auguste Chevalier, inséra en novembre 1832 dans la Revue encyclopédique d’Hyppolyte Carnet et Pierre Leroux. La Note est précédée d’un avant-propos où je crois bien reconnaître la main de Pierre Leroux. Quatorze ans plus tard, Liouville, en publiant les Mémoires inédits de Galois, rédigea aussi une Notice qui n’ajouta rien à celle de la Revue encyclopédique. En 1848, le Magasin pittoresque publia à son tour une courte biographie non signée, mais que M. Ludovic Lalanne[1] m’a dit être de Flaugergues[2], et un portrait fait de mémoire par Alfred Galois, frère d’Évariste Galois. En 1849, les Nouvelles Annales de Mathématiques donnèrent à la suite d’une notice sur M. Richard, le professeur de spéciales de Galois, une courte Note sur Galois lui-même. Enfin, dans ces dernières années, l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux a signalé dans les Mémoires d’Alexandre Dumas père un passage intéressant sur le duel où Galois fut mortellement blessé.

Tel était l’ensemble des documents, accessibles à tout le monde, que je pouvais utiliser tout d’abord. Pour les contrôler, les critiquer et les compléter, il m’a fallu entreprendre des recherches dans différents dépôts d’archives. J’ai trouvé à glaner aux archives de l’École Normale, à celles du Ministère de l’Instruction publique et de l’Académie de Paris, aux Archives nationales, à celles du Bourg-la-Reine, de la préfecture de la Seine, de l’hôpital Cochin, des prisons de la Conciergerie et de Sainte-Pélagie. Malheureusement celles de la Préfecture de police, de la cour et du tribunal de Paris, où devaient se trouver des notes intéressantes et toute la procédure de ses affaires judiciaires, ont été brûlées en 1871. Les collections de journaux du temps, conservées soit à la Bibliothèque nationale, soit à celle de l’Arsenal, ne permettent de suppléer que très incomplètement à l’absence de ces documents. Pourtant la Gazette des Tribunaux a donné un compte rendu de tous les procès de Galois. D’autres journaux, comme la Tribune, m’ont fourni un certain nombre de détails intéressants. Un autre, la Gazette des Écoles, complète les documents conservés aux Archives nationales et aux archives de l’École Normale sur l’affaire qui amena l’expulsion de Galois de l’École Normale.

Les livres sur le temps où a vécu Galois ne manquent pas, mais ne fournissent en général sur lui, sauf les Mémoires du préfet de police Gisquet et les Lettres sur les prisons de Paris de Raspail, que des indications très brèves, impropres à ajouter à sa biographie. À vrai dire, il n’existe rien encore qui nous permette de nous rendre un compte précis de l’histoire du parti républicain dans cette période héroïque de son existence ; et j’espère que, lorsque les papiers, mémoires ou correspondances des principaux chefs du parti seront livrés au public, on y rencontrera sur Galois, et en particulier sur les circonstances dans lesquelles il a trouvé la mort, des renseignements nouveaux, propres à en éclaircir le mystère. Il m’a été impossible de le faire.

Je me suis enfin adressé à la famille de Galois, qu’une heureuse chance m’a fait retrouver très rapidement. L’unique survivant parmi les normaliens qui ont connu Galois à l’École, M. Bénard, a précisément épousé une cousine germaine de son camarade ; par elle et par les autres parents survivants dont elle m’a fait faire la connaissance, j’ai pu recueillir tantôt des souvenirs directs, tantôt des traditions conservées dans la famille depuis soixante-quatre ans que Galois a disparu. De ce côté mon acquisition principale a été celle du portrait de Galois fait d’après nature, lorsqu’il avait quinze ou seize ans. Je le dois à l’extrême obligeance de sa nièce, Mme Guinard, fille de la sœur aînée de Galois, Mme Chantelot. Qu’il me soit permis de lui adresser ici tous mes remercîments, pour le zèle avec lequel elle m’a secondé. Je n’en dois pas moins à M. et à Mme Bénard, au colonel Guinard, qui m’a communiqué un des autographes que je publie, à M. Gabriel Demante, ancien professeur à la Faculté de droit de Paris, et à son frère, M. l’abbé Demante, auxquels je suis redevable d’un grand nombre de détails curieux et précis sur l’enfance de Galois.

Il va sans le dire que je me suis efforcé de contrôler les uns par les autres tous les documents que j’ai eus entre les mains. Je me suis efforcé de le faire sans parti pris, bien qu’avec une sympathie sans cesse croissante pour le génial et infortuné jeune homme qui paya de tant de souffrances l’incroyable puissance de ses facultés ; j’ai tenu surtout à l’expliquer, ou du moins à expliquer ce qu’il y avait d’explicable dans son caractère et dans ses aventures. Je l’ai toujours vu au milieu des choses, des gens, des événements, des institutions de son époque ; un intérêt d’histoire s’ajoutait ainsi pour moi à un intérêt de biographie. Mon souhait essentiel est de substituer un portrait exact de cet illustre mathématicien aux vagues croquis que l’on en possédait ; mais j’avoue que ce serait aussi pour moi une vive satisfaction, si l’on jugeait qu’en racontant la vie de Galois j’ai pu éclairer d’un jour curieux quelques coins de la Révolution de 1830, et des années si troublées et si vivantes entre lesquelles elle s’insère.



  1. M. L. Lalanne a connu Galois à Louis-le-Grand ; il en a surtout entendu parler par son frère Léon, qui était en Mathématiques spéciales avec Galois.
  2. Flaugergues, camarade de Galois à Louis-le-Grand, le retrouva pendant les derniers mois de 1830 à l’École Normale, dont il fut mis à la porte comme lui.