L’Étoile du nord (p. 268-275).

II

LE CONVALESCENT


Que devint donc notre héros ?

Au sortir du champ de bataille, Jules avait été dirigé en toute hâte vers cet hôpital provisoire d’ il avait fui trois jours auparavant.

Il y était revenu défiguré, méconnaissable, en charpie.

Il était apparu à Violette comme un paquet de chairs sanglantes… des chairs qui palpitaient encore sous un dernier souffle de vie, peut-être !

À cette apparition douloureuse la jeune fille avait ressenti un choc violent.

Son sang s’était comme figé dans ses veines, et elle avait fermé les yeux pendant que ses deux mains s’étaient crispées sur sa poitrine déchirée de sanglots.

Sur le coup il lui avait semblé faire un rêve affreux, et pour rouvrir ses yeux elle attendait que ce rêve se dissipât. Mais la vision effroyable subsistait, elle ne pouvait se défendre de voir la terrible apparition.

Et quand, à la fin, elle se décida à reporter ses regards sur le pauvre mutilé, l’épouvantable réalité la renversa : elle demeura évanouie auprès de la couche sanglante de son bien-aimé.

Violette fut trois jours en proie à un délire qui inquiéta fort le chirurgien-major. Pendant trois jours elle demeura sous les soins et la surveillance constante d’une garde-malade.

Et pendant ces trois jours on s’occupait activement de Jules Marion. On coupait ses chairs, on lavait ses plaies, on posait bandages sur bandages, on tentait de conserver la vie au lieutenant.

Au bout de ces trois jours, le chirurgien-major avait dit à Violette qui se remettait :

— Je n’affirme pas qu’il en reviendra, mais il est permis d’avoir un peu d’espoir.

Et il ajouta avec une sincère sympathie :

— Ah ! mademoiselle Spalding quels soins délicats il faudra avoir pour le malade !

— Je suis là, monsieur le Major, j’ai repris mes forces ; et, si vous le permettez, dès ce jour je me consacre exclusivement à lui.

Violette avait prononcé ces paroles avec un accent d’énergie qui émerveilla le chirurgien.

Et comme Jules allait être transporté ailleurs, vers les hôpitaux permanents, Violette obtint sans peine la permission de suivre le pauvre blessé.

C’est ainsi que, quelques jours après, Jules Marion était définitivement placé dans l’un des plus grands hôpitaux de Paris.

Violette l’avait suivi là, le soignant, le veillant jour et nuit avec un dévouement, une ardeur que seul un amour véritable peut mettre au cœur d’une femme.

Elle avait suivi Jules comme la vaillante et sublime Mère avait suivi son Fils sur le Calvaire !

Et durant trois mois Violette n’avait pas laissé son cher blessé, — ce blessé qui, tout le temps, n’avait vécu que d’une vie factice, d’une vie qu’un souffle peut effacer.

Durant ces trois mois Jules avait passé par toutes les tortures de la fièvre. Sa raison s’en était allée. On avait presque guéri ce qui restait de son bras gauche et de sa jambe droite, on avait rendu à la figure brûlée par le vitriol son apparence ordinaire, mais les yeux demeuraient clos sous le bandeau de toile blanche qui les recouvrait.

Un des plus célèbres oculistes parisiens avait rendu un jugement définitif.

— Ces yeux-là, avait-il dit, ne verront plus !

Cela avait encore causé à Violette une cruelle déception ; car elle avait tant espéré recevoir, un jour, de son malade un regard de reconnaissance.

L’oculiste lui avait enlevé tout espoir à ce sujet.

Mais qu’importe !… Jules vivait !… il vivrait encore longtemps !… et c’était pour Violette la grande consolation.

Ah ! cette chère vie… combien Jules la lui devrait à cette vaillante Violette !

C’est vrai qu’il ne pourrait avoir pour la noble enfant des regards de reconnaissance ; mais il aurait des paroles… des paroles que Violette boirait à même la coupe de son amour éternel.

Ce déformé, ce mutilé, cet être humain qui avait perdu la moitié de ses membres, demeurait au cœur de Violette plus cher, plus aimé.

À présent, quand elle songeait à l’avenir, il lui semblait qu’elle ne pourrait plus vivre sans lui… que lui ne pourrait plus vivre sans elle !

Et lorsqu’elle s’était longtemps absorbée dans ces pensées, elle se penchait vers le malade inconscient et déposait sur son front livide et brûlant un ardent et pieux baiser.

Enfin, la merveilleuse constitution du lieutenant avait fini par triompher de la fièvre, l’intelligence avait retrouvé son empire.

Un soir, Jules Marion avait reconnu Violette à sa voix. Alors, un sourire enivrant, exalté… un sourire qui disait plus qu’un livre… avait tout d’un coup illuminé cette figure blême encadrée d’une barbe noire.

Et il avait murmuré d’une voix délirante de joie :

— Violette !

Sa main droite s’était levée comme pour chercher celle de la jeune fille. Elle, elle avait prise cette main dans les siennes et l’avait serrée tendrement, longuement, et elle avait murmuré à l’oreille du malade :

— Jules jamais je n’ai été aussi heureuse que ce soir… vous êtes sauvé !

— Merci, Violette ! répondit le jeune homme en portant les mains de la jeune fille à ses lèvres ; et ces mains, qui tremblaient bien fort, Jules les baisa avec une reconnaissante ardeur.


Le jour même où l’abbé Marcotte recevait la visite de monsieur Durieux, l’agent de police, Jules Marion avait avec Violette une longue conversation.

C’était un matin d’avril.

Par la fenêtre grande ouverte de la chambre que Jules occupait, glissaient à flots d’or les chauds et caressants rayons de soleil printanier qui, à lui seul, vaut parfois l’art si avancé de la science.

Une brise légère et tout odorante de parfums doux apportait au convalescent une jouissance et un bien-être infinis.

Il souriait d’un sourire de bonheur extatique… non à la brise parfumée non aux rayons de soleil comme on pourrait le penser ; il souriait à celle dont il entendait les douces allées et venues par la chambre qu’elle mettait à l’ordre.

Sa pensée revoyait Violette alerte, vive, souriante… Il la revoyait comme il l’avait vue souvent là-bas, avec sa lourde chevelure rousse aux boucles de laquelle les rayons de soleil mettaient des astres d’or et de pourpre.

Il revoyait ses joues rosées, ses lèvres d’un incarnat humide, ses beaux yeux bleu ciel au bord desquels flottaient des rêves d’amour !

Il la revoyait si ravissante qu’il en demeurait tout ébloui !

Et elle, cette Violette, ne pouvait détourner ses regards de son cher malade. Elle s’arrêtait souvent pour le regarder plus attentivement, pour contempler ce sourire d’ivresse dont elle était enivrée ; et son sourire à elle s’amplifiait, ses lèvres s’écartaient tout à fait, ses dents humides, éclatantes, rayonnaient

— Ah ! comme elle le trouvait beau son cher blessé !

Ce matin-là, elle avait enlevé le bandeau de toile blanche. C’était l’ordre du chirurgien d’enlever de temps à autre ce bandeau, surtout par ces matins ensoleillés.

Sans le bandeau Jules retrouvait sa physionomie d’antan, la barbe seulement apportait un léger changement. Mais cette barbe, bien coupée, taillée en pointe au menton, peignée avec soin et parfumée — toujours par l’attention de Violette — oui, cette barbe rehaussait, avec les pointes toujours bien affilées de la moustache, l’expression de noble énergie qui ressortait de toute cette physionomie.

Et puis, ce visage toujours si pâle se colorait d’un peu de rose ce matin-là.

Oui, plus Violette regardait son héros, plus elle se sentait pour lui une sorte de vénération sacrée !

Et voilà qu’elle s’arrêtait à le contempler plus souvent encore ! Voilà qu’elle demeurait en extase devant cette figure qui n’avait plus pour voir que les yeux du cœur, que les regards de l’âme.

S’oubliant tout à fait, parfois, elle approchait tout près de Jules, et là, muette, souriante, immobile elle demeurait comme en un rêve céleste.

Or, dans l’un de ces moments Jules avait senti sur son front cette respiration douce, chaude et caressante, et il avait murmuré en étendant la main :

— Violette… vous êtes là, n’est-ce pas ?… près de moi ?

— Oui, Jules tout près de vous !

Elle lui abandonnait sa main fine…

— Violette, reprenait le lieutenant, voulez-vous que nous causions un peu ?

— Pourvu que vous ne vous fatiguerez pas ; pourvu que vous ne parlerez pas trop, ni trop longtemps, oui je le veux. Mais il faut vous prévenir que le docteur vous défend toute fatigue.

— Je me sens fort comme Samson, ce matin.

— Ne vous faites-vous pas un peu d’illusion ?

— Non quant à ma force physique Violette. Mais peut-être ai-je une autre illusion ?

— Cette illusion, méchante, peut-on la connaître ? fit Violette en riant et en serrant dans ses mains moites l’unique du blessé.

Elle s’était assise sur le bord du lit pour se trouver plus près de lui… de lui, qu’elle commençait d’aimer jusqu’à l’adoration.

— Violette, reprit Jules gravement, mes illusions me sont chères, elles résument en ce moment toute mon existence, elles sont ma résurrection, car ces illusions m’ont sauvé la vie.

— Alors, répliqua Violette avec cette câlinerie que Jules autrefois lui avait connue, il faut que ces illusions, qui vous sont si chères et si précieuses, vous fassent vivre longtemps… toujours !

— On ne vit pas toujours d’illusions, Violette, vous le savez bien dit le jeune homme avec un sourire pâle.

— Mais non, je ne le sais pas… pourquoi ?…

Et la jeune fille avait un petit sourire mystérieux.

— Parce que tôt ou tard ces illusions s’envolent, s’évanouissent de même que les rêves du soir se sont éclipsés aux clartés de l’aurore.

— Eh bien, Jules, je fais le vœu… je souhaite ardemment que vos illusions vivent, qu’elles deviennent pour vous des réalités.

Elle avait prononcé ces paroles d’une voix plus basse, grave presque.

Jules avait tressailli, sa main avait tremblé bien fort dans les mains de la jeune fille ; et elle, cette Violette, avait senti cette main-là trembler et elle avait souri d’ivresse.

Ah ! elle devinait bien ce qui se passait dans l’âme du pauvre blessé !

Elle devinait bien qu’il voulait lui poser une question dont allait dépendre le bonheur de leur vie à tous deux !

Et elle l’encourageait…

Pourtant il eut peur… peur de cette réponse qu’il désirait qu’il souhaitait.

— Violette, reprit-il après un moment de silence, lorsque je songe à l’horreur que l’aspect de mon corps mutilé doit inspirer à quiconque le regarde ; quand je me vois une chose incomplète, un être difforme, incapable de voir, de remuer, de marcher, je me demande avec une terrible appréhension s’il est au monde quelqu’un encore qui aura pour moi un peu plus qu’un regard ou une parole de pitié !

— Malheureux ! gronda doucement Violette oubliez-vous votre mère, votre sœur ?

— Pauvre mère !… pauvre sœur !… Ah ! pour elles il vaudrait mieux que je fusse mort… là-bas !

— Jules, reprocha Violette d’une voix très grave, je vous défends de parler ainsi !

— Violette, plus j’y pense, plus j’ai raison, il me semble de parler ainsi. Figurez-vous une pauvre vieille femme, aveugle et de santé débile, pour laquelle il est nécessaire d’avoir des soins attentifs et continus. Imaginez-vous une pauvre fille, un peu infirme elle aussi, vivant seule avec l’aveugle sur laquelle elle veille jour et nuit. Songez à l’éternelle angoisse de cette fille aimant sa mère, songez, Violette, aux inquiétudes mortelles qui assiègent sans cesse cette vaillante fille, lorsqu’elle redoute quelque terrible catastrophe dont elle sera seule à recevoir le contre-coup ! Or, vivant dans cet effroyable état d’esprit, quelle nouvelle et abominable torture pour cette fille, quand elle aura à veiller sur deux aveugles, sur deux êtres impotents ! Ah ! Violette, s’écria Jules avec un râle d’angoisse, il est impossible que Dieu permettre que je double le terrible fardeau que porte si dévotement ma pauvre sœur Angèle !

— Jules, murmura Violette d’une voix pleine de caresses et d’affection, oubliez-vous qu’Angèle ne sera pas seule à supporter ce double fardeau ?

— Violette, s’écria le blessé en serrant très fort la main de la jeune fille, n’est-ce pas une vaine espérance que vous tentez de me donner pour calmer un peu mes tourments ? Ah ! prenez garde !… qui donc, je me le demande, se chargerait de se joindre à ma sœur pour l’aider dans une œuvre ingrate et pénible ?

— Celle, répondit Violette d’une voix tremblante, qui n’a cessé de veiller sur vous depuis trois mois.

— Vous !… balbutia Jules d’une voix frémissante, pendant qu’une rougeur subite envahissait sa figure livide. Vous, Violette ?… Est-ce donc possible que vous ayez encore pour moi, perclus, pauvre infirme, un sentiment qui serait un peu plus que de la pitié !

— Et un peu plus… que dis-je ? beaucoup plus que de l’amitié ! Oui, Jules, c’est moi qui continuerai de veiller sur vous ! Oui, c’est moi qui tâcherai, avec votre sœur, de donner à votre vie future un peu de joie, un peu de bonheur :

— Violette, haleta Jules secoué d’une émotion délirante, c’est le ciel que vous me faites entrevoir ! J’avais cru deviner que vous m’aimiez encore un peu. Dans mes heures de délire je vous revoyais souvent, vous me parliez de votre amour, vous vous penchiez sur moi, souriante, et vous posiez vos lèvres rafraichissantes sur mon front brûlant. Et j’étais heureux, ma souffrance s’en allait, mon cœur se dilatait, je vivais comme on se sent vivre dans un rêve de ciel.

— Ce rêve, Jules, sera désormais la réalité. J’ai juré de ne plus vous quitter. Comme vous le disiez tout à l’heure, vous êtes ressuscité, et cette résurrection est un peu mon œuvre… et cette œuvre-là, Jules, je l’aime trop pour l’abandonner.

— Mais pour cela… bégaya Jules fou de joie, il faudra que vous consentiez… ah ! l’obstacle… l’obstacle…

Sa voix manqua et il demeura frissonnant.

Violette comprit, et un sourire angélique effleura ses lèvres rouges.

— Jules, dit-elle, autrefois, quand nous parlions de nos rêves d’avenir, vous voyiez toujours se dresser un obstacle entre nous… parce que nous ne savions pas prier Dieu de la même façon ; et il nous était interdit vous de vous unir à moi… moi de m’unir à vous.

— Et maintenant ?… hoqueta Jules excessivement troublé.

— Maintenant… plus rien ne nous sépare

Elle se pencha vivement à l’oreille du jeune homme et lui murmura très bas, très bas…

— Jules, depuis un mois j’adore le même Dieu que vous adorez !

— Ah ! mon Dieu, soyez béni ! prononça Jules Marion avec une grande et joyeuse ferveur.

Et alors, chose singulière, des paupières closes du lieutenant deux grosses larmes jaillirent pour couler lentement… très lentement sur ses joues blêmes, et glisser puis se perdre dans les fils noirs de sa barbe.

Très émue, Violette se pencha de nouveau, et sur chaque paupière elle déposa un baiser… un long et silencieux baiser !

Un sourire d’ivresse angélique couru sur les lèvres du blessé qui bégaya, très ému, lui aussi :

— Merci Violette… vous m’aurez sauvé deux fois !

À cet instant on frappa discrètement dans la porte.

Violette courut ouvrir.

C’était l’abbé Marcotte.