L’Étoile du nord (p. 261-268).

TROISIÈME PARTIE.

CHAPITRE I

LA VICTOIRE
L’AGENT DE POLICE


Trois mois se sont écoulés depuis les terribles événements qui ont terminé notre deuxième partie.

Pour résumer les faits accomplis durant ces trois mois nous dirons seulement que le bataillon Saint-Louis a cessé d’exister. Tout son actif ou à peu près a été mis hors de combat. Un nouveau bataillon canadien-français, formé à Québec, lui a succédé dans la tranché. En sorte que les « Terribles » du Saint-Louis ont été remplacés par d’autres terribles qui sont loin de la faire doucette aux bons Boches — aux Boboches, comme dirait Pascal.

Au nombre des survivants du Saint-Louis qui, plus ou moins gravement blessés, ont été répartis dans les hôpitaux de Paris et de Londres, citons Marcil, dont la « lieutenance » a été indignement embrochée par une baïonnette prussienne… et une « lieutenance » toute neuve encore !… Citons aussi le sergent Ouellet, qui a eu le pied gauche emporté par un éclat d’obus, — et le caporal Bédard qui, frappé et percé de maints coups de baïonnette, se demande s’il s’en tirera assez tôt pour aller rendre aux Boches les quinze coups qu’il a reçus en trop !

Enfin, le capitaine Constant est mort au champ d’honneur, — c’est-à-dire de blessures qu’il a reçues au cours d’un engagement de la fin janvier. Qu’il demeure toujours au cœur de la race française du Canada l’un de ses plus beaux héros !

Quant aux autres personnages de notre histoire, nous y revenons sans plus tarder.


C’est l’abbé Marcotte que nous retrouvons en premier lieu.

Aux premiers jours de janvier, en raison d’une santé peu solide, aggravée par les intempéries de la saison, l’abbé avait dû abandonner son poste d’aumônier. Reconnu pour son zèle, sa sollicitude et son dévouement auprès de nos blessés, aimé et respecté de tous nos soldats canadiens, anglais comme français, son départ du front a causé un grand vide comme il a laissé un regret général.

C’est à Paris que l’abbé est venu s’installer, avec son fidèle Pascal, rue Saint-Lazare où il a loué un petit appartement, en attendant la pleine convalescence de Jules Marion que nous retrouverons bientôt.

Midi approche.

Dans la salle à manger qui, avec une cuisine, un petit salon et une chambre à coucher, compose tout l’appartement de l’abbé, Pascal est en train de dresser la table.

L’ancien sacristain ne vieillit pas : rasé de frais, jovial, alerte, il va et vient, chantonnant quelques-uns de nos airs canadiens.

Et si parfois sa pensée se rapporte sur le front de bataille, ses traits se raidissent, sa physionomie s’enflamme, ses yeux lancent de tranchants éclairs, et il entonne d’une voix formidable l’exaltante Marseillaise.

Dans le salon l’abbé frappe du poing la cloison qui le sépare de la salle à manger, et Pascal, surpris, confus, écarquille les yeux, plaque une main sur sa bouche pour couper court à l’hymne entraînant, flanque un énorme coup de poing à son ventre arrondi et s’apostrophe :

— Vieux bêta ! tâche donc de fermer ta musique !

Des lors il se gourme, se guinde et reprend sa besogne, un instant interrompue, avec toute la gravité funèbre d’un maître d’hôtel.

Tout à coup résonne le timbre de la porte d’entrée.

Pascal se précipite.

Un grand monsieur, à moustaches longues et grises, à l’aspect solide encore, demande à voir l’abbé.

Pascal le conduit au petit salon où l’abbé reçoit son visiteur.

À l’apparition de l’inconnu, le prêtre s’est écrié avec un accent joyeux :

— Ah ! monsieur Durieux… Quelle bonne surprise !

En même temps il offre sa main tout ouverte au nouveau venu.

Ce dernier serre la main tendue et dit :

— Monsieur l’abbé, je regrette vivement d’avoir tant tardé à vous donner de mes nouvelles ; soyez assuré qu’il n’y a pas eu de ma faute.

— J’en suis sûr, répondit l’abbé Marcotte ; et du moment que vous êtes là, je suis rassuré et content. Asseyez-vous donc, je vous prie.

Et il indiqua un siège à ce monsieur Durieux qui, disons-le de suite, était un agent spécial attaché à la Préfecture de Police et l’un des plus fins limiers.

L’abbé offrit un cigare à monsieur Durieux, qui s’empressa d’accepter, et demanda :

— Eh bien ! avez-vous retracé cet Harold Spalding ?

— À Londres d’abord, il y a quinze jours, répondit l’agent.

— Ah ! ah ! il habite Londres maintenant ?

— Et Paris également, ajouta le limier avec un sourire énigmatique.

— Tiens, tiens… Il n’est toujours pas revenu au Provençal ?

— Pas que je sache.

— Alors ?…

— Voilà l’histoire, dit monsieur Durieux. Après la dénonciation « ante mortem » du capitaine Constant, — dénonciation qui a été corroborée par votre serviteur et un certain lieutenant Marcil, — et suivant leurs indications et les vôtres, je partis sur la piste dès les premiers jours de février. Malheureusement, je m’égarai : pendant que je fouillais Paris d’abord, Londres ensuite, notre homme était aux mains des autorités belges, au Hâvre.

— Bon, bon, fit l’abbé très intéressé par ce prologue.

L’agent poursuivit :

— Il avait été arrêté aux environs de Dunkerque. Un soir, parait-il, il s’était trouvé nez à nez avec trois officiers belges sur une route déserte. À la vue des officiers, l’homme voulut se jeter dans un bois voisin ; intrigués par sa mine suspecte les officiers l’arrêtèrent. Puis après plusieurs questions auxquelles l’homme refusa de répondre, il fut conduit dans un camp militaire et, de là, au Hâvre. N’ayant aucun papier sur lui qui pût le compromettre, naturellement il donne un faux nom. Bref pendant trois semaines les autorités s’occupèrent activement de cet homme. À la fin, ne trouvant contre lui aucune preuve d’espionnage, on le relâcha en lui ordonnant de repasser le Détroit dans les vingt-quatre heures.

— De qui tenez-vous ces détails, puisqu’il était inconnu des autorités belges ?

— Je les tiens d’un ami londonien de monsieur Spalding qui, à cet ami, avait raconté toute son aventure.

— Ah ! ah !… s’écria l’abbé avec admiration.

— Et c’est par ce même ami londonien que j’ai pu découvrir le domicile de monsieur Spalding.

— Où loge-t-il donc ?

— Au Ritz.

— Ainsi donc vous savez où le prendre, s’il est au Ritz.

— Oui, s’il y est… fit l’homme de la police avec un sourire mystérieux.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il habite aussi Paris… je crois vous l’avoir dit.

— C’est juste, j’oubliais. Connaissez-vous son domicile à Paris ?

— Parfaitement : monsieur Spalding a loué pour une année une élégante maison de la rue d’Anjou.

— Diable ! fit l’abbé avec une mimique d’étonnement qui amena un sourire sur les lèvres de monsieur Durieux ; serait-il marié en secondes noces par hasard ?

— Monsieur l’abbé, permettez-moi de vous dire ce monsieur Spalding, avec ses millions, n’a pas le loisir de songer aux affaires sérieuses. Il y a à Paris encore trop de femmes, jeunes et jolies, qui ne détestent ni l’argent ni les plaisirs.

— Je comprends, répliqua l’abbé en penchant la tête avec mélancolie. Et il songea :

— Harold est en train de passer par toutes les dégradations !…

Puis il demanda tout haut :

— Mais enfin, savez-vous où le prendre en ce moment ?

— En ce moment monsieur Spalding est à la Préfecture, répondit l’agent avec un sourire candide.

L’abbé Marcotte fit un bond de surprise.

— Votre prisonnier ?… s’écria-t-il en regardant l’homme de police avec une admiration grandissante.

— Parfaitement.

— Et d’où l’avez-vous amené ?

— De la rue d’Anjou.

— En ce cas, vous avez dû suivre mes instructions relatives à l’entière discrétion qu’il faut mettre dans cette affaire.

— Soyez tranquille. Pour tous ceux qui le connaissent rue d’Anjou, comme pour ses domestiques, monsieur Spalding est en voyage.

— Merci.

— Quant à la police, il n’y a encore jusqu’à cette heure que deux personnes au courant de l’affaire : monsieur le Préfet et moi-même.

— Cependant, ne redouter vous pas quelque indiscrétion de la part du personnel de la Préfecture ; car, je vous le répète, il faut, quant à présent, éviter toute publicité de l’affaire.

— Nous n’avons pas oublié vos instructions. Monsieur le Préfet a mis une petite salle très confortable à la disposition de son prisonnier qui reçoit tous les égards possibles. En second lieu, le personnel ignore la présence de monsieur Spalding à la Préfecture. Seul un gardien discret est chargé de veiller à ce que monsieur Spalding ne manque de rien, et ce gardien ignore le nom du prisonnier. Ainsi donc…

— Merci, monsieur Durieux, je suis content de vous et je ne l’oublierai pas. Maintenant, ajouta-t-il, il s’agit de passer à la seconde partie. Je me rappelle, monsieur, vous avoir déclaré, lors de notre entrevue, que je n’avais à l’égard de monsieur Spalding aucune haine personnelle, et encore moins une preuve de sa conduite criminelle. J’ai ajouté que, en mettant la police sur la piste de Harold Spalding, je le faisais sur les instances réitérées du capitaine Constant qui s’était juré de venger son ami, le lieutenant Marion. J’en fis donc la promesse au capitaine au moment où il allait rendre son âme à Dieu. J’ai tenu ma promesse. Ici mon rôle finit : je laisse Harold Spalding entre les mains de Dieu.

— Que voulez-vous dire, monsieur l’abbé ?

— Ceci : monsieur Spalding est arrêté sur un dépôt d’accusation à l’appui desquelles la police ne possède aucune preuve.

— C’est vrai.

— Or sans la preuve nécessaire, vous ne pouvez rien contre lui.

— Nous avons la confrontation…

— Voilà ce que j’ai pensé, interrompit l’abbé et voilà pourquoi j’ai dit : Je laisse monsieur Spalding entre les mains de Dieu !… Soit que Harold avoue sa culpabilité, — soit que le lieutenant reconnaisse son bourreau : Dieu dictera !

— Quand voulez-vous qu’ait lieu cette confrontation ?

— Le plus tôt possible… cet après-midi, si le chirurgien en chef juge le blessé assez fort pour en supporter les fatigues.

— Soit, je m’entendrai avec monsieur le Préfet et le Juge d’instruction. À quelle heure, pensez-vous ?

— Je désire causer d’abord avec le lieutenant. Mettons quatre heures. Cela vous va-t-il ?

— Très bien. À quatre heures nous serons à l’hôpital.

Le silence s’établit entre les deux hommes.

Monsieur Durieux consultait les notes d’un calepin qu’il venait de sortir de sa poche, et il y ajoutait de temps à autre une note supplémentaire.

L’abbé réfléchissait. Sa physionomie s’était soudain assombrie. Son souvenir venait d’évoquer les sombres événements qu’il avait vécus, et sous cette pensée torturante son front haut et large se barrait d’une ride profonde.

L’abbé Marcotte souffrait beaucoup depuis que Jules Marion, son cher protégé, celui qu’il se plaisait à appeler du nom si doux de « fils », avait été conduit à l’hôpital dans l’état lamentable ou nous l’avons vu, sur la lisière d’un petit bois derrière le front de bataille. Car, alors, on n’avait plus recueilli qu’une loque humaine.

Et le soir, quand l’abbé Marcotte, accouru en toute hâte, s’était trouvé en face de ce lambeau de chair humaine il n’avait pu retenir les larmes de la souffrance.

Depuis ce soir-là, bien que sa physionomie parût conserver son expression habituelle, l’abbé ressentait au profond de son cœur le mal de déchirures inouïes. Et cette maladie de l’âme avait énormément affecté sa santé délicate ; deux jours plus tard il avait dû s’aliter.

Mais son énergie et sa vaillance avaient réagi au bout de quelques jours. Le désir ardent de sauver quand même son « fils » l’avait remis sur pied.

Ce fut quelques jours après, alors qu’on désespérait de conserver la vie à Jules Marion, que le capitaine Constant avait commencé ses démarches pour venger son ami.

La vengeance était absolument contraire aux principes du prêtre. Il tenta de dissuader le capitaine, ce fut en vain.

Raoul avait dit :

— Cet homme… (Harold Spalding) est le plus vil et le plus lâche des hommes ; il convient qu’il soit châtié, et il le sera !

C’était juré.

Plus tard, le capitaine, gravement blessé et mourant, faisait promettre à l’abbé Marcotte de poursuivre la tâche que lui, Raoul, avait commencée. L’abbé avait eu la faiblesse de donner sa parole au mourant. Et cette faiblesse, il le regrettait amèrement en cette heure décisive ou Harold Spalding allait rendre un compte terrible.

Il songeait avec une profonde amertume :

— Jules m’en voudra peut-être éternellement d’avoir contribué à l’arrestation de Harold. Car, je crois que Jules, de lui-même, ne l’eût jamais accusé de ce crime. Il se serait tu, comme il se taira toujours — j’en suis sûr — par amour pour Violette. Et s’il eût appris les recherches entreprises par la police, il m’eût demandé, supplié, sommé de les faire cesser coûte que coûte… pour sauver l’honneur de Violette !

Oui, toutes ces pensées tourmentaient atrocement l’esprit droit et honnête de l’abbé.

Néanmoins, sa torture était sensiblement atténuée par cette pensée d’espoir :

— Harold va être conduit devant sa victime, et, à moins que le millionnaire ne se condamne lui-même, je sais que Jules ne voudra pas reconnaitre dans Spalding l’homme qui lui a jeté le terrible vitriol à la figure.

De ceci l’abbé était tout à fait sûr, et il en éprouvait une joie immense.

Cette joie soudaine illumina sa figure sombre.

Il fut interrompu dans la suite de ses pensées par deux coups de clochettes qui vibrèrent tout à coup dans la salle à manger.

— Monsieur Durieux, dit l’abbé, voulez-vous me faire le plaisir de diner avec moi ?

L’homme de police ferma son calepin, s’excusa et répondit :

— Je ne vous refuse pas, monsieur l’abbé ; ce sera pour moi un honneur et un plaisir.

— En ce cas, veuillez donc me suivre.

Tous deux pénétrèrent dans la salle à manger.

Pascal, droit et grave à son poste, remarqua tour la première fois depuis longtemps que la physionomie de « son curé » était presque rayonnante. Il tressaillit d’émotion joyeuse.

— Tout va bien se dit-il, je vois ça !

Et plus alerte, plus guilleret, l’ancien sacristain se mit à servir les deux convives.