L’Étoile du nord (p. 248-255).

XIX

SOUS LA MINE


Le bataillon Saint-Louis n’avait pas été relevé… il avait été oublié dans sa tranchée comme l’était généralement tous les bataillons canadiens. Pendant que les Anglais étaient envoyés à l’arrière pour s’y délasser et jouer du football nos compatriotes crevaient d’ennui et de froid dans leurs trous.

Heureusement pour eux depuis l’affreux bombardement qui les avait baptisés les obus ennemis semblaient eux aussi les oublier. Et durant de longs jours ils avaient vécu fumant bâillant parlant beaucoup des absents attendant l’heure où l’on exigerait de nouveau leur sang et leur vie, prêts à tout donner sans un murmure, sans une plainte…

Depuis la charge glorieuse, les bons Boches de la tranchée opposée — les Boches comme les appelait parfois Pascal avaient surnommé nos héros « Les Terribles ».

Deux jours après l’affaire, un petit caillou était venu rebondir sur le parapet pour rouler ensuite dans la tranchée.

Le sergent Ouellet avait relevé le projectile singulier autour duquel s’enroulait un petit carré de papier.

Ce fut un événement. Une avide curiosité rassembla tous les camarades autour du sergent qui, après avoir déplié le papier lut avec surprise ces mots écrits en bon français :

« Les Canadiens qui parlent la langue des Poilus sont des braves. En eux les grandes armées de l’Empereur ont reconnu des « Terribles ». C’est avec une vive impatience que nous attendons l’heure de nous mesurer encore avec eux ».

Alors le caporal Bédard poussa un cri puissant dont la sonorité dut parvenir aux oreilles de l’ennemi :

— Vive les Boboches !…

Un éclat de rire homérique partit de toutes les poitrines.

Puis les jours se succédèrent mornes et tristes.

Un matin au petit jour, un officier déboucha à l’improviste du boyau de communication : c’était Raoul Constant.

Une acclamation frénétique salua le retour du lieutenant. Mais en même temps un énorme obus venait s’abattre et éclater à deux pas du parapet, — puis d’autres et d’autres encore, et de toutes grosseurs, se mirent à pleuvoir sur la tranchée.

Et cette fois encore nos soldats se firent terrassier… les canons ennemis venaient de tourner leurs gueules monstres vers un autre point.

Ce répit permit à nos compatriotes de réparer les dégâts et tout en besognant Raoul racontait la triste aventure de Jules Marion.

Tous étaient saisis de stupeur et de colère et tous lancèrent leurs malédictions à l’adresse de Randall et de Spalding.

Puis on se demanda avec une poignante inquiétude ce que pouvait être devenu Jules Marion.

Marcil entre autres qui s’était épris d’une très grande amitié pour l’ancien maître d’école éprouvait une profonde tristesse.

Et tous, sans exception rejetèrent de leur esprit la pensée que Jules pouvait être un espion et un traître.

Durant une heure nos soldats travaillèrent ferme à la remise en ordre de la tranchée avariée.

Raoul Constant et le sergent Ouellet examinaient une galerie souterraine, qui à moitié chemin des tranchées ennemies aboutissait à une espèce de chambre où avait été emmagasinée une respectable quantité d’explosifs.

Raoul faisait remarquer :

— C’est malheureux que nous n’ayons pas une batterie électrique pour faire partir cette mine le moment venu.

— Depuis huit jours que nous en demandons répliqua le sergent… on dirait qu’ils sont sourds à l’arrière !

— Peut-être n’en ont-ils pas !…

— Erreur lieutenant. Le caporal Bédard en a vu hier encore dans les magasins.

— C’est bon à savoir, répondit Raoul, — aujourd’hui même j’en aurai une.

— Tant mieux. Car autrement il faudrait sacrifier l’un de nous pour mettre le feu à la mine.

Ils furent interrompus par l’éclatement formidable d’un obus qui ébranla la tranchée.

Le bombardement recommençait… les obus se mettaient à pleuvoir de nouveau — mais cette fois avec une précision terrible.

Dès lors ce fut effroyable…

En dépit du travail acharné de nos braves, la tranchée croulait de toutes parts.

Le plus horrible c’était le carnage que faisaient les marmites parmi le bataillon. En moins d’un quart d’heure une trentaine de nos héroïques kakis gisaient morts ou horriblement blessés sous les débris de terre.

Et les obus arrivaient toujours en déluge…

Il était devenu impossible de poursuivre les réparations… on cherchait un abri contre les projectiles meurtriers.

Quelques-uns de nos soldats entrainaient les blessés vers l’arrière.

Les officiers encourageaient les hommes et les préparaient à l’attaque que l’infanterie allemande allait à coup sûr tenter.

C’était un véritable enfer… une avalanche de feu d’acier et de pierres s’abattant sans interruption sur la tranchée qui de minutes en minutes devenait intenable.

Et déjà Raoul songeait à organiser la retraite vers la deuxième ligne quand à la stupéfaction de tous un kaki tout couvert de sang tomba dans la tranchée avec un cri :

— Les Allemands !…

Une clameur de surprise et de joie s’éleva pour saluer l’inattendu retour de Jules Marion.

Raoul le saisit dans ses bras et le serra sur sa poitrine.

L’échange de paroles était impossible dans le vacarme, infernal…

Et puis Jules avait pu se faire entendre — il avait dit :

— Les Allemands !

Et de suite, on s’était posté aux meurtrières.

Et lorsque comme sur un coup de baguette magique le bombardement cessa, ce fut la masse grisâtre et serrée qui s’avançait comme une vague géante.

D’un coup d’œil Raoul comprit que la résistance était impossible une cinquantaine de nos soldats étaient blessés ou morts, les mitrailleuses démantelées brisées… les fusils cassés…

C’est à ce moment que ses regards se portèrent sur la galerie souterraine.

Jules surprit ce regard.

Raoul jeta l’ordre de retraiter et sans attendre se rua vers le souterrain conduisant à la mine.

Jules l’arrêta.

— Où vas-tu ? demanda-t-il.

— Mettre le feu à la mine !…

— Non… dit Jules d’une voix ardente et basse… Toi tu es nécessaire à nos amis. Moi, c’est différent… du reste, j’ai à me laver d’une tache d’infamie…

— Mais c’est une mort certaine… s’écria Raoul.

— Je le sais… cette mort sera ma réhabilitation !

— Tu le veux donc ?

— Absolument.

— Va donc grand cœur ! Et il serra la main que Jules lui tendait en disant :

— Merci !

L’instant d’après Jules Marion disparaissait dans la galerie.

Les Allemands n’étaient encore qu’à moitié chemin.

Mais les premiers rangs mettaient déjà les pieds sur cette partie du sol qui gardait la mort dans son sein.

Puis voyant que l’artillerie anglaise continuait à se taire — ne voyant venir aucune résistance de la tranchée de première ligne les cohortes prussiennes accélérèrent le pas.

Ce fut alors que se produisit l’effroyable coup de tonnerre…

On eût dit que la terre entière s’était ouverte pour lancer vers le ciel une masse de terre, de roches, d’armes, d’être humains déchiquetés

Un instant une demi-obscurité régna sur les lieux comme si un épais nuage eût intercepté les rayons du soleil.

Puis un déluge de terre et de débris de toutes espèces retomba sur le sol allant s’éparpiller sur une grande distance.

Enfin, la noire fumée de l’explosion se dissipa peu à peu, et il fut alors possible d’observer l’affreux spectacle.

Un immense cratère ouvrait vers le ciel sa gueule béante, et dans ce trou gisaient pêle-mêle un amas de membres humains brisés, déchirés sanglants — et tout cela remuait grouillait comme un nid de fourmis se tordant de rage et de douleur sous la bêche meurtrière du jardinier.

Et sur le bord opposé du cratère des bataillons prussiens considéraient l’affreux spectacle avec des regards d’épouvante et d’horreur.

La scène changea d’aspect.

L’artillerie anglaise, inactive jusque-là lançait ses obus dans les régiments boches qui rétrogradaient, s’affolaient et disparaissaient sous terre.

Et chose plus affreuse encore des obus tirés trop à court plongeaient dans le cratère et à chaque éclatement des têtes rouges des membres mutilés des chairs ensanglantés jaillissaient pour retomber sur le tas grouillant de cette charcuterie inhumaine !

Cependant, nos amis du bataillon Saint-Louis se précipitaient sur le terrain au secours des blessés.

Raoul avait dit à Marcil :

— Quant à nous cherchons Jules Marion… il faut le retrouver mort ou vivant !

— Allons ! s’écria Marcil.

Et tous deux s’élancèrent vers l’ancienne tranchée que la formidable explosion de la mine avait presque totalement culbutée.

Marcil avait dit qu’il localiserait — quoi qu’il fût arrivé — la galerie de la mine.

En effet, quand ils atteignirent l’ancienne tranchée Marcil se dirigea de suite vers le puits d’où commençait le boyau de mine.

Par un heureux hasard ils trouvèrent ce boyau intact à son ouverture ; à ce point le parapet n’avait pas été brisé.

— C’est étonnant fit remarquer Raoul que cette partie de la tranchée soit demeurée intacte.

— Cela s’explique par le fait que le [illisible] coup de la mine s’est produit plus vers le Nord-Est.

— C’est égal à en juger par le cratère là-bas la galerie doit être complètement enfoncée.

C’est ce que nous allons savoir à l’instant répliqua Marcil qui s’engagea dans l’orifice souterrain.

Raoul le suivit.

La galerie allait en pente très douce avec direction Nord-Est.

Les deux amis firent quelques pas puis s’arrêtèrent dans l’obscurité très dense qui régnait.

Il est impossible d’aller plus loin sans lumière dit Marcil.

— J’ai des allumettes… émit Raoul.

— Des allumettes seulement ne suffiront pas à nous éclairer. Il me semble que je [illisible] un bout de chandelle quelque part.

Et Marcil fouillait activement ses poches.

Puis, ne trouvant rien :

— Peut-être l’ai-je dans mon sac…

— Et à tâtons il se mit à fouiller dans son havresac.

— Et bien ? demanda Raoul qui s’impatientait, trouves-tu ta chandelle ?

— Oui… je l’ai, répondit Marcil. Maintenant frotte ton allumette !

L’instant d’après le bout de chandelle [illisible] dans la noirceur du souterrain sa clarté [illisible] et diffuse que l’humidité faisait pétiller.

— Marchons ! commanda Marcil.

Ils marchèrent cinq minutes. Puis Marcil qui protégeait d’une main sa lumière contre les courants d’air qui circulaient dans le souterrain alla tout à coup buter contre un obstacle imprévu et tomba face contre terre.

La chandelle s’éteignit et Marcil proféra un juron.

— Qu’y a-t-il ? demanda Raoul arrêté à deux pas en arrière.

— Rien si ce n’est que nous ne pouvons aller plus loin.

Soudain nos deux amis tressaillirent et tendirent l’oreille…

Une voix appelait comme de très loin :

— Au secours !…

— Vite ! cria Raoul… rallume la chandelle !

En même temps que ces paroles le même appel se faisait entendre :

— À l’aide !…

Cette fois la voix paraissait plus proche :

Dès que la chandelle fut rallumée Marcil se baissa et inspecta le souterrain.

Il put constater que la galerie avait été défoncée et il entrevit un enchevêtrement de terre de cailloux et de pièces de bois.

D’après ses calculs il conclut qu’à ce point ils n’étaient qu’à mi-chemin entre l’orifice du souterrain et la chambre où avaient été emmagasinés les explosifs.

De nouveau la même voix plaintive se fit entendre :

— À moi !… Hâtez-vous !…

— C’est la voix de Jules Marion !… s’écria Raoul en pâlissant.

— Il faut qu’il soit emprisonné quelque part sous ces monceaux de débris.

— Cherchons ! ordonna Raoul.

— Tâchons d’abord de placer la chandelle dans un endroit d’où elle pourra nous éclairer.

Et aussitôt il promena sa lumière sur les parois du souterrain.

Sur un côté, une pierre de bonne grosseur s’était détachée laissant une excavation assez grande pour que la chandelle y put tenir.

Marcil s’empressa de profiter de ce hasard puis nos deux amis se mirent en train de déblayer les débris en face d’eux.

Pendant plus d’une heure ils travaillèrent avec acharnement. Et sans cesse la même voix répétait plus faible et plus plaintive :

— Au secours !…

La sueur au front le souffle court, les mains ensanglantées, Marcil et Raoul besognaient avec une ardeur toujours croissante.

Enfin, ils s’arrêtèrent un instant pour reprendre haleine et prêter l’oreille.

Un silence funèbre régnait… On n’entendait plus la voix plaintive.

Une folle angoisse saisit nos deux amis.

Ils avaient pratiqué une ouverture assez large pour leur permettre de poursuivre leur route dans la galerie.

— Allons plus loin ! dit Marcil.

— Si nous allions arriver trop tard haleta Raoul.

— En avant ! rugit sourdement Marcil.

Il allait se précipiter par l’ouverture, quand il s’arrêta frissonnant, les yeux rivés sur quelque chose qui paraissait le frapper d’épouvante.

Raoul se rapprocha.

Puis Marcil pencha sa chandelle vers ce qui semblait l’hypnotiser. Et à la minute suivante cette clarté funèbre et vacillante découvrait à nos deux amis saisis d’horreur une tête émergeant hors des débris et cette tête était couverte de sang et de terre…

— C’est Jules !… souffla Raoul d’une voix étranglée.

— Hâtons-nous de le retirer de là ! fit Marcil.

Avec précautions ils écartèrent quelques pièces de bois entremêlées de cailloux et de terre, et le corps inanimé de Jules Marion apparut vaguement dans la demi-obscurité.

Il était à demi couché dans un amas de terre que traversait un énorme tronc d’arbre.

Après avoir examiné de ses mains la position du corps, Marcil comprit qu’au moment de l’explosion Jules avait été projeté par terre puis un tronc d’arbre soulevé par la force des explosifs était venu s’abattre sur le travers du souterrain juste au-dessus du corps du jeune homme retenant de la sorte une énorme quantité de terre et de pierres sous lesquelles Jules eût été complètement écrasé.

Mais le tronc d’arbre autant que Marcil put s’en rendre compte n’avait pas pesé sur la poitrine du jeune homme, et seule sa tête et la partie inférieure du corps avait été recouverte de terre.

Lorsque Jules eut été tout à fait tiré de sa terrible position un cri d’horreur s’éleva :

Aux pieds de nos deux amis gisait un corps en lambeaux… Jules Marion n’était plus qu’une loque humaine — le bras gauche et la jambe droite avaient été arrachés !…