L’Étoile du nord (p. 237-244).

XVII

LES DEUX FAUVES


Au petit jour du lendemain, deux hommes allant d’un pas lourd quittaient la route neigeuse et se dirigeaient vers une maison de ferme au toit défoncé par les obus, aux murailles à demie écroulées branlantes et mornes.

L’un des deux hommes portait sur son épaule un sac qui quoique à moitié plein, semblait encore très lourd. Et cet homme disait :

— Nous trouverons bien sous ces décombres un petit coin pour nous abriter et faire le petit feu nécessaire pour notre déjeuner.

— Je le souhaite, répondit la voix enrouée de l’autre, car je suis à bout !…

L’homme au sac, c’était le docteur Randall ; l’autre, c’était Spalding.

Oui… Randall et Spalding, sous la protection du diable fourchu sans doute, avaient passé au travers de cet accident d’autos sans une égratignure.

Et le docteur lui-même l’avait dit toujours avec son ricanement moqueur :

— Le diable est pour nous !…

Tout deux étaient vêtus de costume ouvriers : pantalons de toile, bourgerons et larges chapeaux de feutre mou aux ailes battantes.

Un fripier juif de la rue Craig n’eût pas mieux réussi à déguiser nos deux coquins. Et dans cet accoutrement ils avaient l’air de parfaits bandits.

Oui, voilà ce qu’était devenu Harold Spalding, l’homme de « haute respectabilité » ! — … Quant à l’autre, le docteur Randall… passons !

Les deux hommes se dirigeaient donc vers la maison éventrée.

— Dites donc, docteur, fit tout à coup Harold d’une voix inquiéte, savez-vous que nous sommes tout près du front ?

— Parce que vous entendez le grondement des canons et le fracas des obus ?…

— Eh bien !…

— Pourtant, mon cher ami, nous en sommes encore à dix kilomètres au moins.

— Diable !

— Vous pouvez dès à présent vous faire une idée assez juste de ce qu’est la bataille là-bas ! !

En effet, au bruit presque assourdissant des grosses pièces d’artillerie et des explosions d’obus qu’apportaient jusque-là les échos mornes du matin, on eut juré que le front n’était pas à plus de deux ou trois kilomètres.

Et parfois, lorsqu’éclatait un obus plus puissant ou plus rapproché, on sentait le sol frémir comme sous l’effervescence d’une secousse sismique.

Et à chaque fois, l’épiderme de Harold Spalding était secoué par un frisson de terreur.

Chaque fois aussi que l’éclatement d’un obus projetait dans l’espace sa formidable détonation, Harold instinctivement courbait l’échine comme pour se garantir contre la chute d’un corps quelconque.

Randall, plus fanfaron peut-être que brave, souriait avec ironie.

Quelques minutes plus tard tous deux pénétraient sous les ruines de la maison de ferme.

Le spectacle était lamentable : c’était un enchevêtrement de poutres, de pierres, de mortier, de débris de toutes espèces empilés sur les meubles éreintés !…

Il faut croire que le propriétaire était absent à l’époque du bombardement, ou que surpris, il n’avait pas eu le temps d’emporter avec lui le principal au moins, de son mobilier.

Le premier objet qu’avisa le regard scrutateur de Randall fut le poêle à moitié enfoui sous les débris poussiéreux de la cheminée démolie.

— Voilà, s’écria-t-il enchanté, la chose la plus désirable que nous pussions souhaiter ce matin.

— Vous avez raison, approuva Harold d’une voix creuse ; pour ma part un bon feu me vaudra autant qu’un bon déjeuner, je suis transi de froid.

En effet, il grelottait…

— À l’œuvre donc ! commanda Randall… Nous aurons le bon feu et le bon déjeuner en même temps. Et il ajouta :

— Il s’agit de tirer ce poêle de là et de l’installer contre cette fenêtre par où s’échappera la fumée.

Les deux hommes se mirent à la besogne.

En peu d’instants, le poêle pourvu d’un bout de tuyau sortant de la fenêtre, et bourré de bout de planches, répandait une bienfaisante chaleur.

Puis Randall retira de son sac diverses provisions de bouche, qu’il avait achetées quelque part chez un fermier des environs.

Et les deux hommes, en moins d’une heure, eurent fait un déjeuner qui, sans avoir l’apprêt et la succulence des déjeuners de grands hôtels, n’en fut pas moins dévoré de fort bon appétit.

— À présent, dit Harold, après s’être confortablement (le mot est peut-être de trop) étendu près du poêle bienfaisant et allumé un cigare, que prétendez vous faire, mon cher docteur ?

— Une seule chose : arracher Violette à l’amour stupide qui l’enlève à votre affection. Quant à Jules Marion, du moment qu’il déserte la cour martiale, sa culpabilité dans l’esprit des juges, ne présente plus aucun doute, et il se condamne irrémédiablement. Donc, il n’est plus à craindre.

— Mais Violette le sait innocent, de même que cet abbé d’enfer que je regrette de n’avoir pas étouffée là-bas, et le coup monté contre Marion ne fera qu’accroitre l’enthousiasme de ma fille et son amour pour lui.

— Je le sais. Aussi est-il de toute urgence que le hasard ou le diable ne les remette plus en présence.

— Quel est votre avis ?

— Enlever Violette et la ramener au Canada.

— Pensez-vous réussir ?  !

— Je l’espère. Dès ce soir nous nous mettrons en campagne. Violette aura repris son poste à l’hôpital provisoire : c’est là que commencera la vraie besogne. Naturellement, nous devons compter sur le hasard, — à ce bon hasard qui nous sauve d’une mort à laquelle nous n’avions jamais songé, et nous débarrasse en même temps d’un individu qui pouvait devenir dangereux pour notre sécurité.

— Vous voulez parler de ce Monsieur Gaston ?

— Lui-même… J’ai pu, dans la noirceur arriver assez près des officiers pour apprendre qu’on avait relevé deux cadavres : ceux du chauffeur et de Monsieur Gaston…

— Bon débarras, conclut Harold.

Et c’est ainsi que fut dite la deuxième et dernière oraison funèbre de ce pauvre défunt Monsieur Gaston.

Le silence s’était établi entre les deux hommes, chacun s’absorbant dans ses propres pensées, tout en suivant de leurs yeux distraits la fumée de leurs cigares.

Au bout d’un moment, le docteur avisa non loin de lui une petite fiole d’un vert bleu-noir remplie d’un liquide qu’une étiquette spécifiait ainsi : « acide sulfurique. »

Les lèvres du docteur dessinèrent un sourire vague.

— Qu’est-ce ? demanda Harold curieux.

— De l’acide sulfurique… ce qu’on appelle communément vitriol.

Et il mit précieusement la petite fiole dans sa poche.

— Qu’en voulez-vous faire ? demanda Harold toujours curieux.

— Le sais-je moi-même ?… Seulement rappelez-vous que nous sommes sans armes et en pays de guerre…

— Eh bien ?  !

— Eh bien cette petite fiole tout inoffensive qu’elle vous parait peut à l’occasion, nous être d’une grande utilité.

— C’est juste.

Alors le docteur consulta sa montre : elle marquait neuf heures.

Sa bouche se fendit dans un long et sonore bâillement puis il dit :

— Je crois que le sommeil me gagne. Du reste, l’endroit n’est précisément pas mauvais… avec un bon feu comme celui-là. Peut-être n’aurons-nous pas la nuit prochaine pareil avantage !…

— Je suis de votre avis approuva Harold ; dormons donc un peu.

Un quart d’heure plus tard les deux misérables dormaient. Les fauves se reposaient avant d’aller se jeter sur leur proie, Violette, qu’ils voulaient enlever.

Nous verrons bientôt si leurs projets infâmes allaient avoir le succès qu’espérait le docteur Randall.


C’est le moment de revenir à Jules Marion, dont la disparition de l’hôpital avait produit une profonde surprise en même temps qu’une grande inquiétude chez l’abbé Marcotte, Violette et Raoul Constant.

Avant de partir pour Paris l’abbé Marcotte avait réconforté le jeune homme en lui disant qu’avant peu de jours l’accusation qui pesait sur lui serait complètement rejetée.

Et Jules, qui avait une entière confiance dans l’abbé était resté seul, tranquille et plein d’espoir.

Il restait seul mais non solitaire… Dans son esprit dans son cœur dans son âme vivait Violette…

Violette qu’il savait maintenant attachée à lui par les liens d’une amitié éternelle, par un amour sans fin…

Et dès lors il entrevit tout un avenir de joies sublimes de bonheur parfait.

Violette, c’était la vie… Sans Violette l’existence lui paraissait vide et fade.

Quelques jours auparavant dans la tranchée il eût été à la mort avec un sourire sur les lèvres…

À cette heure, il ne voulait plus mourir, ou du moins il sentait en lui-même un fou désir de vivre… vivre longtemps encore… car jamais la vie ne lui avait paru meilleure et plus pleine de promesses.

Et puis le jour suivant il avait reçu une lettre portant le timbre d’Ottawa de suite il avait reconnu l’écriture d’Angèle et son cœur avait tressailli d’une poignante émotion…

Oui… c’était une lettre d’Angèle, de sa mère… de celles qu’il n’avait jamais oubliées… qu’il n’oublierait jamais.

Comme à sa chère Violette il réservait aux deux chères de là-bas un bon petit coin dans son cœur.

Le vrai bonheur pour Jules, c’était Violette, — mais Violette complétée par sa mère, sa sœur et le bon abbé Marcotte.

Ce fut d’une main fébrile qu’il déplia les quatre pages remplies d’une écriture fine et serrée, les lignes collées sur les lignes.

Et Jules commença la lecture de cette lettre dans laquelle la modeste et humble fille ne parlait que de l’aveugle, de la pauvre et inconsolable mère.

C’était bien plus la lettre d’une mère à son fils que celle d’une sœur à son frère.

Et pendant deux longues heures il lut et relut la longue et affectueuse lettre, et sur elle concentra toutes ses pensées et tous ses souvenirs.

Le chirurgien-major s’approcha de lui.

Jules releva ses regards pleins de larmes prêtes à couler.

— Mon ami, lui dit le chirurgien d’une voix hésitante, j’ai une nouvelle peu agréable à vous apprendre.

— Quelle nouvelle donc ? demanda Jules devenu inquiet.

— On me téléphone de l’État-Major qu’à la nuit prochaine aura lieu votre confrontation avec l’espion allemand prisonnier aux quartiers-généraux.

— Ah !… fit simplement le jeune homme en pâlissant. Et alors tous ses rêves de bonheur s’envolèrent…

— Ce n’est pas poursuivit le major, dans le but de vous causer une cruelle inquiétude que je vous fais part de cette nouvelle ; mais plutôt pour que vous ne soyez pas pris par surprise et pour que vous pussiez préparer votre défense. D’ailleurs je crois fermement qu’il y a malentendu ou erreur, et que de cette confrontation vous sortirez innocent.

— Monsieur le major je vous remercie bien sincèrement. Et ce m’est une grande consolation que de savoir que vous ne me croyez pas coupable d’une telle infamie.

— S’il ne dépendait que de moi, répliqua le major, vous seriez déjà libre. Et je puis vous assurer que je ferai l’impossible pour intéresser vos juges.

— Merci encore.

Le Major s’éloigna.

Resté seul, le jeune homme fut repris par d’amères et anxieuses pensées.

La confrontation l’inquiétait mortellement. Il rougissait violemment en songeant que lui si loyal, si honnête, n’était plus dans l’esprit de ses supérieurs, — hormis quelques-uns qu’un traître et un lâche.

Et il se voyait pris dans les fils d’une intrigue mystérieuse et puissante dans laquelle il se débattait comme dans un rêve monstrueux.

Cet espion, qu’il ne connaissait pas mais qu’une main ennemie faisait agir l’épouvantait. Il comprenait que l’espion marchait sur des instructions précises, effroyables…

L’espion le dénoncerait… l’espion le reconnaitrait comme l’un des affiliés à la bande… et cet espion allait paraitre armé de quelque chose qui dans l’esprit des juges, formerait une preuve irréfutable contre Jules…

Et lui, seul, sans défense, sans rien pour détruire l’odieuse machination… oui, lui, Jules, serait condamné comme traître à sa patrie, traître à sa race, traître à sa famille… traître à ses amours…

Il fut secoué d’un frisson terrible…

Il promena autour de lui un regard affolé… et soudain la pensée de fuir surgit dans son esprit malade.

Et cette pensée de fuite il l’étudia, la retourna dans son cerveau, la pesa avec soin… et cette pensée le fit sourire d’espoir, cette pensée illumina sa physionomie, il respira bruyamment.

Sa résolution était prise il fuirait… il ne mourrait pas avec au front le stigmate des traîtres !

Il mourrait là-bas sous les obus, dans la mitraille… réhabilité !… La mort sur le champ de bataille c’était la preuve de son innocence… oui, c’était la vraie réhabilitation !…

Lorsqu’on le relèverait sanglant tombé pour sa patrie, pour l’honneur et la revanche de sa race, — on relèverait un héros et non un traître !…

Oui, c’était décidé.

Jules fuirait la nuit prochaine.

Et dès le lendemain — ah ! comme il l’espérait maintenant comme il le souhaitait en dépit du souvenir de Violette — il marcherait vers la seule mort qu’il pouvait accepter sans rougir, sans murmurer…

Et c’est ainsi que vers le milieu de la nuit suivante Jules Marion, profitant d’un moment où tout reposait dans l’hôpital — blessés infirmiers — Jules disons-nous sortait à pas furtifs et s’élançait dans la nuit d’hiver… vers le front… vers la mort glorieuse…