L’Étoile du nord (p. 229-237).

XVI

NUIT D’AVENTURE


On se rappelle que, au moment où la confrontation de l’espion allemand avec Jules Marion, allait avoir lieu, le lit de notre héros avait été trouvé vacant : Jules Marion avait disparu.

Comment et pourquoi ?

C’est ce que nous pourrons expliquer bientôt.

Or, par cette désertion ou cette fuite l’accusation portée contre Jules se trouvait confirmé, et cela, dans l’esprit de l’État-major, constituait une preuve évidente, si non éclatante, comme disent les gens de justice, de la culpabilité de Jules. De sorte que notre héros était condamné, tout comme l’était ou le serait le capitaine Von Solhen.

Séance tenante ce dernier fut ramené à toute vitesse aux quartiers de l’État-major et remis en cellule.

Les heures qui suivirent furent pour Monsieur Gaston des heures d’atroce anxiété.

Il était comme des moribonds auxquels une longue et cruelle agonie a donné le sombre pressentiment d’une mort prochaine, — la vision horrifique de l’au-delà.

Comme ces agonisants Monsieur Gaston se répétait, la sueur au front :

— Je vais mourir !…

Ces trois mots étaient tout un supplice.

Mourir au moment où la vie semble encore pleine de promesses alléchantes !

Quelle horrible pensée !…

La promesse du Moine Noir avait beau revenir à la mémoire de l’espion, — cette promesse n’éveilla dans son esprit tourmenté aucune espérance.

Cette promesse était plutôt une cruelle ironie !

Le Moine Noir s’était moqué de Monsieur Gaston !

Et Monsieur Gaston s’était laissé rouler comme un enfant !

L’espion, dans la nuit humide et glacée de son cachot, en était à ces pensées désolantes lorsque, tout à coup, une clef grinça dans la serrure de la porte.

Monsieur Gaston se dressa de fol espoir ou d’atroce épouvante… il n’eût pu spécifier.

Un jet de lumière déchira l’obscurité et le fantastique Moine Noir parut.

On dit qu’il est des joies qui tuent… Peut-être !…

Mais celle qu’éprouva Monsieur Gaston ne lui fut pas fatale.

Tout de même il chancela brusquement et, pour ne pas rouler sur le sol humide, il dut se rasseoir sur son grabat où il demeura frissonnant, la bouche béante, yeux hagards et fixes.

Comme toujours le Moine Noir avait aux lèvres son sourire railleur, — sourire qui semblait éternel.

— Eh bien ! mon cher Monsieur Gaston, s’écria le Moine en s’asseyant sur le lit de camp, faut croire que la joie qui vous anime a dû être précédée de terribles appréhensions. Je parie que vous doutiez de ma parole.

— C’est vrai… balbutia Monsieur Gaston rougissant.

— Ingrat !… badina le Moine… Comment avez-vous pu songer un seul instant qu’un honnête religieux put oublier un si cher pénitent ? Monsieur Gaston, ajouta le Moine d’une voix profonde, à l’avenir n’oubliez jamais que la parole d’un moine est parole de Dieu !…

— Pardonnez-moi mon révérend, gémit Monsieur Gaston. Mais j’étais tellement malheureux… j’entrevoyais si bien ma fin dernière… je la voyais si rapprochée, que le désespoir a éteint en moi toute croyance… toute foi en Dieu comme en ses moines !

— Soit, je vous pardonne. Mais pour qu’un tel désespoir vous ait fait oublier jusqu’au salut de votre âme, il faut croire que votre condamnation à mort a été prononcée, en même temps que celle de votre acolyte, Jules Marion.

— Non, mon révérend, la cour martiale ne s’est pas encore prononcée.

— Mais la confrontation ?  !…

— Elle n’a pas eu lieu

— Pourquoi ?  ! interrogea le docteur avec inquiétude.

— Parce qu’il n’y avait personne à l’hôpital avec qui je pusse être confronté.

— Mais Jules Marion !… rugit le docteur

— Et, continua Monsieur Gaston, je fus ramené immédiatement en ce lieu ou, avec la mortelle anxiété que vous vous figurez, je vous ai attendu.

Entre ces deux hommes s’établit un silence lourd et funèbre.

Le Docteur, perdu dans les plis de son ample robe noire, demeurait, plongé dans une sombre rêverie ; et Monsieur Gaston repris d’inquiétude, l’observait d’un œil perplexe.

Aussi, ni l’un ni l’autre ne virent pas un petit carreau s’ouvrir dans la voûte du cachot, et l’ouverture encadrer, l’espace d’une seconde, une tête humaine. Puis le carreau se referma sans bruit, comme une planchette glissant silencieusement en des rainures invisibles.

Quelques minutes encore s’écoulèrent : le Moine Noir réfléchissant toujours, Monsieur Gaston attentif et anxieux.

Soudain un bruit de pas dans l’escalier, un filet de lumière et un murmure de voix firent tressauter les deux hommes.

Et avant que le docteur Randall et Monsieur Gaston fussent revenus de leur surprise, quatre soldats commandés par un sergent firent irruption dans le cachot.

Monsieur Gaston se croyant perdu, n’entrevit nullement la possibilité d’une résistance.

Quant au docteur Randall, un coup d’œil lui suffit pour juger la situation.

Les soldats étaient sans armes apparentes. Seul le sergent était armé de sa baguette d’ordonnance.

Or, Randall avait toujours son revolver fait dans la forme d’un crucifix : cela lui parut suffisant.

Aussi cria-t-il à Monsieur Gaston :

— Suivez-moi ! —

En même temps il saisit son crucifix et le braquant sur les cinq hommes ahuris, il fit feu trois fois.

Trois hommes roulèrent sur le sol, pendant que les deux autres terrifiés se rejetaient dans l’ombre vers un coin de la cave.

— En avant ! rugit la voix forte du docteur.

Et il se précipita vers l’escalier suivi de Monsieur Gaston à qui la peur donnait des ailes.

L’instant d’après, ils étaient dans le vestibule.

Mais là un factionnaire, accouru au bruit des détonations barrait le passage de la porte de sortie.

Au même instant, par tout l’édifice on distinguait une rumeur de pas précipités, d’éclats de voix et d’appels mêlés aux battements des portes.

Randall comprit qu’à l’instant allait surgir tout le personnel de l’État-major et qu’une seconde de retard seulement pouvait les perdre.

Par un rapide mouvement il pressa un ressort de son crucifix singulier, une lame de couteau glissa au bout du canon, et dans le même instant le factionnaire tombait la gorge ouverte par l’arme terrible qui y restait plantée.

Et Randall toujours suivi de Monsieur Gaston, se ruait vers la porte l’ouvrait et s’élançait dans la nuit… dans la liberté…

— Sauvés ! haleta-t-il.

Et sans s’arrêter une seconde, il saisissait une main de Monsieur Gaston, traversait la rue en courant, enfilait une petite ruelle étroite et très noire, et arrivait bientôt auprès d’une limousine qu’on pouvait à peine distinguer.

De l’intérieur une main poussa la portière, le docteur fit monter Monsieur Gaston tout haletant, monta ensuite, et la machine partit à une vive allure.

L’homme qui avait ouvert la portière jeta par-derrière, à travers l’œil-de-bœuf, un regard explorateur.

— Nous sommes poursuivis, dit-il, d’une voix basse et frémissante.

C’était la voix de Harold Spalding.

En êtes-vous sûr ? ! demanda Randall, l’haleine courte.

— Je vois les fanaux de trois ou quatre autos derrière nous.

— À quelle distance ?

— Cent verges au plus.

À ce moment la machine tournait sur la route d’Amiens. Le docteur allait tirer un panneau intérieur pour communiquer avec le chauffeur, quand un choc épouvantable se produisit, suivi d’un craquement sinistre… et la machine s’écrasa en débris sur la route.

Une lourde auto venant d’Amiens s’était jetée sur la limousine qu’elle avait fracassée.

Chose extraordinaire, l’auto n’éprouvait que de légers dégâts, et du tonneau quatre personnages sautaient sur la route pendant que l’un d’eux disait :

— Ouf ! — … si on n’est pas mort, on n’en vaut guère mieux !

Or, cette voix, c’était celle de l’ami Pascal. Et les trois autres personnages, on le devine, c’étaient l’abbé Marcotte, Raoul Constant et Violette.

Déjà trois autos de l’État-major anglais arrivaient sur la scène, et une dizaine d’officiers en descendaient, tous munis de lanternes.

Il y eut quelque brèves explications entre nos quatre amis et les officiers, et une voix retentissante commanda :

— Vite… qu’on déblaye !…

Les officiers se mirent à l’œuvre.

Alors l’abbé s’approcha de l’officier qui commandait. C’était ce même général qui avait prononcé l’arrestation de Jules.

— Pouvez-vous me dire, général, quel était le propriétaire de cette machine ?

— Je ne puis vous renseigner à ce sujet. Seulement je sais qu’elle emportait cet espion allemand…

— Un espion allemand ? répéta l’abbé surpris.

— Oui… cet espion arrêté à Paris il y a quelques jours et qui a dénoncé l’un de ses complices, ce Jules Marion ?

— Ah ! vous croyez toujours à la culpabilité de Jules Marion ?

— Je le crois d’autant mieux, que l’accusé a déserté l’hôpital où il était prisonnier sur parole.

— Déserté !… murmura l’abbé en pâlissant.

— Le chirurgien vous confirmera cette vérité.

À ce moment les officiers retiraient deux cadavres de sous les décombres de la limousine.

— Eh bien interrogea le général.

— Nous avons trouvé le chauffeur et l’espion, dit un officier.

— Morts ou vivants ?

— Morts général.

— Et le moine ?

— Quel moine ? demanda l’abbé en tressaillant.

— Un moine noir qui vient, à l’aide d’un revolver ayant forme de crucifix, de nous tuer quatre hommes. Un être mystérieux qui fut découvert en conversation dans le cachot de l’espion. Nous ne pouvons encore nous expliquer comment il a pu s’introduire là à notre insu.

— Et ce moine ? interrogea de nouveau le général en fixant un officier.

— Disparu comme par magie.

— Singulier !… murmura le général devenu rêveur.

Et l’abbé à part lui :

— Le docteur Randall nous échappe encore !

Qu’étaient donc devenus Randall et Spalding ? Mystère !

Pendant que le général donnait des ordres, l’abbé Marcotte informait Violette et Raoul de la fuite de Jules et du rôle que venait encore de jouer Randall.

Violette demeura consternée.

Raoul pencha la tête avec amertume et garda le silence.

Les terribles scènes des dernières vingt-quatre heures, l’accident qui venait de se produire, et la fuite de Jules, tout cela ensemble mettait nos amis dans un état d’esprit peu gai.

Seul, Pascal paraissait garder son humeur coutumière. Il s’était mêlé aux officiers pour leur aider dans leur besogne de déblaiement. Et quand on lui avait désigné le cadavre de l’espion il avait dit en grommelant :

— Eh bien ! il n’a pas volé son dessert celui-là !

Tel avait été l’oraison funèbre de Monsieur Gaston.

Cependant, le général était revenu vers l’abbé Marcotte.

— Monsieur l’abbé, dit-il, je crois comprendre que vous vous intéressez vivement à ce jeune homme accusé de trahison parce que vous l’avez chaudement défendu, parce que vous avez promis de démontrer la fausseté de l’accusation.

— C’est vrai… Malheureusement tout est contre nous. L’homme qui pouvait, par ses aveux, faire éclater l’innocence de Jules Marion, et contre qui j’ai fait émettre un mandat d’arrêt à Paris, — cet homme-là vient précisément de nous échapper encore… comme il échappe à la justice de Dieu. Mais Dieu veille toujours, Monsieur le Général, ajouta l’abbé d’une voix grave, et bientôt le juste châtiment de cet homme arrivera !

— De qui voulez-vous parler ? demanda le général surpris.

— De ce moine noir… qui n’est pas plus moine que vous ou moi. Et pourquoi ce travestissement ?… Nul doute pour mieux accomplir ses desseins perfides et sanguinaires — pour mieux endormir la défiance, — pour mieux éloigner les soupçons, — pour mieux saisir vos secrets militaires peut-être et pour mieux les vendre aux agents allemands… et que sais-je encore ! Mais une chose dont je suis sûr c’est que cet homme est un monstre qui, par haine personnelle, par esprit de vengeance, haine de race et haine de croyances, par envie, jalousie, ambitions désordonnées et ténébreuses, — c’est ce monstre-là qui a fait planer sur la tête de Jules Marion une effroyable accusation !… Un monstre, continua l’abbé, qui par deux fois tenta d’assassiner mon protégé. Et la preuve en est que la balle qui l’a conduit à l’hôpital était une balle assassine expédiée par ce Moine Noir ou son complice. Et ce complice j’oserais l’affirmer, ne peut-être que cet espion allemand que la divine Providence vient de châtier de façon terrible et si soudaine.

— En admettant que votre protégé soit innocent, comment pouvez-vous expliquer sa fuite de l’hôpital ? Pour ma part, je n’y vois que la peur de la cour martiale, la peur de la mort…

— La peur de la mort honteuse des traîtres ! Oui, Monsieur le général, interrompit l’abbé Marcotte de sa belle voix douce et profonde… la peur de l’infamie attachée à son nom, la crainte d’une mort déshonorante. Mais nous démasquerons tôt ou tard l’affreuse trame ourdie, tissée comme un guêpier autour de mon jeune ami et son innocence sera reconnue et proclamée.

— Je le souhaite, Monsieur l’abbé, répondit le général touché par les paroles de l’abbé et presque convaincu par leur accent de sincérité. Car, ajouta-t-il, vous finissez par m’intéresser réellement en faveur de ce jeune homme. Allons… au revoir, et bonne chance.

Le général s’éloigna suivi de ses officiers, et leurs autos reprirent le chemin des quartiers-généraux.

L’instant d’après la machine portant nos quatre amis, quoiqu’un peu avariée, reprenait sa course vers le front.

Alors Violette, épuisée par tous les efforts de surhumaine énergie qu’elle avait dû faire pour supporter les angoisses et les horreurs de cette journée terrible, — alors Violette, prête à mourir, laissa tomber sa jolie tête sur l’épaule de l’abbé, ferma les yeux, et murmura avec un accent de sublime prière :

— Ah ! monsieur l’abbé, faites que votre Dieu nous vienne en aide !…

L’abbé Marcotte leva ses yeux vers le ciel noir et ses lèvres souriantes de bonheur et d’espoir murmurèrent une action de grâces.