L’Étoile du nord (p. 58-63).

VIII

L’AMOUR DE VIOLETTE


— Elle a tout entendu ! s’écria Harold avec affolement.

— En ce cas, c’est plus temps que jamais d’agir contre l’autre.

— Que faut-il faire ?

— J’y songerai… je vous reverrai d’ici quelques jours. Pour le moment, il ne faut pas que votre fille me voie. Il est fort probable que sa mémoire ne lui rappellera pas ou peu, ce qu’elle a vu et entendu. Si elle vous interroge, ayez soin de lui faire penser qu’elle a fait un rêve quelconque. Quant à moi, je vous quitte à l’instant.

— Vous partez ? s’écria Harold effrayé.

— Il le faut. Mais je reviendrai.

— Et ma fille ?… interrogea Harold très inquiet.

— Ce n’est rien, répondit le docteur après avoir examiné la jeune fille… une simple défaillance. Dans dix minutes il n’y paraîtra plus.

Il serra la main du millionnaire et partit.

Demeuré seul, Harold resta plongé dans une lugubre rêverie, pendant que ses yeux demeuraient rivés sur le corps inerte de Violette.

De temps à autre ses lèvres esquissaient une grimace de colère ou de désespoir. Parfois ses poings se crispaient et frappaient rudement les bras de son fauteuil, ses dents grinçaient, ses regards lançaient des lueurs fauves.

Plus tard, il se mit à marcher par la pièce, les traits contractés horriblement, maugréant des paroles incompréhensibles, faisant des gestes brusques et vagues.

Il paraissait avoir oublié totalement sa fille. Il avait l’air de devenir fou.

Après quelques minutes, comme s’il eut été poussé par une curiosité maladive, il se dirigea vers la chambre de sa fille.

Sur le seuil il s’arrêta, hésitant, comme retenu par une gêne soudaine.

Il faut croire qu’à ce moment Harold agissait comme sous l’action d’un hypnotique qui lui a enlevé la conscience de ses actes.

Mais son hésitation n’avait duré que l’espace d’une demi-minute : il était entré dans la chambre de sa fille.

D’un coup d’œil circulaire Harold parut faire l’inventaire du mobilier de la vaste pièce, et son regard s’arrêta sur l’un des trois chiffonniers de Violette. Ce fut vers ce chiffonnier qu’il dirigea ses pas. Pourquoi ce chiffonnier plutôt qu’un autre ? L’instinct peut-être, sinon le flair, semblait conduire Harold Spalding.

Toujours est-il qu’il se mit avec un sang-froid incompréhensible, à visiter les tiroirs.

Que cherchait donc Harold ?

Il avait encore le souvenir de sa conversation avec le docteur Randall, de tout ce que celui-ci lui avait raconté des amours de Violette et de Jules Marion. Mais en dépit de ce souvenir qui le tourmentait, le millionnaire avait un doute : il doutait de la véracité des paroles du docteur. Mais celui-ci avait parlé de lettres ! Et à cet instant Harold cherchait des lettres … des lettres de Jules Marion.

Les amoureux s’écrivent toujours ; et ces lettres dans lesquelles l’âme et le cœur jettent toutes leurs pensées, tous leurs rêves, toutes leurs caresses, on les garde avec un soin jaloux !

Harold se disait, peut-être avec raison :

— Si Violette et Marion s’aiment, il y a eu vraiment échange de lettres, comme l’affirme le docteur. Lui, pour parler à ma fille de son amour, la remercier de ses fleurs, pour lui assigner des rendez-vous. Ces lettres Violette les a conservées. Mais si je ne trouve pas ici de lettres de Jules Marion, Randall aura menti, et Violette n’est nullement amoureuse de ce maître d’école… elle ne peut l’aimer… Non, je ne veux pas croire que ma fille aime ce Marion !

Et ses mains fiévreuses fouillaient tiroir après tiroir.

Et, chose étrange, Harold tout en lui-même invoquait le Ciel pour qu’il ne trouvât pas ces lettres qu’il cherchait ; pour lui, cela eût suffi à la justification de sa fille.

Il achevait la visite des tiroirs et il se disait, avec un rayonnement de joie qui brillait dans ses regards :

— Non, Violette n’aime pas Marion ! Non, Violette ne se compromet pas ! Non…

Il s’arrêta tout à coup frémissant : sa main droite venait de se poser sur un tout petit paquet de lettres serrées dans un ruban bleu.

Avidement il jeta les yeux sur la [illisible] de la première enveloppe.

Et il lut, écrit par une main masculine :

« Mlle V. Spalding, Poste-Restante, [illisible]

Misère ! râla-t-il avec une crispation douloureuse de ses traits. Oh ! ajouta-t-il [illisible] dement, ça doit être de lui ! Ça ne peut être que de lui !… Mais je le saurai bien… [illisible] il faut que je sache !

Ses doigts frissonnants défirent le nœud du ruban. Et alors, comme s’il eût honte de cet acte, il murmura à mi-voix :

— Ah ! ma fille… pardon !

— Je te pardonne, père ! répondit tout à coup la voix de Violette.

Harold fit un saut en arrière, et si grande fut sa surprise qu’il échappa le paquet de lettre qui allèrent s’éparpiller sur le tapis.

Une à une Violette les ramassa, les déchirent au fur et à mesure, les jetant dans un panier.

Quand la dernière fut déchirée et jetée la jeune fille regarda son père qui demeurait confus et honteux, et elle redit avec une douce amertume :

— Père, je te pardonne !

Quel indéchiffrable tempérament que celui de cet Harold Spalding ! Aux paroles de sa fille, sa physionomie, honteuse de la minute d’avant se fit tout à coup sévère et grave, et il prononça sur un ton glacial :

— Violette, tu as trompé ton père !

— En quoi ?

— Violette, tu m’as menti !

— Père, quoi te fait supposer ?

— J’affirme, je ne suppose pas, riposta durement Harold. De qui sont ces lettres demanda-t-il aussitôt.

— De lui, mon père ; répondu courageusement la pauvre fille, suffocante sous l’effort surhumain qu’elle faisait pour se tenir debout.

— De Jules Marion, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père.

— Et ces lettres, c’étaient des lettres d’amour ?

— Oui, père.

— Ah ! s’écria Harold avec un geste de fureur tu as le cynisme d’avouer à la fin !

— Je ne peux nier, répliqua tristement Violette.

Or, chose singulière, cet aveu simple de sa fille et cette franchise le torturaient, l’enrageaient. Il eut voulu maintenant qu’elle [illisible] tât… que ces lettre, à présent qu’elles étaient déchirées, elle les attribuât à une autre personne… à qui que ce fût, peu lui importait, pour que ces lettres ne fussent pas de Marion ? [illisible] aurait pris sa fille dans ses bras, il l’aurait embrassée tendrement, il aurait même renoncé à sa vengeance contre le maître d’école.

Mais, par malheur, Violette avouait que les lettres étaient de Jules, et sa haine contre le jeune homme étouffait au cœur d’Harold tous les autres sentiments.

Pourtant, par un effort violent de sa volonté, il parvint à imposer silence à sa fureur grondante et demanda :

— Ainsi, c’est donc vrai que tu aimes Jules Marion ?

— Père, je l’ai aimé !

— Tu l’as aimé ?… fit Harold avec étonnement.

— Mais je ne l’aime plus… ou, du moins, nos amours sont finies pour toujours.

— Pour toujours ? C’est inconcevable ! ricana Harold dont les regards s’injectèrent de sang.

Voilà le caractère de l’homme : tout à l’heure il s’indignait de ce que Violette avouât ses amours ; maintenant il s’indignait davantage, au lieu de se réjouir, lorsque sa fille affirmait que ces amours avaient fini d’exister.

— Oui, répéta-t-il, en dardant sur sa fille des regards sanglants, cela ne me paraît pas possible.

— C’est pourtant la vérité, père ; et quand je t’aurai tout appris…

Harold l’interrompit :

— La vérité ! rugit-il. Eh bien ! non… tu mens, Violette, tu mens avec un cynisme qui m’étonne !

Il se passa alors une scène inouïe.

Comme s’il eut été mordu cruellement par une vipère, Harold poussa un hurlement de rage folle, et, se ruant sur sa fille, il lui entoura brutalement le cou de ses deux mains.

Et sa face effrayante collée sur la figure livide de Violette, il râla :

— Se peut-il que tu sois ma fille, toi ? Ah ! le doute en est entré dans mon esprit. C’est impossible que tu sois ma fille, Violette ! M’entends-tu ? Non, tu ne peux être ma fille… je ne puis le croire ! Tu n’es pas la fille de Harold Spalding, car tu n’es pas une anglaise, car tu n’aimerais pas ce gueux de Marion, car tu te serais tournée comme moi contre cette race maudite qui nous hait et nous bafoue ! Non, tu n’es pas ma fille, et j’en rends grâces au Ciel ! finit-il avec un ricanement terrible.

— Pitié, père ! hoqueta Violette dont la figure bleuissait sous l’étreinte brutale de l’enragé.

— Pitié ! hurla Harold perdant la tête tout à fait. Pitié, oui ! Mais ne me dis pas que tu n’aimes pas Marion ! Je ne peux pas te croire. Car tu l’aimes, hein ? Dis donc que tu l’aimes ton Marion ! Pourquoi tant me mentir ? Oui, tu l’aimes…

Et il riait d’un rire nerveux, effroyable, pendant qu’il ajoutait :

— Oui, tu l’aimes ! Voyez-vous, ça maintenant ? Ma fille qui aime un Marion ! Et tu l’adores, tu reçois ses lettres, tu lui portes des fleurs humides de tes baisers, tu vas à ses rendez-vous, tu te compromets pour lui et avec lui… Et tu déshonores ton père, malheureuse, en te déshonorant ! Ah ! misérable fille ! Mais si, au moins, tu pouvais me prouver que tu ne l’aimes pas ton Marion… Ah ! Violette, ôte-moi donc de l’esprit cette horrible pensée que tu aimes Jules Marion !

Il s’arrêta tout à coup, frissonnant, la face inondée de sueurs, les regards affreux de terreur et d’angoisse rivés sur la figure violacée de Violette qui demeurait immobile, les yeux fermés, comme morte dans les bras de son père.

Harold poussa un gémissement de douloureux désespoir.

— Ah ! Puissance Divine ! s’écria-t-il qu’allais-je faire ?

Très doucement il retira ses mains du cou de Violette et prenant la jeune fille dans ses bras il se mit à promener ce corps inanimé par la chambre, embrassant à pleines lèvres cette figure altérée et froide, sanglotant, pleurant, appelant sa fille des plus doux noms.

— Violette, ma fille, mon ange, mon adorée, parle-moi ! Ah ! j’ai été fou ! Tu vois bien que je n’étais pas sérieux. J’ai voulu rire, Violette mon trésor ! Je ne suis pas fâché du tout, mademoiselle ! Vous le voyez bien, puisque je ris !

Oui, le malheureux, il riait… mais d’un rire funèbre qui l’effrayait lui-même.

Et encore il baisait ardemment les lèvres blanches de sa fille, lorsque soudain, comme le coup de clairon qui éclate, une voix grave et sonore le fit bondir d’épouvante :

— Vous l’avez tuée ! prononça la voix derrière lui.

Harold Spalding se retourna, et, chancelant, prononça ce nom :

— Jules Marion !