L’Étoile du nord (p. 49-58).

VII

LA RAGE DE SPALDING


Harold Spalding est rentré chez lui en proie à une indicible fureur, l’esprit débordant des plus atroces projets de vengeance.

Seul dans son cabinet, il peut maintenant s’abandonner tout à fait aux pensées violentes qui le bouleversent.

Il pleure de rage et de honte.

De rage : parce qu’il ne peut sur-le-champ user de représailles contre Jules Marion.

De honte : parce qu’il conserve à l’esprit le souvenir du terrible coup de poing de l’instituteur.

Ah ! être frappé au visage par un maître d’école… et publiquement encore !

Quel terrible coup d’assommoir à l’orgueil de Harold Spalding !

À une insulte verbale il se fût contenté de répondre par un sourire méprisant, un haussement d’épaules dédaigneux.

Mais à un coup de poing qui avait fendu sa lèvre supérieure ; à un coup de poing qui avait fait jaillir du sang… Oh ! horreur ! c’était autre chose que du mépris qu’il fallait répondre !

Et dans le cerveau égaré de Harold cette pensée sanglante surgit : « Le sang commande le sang ! »

— Oh ! ma vengeance sera complète, gronda-t-il avec un ricanement sauvage ; il me faut son sang à cette canaille de Marion ! Il me faut sa vie… à tout prix, par n’importe quel moyen… quand je devrais lui arracher le cœur de mes propres mains ! Oui, il mourra… il mourra je le jure ! Oh ! le misérable… le misérable !

Effondré sur un sofa, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, il râlait, mordant ses lèvres pour ne pas rugir sa haine, pour ne pas hurler sa rage. Et à cette minute, la face contractée de cet homme n’offrait plus rien d’humain.

On y pouvait lire tous les symptômes des plus violentes passions, toutes les tempêtes qui s’étaient déchaînées dans cet être au caractère de feu.

Ses yeux injectés de sang semblaient vouloir quitter leurs orbites agrandies.

Aux commissures de ses lèvres se formait une légère écume rosée que de temps à autre il épongeait de son mouchoir. Avec l’écume jaillissaient des malédictions.

Il tressauta, comme réveillé d’un cauchemar, en percevant un bruit inusité sur la rue, devant sa demeure.

Mû par une curiosité instinctive il courut à une fenêtre.

Une voiture d’ambulance venait de s’arrêter devant la grille de la cour où s’assemblait, là encore, une tourbe de passants.

Harold se sentit secoué par un frisson de superstitieuse terreur.

Que venait faire cette voiture d’ambulance chez lui ?

Et comme saisi d’un pressentiment de malheur, frappé de vertige tout à coup, il se cramponna de ses deux mains à l’appui de sa fenêtre, et tremblant, le front moite collé sur une vitre, la gorge sifflante, les yeux dilatés par l’épouvante, il regarda…

Il vit ce spectacle affreux : l’infirmier, aidé d’une autre personne, retirait de l’ambulance un brancard sur lequel reposait le corps inanimé de Violette.

Oui, il la reconnut sa fille… sa fille qu’on lui ramenait morte peut-être !

Alors, de sa poitrine oppressée s’échappa un cri de douleur, ou mieux, un rauque rugissement se fit jour à travers sa gorge serrée. Il lâcha la fenêtre, traversa rapidement son cabinet, gagna la porte comme pour aller à la rencontre de ceux qui lui rapportaient sa fille comme on apporte un cadavre…

Dans sa chambre, Violette, dont la figure conserve une lividité cadavérique, repose doucement sur son lit blanc au chevet duquel se tient, attentive, la femme de charge.

Dans une pièce voisine dont la porte est légèrement entre-baillée, Harold Spalding, affaissé dans un fauteuil, semble prêter une attention distraite aux paroles d’un personnage qui fume sa cigarette avec une béatitude incontestable.

Ce personnage est âgé de trente-cinq ans environ. Il est grand et maigre, avec une figure entièrement rasée, longue et blême, aux pommettes saillantes qui se colorent parfois d’un léger incarnat. Ses cheveux très noirs couronnent un front bas sur lequel on peut deviner des instincts brutaux. Ses yeux sont noir brillant, pleins d’éclairs qui brûlent et fascinent ; et ces yeux seraient beaux sans un certain quelque chose d’astucieux et de sournois. Enfin, ses lèvres minces se pressent sur des dents blanches et aigues, et ces lèvres se plissent souvent sous un sourire railleur ou dédaigneux.

Mis avec trop de recherches, il semble, tant par l’allure de sa personne que par son langage, vouloir se donner des airs d’importance et de distinction.

Cet homme, c’est le docteur Randall.

Diplômé du McGill à Montréal, et de l’Hôpital Necker, à Paris, où il a fait un stage de deux années, le docteur Randall, bien qu’on l’eût dit très habile, ne faisait que vivre avec sa profession.

Depuis assez longtemps il regardait Violette d’un œil qui n’était pas indifférent.

Aimait-il Violette ?… Ou en voulait-il seulement aux millions de la riche héritière ?

Cette dernière hypothèse semble la plus plausible. Car Randall était pauvre : son père, qui avait été médecin aussi, ne lui avait laissé aucun bien. Or, ce Randall avait parait-il, des goûts élevés, il aimait le plaisir et le luxe, et seuls les millions de l’ex-industriel pouvaient satisfaire ses ambitions et ses caprices.

Le fils avait succédé au père comme médecin de Harold Spalding. Mais Violette, chaque fois qu’elle avait dû avoir recours à la science médicale, s’était adressée ailleurs : Randall lui faisait peur !

Ce Randall avait, nous le répétons, dans ses yeux noirs et brillants quelque chose de faux et d’horriblement audacieux, et sur ses lèvres souvent un sourire cruel. Oui, Violette éprouvait une peur instinctive pour cet homme.

Et lui, quand il rencontrait Violette, soit chez Harold, soit dans la société, il avait pour la jeune fille de ces regards et de ces sourires qui l’épouvantaient. Aussi s’efforçait-elle de répondre par une froideur hautaine.

Elle avait cru deviner dans ce personnage bien des passions mauvaises qui, le jour où elles se déchaîneraient, pourraient être la cause de quelque horrible catastrophe.

Autant que possible Violette évitait le Docteur.

À une grande soirée elle lui avait même fait l’impolitesse de lui refuser une valse.

Le docteur en avait été très mortifié. Des idées terribles avaient de ce soir germé au fond de son cerveau.

Il n’avait cependant rien laissé transpirer de ses impressions intérieures ; il s’était simplement incliné devant la jeune fille pour se perdre bientôt dans la foule des invités. Seulement, un sourire ironique et mauvais avait plissé ses lèvres.

Plus tard, un matin de très bonne heure, il avait surpris Violette sortant de l’école de Jules Marion.

Bien que le visage de la jeune fille fut caché sous une épaisse voilette, Randall l’avait de suite reconnue à sa démarche.

— Oh ! oh ! se dit-il avec sourire sardonique, voici une découverte qu’il me faudra approfondir ! Tiens ! Tiens ! je prendrai dorénavant l’habitude excellente de venir digérer de ce côté ma collation du matin.

En effet, à deux ou trois reprises, Randall avait vu la jeune fille, toujours soigneusement voilée, se diriger vers l’école avec un bouquet de fleurs. De sa sacoche elle tirait une clef, ouvrait la porte, pénétrait dans l’école, et ressortait quelques minutes plus tard… mais sans le bouquet de fleurs.

— Bien, bien, pensait Randall, nous savons maintenant à qui sont destinées ces offrandes fleuries. Nous nous souviendrons de cela, mademoiselle ! concluait-il en regagnant son logis.

Or, Randall s’était promis de se venger des dédains de Violette, en attendant qu’il arrangeât ses ficelles pour en faire sa femme. Sans rien dire des amours de Violette qu’il avait surprises, il s’était aussitôt acharné sur le compte du maître d’école. Car de suite la jalousie l’avait vivement écorché, et il se sentait haïr de plus en plus l’heureux élu de cette fille à millions.

Toutes les médisances et les calomnies qu’il avait pu imaginer, il les avait débitées au président de la Commission Spéciale des écoles. Et Harold, qui estimait très fort le docteur Randall — estime que nous ne saurions expliquer — avait reçu ces dires comme de l’argent comptant.

Et Violette, quand elle traitait de menteurs les « gens honorables » qui avaient formé l’opinion de son père sur le compte de Jules, visait à coup sûr le docteur Randall.

En peu de temps le dossier de Jules Marion s’était grossi énormément. Et la démission de l’instituteur avait été une première vengeance du docteur, dont l’imagination malsaine et perverse cherchait d’autres infamies.

Ce jour-là, il était en train de raconter bien des choses qui paraissaient tourmenter au plus haut degré l’esprit de Spalding. C’était à Jules Marion qu’il en voulait encore.

Or, le nom du maître d’école prononcé un peu trop haut fut entendu de Violette.

À ce nom elle tressaillit.

Ah ! comme elle l’aimait encore ce Jules… plus que jamais peut-être !

Oui, Randall venait de jeter le nom de Jules Marion dans une conversation qu’elle ne pouvait saisir, et dont elle se sentait très curieuse de connaître le sujet.

Elle interpella la femme de chambre qui s’était mise à rétablir l’ordre dans la chambre.

— Jane, dit-elle, je désire demeurer seule ; il me semble que je reposerai mieux.

La femme de chambre s’inclina et sortit.

La minute suivante, Violette était seule.

Alors, sans se soucier des ordres du docteur, elle se leva hâtivement.

Elle se sentit presque forte. Ah ! comme l’amour donne des forces !

Sans bruit elle s’approcha de la porte que la domestique avait laissée entre-baillée, pencha légèrement sa tête et écouta.

Voici les paroles que prononçait à voix basse le docteur :

— Mon cher ami, ma conduite peut vous paraître étrange, et la nouvelle très grave qu’il me reste à vous apprendre pourra peut-être susciter votre indignation. Mais je me suis persuadé, avant d’en venir à vous parler ainsi, qu’il s’agissait pour moi d’un devoir à remplir, et qu’à titre de médecin et d’ami de la maison, il m’incombait de sauvegarder votre honorabilité et celle de mademoiselle Violette.

— Que peut-il vous rester de si terrible à m’apprendre ? demanda Spalding alarmé.

— Ce fait : votre fille se compromet avec ce Jules Marion !

Harold Spalding se dressa d’un bond, le regard flamboyant, la face empourprée d’un rouge ardent.

Il fit deux pas en avant, et le buste incliné la voix sourde et pleine de fureur concentrée :

— Docteur, bégaya-t-il, ce que vous me dites là sur le compte de ma fille est très grave, songez-y ! Prenez garde de vous aventurer dans des accusations qui ne soient basées sur des faits précis, vus et entendus !

— Vus et entendus, comme vous dites ces faits le sont, répliqua Randall, très calme et souriant.

— Ah ! s’écria Harold avec désespoir en retombant dans son fauteuil, vous voulez donc me tuer !

— Au contraire. Je veux que vous viviez, longtemps même, pour sauver votre fille du gouffre vers lequel elle marche à son insu.

— Pourtant, s’écria Harold avec violence, il faut me prouver de quelle façon ma fille se compromet.

— J’attendais que vous me le demandiez. Écoutez donc.

Cramponnée au cadre de la porte, livide et frissonnante, faisant de suprêmes efforts pour ne pas tomber, Violette écoutait, torturée, les paroles mensongères du docteur Randall.

Et lui, poursuivait toujours, tranquillement avec cette tranquillité des coquins passés maîtres dans l’art de la coquinerie :

— Quand je vous ai dit et affirmés tout à l’heure que Jules Marion et votre fille s’aiment, vous n’avez pas semblé me croire. Vous n’avez pas même paru ajouter foi aux offrandes de fleurs périodiques et matinales de Violette, à ces fleurs qu’elle allait déposer sur le pupitre du maître d’école. Peut-être ne croirez-vous pas non plus que Violette et Marion se donnent des rendez-vous d’amour, le soir passé huit heures ? Oui, des rencontres où l’on ne parle que du verbe « aimer », et où ce verbe s’énonce à chaque phrase ! Oui, mon ami, des rendez-vous à l’un desquels votre fille elle-même avoue à son amant qu’elle se compromet ! Mais ce n’est pas tout : quand on se laisse une heure après, ce ne sont plus que des baisers fous…

— Ah ! les misérables ! s’écria Harold avec un accent de vrai désespoir.

— L’infâme docteur ! murmura Violette. Oh ! l’infâme, je vais lui jeter son infamie à la figure…

Elle se contint pourtant pour écouter encore.

Le docteur Randall reprenait, d’une voix plus basse, mais assez distincte pour que Violette en saisit chaque mot :

— Ce n’est pas à votre fille qu’il faut vous en prendre ; car votre fille, n’est, pour ainsi dire, qu’une victime des assiduités et des poursuites du maître d’école.

C’est Jules Marion qu’il faut frapper. C’est le séducteur, l’hypocrite lâche qui veut attirer une jeune fille pure dans un abîme de déshonneur et de honte. Car, sachez-le cet individu a dans les veines du sang français, et cela veut tout dire. Pour Jules Marion les plaisirs, les jouissances de la vie priment l’honneur. Bah ! la fille tombée et la passion assouvie, il s’en trouvera une autre sur son chemin ! Quant à celle qu’il aura avilie, elle ira chercher la consolation qu’on est toujours sûr de trouver au fond d’un cœur de père ! Voilà comment raisonne ce que vous appeliez tout à l’heure un misérable… À moins, ajouta le docteur en pesant sur chaque syllabe, que, poussé par des rêves ambitieux, Marion n’ait d’autre but que d’escroquer une partie de votre fortune en escroquant la fille !

Pour la seconde fois Violette eut un mouvement comme pour s’élancer vers le docteur Randall et l’apostropher de menteur.

Pour la deuxième fois aussi elle demeura immobile à sa place.

Harold Spalding venait de dire d’une voix calme dont l’accent implacable trahissait une épouvantable résolution :

— Docteur, je ne veux pas vous demander de plus amples explications, je souffrirais trop. Je vous crois. Du reste, je m’étais bien douté un peu que Violette ne haïssait pas Marion. Mais vous m’ouvrez tout à fait les yeux. Ah !

ajouta-t-il avec un geste désespéré, comment faire pour entraver les projets odieux de cet homme ?

Le docteur Randall esquissa un sourire mystérieux, et, avec un accent tranquille, connue s’il s’était agi de la chose la plus simple du monde, il répondit à l’interrogation indirecte de Harold !

— Vous n’avez qu’à faire disparaître l’intrigant !

— Que voulez-vous dire ? demanda Harold surpris.

Ne disiez-vous pas tout à l’heure que vous vouliez vous venger de Jules Marion ? N’ajoutiez-vous pas que son sang suffirait à peine pour payer son outrage à votre personne ?

— Le tuer ! s’écria Harold avec un geste d’horreur.

À présent que sa colère perdait de sa violence, une telle vengeance lui apparaissait monstrueuse.

— Ou le faire tuer ! répliqua froidement le docteur Randall.

Violette frissonna.

Harold regarda le docteur avec une stupeur indéfinissable, peut-être avec épouvante.

— Le faire tuer ! murmura-t-il comme incertain des paroles du docteur.

— Parfaitement ! répliqua le docteur en allumant une cigarette.

Harold garda le silence et demeura sombre et songeur.

Le docteur, à demi perdu dans un nuage de fumée, l’observait tranquillement, sans que sa physionomie laissât paraître la moindre trace de ses impressions intérieures.

Enfin, Harold redressa la tête, se leva et marcha vers le docteur. Puis, lui mettant une main sur l’épaule, il demanda lentement :

— Que pèse dans votre conscience la vie d’un homme ?

— Rien ! répondit le docteur sur un ton de mépris ; surtout en l’époque où nous vivons, époque de tueries de toutes espèces.

— Eh bien ! l’homme que vous me conseillez de faire disparaître s’est fait soldat.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il n’en reviendra peut-être jamais !

— Ou qu’il en reviendra peut-être pour vous prendre cette fois votre fille plus sûrement.

— Ah ! démence ! gémit Harold en portant une main à sa tête comme pour en comprimer un mal soudain. Que faire… que faire ?

Le docteur comprit toute l’irrésolution qu’il avait encore à combattre chez Spalding. Aussi crut-il bon de dire avec une indifférence dédaigneuse :

— Oh ! après tout, mon cher ami, qui sait s’il ne vaut mieux laisser simplement aller son chemin à votre insulteur, au séducteur de votre fille…

Harold bondit sous la piqûre.

— Assez ! rugit-il. Je suis décidé à tout. Mais vous m’aiderez ?…

Dans cette interrogation du millionnaire il y avait toute une page que Randall comprit sans doute, puisqu’il répondit d’un ton ferme :

— Je m’y engage.

— Et moi… prononça tout à coup une voix étrange, une voix brisée par le désespoir et la douleur, une voix qui semblait d’outre-tombe, moi, je ne veux pas…

Ce fut tout.

Quand, d’un bond, les deux hommes se retournèrent, ils virent à leurs pieds Violette étendue sans mouvement.