L’Étoile du nord (p. 41-48).

VI

LE FILS DÉFEND SON PÈRE


La lettre de démission de Jules Marion avait amené un sourire de triomphe aux lèvres de Harold Spalding.

Mais, par contre, celle de l’abbé Marcotte lui arracha un juron de colère. Il s’écria avec un accent de haine farouche :

— Ah ! voilà que cet abbé s’en mêle maintenant !… Eh bien ! nous allons rire…

Et il s’était mis à arpenter son cabinet-bibliothèque à pas saccadés, les mains aux poches, la figure contractée par une fureur intense.

Depuis longtemps Harold haïssait l’abbé Marcotte, et longtemps il avait cherché dans son cerveau une vengeance qu’il aurait pu exercer impunément contre l’abbé. Mais il n’avait jamais rien trouvé.

Puis, peu à peu de ce prêtre qui lui paraissait invulnérable, il n’avait gardé qu’un souvenir de mépris.

Néanmoins, en chassant Jules Marion de l’école, c’était déjà une vengeance — indirecte, il est vrai, — qu’il accomplissait contre l’abbé ; et cela consolait assez la rancune du millionnaire.

Mais soudain, à l’heure où il se réjouissait en lui-même de son iniquité, l’abbé Marcotte se dressait devant lui avec un défi dont il demeurait, lui, Harold Spalding, tout estomaqué.

Ah ! cette fois il trouverait bien un moyen de se venger de la bonne façon ! Et ardemment son imagination se mit au travail, combinant, machinant…

Mais après de vains et multiples efforts et le front tout ruisselant de sueurs, il s’arrêta comme découragé et s’écria avec une colère étouffante :

— Oh ! quand je devrais le chasser à coups de pied comme on chasse un chien ! Au moins j’aurai toujours cette satisfaction !…

En même temps ces poings crispés lançaient vers le ciel des gestes menaçants.

Puis, comme si une idée nouvelle eut tout à coup pris germe dans son esprit, il alla ouvrir la porte de son cabinet et appela d’une voix vive et forte :

— Violette !

— Père ? répondit de l’étage supérieure la voix interrogative de la jeune fille.

— Descends ! commanda rudement Harold.

— Oui, père.

La minute suivante Violette pénétrait sans bruit dans le cabinet de son père.

Ah ! quelle Violette fanée, défraîchie, [illisible] bante… avec sa bouche légèrement crispée, par une amertume profonde, avec ses yeux rouges entourés d’un cercle de bistre, avec son front chargé de pensées soucieuses !

C’était le lendemain de ce soir ou Jules Marion avait arrêté net l’envolée de leurs amours.

La physionomie brisée de la jeune filles frappa Harold Spalding.

Il éprouva un sentiment de commisération douloureuse, et, s’avançant vivement à la rencontre de la jeune fille, il lui demanda d’une voix très inquiète :

— Tu souffres, fillette ?… Tu es malade, cela se voit. N’est-ce pas que tu as une grande peine, ma fille ?

— Oui, père.

— Dis-la moi.

— À quoi bon ?

— Dis toujours mon enfant, car tu me fais souffrir.

— Père, tu ne peux souffrir autant que ta fille ?

— Ah ! qu’est-ce donc qui te fait tant souffrir ?

— Ta lettre de l’autre soir…

— Assez ! interrompit durement Harold, sa physionomie avait subitement repris son masque[illisible] de haine et de fureur. Il ajouta de suite avec un geste bref :

— Va-t-en !

Violette, avec toujours la même expression douloureuse sur ses traits pâlis et étirés, tourna sur ses talons et se dirigea lentement vers la porte.

À cette minute la voix du père commanda :

— Non… demeure !

Et Harold se jeta violemment dans son fauteuil à sa table de travail.

Comme une machine automatique Violette revint sur ses pas. Elle demeura debout, face à son père, humble, soumise, triste.

Harold la considéra un instant du coin de l’œil. Dans ses regards passaient alternativement des rayons d’attendrissement et des lueurs farouches. Sa haine contre Jules Marion et l’abbé Marcotte, haine mortelle qui le brûlait, et l’amour ardent qu’il éprouvait pour sa fille unique luttaient l’une contre l’autre pour s’accaparer cet esprit tourmenté et le subjuguer.

Ce fut l’amour paternel qui sembla prendre le dessus.

— Violette, dit-il, je ne veux pas me souvenir de la scène de l’autre soir. Cependant, je me permettrai de te dire que tu as bien mal placé ta sympathie. Sais-tu la nouvelle que je reçois ? Écoute : tu vas en juger.

Et prenant une lettre sur son pupitre, il lut à haute voix ; et à chaque mot qu’il prononçait sa fureur reprenait tout son empire.

Monsieur,

Votre lettre demandant la démission de Jules Marion m’a été communiquée. J’ai de suite conseillé à mon protégé de se soumettre aux injonctions de votre Commission. Seulement, j’ai pris sur moi la responsabilité de me faire remettre la clef de l’école. Car votre lettre me fait penser qu’il y a malentendu et que Jules Marion sera bientôt réinstallé. D’ici là, je crois nécessaire de continuer la classe afin d’éviter aux petits enfants une perte de temps précieux.

J’espère, Monsieur, que vous approuvez ma conduite.

Harold Spalding rejeta la lettre sur son bureau et se renversa dans son fauteuil.

— Eh bien ! demanda-t-il avec un ricanement moqueur, que penses-tu de celle-là, Violette ?

— Père, répondit la jeune fille d’une voix lente et douce, je pense que l’abbé Marcotte a raison.

Harold bondit hors de son fauteuil.

— Tu dis qu’il a raison ? clama-t-il d’une voix frémissante. Mais sa lettre n’est qu’un défi à notre autorité. C’est de la rébellion tout simplement. Quoi ! nous chassons l’instituteur pour des raisons très graves, et lui, cet abbé se dresse devant nous avec arrogance et nous nargue ! Tu dis qu’il a raison, toi ? Ah ! tu veux toujours et à tout prix me tenir tête, Violette !

Ah ! tu prends la défense de cet abbé en dépit de tout ! Tu te tournes contre moi ! Tu pactises avec mes ennemis, avec les ennemis de l’Empire ! Tu les supportes ! Tu prends fait et cause pour des révoltés, des imposteurs… Ah ! va-t’en, va-t’en, râla-t-il avec un geste terrible, car je ne sais plus si je pourrai me contenir davantage !

Et poussant sa fille vers la porte, il ajouta entre ses dents :

— Ah ! tu leur donnes raison ? Et bien ! moi, je dis qu’ils ont tort de nous braver, et je le prouverai bien à cet abbé d’enfer.

Et Violette, cette courageuse enfant, repoussée, chassée de la présence de son père, eut l’énergie de dire avec un accent de douce prière :

— Père, de la modération, je t’en supplie !

Lui, repoussant brutalement la porte sur elle, ajouta sur un ton de menace :

— Va-t’en, te dis-je !


Quinze jours s’étaient passés, et Harold Spalding n’avait pas mis à exécution ses menaces contre l’abbé Marcotte.

Tel que l’avait décidé ce dernier, la classe de Jules Marion avait été continuée.

Un matin, au moment où l’abbé venait de faire dire à ses élèves une courte prière pour demander à Dieu de bénir le travail de la classe qui allait commencer, on heurta à la porte de l’école.

Le prêtre alla ouvrir. Un inconnu se trouvait là.

— Monsieur, dit cet homme en anglais et sur un ton presque grossier, il y a dans la rue quelqu’un qui demande à vous dire deux mots.

— Quel est ce quelqu’un ? demanda l’abbé en dardant sur l’inconnu un regard profond.

— Je ne puis vous dire son nom.

— En ce cas, priez cette personne de venir me dire ses deux mots ici même.

L’homme inclina la tête sans répondre et se retira.

L’abbé referma la porte sans même regarder dehors. Il regagna son pupitre et commença la classe.

Cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’on frappa de nouveau à la porte, plus rudement cette fois.

— Entrez ! dit tranquillement l’abbé Marcotte,

La porte s’ouvrit pour livrer passage à Harold Spalding accompagné de l’homme, qui s’était présenté en premier lieu, et de deux agents de police.

À la vue de son ennemi, l’abbé ne sourcilla même pas.

Simplement d’une voix sévère il dit :

— Monsieur Spalding, permettez-moi de vous exprimer ma surprise en vous voyant paraître ainsi escorté.

Monsieur l’abbé, répliqua Spalding d’une voix glaciale, j’ai voulu vous éviter une honte publique. Vous avez refusé de sortir, tant pis pour vous.

— Que venez-vous faire ici ? demanda froidement l’abbé Marcotte.

— Je viens vous sommer de discontinuer cette classe à l’instant, et de me remettre la clef de l’école.

— Aviez-vous tant besoin d’une telle escorte pour me demander une chose si simple.

— C’est au cas où vous refuserez d’obéir à mes ordres.

— Et si je refuse, moi ?

— Ah ! vous ne refuserez pas… J’espère que vous ne me forcerez pas d’avoir recours aux extrêmes limites.

— Monsieur Spalding, votre présence ici avec ces hommes et vos discours sont une menace vaine : je refuse de discontinuer cette classe.

— Vous refusez ? gronda Spalding, les dents serrées.

— Je vous l’ai dit.

— Prenez garde !

— Trêves de menaces ! commanda l’abbé ; et veuillez vous retirer !

— Oh !…

Dans la bouche du millionnaire cette exclamation fut un rugissement.

Et, emporté par une colère irréfléchie, il se jeta sur l’abbé, le saisit à la gorge et, avant que personne n’eût songé à intervenir, Harold Spalding entraînait brutalement le prêtre hors de l’école et sur la rue.

Là, les deux hommes demeuraient face à face. Spalding essoufflé, haletant, la figure hideuse de colère et de haine ; l’abbé Marcotte, calme et souriant.

Dans la classe les enfants avaient poussé des cris d’émoi, puis s’étaient précipités vers la porte.

Les trois hommes qui accompagnaient Spalding étaient également sortis, sans faire un geste pour s’opposer à la brutalité de l’ex-industriel.

Et, maintenant, les élèves et une foule de passants curieux entouraient Spalding et l’abbé Marcotte.

Toujours souriant, ce dernier disait :

— Monsieur Spalding, j’avais toujours pensé — et cela me faisait plaisir — que vous étiez un gentilhomme ; j’apprends aujourd’hui que je me suis trompé.

— Peu m’importe ce que vous avez pu penser de moi ; J’ai agi vis-à-vis de vous comme on agit envers les misérables. Maintenant, la clef !

Il menaçait encore.

— Monsieur Spalding, cette clef, il faudra que vous me la preniez de force, comme vous m’avez sorti de l’école par la force.

Spalding eut un geste terrible.

— Vous voulez donc que je vous batte comme un chien ? grinça-t-il.

Et plus menaçant il se rapprocha de l’abbé.

De la foule s’éleva un murmure de protestation.

Puis des cris partirent de cette même foule :

— À bas Spalding !

— Qu’on l’arrête !

— C’est une honte !

Une seconde, le millionnaire hésita. Mais emporté par la violence de sa haine, prêt à défier la tourbe, prêt à défier le ciel, il leva son poing pour frapper le prêtre au visage.

À la minute même une main nerveuse et solide saisit par derrière le poignet de Harold, et une voix, qui lui fit pousser un rugissement terrible, prononça :

— Monsieur, je vous défie d’aller plus loin !

Interloqué, Harold Spalding voyait se dresser devant lui, fier et superbe dans son habit militaire, Jules Marion.

Un murmure d’admiration et de plaisir en même temps s’échappa des lèvres de la foule toujours plus compacte ; quelques applaudissements éclatèrent çà et là.

Harold, parvenant enfin à calmer sa stupeur, put demander d’une voix mal affermie :

— De quel droit vous mêlez-vous à tout ceci ?

— Du droit de tout fils adoptif de défendre son père d’adoption, répondit froidement Jules Marion en lâchant le poignet de Spalding.

— Merci, mon fils ! murmura l’abbé d’une voix attendrie.

Mais Harold Spalding, plus enragé que jamais, voulut à nouveau se jeter sur l’abbé.

Cette fois Jules perdit contenance : il leva son poing et l’abattit de toute sa force sur la figure du millionnaire qui, sous le choc, chancela et recula de quelques pas.

Un grand silence se fit tout à coup sur cette scène.

Jules, les bras croisés maintenant, disait à Spalding, qui de ses deux mains étreignait sa face sanglante :

— À présent, monsieur Spalding, retirez-vous !

À ce moment, dans la foule qui se pressait de plus en plus autour de cette scène étrange et tragique, il se produisit un mouvement insolite… comme un remou. Des gens se bousculèrent, se heurtèrent, des jurons retentirent. Puis des personnes s’empressèrent vivement autour d’une jeune fille qui venait de s’évanouir.

L’instant d’après, ces personnes charitables emmenaient la pauvre fille hors de la [illisible].

Cette jeune fille, que Jules Marion n’avait pas vue, c’était Violette… Violette Spalding qui venait de voir la terrible scène.

Cependant Harold, revenu de son étourdissement, avait poussé un juron formidable. Puis il avait désigné Jules à ses deux agents de police, avec cet ordre insensé :

— Arrêtez cet homme !

Les agents de police s’entr’regardèrent sans bouger.

— M’avez-vous entendu ? cria Spalding d’une voix rauque. Je vous ai dit d’arrêter cet homme !

Un nouveau murmure de colère partit de la foule qui s’agitait.

Une voix jeta :

— Qu’on lynch Spalding.

Lui, comme s’il n’eût pas entendu, posa sa main sur l’épaule de l’un des agents et dit les dents serrées :

— Obéirez-vous ?

L’agent secoua la tête et dit :

— Nous n’avons pas d’ordre à cet effet.

— Pas d’ordre ! hurla Spalding. Eh bien j’en aurai un, moi !

Et sans trop savoir ce qu’il disait ou faisait la figure ensanglantée, les yeux féroces, il voulut se livrer passage à travers les rangs serrés de la foule.

Alors, il se produisit un tumulte effrayant, des cris de colère, des menaces, des imprécations retentirent de toutes parts. Une vingtaine d’hommes s’élancèrent sur le millionnaire pour lui faire un mauvais parti, peut-être. Mais sur un signe de Jules Marion, des camarades portant aussi le costume militaire, entourèrent Spalding pour le protéger et l’entraînèrent, en disant :

— Vous, filez chez vous et vite, si vous ne tenez pas à vous faire écorcher vif !

Une partie de la tourbe avait suivi les soldats entraînant Spalding, l’autre partie demeurant autour des deux héros de ce drame.

L’abbé Marcotte, incapable de contenir plus longtemps la joie qui l’étreignait, avait pris Jules dans ses bras, le serrait très fortement sur sa poitrine et disait devant les témoins émus de cette scène :

— Ah ! mon fils… laisse-moi t’appeler encore de ce doux nom… ce jour est l’un des plus beaux de ma vie. Un enfant n’eût pas fait davantage pour son vrai père… et moi je t’aime autant qu’un père !

Ces paroles de l’abbé furent couvertes d’applaudissements frénétiques.