L’Étoile du nord (p. 26-32).

IV

IMPOSSIBLES AMOURS.


Huit heures du soir sonnaient.

Jules Marion sortait de la maison de l’abbé Marcotte pour se rendre chez lui.

Il marchait d’un pas assuré, tête haute, la physionomie éclairée par une pensée de sublime espérance.

Ah ! comme le digne prêtre avait relevé cette énergie croulante.

Il faut avouer que le coup porté par la lettre de Spalding avait été très rude, et bien plus d’un courage solide en eût été affecté.

Et puis, ce coup avait été si subit… si inattendu !

Non… Jules Marion ne l’avait pas prévu ce coup de Maître Spalding !

Comment un honnête homme peut-il présager de pareille traîtrise ?

Et Jules Marion, étourdi tout d’abord, s’était laissé aller à un sombre découragement.

— Qu’allait-il devenir ?

Ce fut sa première pensée… une pensée qui lui parut pleine d’orages.

Mais après avoir bien réfléchi, voilà qu’un sourire avait effleuré ses lèvres, un éclair de triomphe avait sillonné sa prunelle sombre.

Il avait trouvé… plutôt, il avait entrevu un horizon nouveau.

Oh ! il ne l’avait pas de suite avoué à son protecteur, il n’avait pas osé parler de ses projets nouveaux ; car ces projets n’étaient encore que vaguement défini, à peine esquissés.

Ensuite, il voulait réfléchir encore, davantage, murir l’idée, peser les causes, mesurer les effets. Car il se connaissait et savait que sa décision, une fois prise, serait irrévocable.

Mais cette décision, que pouvait-il attendre pour la mettre en existence ? Car l’indécision aggrave souvent le malheur, et sur le bord de l’abîme la moindre hésitation peut être la chute fatale ?

Oh ! Jules n’était pas indécis du tout, il n’hésitait pas le moins du monde ! Seulement, il avait une mère — oui, une mère aveugle dont il était l’unique gagne-pain, — et une sœur, infirme elle aussi, une boiteuse qui veillait sur la pauvre aveugle avec une piété filiale et une abnégation presque sublimes

Oui, Jules avant de se lancer hardiment dans la voie nouvelle que traçait son esprit, avant de divulguer les secrets de son imagination, voulait causer avec sa mère, savoir ce qu’elle dirait de ses projets.

Il faudrait d’abord lui apprendre — oh ! avec bien des ménagements — la mauvaise nouvelle… l’outrage fait à son fils qu’elle adorait.

Et lui, comme tout bon fils, ne pouvait prendre une décision importante dans sa vie sans savoir le sentiment de sa mère.

Car sa mère, il l’aimait bien fort, ce Jules. Elle avait été toujours si bonne, si tendre… elle l’avait tant aimé, choyé, dorloté ! Ah ! cette bonne mère… Il n’aurait voulu rien faire, rien entreprendre qui aurait pu lui causer une douleur, un chagrin ; une moindre peine.

Et Angèle, sa sœur, si dévoué, si affectueuse… un peu grognarde, un peu revêche, à l’humeur parfois difficile… Que voulez-vous ? Une vieille fille… et infirme avec cela ! Mais elle avait tant de cœur, cette Angèle, c’eût été une injure de ne pas lui demander son avis à elle aussi.

Jules marchait hâtivement, en proie à toutes ces pensées, avec le secret espoir que sa mère et sa sœur seraient toutes deux de son avis, qu’elles applaudiraient à ses projets, à ses ambitions nouvelles, à ses rêves nouveaux d’avenir.

Choses singulières : dans le souvenir de Jules Marion l’image de Violette Spalding s’était effacée comme par magie ! Était-ce réel ?… Non… c’était inconcevable ? Et pourtant…

Or, sur la rue déserte et solitaire à cette heure, dans la nuit faiblement éclairée par les lampes électriques joignant de loin en loin leurs reflets pâles, voilà qu’une silhouette féminine se trouva soudain sur le passage du maître d’école.

Lui, ébauchant un geste de surprise, s’arrêta en murmurant ce nom doux :

— Violette !

Oui, Violette dont il ne pouvait voir que très vaguement la pâle figure sous la voilette grise !

Oui, c’était Violette dont il devinait de suite le trouble poignant, la gène, le désespoir peut-être !

Violette, tremblante, très émue, le sein en tumulte… Pourquoi ? Jules se le demandait déjà avec anxiété.

Il subissait avec une violente émotion cette attitude désespérée de la jeune fille ; il se sentait envahir, en dépit de ses efforts pour l’écarter, par un trouble inconnu. Toutefois, il réussit à ne rien laisser paraître de ses émotions.

Il demeura presque froid.

Violette vit cette froideur, ou ce masque que le jeune homme avait appliqué avec effort sur les traits de son visage et elle éprouva une mortelle souffrance. Car elle l’aimait bien fort ce Jules Marion… Oh ! elle s’était bien gardée de l’avouer à son père !

Deux ans auparavant un hasard avait mis en présence Violette et Jules.

Violette avait souri à ce beau et grand garçon.

Ce sourire s’était gravé au cœur impressionnable de Jules.

Plus tard, par hasard encore — sommes-nous sûrs que c’était bien le hasard cette fois ? — Jules avait rencontre Violette çà et là. En certaines occasions ils avaient pu échanger quelques banalités, et ces petits riens, ces paroles qu’on n’a pas eu le temps de méditer, ces œillades qu’on n’a su prévenir, ces sourires qu’on n’a pas préparés, tout cela avait constitué pour ces deux êtres comme un poème d’amour. Par la suite, les petits billets doux — tous petits poèmes d’amour également — qu’on ne signe que d’une lettre et qu’on scelle d’un baiser secret s’étaient croisés… puis cela avait été de longues lettre, qui sont aux amoureux les lectures de chevet.

Et puis souvent, Jules, en pénétrant dans son école le matin, trouvait sur son pupitre un beau bouquet de fleurs, des fleurs tout humides exhalant des parfums enivrants. Et, chaque fois, du centre de ce bouquet émergeait une douce exquise et tremblante violette ! Et ces fleurs, cette violette surtout, Jules les baisait ardemment.

Ah ! quelles belles et douces fleurs !

Bref, entre Jules et Violette c’était le duo d’amour qui se chante toujours harmonieux, toujours sublime.

Les deux amoureux, dans leurs moments solitaires, avaient bien eu de ces pensées :

Lui : Violette est très riche… elle est anglaise ! Je suis fou ! Comment arriver ?…

Elle : Jules est un canadien et un français… Jules est un catholique… Comment mon père prendra-t-il la chose ?

Mais à ces objections, à ces craintes, le cœur avait répondu :

— Bah ! le jour venu, les obstacles disparaîtront !

C’est ainsi qu’ils avaient vécu pendant plus d’une année, s’enivrant réciproquement de leurs amours et de leurs rêves.

Mais comme un coup de foudre survenait un événement qui soufflait sur les rêves, un événement capable de briser les liens les plus solides, les amours les plus chères, les mieux tissées.

Et, ce soir-là, à la vue de Jules froid et compassé, Violette s’était dit avec cette intuition particulière à la femme :

— Il ne m’aime plus… il m’en veut pour ce que lui a fait mon père !

Mais surmontant aussitôt son désespoir et sa défaillance, redevenant celle qui a la coutume d’aller droit au but, qui aime à soulager son cœur de ce qui l’oppresse :

— Monsieur Jules, dit-elle d’une voix très douce, un peu tremblante, je n’ai pas osé vous écrire… j’ai préféré vous parler.

— Pourquoi avez-vous désiré me parler, Mademoiselle ? demanda Jules qui avait, sans réussir, cherché à rendre sa parole glacée comme son air.

— Ah ! pensa Violette avec un douloureux serrement de cœur il me demande pourquoi j’ai voulu le voir, lui parler ! Cruel !… Faudrait-il lui crier que je pleure de ses pleurs, que je souffre de ses souffrances ! Que je l’aime… oui que je l’aime au point de me compromettre !… Ah ! oui, le cruel !

Mais Violette, calmant l’impétuosité de ses sentiments, put répondre avec un amer sourire :

— J’ai voulu vous voir, Jules, pour vous dire que je suis bien désolée de ce qui arrive ! Pour vous dire que j’ai énergiquement plaidé votre cause et celle de vos compatriotes. Pour vous dire que je me suis ouvertement opposée à l’envoi de cette lettre que vous avez reçue. Pour vous dire aussi que j’ai failli me brouiller avec mon père…

— Vraiment ? interrompit Jules avec une légère ironie au coin des lèvres, vous avez fait tout cela pour moi ? Mais cette ironie qu’il destinait à Violette lui causa une plus vive douleur qu’à celle pour laquelle il sentait revivre à cette minute tout son amour.

— Oui, pour vous tout cela, Jules. Et je suis venue vous le dire pour conserver intacts nos bons rapports.

Et maintenant Violette laissait la tête ; elle demeurait si confuse, si anxieuse aussi de ce qu’allait répondre celui pour qui elle avait tout osé.

Et lui, Jules, fut sur le point de la saisir dans ses bras, de la serrer contre lui bien tendrement cette fille vaillante et généreuse.

Mais les paroles de l’abbé Marcotte revenant à sa mémoire, il dompta l’élan de son cœur qui se crispa de douleur atroce. Il lui fallait aller jusqu’au bout de son sacrifice, même si l’amour de Violette devait le tuer.

Il répondit avec une tendre mélancolie :

— Violette, je vous remercie bien sincèrement pour tout ce que vous avez pu faire et dire pour ma défense. Je vous garderai une éternelle reconnaissance. Je ne puis vous tenir responsable des actes de votre père ; ce serait insensé de ma part. D’ailleurs, je suis sous l’impression que votre père a agi sous le pouvoir d’une plus haute autorité. Je ne veux pas lui garder rancune. Seulement, quant à nous — ah ! il faut bien enfin nous le dire, Violette, — nous avons commis une erreur… Nos amours sont impossibles, nos rêves illusoires, et nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre : tout nous sépare, tout nous éloigne ! Que le passé ne soit plus qu’un souvenir… oublions !

— Oublier ! balbutia Violette avec un accent d’indéfinissable amertume. Ah ! Jules ne dites donc pas des choses que vous ne pensez pas ! Mais pour oublier il faudrait m’empêcher de penser, il faudrait m’ôter la mémoire du passé, tuer mon esprit, arracher mon cœur !… Oublier ! ah ! Jules ne dites pas que vous oublierez, que vous pourrez oublier, car alors je penserai que vous ne m’avez jamais aimée et que vous m’avez trompée ! Oh ! Jules, ne me laissez pas vivre avec une telle pensée, car alors je pourrai regretter d’avoir laissé mon cœur, mes fleurs…

— Violette… Violette… voulut protester Jules tout frissonnant…

Mais elle l’interrompit :

— Puisque c’est ainsi, puisque vous me demandez d’oublier, puisque vous paraissez le vouloir, l’ordonner… Ah ! je n’oublierai pas, moi, jamais… mais je tâcherai de ne plus vous revoir. Adieu, Jules !

Et avant que Jules eût pu faire un geste pour la retenir, Violette s’éloignait rapidement, elle se perdait dans l’obscurité, elle disparaissait au détour d’une avenue.

— Violette ! appela Jules éperdu, le cœur déchiré. Violette ! appela-t-il plus fort, revenez, je vous en prie !

Dans le calme de cette soirée de juin, dans la nuit sereine, les échos apportèrent au jeune homme cette note triste, douloureuse, désespérée :

— Adieu !

Jules avait brisé le cœur de Violette… il avait tué son amour peut-être !

Il demeura indécis, confondu, torturé de remords… Il crut entrevoir tout à coup devant lui un abîme sans fond.

Trois fois il voulut s’éloigner sur les traces de la jeune fille… Il chancela chaque fois… sa tête tournait.

Mais c’était un garçon énergique, ce Jules Marion ; il se raidit enfin.

Et dans son esprit passèrent ces mots :

— Le devoir d’abord ! Ensuite, quand serait-ce plus tard… bien plus tard… s’il me faut la reconquérir, j’y donnerai même mon sang !

Et, redevenu fort, Jules Marion poursuivit son chemin.