La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky/Peut-il y avoir égalité entre l’exploité et l’exploiteur ?

Bibliothèque Communiste (p. 37-46).

Peut-il y avoir égalité entre l’exploité
et l’exploiteur ?


Kautsky raisonne ainsi :

1) « Les exploiteurs ont toujours constitué une infime minorité de la population » (p. 14).

Voilà une vérité incontestable. Comment donc faut-il raisonner, partant de cette vérité ? On peut raisonner en marxiste, en socialiste : alors il faut prendre comme principe les rapports des exploités avec les exploiteurs. On peut raisonner en libéral, en démocrate bourgeois : il faut alors prendre pour base les rapports entre la majorité et la minorité.

Si l’on raisonne en marxiste, il faut dire : les exploiteurs ne manquent jamais de transformer l’État (il s’agit de la démocratie, c’est-à-dire d’une des formes de l’État) en instrument de domination de leur classe, celle des exploiteurs, sur les exploités. Par suite, l’État démocratique lui-même, tant qu’il y aura des exploiteurs régnant sur une majorité d’exploités, sera inévitablement la démocratie des exploiteurs. L’État des exploités doit se distinguer radicalement de cet État, il doit être la démocratie des exploités et l’écrasement des exploiteurs ; or, l’écrasement d’une classe suppose l’inégalité au détriment de cette classe, son exclusion de la « démocratie ».

Si l’on raisonne en libéral, il faut dire : la majorité décide, la minorité se soumet. Les désobéissants sont punis. Voilà tout. Il n’y a pas à raisonner sur le caractère de classe de l’État en général et de la « démocratie pure » en particulier ; cela n’a rien à faire avec la question, car la majorité c’est la majorité, la minorité reste la minorité. Une livre de viande c’est une livre de viande, et bonsoir !

C’est bien ainsi que raisonne Kautsky.

2) « Pour quels motifs la domination du prolétariat devrait-elle absolument revêtir une forme incompatible avec la démocratie ? » (p. 21).

Puis il explique, très longuement et très minutieusement, à grand renfort de citations de Marx et de statistiques électorales de la Commune de Paris, que le prolétariat a pour lui la majorité. Conclusion : « Un régime aussi solidement enraciné dans les masses n’a aucune raison d’attenter à la démocratie. Il ne pourra pas toujours se passer de la force, s’il est des cas où la force est mise en œuvre pour abattre la démocratie. On ne peut répondre à la force que par Ia force. Mais un régime qui sait que les masses sont pour lui n’emploiera la force que pour défendre la démocratie, et non pour l’anéantir. Il commettrait un véritable suicide, s’il voulait évincer son fondement le plus sûr, le suffrage universel, source de toute autorité morale » (p. 22).

Vous le voyez : le rapport des exploités aux exploiteurs a disparu de l’argumentation de Kautsky. Il ne reste que la majorité, la minorité, la démocratie en général, cette fameuse « démocratie pure ».

Et tout cela, remarquez-le bien, à propos de la Commune de Paris ! Citons donc pour plus d’évidence les jugements de Marx et d’Engels sur la dictature à propos de la Commune :

Marx : « Si les travailleurs installent leur dictature révolutionnaire à la place de la dictature bourgeoise…, afin de briser la résistance de la bourgeoisie…, les travailleurs donnent à l’État une forme révolutionnaire et transitoire… ».

Engels : « Le parti qui est sorti vainqueur (dans la révolution) est dans la nécessité de maintenir sa domination au moyen de la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires. Si la Commune de Paris ne s’était pas appuyée sur l’autorité du peuple armé contre la bourgeoisie, est-ce qu’elle aurait tenu plus d’un jour ? N’avons-nous pas le droit, au contraire, de blâmer la Commune d’avoir trop peu fait usage de cette autorité ? »

Engels encore : « Puisque l’État n’est qu’une institution transitoire qu’il faut mettre à profit dans la lutte, dans la révolution, pour abattre ses adversaires, c’est un pur non-sens de parler d’État populaire libre : tant que le prolétariat a besoin de l’État, il en a besoin non pas dans l’intérêt de la liberté, mais dans l’intérêt de l’écrasement de ses adversaires, et lorsqu’il devient possible de parler de liberté, l’État, comme tel, cesse d’exister… »

Entre Kautsky d’un côté et Marx et Engels de l’autre, il y a un abîme, tout comme entre un libéral et un révolutionnaire prolétaire. La démocratie pure et la démocratie sans plus dont parle Kautsky, tout cela n’est que la paraphrase de ce même « État populaire libre », c’est-à-dire n’est qu’un pur non-sens.

Avec l’érudition d’un savantissime imbécile de cabinet, ou bien avec la candeur d’une fillette de dix ans, Kautsky demande : à quoi bon la dictature, du moment qu’on a la majorité ?

Marx et Engels nous l’expliquent :

Pour briser la résistance de la bourgeoisie.

Pour frapper de terreur les réactionnaires.

Pour maintenir l’autorité du peuple armé contre la bourgeoisie.

Pour que le prolétariat puisse abattre par la force ses adversaires.

Kautsky n’entend rien à ces explications. Amouraché de la démocratie « pure » dont il ne voit pas le caractère bourgeois, il soutient avec une belle logique que la majorité, du moment qu’elle est majorité, n’a pas besoin de briser la résistance de la minorité, de l’abattre par la force, il lui suffit de réprimer les cas isolés de violation de la démocratie. Épris de la démocratie « pure », Kautsky commet par mégarde la même petite erreur que font toujours tous les démocrates bourgeois : il prend pour une égalité réelle l’égalité de forme, qui n’est qu’un mensonge et une hypocrisie sous le régime capitaliste ! Bagatelle !

L’exploiteur ne peut être l’égal de l’exploité.

Cette vérité, si désagréable qu’elle soit à Kautsky, fait le fond, la substance même du socialisme.

Autre vérité : il ne peut y avoir d’égalité réelle, efficace, tant que n’est pas absolument anéantie toute possibilité d’exploitation d’une classe par une autre.

On peut défaire d’un coup les exploiteurs, par une insurrection heureuse au centre ou par une révolte des troupes ; mais, à part des cas très rares et exceptionnels, on ne peut anéantir d’un coup les exploiteurs. On ne peut d’un coup exproprier tous les propriétaires et les capitalistes d’un pays de quelque étendue. En outre, l’expropriation à elle seule, en tant qu’acte juridique ou politique, ne résout pas, tant s’en faut, le problème, car il faut dans la pratique supplanter les grands propriétaires et les capitalistes, les remplacer en fait par un mode nouveau d’exploitation, l’exploitation ouvrière des fabriques et des propriétés. Il ne peut y avoir d’égalité entre les exploiteurs à qui, depuis de longues générations, l’instruction, la richesse et les habitudes acquises ont fait une place à part, et les exploités dont la masse, même dans les républiques bourgeoises les plus avancées et les plus démocratiques, reste opprimée, inculte, ignorante, apeurée et sans cohésion. Longtemps après la révolution, les exploiteurs conservent inévitablement une multitude d’avantages considérables : il leur reste l’argent (on ne peut pas supprimer l’argent d’un coup), une fortune mobilière plus ou moins considérable, des relations, un savoir-faire d’organisation et d’administration, la connaissance de tous les « mystères » de l’administration (coutumes, méthodes, procédés, possibilités), il leur reste une instruction plus poussée, des affinités avec le haut personnel technique, qui vit et pense à la mode bourgeoise ; il leur reste une expérience infiniment supérieure de l’art militaire, ce qui est très important, etc., etc.

Si les exploiteurs ne sont abattus que dans un pays, et c’est le cas général, car la révolution simultanée dans une série de pays est une exception très rare, ils restent quand même plus forts que les exploités, grâce à leurs puissantes relations internationales. Que, du reste, une partie des exploités parmi la masse des paysans moyens, des artisans, etc. les moins développés, marche et puisse marcher pour les exploiteurs, c’est un fait prouvé par toutes les révolutions jusqu’ici, y compris la Commune, puisque parmi les Versaillais il y avait aussi des prolétaires, ce qu’a « oublié » le très savant Kautsky.

Dès lors, supposer que dans une révolution un tant soit peu sérieuse et profonde, la solution du problème dépende du rapport de la majorité à la minorité, c’est une stupidité colossale et un sot préjugé de vulgaire libéral, c’est tromper les masses en leur cachant sciemment une vérité historique. Cette vérité historique c’est la suivante : la règle est que, dans toute révolution profonde, les exploiteurs opposent une résistance prolongée, acharnée, désespérée, et gardent pendant de longues années de gros avantages de fait sur les exploités. C’est dans l’imagination fade du fade benêt Kautsky que les exploiteurs se soumettent à la volonté de la majorité des exploités avant d’avoir essayé leur supériorité dans une lutte dernière et désespérée, dans une série de batailles.

C’est toute une époque historique que le passage du capitalisme au communisme. Tant qu’elle ne sera pas terminée, les exploiteurs garderont inévitablement l’espoir d’une restauration, et cet espoir se traduira par des tentatives de restauration. À la suite d’une première défaite sérieuse, les exploiteurs renversés qui ne s’attendaient pas à leur renversement, qui n’y croyaient pas, qui n’en concevaient même pas l’idée, redoublent d’énergie, de passion furieuse et de haine, et se jettent dans la lutte pour recouvrer le « paradis » perdu et rendre à leurs familles, condamnées maintenant par la « racaille populaire » à la ruine et à la misère, (c’est-à-dire tout simplement au « travail.… » ) les anciennes douceurs de l’existence. Derrière les exploiteurs capitalistes marche une longue file de petits bourgeois que l’expérience historique de plusieurs dizaines d’années montre dans tous les pays hésitants et chancelants, aujourd’hui pour le prolétariat, demain effrayés des difficultés de la révolution, tombant dans la panique après les premiers revers ou demi-revers des travailleurs, s’énervant, perdant la tête, pleurnichant et courant d’un camp dans un autre…, tels nos menchéviks et nos s.-r.

Dans ces conditions, lorsque la guerre s’envenime et s’exaspère, lorsque l’histoire met à l’ordre du jour la question de vie où de mort pour les privilèges séculaires et millénaires, parler de majorité et de minorité, de démocratie pure, d’inutilité de la dictature, d’égalité entre exploiteurs et exploités ! quel abîme de stupidité, quel abîme de pharisaïsme il faut pour cela !

Il faut vraiment que cette longue période de capitalisme relativement « pacifique » qui s’étend de 1871 à 1914 ait créé dans les partis socialistes infectés d’opportunisme de vraies écuries d’Augias de pharisaïsme, de sottise et de trahison.

Le lecteur aura sans doute remarqué que, dans le passage de son ouvrage cité plus haut, Kautsky parle d’attentat contre le suffrage universel, qu’il appelle, soit dit entre parenthèses, la source profonde de toute autorité morale puissante, alors que, à propos de la Commune de Paris et de cette même question de la dictature, Engels parle de l’autorité du peuple en armes contre la bourgeoisie. Comparez les idées d’un philistin et d’un révolutionnaire sur « l’autorité.… » Il faut remarquer que le fait de priver les exploiteurs du droit de vote est une question exclusivement russe, et non la question de la dictature du prolétariat en général. Si Kautsky avait sans hypocrisie intitulé sa brochure : « Contre les Bolchéviks », ce titre correspondrait au contenu de la brochure et Kautsky aurait alors le droit de parler du suffrage universel. Mais Kautsky a voulu se conduire avant tout en « théoricien ». Il a intitulé sa brochure : « Dictature du prolétariat » en général. Il ne parle des Soviets et de la Russie en particulier que dans la deuxième partie de la brochure, à partir du paragraphe 5. Dans la première partie (d’où j’ai tiré ma citation) il est question de démocratie et de dictature en général. En traitant du droit de vote, Kautsky s’est trahi comme polémiste ennemi des bolchéviks, sans aucun respect de la théorie. La théorie en effet, c’est-à-dire l’étude des relations de classe sur lesquelles reposent en général, et non dans tel cas ou tel pays particulier, la démocratie et la dictature, doit porter non sur une question spéciale comme celle du droit électoral, mais sur cette question générale : la démocratie peut-elle être maintenue pour les riches et pour les exploiteurs dans la période historique caractérisée par le renversement des exploiteurs et le remplacement de leur État par l’État des exploités ?

C’est ainsi et seulement ainsi qu’un théoricien peut poser la question.

Nous connaissons l’exemple de la Commune, nous connaissons tous les raisonnements des fondateurs du marxisme sur elle et à son sujet. À l’aide de ces matériaux, j’ai analysé par exemple la question de la démocratie et de la dictature dans ma brochure « L’État et la Révolution », écrite avant la révolution de novembre. Je n’ai pas dit un mot des restrictions du droit électoral. Actuellement, il faut dire que la question de la restriction du suffrage universel est une question spéciale et nationale et non pas une question générale de la dictature. Il faut aborder la question des restrictions au suffrage universel, en considérant les conditions spéciales de la révolution russe, son processus spécial de développement. C’est ce que nous ferons dans la suite de notre exposé. Mais ce serait une erreur de se porter garant à l’avance que les révolutions prolétariennes de demain en Europe apporteront nécessairement, toutes ou la plupart d’entre elles, des restrictions aux droits électoraux de la bourgeoisie. C’est bien possible. Après la guerre et après l’expérience de la révolution russe, il en sera vraisemblablement ainsi, mais ce n’est pas indispensable pour la dictature, ce n’est pas un indice indispensable du concept logique de dictature, ni une condition indispensable de la notion historique de dictature de classe.

Le signe indispensable, la condition nécessaire à la dictature, c’est l’écrasement par la force des exploiteurs comme classe et, par suite, la violation de la « démocratie pure », c’est-à-dire de l’égalité et de la liberté, à l’égard de cette classe.

C’est ainsi et seulement ainsi que la question peut être posée au point de vue théorique. Et Kautsky, en la posant autrement, a montré qu’en attaquant les bolcheviks il agissait non pas en adversaire théorique, mais en sycophante complice des opportunistes et de la bourgeoisie.

Dans quel pays, dans quelles conditions particulières de nationalité ou de développement capitaliste, dans quelle mesure enfin sera appliquée telle ou telle restriction, telle ou telle violation de la démocratie au détriment des exploiteurs, cela dépend des particularités nationales de tel ou tel capitalisme, de telle ou telle révolution. Théoriquement, la question est tout autre et elle se pose ainsi : la dictature du prolétariat est-elle possible sans violation de la démocratie au détriment de la classe des exploiteurs ?

Cette question, la seule importante et essentielle en théorie, Kautsky l’a éludée. Il cite toutes sortes de passages de Marx et d’Engels, sauf ceux qui traitent de la question et que nous avons rapportés plus haut.

Kautsky vous entretient de tout ce que vous voulez, de tout ce qui flatte les libéraux et les démocrates bourgeois sans sortir de leur cercle d’idées, sauf du principal, à savoir que le prolétariat ne peut triompher qu’à condition de briser la résistance de la bourgeoisie et d’écraser par la force ses adversaires, et que, là où il y a « écrasement par la force », il n’y a pas de liberté, partant pas de démocratie.

Cela, Kautsky ne l’a pas compris.

Passons à l’expérience de la révolution russe et au conflit entre les Soviets et l’Assemblée Constituante lequel a entraîné la dissolution de la Constituante et la privation de la bourgeoisie du droit électoral.