CHAPITRE IV

NOTRE PROJET : LES PRÉLÈVEMENTS SUCCESSORAUX PROGRESSIFS DANS LE TEMPS

I

Les trois points de vue, d’ailleurs parfaitement concordants, de l’utilitarisme pur (maximum du bien-être social), de l’intérêt économique de la classe prolétarienne, et de l’équité, requièrent pour la modification cherchée de l’héritage les qualités fondamentales suivantes. Une telle modification devra :

1° réaliser bientôt une vaste nationalisation des instruments de production et de tous les capitaux en général ;

2° permettre une adéquate vitesse de désaccumulation afin de diminuer les différences entre les accumulations privées de capitaux (car il y en aura de non nationalisés encore, tandis que d’autres se formeront pour se nationaliser à mesure) ;

3° stimuler puissamment au travail, à l’épargne, à la formation continuelle de nouveaux capitaux ;

4° satisfaire au principe d’équité en égalisant (autant du moins que ce nivellement est compatible avec la plus grande somme du bien-être social) les conditions initiales artificielles de la lutte économique pour la vie ou pour une plus grande intensité de vie ;

5° garantir des conditions de vie sociale telles que puisse se vérifier la loi darwinienne de la survie du plus apte.

Il faut à ces qualités en ajouter d’autres encore : réduire autant que possible le nombre des oisifs, des parasites, qui privent la société de tout le travail qu’ils auraient dû accomplir en d’autres circonstances ; évoquer et développer le sentiment de la responsabilité des parents envers les êtres qu’ils appellent à la vie ; maintenir les liens familiaux entre les adultes et leurs parents âgés ; etc.

Comment remplir à la fois toutes les conditions énumérées ? Pour satisfaire à la première, la plus importante à notre point de vue, il ne saurait suffire d’une simple limitation de la transmission héréditaire des richesses. Il faudra donc abolir complètement cette transmission et remettre à la collectivité tous les instruments (le production et les capitaux en général, aujourd’hui aux mains de propriétaires privés. Seulement l’empêchement pourra ne porter, à la mort du capitaliste, que sur une partie de ses biens, et, afin de ne pas affaiblir le stimulant au travail et à l’épargne, n’agir sur la partie restante qu’au bout d’une certaine période ou même de plusieurs périodes déterminées.

Ainsi, par exemple, le stimulant au travail et à l’épargne garderait toute son efficacité si ces périodes couvraient la durée entière de la vie des êtres les plus chers au capitaliste défunt : celle de ses fils et encore toute celle de ses petits-fils. Le droit du testateur sur la partie de ses biens dont il a hérité (et, par conséquent son droit de donation entre vifs) différerait de celui qu’il aurait sur la disposition des richesses acquises par son épargne et son travail personnels et se modifierait selon la provenance plus ou moins éloignée de l’hoirie. En d’autres termes, la transmission héréditaire s’exercerait amplement sur des biens accumulés par l’épargne et le travail personnels, serait considérablement restreinte pour ceux reçus en héritage, et s’amoindrirait jusqu’à l’annulation complète après un certain nombre de transmissions en propriété privée.

Un exemple éclaircira mieux la chose. Le particulier A laisse un patrimoine dont le montant total sera représenté par . L’État, intervenant comme cohéritier, en prélèvera un tiers, par exemple, tandis que les deux autres iront à B, héritier de A. Supposons que B par son travail et son épargne, ou en économisant sur les revenus de son héritage, ou par les deux moyens à la fois, augmente ce patrimoine d’une valeur représentée par . À sa mort l’État fera, du montant complexe , où, d’une façon quelconque, les deux patrimoines se seront fondus et confondus, deux parts, de la valeur respective de et  ; il prélèvera un tiers sur la seconde () mais, sur la quotité , qui représente le montant du patrimoine hérité

par B du premier accumulateur A, il se réservera une fraction ou un pourcentage plus élevé, les du montant, par exemple. Ainsi C, héritier de B, ne recevra que , tandis que l’État percevra . — Supposons que C, à son tour, par le travail et l’épargne, ou en réalisant des économies sur les revenus du patrimoine hérité, ou par les deux moyens à la fois, augmente ce patrimoine d’une valeur . À sa mort, l’État fera du montant complexe , où, d’une façon quelconque, les trois patrimoines de la valeur se seront fondus et confondus, trois parts, de la valeur respective de , et . Il prélèvera 1/3 de la valeur et 2/3 de la valeur (qui représente le montant du patrimoine que C a reçu directement de l’accumulateur B). Mais, sur la quotité , représentant le montant du patrimoine que C a reçu de A de seconde main, c’est-à-dire après deux transmissions en propriété privée, l’État se réservera une part encore plus considérable : les par exemple, la totalité. De sorte que D, héritier de C, aura seulement :
 ;

tandis que l’État percevra :

.

Finalement, l’État aura prélevé, à la mort de C, tout le montant du patrimoine , les du montant du patrimoine et le tiers du montant du patrimoine .

Nous ne donnons, bien entendu, cette progression particulière , , ou 33, 66, 100 %, qu’à titre d’exemple : on en pourrait choisir mille autres. En outre, nous croyons inutile d’insister sur ce que la division de chaque patrimoine en diverses parties, pour l’application des divers taux de prélèvement, ne devra et ne pourra se faire que quantitativement et non pas qualitativement. En effet, chaque patrimoine laissé en héritage changera, en règle générale, sa nature, ses modes de placement, dans les mains de l’héritier. De sorte que dans le patrimoine que celui-ci laissera à son tour, la partie héritée sera presque toujours fondue et confondue avec les autres accumulées dans la suite. L’État ne pourra et ne devra donc tenir compte que du simple montant auquel elle s’élevait et dont il aura pris connaissance à la mort du premier testateur. [1] Le principe agissant dans une telle modification du droit de tester peut être considéré comme une généralisation de celui qu’a émis Huet[2]. Et, ainsi généralisé, on peut le définir un prélèvement progressif dans le temps que l’État ferait sur les successions. Actuellement, les droits progressifs ordinaires sont en quelque sorte progressifs dans l’espace, car ils s’appliquent aux patrimoines en raison de leur étendue. Selon le nouvel arrangement du droit de tester, les prélèvements sur les héritages seraient progressifs, non pas en raison de l’étendue ou de la grandeur des patrimoines, mais en raison du nombre des transmissions qu’ils auraient subies, c’est-à-dire en somme, en moyenne, en raison du temps écoulé depuis leur accumulation. Le principe progressif serait appliqué au temps plutôt qu’à l’espace, selon l’âge des patrimoines plutôt que selon leur ampleur.

II

L’application de la réforme qui vient d’être exposée se heurterait à un certain nombre de difficultés, qu’il convient d’examiner ici. Ces difficultés résulteraient :

1° des fraudes tendant à soustraire à l’État la portion des biens qui lui serait dévolue ;

2° des émigrations de capitaux destinées à éluder l’obligation de leur transfert à l’État ;

3° des complications provenant des capitaux placés ou mis en exercice dans le pays, mais possédés par des étrangers.

Si ces difficultés ne paraissent pas insurmontables, elles sont très graves cependant. Elles le seraient surtout si la classe prolétarienne n’arrivait pas en même temps au pouvoir dans tous les pays à production capitaliste particulièrement développée et en l’absence d’accords internationaux. Il faudrait donc que l’État mit le plus grand soin et la plus grande sagacité possibles a les vaincre.

Nous possédons dès aujourd’hui, pour prévenir les fraudes, nombre d’expédients déjà appliqués ou déjà proposés. On pourrait en formuler bien d’autres encore. L’idéal serait de réaliser ce critère théorique général : faire en sorte que des que l’argent donné à un individu en paiement de ses services est échangé ; non plus contre un moyen de consommation personnel direct quelconque, mais contre un moyen de production, un capital en général, la propriété de ce capital résulte immédiatement de documents tels qu’il soit facile à la société de les connaître et d’en prendre note.

Toutes les données de la technique fiscale et tous les moyens pratiquement mis en œuvre pour éviter, — sans trop déranger le contribuable — les fraudes en matière d’impôt, et surtout d’impôt sur le revenu ou sur les successions, pourraient également s’appliquer aux prélèvements destinés à la nationalisation des biens[3].

Même, au cas d’un prélèvement sur les héritages qui rendit inutiles, grâce aux revenus des biens nationalisés par ce moyen, tous les impôts en général, il est clair qu’il serait possible d’appliquer très soigneusement et très minutieusement tous les expédients pratiques et toutes les subtilités de la technique fiscale. En effet, les investigations des agents de l’État ne s’exerceraient qu’une fois dans la vie de chaque homme, au moment où la société lui permettrait d’hériter d’un patrimoine. Toutes les autres mesures vexatoires aujourd’hui en usage seraient abolies. Par conséquent, les frais de perception en général, ceux qu’entraînerait le travail improductif de surveillance et de contrôle surtout, et la perte de temps pour les citoyens seraient, malgré ce redoublement de soins, considérablement réduits[4]. Du reste, certains impôts sur les successions dépassent déjà, dans les cas où le montant de l’héritage est très élevé et le degré de parenté minime, 15, 20 ou même 25 %[5].

Notons d’ailleurs que si, ces pourcentages pris pour point de départ des prélèvements à opérer indistinctement sur tous les héritages (quels que fussent la grandeur du patrimoine ou le rapport de parenté entre le testateur et le légataire, y compris en première ligne celui du père au fils qui est, de tous, le plus étroit et le plus important), on leur appliquait le principe de la progression dans le temps, les difficultés d’effectuer la fraude grandiraient proportionnellement à la quotité à prélever. Les prélèvements à pourcentages très considérables, doubles ou triples des précédents, s’effectueraient seulement, en effet, sur des patrimoines déjà transmis une ou deux fois par héritage, c’est-à-dire dont le montant serait déjà connu des agents de l’État.

Quant à l’émigration des capitaux, s’il est vrai que la plus grande partie de ce qu’on appelle le capital meuble (actions et obligations de sociétés industrielles, de chemins de fer, de crédit foncier ou immobilier, titres de la dette publique, etc.) est en réalité solidement fixée sur le territoire d’un État sous forme de machines,  usines, exploitations minières, chemins de fer,  améliorations agricoles, bâtiments, travaux hydrauliques et autres analogues, il est vrai de dire aussi qu’il en existe une autre partie — constituée par l’argent, les marchandises-salaires et matières premières aisément exportables, et toutes les accumulations nouvelles dont l’incessante formation sert aujourd’hui non seulement à augmenter, mais encore à remplacer celles qui incessamment se consument — évidemment facile a soustraire aux prélèvements de l’État. Il faudrait, pour la retenir et détruire les causes artificielles d’émigration des capitaux d’un pays à l’autre, que la classe prolétarienne, triomphante partout, adoptât partout les mêmes processus de nationalisation. Le danger serait à son comble au cas d’une expropriation révolutionnaire violente, et bien moins grand sans doute si des voies pacifiques et légales avaient préparé les prélèvements, et si ces prélèvements étaient gradués. Il diminuerait encore, pour des quotités égales, quand on opèrerait sur les successions et non sur l’avoir des vivants ; et il serait enfin d’autant moindre, au cas particulier d’impôts progressifs dans le temps sur les héritages, que la progression adoptée serait plus lente. Pourtant, répétons-le, il ne pourrait être éliminé que par l’arrivée au pouvoir de la classe prolétarienne simultanément dans tous les États à production capitaliste très avancée. C’est justement le fait que tout vaste processus de nationalisation se trouverait en face de cet obstacle et, sans le triomphe simultané des prolétaires dans les principaux pays, ne parviendrait jamais à le surmonter complètement, qui démontre surtout l’irréfragable nécessité, pour la classe prolétarienne, d’élever partout la question sociale à la hauteur d’une question internationale, d’appeler de toutes parts a une ligue fraternelle, à une action solidaire et concordante le prolétariat du monde entier.

Resteraient enfin à éliminer les difficultés provenant du phénomène, très fréquent dès aujourd’hui, de capitaux situés ou en exercice dans pays où leur propriétaire est étranger. À mesure qu’elles surgiraient, on trouverait pour les résoudre de nouvelles bases d’accords internationaux. De nouveaux traités uniraient les États prolétariens entre eux, ou avec ceux qui ne seraient pas encore socialistes, et un nouveau droit international se formerait. La pratique et l’expérience enseigneraient à résoudre les complications qui se présenteraient à mesure, tout comme elles ont résolu, pour chaque cas particulier, celles qui tenaient à la législation sur les brevets d’invention, la propriété littéraire et autres matières semblables.

III

Maintenant que nous avons réduit à leur juste valeur les difficultés d’application de notre réforme, montrons que celle-ci, mieux que toute autre, remplit les conditions énumérées au commencement de ce chapitre.

La première des conditions énoncées plus haut serait entièrement réalisée. La formule algébrique que nous avons donnée montre avec quelle rapidité la progression 1/3, 2/3, 3/3, choisie à titre d’exemple, amènerait la nationalisation des instruments de production et des capitaux en général. En effet, à la mort du petit-fils de chaque accumulateur (ou, encore, de l’héritier de son héritier immédiat) l’État aurait nationalisé le tiers de la fortune personnelle du mort, les 7/9 de celle accumulée par son père et la totalité de celle du grand-père. On pourrait, d’ailleurs, modifier cette rapidité et adopter telle progression qui semblerait plus convenable[6].

Il y aurait donc moyen d’accroître à volonté non seulement la quantité absolue des biens nationalisés, mais même, grâce à des progressions très rapides, leur quantité relative par rapport à la totalité des capitaux demeurés en propriété privée. Ceux-ci comprendraient les avoirs non encore parvenus au terme fixé pour leur nationalisation, et ceux que l’épargne continuerait à former. La pleine et entière liberté laissée à chacun de convertir des biens de consommation (ses gains épargnés et accumulés) en véritables capitaux ne pourrait donc pas empêcher la diminution continue des capitaux privés par rapport aux collectifs.

La deuxième des conditions requises dans le nouveau droit de tester est l’adéquate rapidité de désaccumulation. Il est évident que l’on pourrait toujours, en appliquant le principe de la progression dans le temps aux prélèvements sur les successions, réaliser, selon la progression spéciale adoptée, la rapidité de désaccumulation la mieux en rapport avec les nécessités sociales du moment[7].

Examinons maintenant la troisième condition, celle à laquelle la nouvelle modification du droit de tester doit surtout satisfaire, et de la façon la plus complète : éviter d’amoindrir l’impulsion au travail, à l’épargne, et à l’incessante accumulation de nouveaux capitaux. Nous verrons que non seulement cette condition sera remplie dans le nouvel arrangement de la propriété, mais que, même, l’excitation au travail et à l’épargne y augmentera beaucoup.

Wagner croit que les prélèvements (considérables opérés par l’État sur les héritages fortifieraient, au lieu de l’amoindrir, le stimulant là l’épargne chez le père de famille, désireux de parvenir quand même à laisser aux siens une fortune suffisante. En tout cas, les économistes convaincus qu’au delà d’un certain pourcentage ces prélèvements affaibliraient le stimulant au travail, au lieu de le fortifier, reconnaissent que l’action déprimante serait presque nulle pour les degrés lointains de parenté. « Plus le sentiment familial est faible, moins l’affaiblissement du droit de succession paralyse les intérêts de l’économie sociale. C’est pourquoi l’impôt sur les successions est d’autant plus a inoffensif qu’il pèse plus uniquement sur des parentes lointaines »[8].

Or les descendants des descendants, ceux qui naissent après la mort de l’ancêtre capitaliste, peuvent être considérés comme ses parents très éloignés.

Et en réalité, si un père de famille est poussé à intensifier son labeur et augmenter ses épargnes pour accroître le bien-être de ses enfants, il ne travaille jamais pour enrichir un jour ses descendants lointains :

« Nous avons appris par expérience, dit Stuart Mill, que la plupart des hommes travailleront beaucoup plus énergiquement et feront des sacrifices pécuniaires plus considérables pour eux et pour leurs descendants immédiats que pour le public »[9].

L’expérience nous a même appris que ces descendants immédiats sont les seuls pour lesquels les hommes s’imposent un travail et des sacrifices extraordinaires : « on songe à l’établissement de la génération qui va suivre et rien de plus »[10].

S’il en est ainsi, il suffit de n’accorder qu’aux seuls descendants immédiats la transmission à titre gratuit de la totalité ou d’une partie des biens accumulés par le travail et l’épargne. Au maximum, on pourra aller jusqu’à la seconde génération ; mais il sera, complètement inutile, pour le maintien du stimulant au travail et à l’épargne, de dépasser cette limite et de permettre qu’une fortune puisse être transmise jusqu’aux générations les plus reculées.

Ainsi le stimulant au travail et à l’épargne ne serait aucunement affaibli par les prélèvements progressifs dans le temps ; il serait, au contraire, remarquablement aiguisé par la faculté laissée au testateur de disposer plus complètement des biens accumulés directement par lui que de ceux acquis par héritage[11].

L’expérience quotidienne nous apprend, en effet, que les possesseurs de grandes fortunes, pouvant laisser à leurs enfants les patrimoines qu’ils ont eux-mêmes reçus en héritage, ne sont aujourd’hui aucunement stimulés à les augmenter encore. D’ordinaire, ils dépensent et dissipent gaiement dans le luxe le plus effréné et les jouissances les plus raffinées, dans le jeu ou la débauche, leurs considérables revenus. C’est le droit de tester actuel qui les pousse à la dissipation au lieu de les exciter à l’épargne, même quand ils sont très prévoyants et très attachés à leur famille. Mais ces richards se conduiraient tout autrement si on leur disait : « Prenez garde ; des biens dont vous avez hérité vous-mêmes, vous ne pourrez laisser à vos enfants qu’une petite fraction, ou même rien du tout, tandis que de ce que vous aurez directement accumulé, vous pourrez léguer une part très considérable ». Cet argument les disposerait mieux que tout autre à retrancher pour le moins sur leurs folles dépenses et à transformer urne partie de leurs revenus en un bienfaisant capital productif[12].

Il faut donc reconnaître que si l’héritage actuel constitue un stimulant efficace au travail, à l’épargne et à l’accumulation continuelle de nouveaux capitaux, des prélèvements sur les successions progressifs dans le temps en constitueraient un bien plus efficace encore.

Arrivant maintenant à la quatrième des conditions posées plus haut, nous constatons que notre proposition, si elle était appliquée, ne mettrait pas tous les hommes, au seuil de l’âge adulte, en une situation économique identique, mais que cependant l’amélioration en ce sens serait très considérable. En effet, les descendants des grands capitalistes actuels recevant des fractions toujours moindres, et enfin nulles, des accumulations privées de ces derniers, les fortunes acquises par voie d’héritage descendraient graduellement, mais rapidement, à un niveau modeste. Cette tendance des biens transmis par héritage à se niveler à un montant modeste rendrait de plus en plus négligeables les inégalités initiales artificielles entre les enfants des classes aisées et ceux des classes inférieures. Et comme il est impossible de parvenir uniquement par une adéquate constitution juridique du droit de propriété à la parfaite égalité initiale, on s’en approcherait plus vite si l’État ne courait en outre à des mesures secondaires et auxiliaires, l’enseignement entièrement gratuit à tous ses degrés par exemple.

Du reste, la constitution de la propriété pourrait ne pas garantir l’égalité initiale parfaite sans être pour cela injuste. Le concept d’équité, à mesure qu’il se dépouille de ses superfétations métaphysiques, se confond toujours plus complètement avec celui d’utilité générale, de sorte qu’en considérant la nature humaine dans la réalité des faits, on pourrait trouver équitable un arrangement de la propriété qui maintiendrait de légères différences initiales dans la « course au succès », s’il garantissait en même temps le maximum du bien-être collectif.

Pour ce qui est de la cinquième de nos conditions, elle vise, on se le rappelle, l’actualisation de la loi darwinienne du triomphe du plus apte. Cette loi est entravée, ou même complètement renversée, grâce aux avantages artificiels dont jouissent aujourd’hui les familles épuisées et dégénérées. Il est clair qu’en avantageant uniquement et d’une façon rapidement décroissante le fils, ou le fils et le petit-fils du capitaliste accumulateur, on retarderait à peine d’une ou de deux générations l’action de la loi darwinienne. En effet, si le patrimoine de l’aïeul de par l’incapacité du premier ou des deux premiers héritiers, n’augmentait pas du tout, le petit-fils ou l’arrière petit-fils n’aurait dans sa « course au succès », aucune sorte d’avantage artificiel[13].

Enfin on se convaincra sans peine que les conditions secondaires que nous avons indiquées sont également remplies par notre projet.

IV

Avant de clore ce chapitre, il ne sera pas sans intérêt de nous arrêter un peu à examiner la doctrine dite « libérale », et de montrer que les partisans de cette doctrine seraient inconséquents s’ils refusaient d’accepter la proposition que nous venons d’exposer et de défendre.

Le droit de posséder et de tester, le pouvoir accordé aux détenteurs de la richesse de transmettre à un héritier des biens que cet héritier, à son tour, transmettra à d’autres, investit certaines personnes, à l’exclusion et au détriment de toutes les autres, du monopole des instruments de production et des capitaux en général. Leur privilège ne devrait servir qu’à donner à la production et à l’épargne la plus grande impulsion possible : il ne devrait par conséquent dépasser en aucune façon la grandeur nécessaire et suffisante pour atteindre ce but. Cette condition est la seule qui puisse pleinement justifier le droit de propriété.

Par conséquent, si des prélèvements sur les successions progressifs dans le temps peuvent, sans nuire à l’épargne et à la formation de nouveaux capitaux, rendre efficace et rapide l’action du processus de nationalisation auquel ils seraient employés, alors de tous les systèmes examinés plus haut ils fournissent le plus propice à une organisation de la propriété rigoureusement adaptée aux principes de l’utilitarisme et de l’équité. En d’autres termes, la limitation préconisée de l’héritage et l’ensemble du droit de propriété qui en résulterait représentent effectivement l’unique organisation de la propriété apte à constituer, qu’on me passe le mot, un véritable brevet de capitalisation ou d’accumulation à durée temporaire et Strictement déterminée par l’utilité collective. La société consciente devrait instituer ce brevet de capitalisation ou d’accumulation à la suite de considérations nettement et exclusivement utilitaires, analogues à celles qui tout récemment, par une sorte de contrat entre tous ses membres, lui ont fait adopter les brevets d’invention.

L’affinité qui existerait entre l’institution du droit de tester ainsi modifié et celle des brevets d’invention est mise en évidence par Bastiat, là où il s’efforce de démontrer que la façon d’agir de la concurrence ne peut manquer d’être essentiellement différente, selon qu’elle s’applique aux inventions de nouvelles machines ou aux accumulations d’instruments de production :

« J’ai fait voir que la concurrence fait tomber dans le domaine de la communauté et de la gratuité et les forces naturelles et les procédés par lesquels on s’en empare » (les découvertes constituant les inventions humaines) ; « il me reste à faire voir qu’elle remplit la même fonction quant aux instruments au moyen desquels on met ces forces en œuvre… Ici, il est clair que la gratuité ne peut jamais être absolue ; puisque tout capital représente une peine, il y a toujours en lui le principe de la rémunération »[14].

Maintenant les méthodes par lesquelles un homme s’empare des forces naturelles ne peuvent pas non plus tomber dans le domaine de la communauté et de la gratuité à cause des brevets d’invention ; et si ces brevets étaient éternels, à durée illimitée, les inventions ne pourraient jamais devenir absolument gratuites. Cet empêchement artificiel mis à la communauté et gratuité des méthodes d’utilisation des forces naturelles fait dire à Ferrara, un des plus purs représentants de l’école manchestérienne : « À bas tout ce qui est œuvre humaine ! À bas les brevets d’invention et la propriété littéraire ! » Mais les brevets temporaires ne font que différer la gratuité des inventions. Et si c’est encore là un tort fait à l’ensemble de la société, le dommage qui en dérive est largement contrebalancé par l’encouragement donné aux inventeurs. Le fait de la brève durée des monopoles — quinze à vingt ans — montre justement l’intention de restreindre leurs désavantages au minimum nécessaire pour encourager autant que possible les esprits inventifs.

Le droit de posséder et l’héritage empêchent, eux, les instruments servant à subjuguer les forces naturelles (machines, usines, défrichements, etc.) de tomber dans le domaine de la collectivité. L’obstacle artificiel opposé à leur communauté et à leur gratuité constitue pour l’ensemble de la société un inconvénient analogue au précédent, et qui, comme le précédent, pourrait être limité et contrebalancé par sa durée temporaire. L’empêchement ne devrait être maintenu que le temps strictement nécessaire et suffisant pour pousser à l’extrême le stimulant à l’accumulation. Des prélèvements sur les héritages, soumis à de certaines progressions dans le temps, pourraient, nous l’avons vu, réaliser ce desideratum ; mais le droit de posséder et l’héritage actuels constituent effectivement dans leur ensemble ce qu’on me permettra d’appeler un véritable brevet d’accumulation à durée illimitée. De là, et de là seulement, l’impossibilité absolue notée par Bastiat aussi de voir ces instruments de production et ces capitaux en général passer dans la communauté et gratuité, comme les inventions.

Quand Bastiat dit : « C’est cette portion d’utilité gratuite, forcée par la concurrence de devenir commune, qui fait que les valeurs tendent à devenir proportionnelles au travail[15] », il se trompe s’il parle des conditions actuelles de la concurrence, que notre droit de posséder et l’hérédité empêchent de faire tomber dans le domaine commun les instruments de mise en œuvre des forces naturelles. Cela est si vrai qu’il faut calculer dans la valeur des marchandises, en plus de l’élément travail, l’élément profit, à cause du loyer du capital technique. Bastiat aurait raison si les brevets d’accumulation étaient temporaires, comme les brevets d’invention, si les instruments de production revenaient, au bout d’un certain nombre d’années, à la collectivité.

Quand il dit : « Ce phénomène » (le concours de plus en plus actif des agents naturels) « aurait tourné contre la société elle-même, en y introduisant le germe d’une inégalité indéfinie, s’il ne se combinait avec une autre harmonie non moins admirable, la concurrence[16], il ne s’aperçoit pas que cette inégalité s’est produite en effet, notre droit de posséder et de tester ayant toujours empêché la concurrence de rendre communs et gratuits les instruments de mise en œuvre des agents naturels.

« Quelle incalculable distance », ajoute Bastiat, « séparerait les diverses conditions des hommes si, seuls, les descendants de Gutenberg pouvaient imprimer, les fils d’Arkwright mettre en mouvement une filature, les neveux de Watt faire fumer la cheminée d’une locomotive ![16] »

Il ne pense pas que, seuls, les capitalistes passés, les présents, et leurs héritiers actuels ou futurs, ont eu, ont et auront encore par la suite le pouvoir de mettre en mouvement les usines et de lancer les locomotives sur des rails. Voilà pourquoi il a une distance incalculable entre la condition des capitalistes, des « rois des chemins de fer » américains et de leurs descendants, par exemple, et la condition des travailleurs prolétaires incapables d’utiliser librement et gratuitement aucun instrument de travail et aucun capital.

Bastiat appelle la concurrence : « le ressort par l’opération duquel toute force productive, toute supériorité de procédé, tout avantage, en un mot, qui n’est pas du travail propre, s’écoule entre les mains du producteur, ne s’y arrête, sous forme de rémunération exceptionnelle, que le temps nécessaire pour exciter son zèle, et vient, en définitive, grossir le patrimoine commun et gratuit de l’humanité, et s’y résoudre en satisfactions individuelles toujours progressives, toujours plus également réparties »[17].

Il ne réfléchit pas que les avantages dont jouit le producteur propriétaire des instruments de production ne s’arrêtent pas entre ses mains sous cette forme de rémunération exceptionnelle, le loyer du capital technique, tout juste le temps nécessaire pour exciter son zèle au travail et à l’épargne ; qu’ils y demeurent indéfiniment, — les instruments de production ne tombant jamais dans le domaine de la communauté et de la gratuité.

Voilà donc où est l’erreur fondamentale de l’école libérale, erreur qui ne vicie pas seulement toutes ses conclusions, mais les rend parfaitement contraires à la vérité, dans l’appréciation des rapports économiques actuels. Ennemie de toute intervention de l’État pouvant nuire à la concurrence, elle en accepte l’intervention principale, celle qui, en enlevant à jamais à la majorité des hommes la faculté de se servir librement et gratuitement des instruments de production, empêche la concurrence de produire ses effets bienfaisants là où ils seraient le plus nécessaires.

Ainsi, il suffirait d’abolir cette fâcheuse intervention de l’État pour que la plus grande partie des conclusions de l’école libérale fussent exactement vraies. Or, comme nous l’avons vu, une conformation différente de la propriété, modifiée dans le sens d’un brevet d’accumulation à durée temporaire, pourrait sinon détruire cette intervention, du moins en supprimer les effets pratiques essentiels. C’est donc vers cette nouvelle organisation de la propriété que, logiquement, devraient tendre les écoles économiques libérales.


  1. Partant, je ne crois pas mériter l’objection que m’ont faite des économistes et sociologues distingués, que l’État ne saurait, dans bien des successions, démêler les parties héritées d’avec les autres (voir, par exemple, Achille Loria, « Archivio giuridico », mai-juin 1901, page 107 ; Camille Supino, « Il diritto commerciale », vol. XIX, page 659 ; Rodolfo Laschi, « Rivista italiana di sociologia », mai-juin 1901, page 389). L’État, en effet, sans avoir rien à démêler, aurait simplement à soustraire, de la valeur vénale totale de chaque patrimoine, le montant de la fortune que le défunt actuel aurait recueillie jadis par succession.
  2. Huet, en effet, accorde à l’accumulateur d’un patrimoine le droit plein et absolu de tester, tandis qu’il refuse entièrement à l’héritier le droit de disposer du patrimoine reçu en héritage (Règne social du christianisme, Paris, Didot, 1853, page 271). C’est là, on le voit, un cas particulier du principe ci-dessus, la progression étant en ce cas égale à 0/1, 1/1 (prélèvement nul de l’État à la mort de l’accumulateur et prélèvement total à la mort de son héritier immédiat). Cette proposition, à vrai dire, malgré l’excellent principe qui l’inspire, et indépendamment de toute autre considération sur la progression spéciale et unique qu’elle adopte, a le défaut capital de provenir de considérations métaphysiques supposant toutes l’absolu et négligeant la réalité des faits. Des considérations utilitaires auraient abouti à une formule plus générale et plus élastique, susceptible de s’adapter par ses applications, c’est-à-dire par des progressions infiniment diverses, aux conditions spéciales de milieux et de moments différents et capable de se conformer aux contingences particulières les plus disparates.
  3. En supprimant, par exemple, pour tous les titres la forme de titres au porteur et en donnant faculté aux agents de l’État d’examiner les registres de toutes les entreprises particulières, on empêcherait la fraude même dans ces catégories de la richesse mobilière : titres au porteur, crédits non hypothécaires, capital circulant des entreprises privées, où elle est encore possible.
  4. Chaque comté du Massachusetts possède un bureau des successions auquel, pour devenir exécutoires, les testaments doivent être soumis dans les trente jours suivant la mort du testateur. L’exécuteur ou l’administrateur testamentaire est tenu de présenter un inventaire des biens meubles et immeubles du mort dont trois experts, choisis par le bureau ou par le juge de paix, évaluent le montant. Et tous ces patrimoines privés sont aussitôt enregistrés au bureau des successions (Einaudi, La distribuzione della ricchezza nel Massachusetts, « Giornale dein economisti », mars 1891, page 221).
    En Angleterre, où les actions nominatives prédominent, les listes des actionnaires peuvent être consultées par quiconque veut le faire dans les bureaux d’enregistrement de l’État. Les principaux journaux y donnent, d’après le relevé du fisc, la liste des biens possédés par les capitalistes à leur mort (Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock, 1900, page 81 ; et Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, Paris, Guillaumin, 1897, 529). Du reste, quoique les impôts sur les successions soient plus élevés dans le Royaume-Uni que partout ailleurs, les fraudes touchant ces impôts y sont très rares, à cause de l’usage général des valeurs nominatives, Beaucoup de sociétés ignorent absolument les titres au porteur (P. Leroy-Beaulieu, ibid., 546).
    Dans le canton de Soleure, le contrôle de la déclaration du revenu personnel imposable est facilité par le fait que, depuis 1604, on y a établi l’usage d’inventorier publiquement à chaque décès la fortune du mort (Angelo Roncali, Una moderna imposta sul reddito, « Riforma sociale » du 15 oct. 1897, page 927).
  5. Ainsi, en France, les tarifs pour les collatéraux et les héritiers étrangers à la famille sont de 8 à 12 % ; et il y faut ajouter les droits de timbre et d’enregistrement qui les portent à 12 ou 15 % pour les grandes fortunes et à 15 ou 18 % pour les fortunes médiocres (Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, 74). — En Angleterre, le nouveau estate duty, promulgué en 1894, établit un impôt de 1 à 8 % selon le montant du patrimoine. Les patrimoines dépassant 1, 000 £ sont en outre frappés d’un droit de 3 à 6 % pour la ligne collatérale et de 10 % pour les étrangers à la famille. L’ensemble de ces droits représente donc jusqu’à 18 % des très grands héritages. — Le ministre Doumer, dans un projet de loi qu’il a soumis à l’approbation du parlement français en 1895 et qui fut repoussé par le Sénat, demandait l’établissement d’un droit de 1 à 4 %, selon, l’importance du patrimoine, pour les héritiers directs, et de 16 à 20 % pour la ligne collatérale et les étrangers. — En 1893, un projet de loi présenté par Giolitti, alors ministre, demandait l’augmentation du taux de l’impôt successoral à partir du 5e degré. Il devrait être, pour ce degré, de 10 % ; pour le 6e degré, de 12 %, et ainsi de suite. Il arrivait à 20 % pour les parents au 9e degré, les alliés et les amis. Sans plus faire de distinction aucune entre ligne directe et ligne collatérale, Giolitti demandait l’augmentation progressive du taux sur les quotes-parts imposables individuelles dépassant 20, 000 lires. Il proposait l’augmentation d’un dixième jusqu’à concurrence de 50.000 fr. ; de 2 dixièmes depuis cette limite jusqu’à 100.000 fr. ; de 3 dixièmes jusqu’à 300.000 fr. ; de 4 dixièmes jusqu’à 500.000 fr. ; de 5 dixièmes pour toute somme encore supérieure. De sorte que l’ensemble de l’impôt aurait pu donner un maximum de 30 % de droits (Ibid., 162).
  6. Notons à ce propos que certaines progressions supposant la nationalisation complète d’une accumulation privée après une seule transmission par héritage : 1/2, 2/2, par exemple, ou : 1/3, 3/3, pourraient sembler trop rapides, même envisagées du point de vue des prolétaires, pendant la période du passage du régime actuel au nouveau, qui cesseraient de paraître telles par la suite. Il faudrait peut-être augmenter le nombre des transmissions pendant la période intermédiaire, afin que la transformation se fît lentement, sans provoquer une résistance trop acharnée de la classe capitaliste on une émigration de capitaux trop grande. Ce sont des questions que la pratique et l’expérience se chargeraient de résoudre à mesure.
  7. Si, par exemple, dans le calcul algébrique exposé ci-dessus pour la progression particulière 1/3, 2/3, 3/3, on supposait :


    et ainsi de suite ; si, en d’autres termes, on supposait que B, C, D, E, etc., doublaient tous le patrimoine reçu en héritage, on aurait :


    tandis qu’aujourd’hui, dans l’hypothèse que chacun de ces légataires parvînt à doubler son patrimoine on aurait :


    c’est-à-dire que f aurait une valeur 32 fois plus grande.

    Les progressions qui s’exerceraient sur deux vies seulement et n’admettraient qu’une seule transmission d’héritage en propriété privée seraient, naturellement, bien plus rapides. Par contre, celles admettant un plus grand nombre de transmissions seraient plus lentes.

  8. Roscher, Grundlagen der nat. Œk., Stuttgart, Cotta, 1896, 216.
  9. Examiner, 19th July 1878 ; rapporté par De Laveleye, De la propriété et de ses formes primitives, Paris, Alcan, 1891, page 584.
  10. De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Calmann-Lévy, 1888, vol. I, page 84.
  11. On peut arriver à ce but sans cependant recourir aux deux extrêmes, comme le fait Huet dans sa progression 0/1, 1/1, où l’héritage est entièrement respecté au premier transfert et entièrement annulé au second. Une telle progression et toutes celles qui, sans atteindre à des chiffres aussi absolus, tendraient cependant à exagérer dans ce sens, devraient être également rejetées. En faisant à l’État une part minime sur l’avoir des accumulateurs mêmes, on accorde en réalité à l’accumulateur un pouvoir testamentaire excessif. Une moindre liberté de tester pourrait suffire à provoquer l’accumulation ; une moindre somme de privilèges pour l’héritier pourrait donc être compatible avec le maximum d’utilité sociale. Le processus de nationalisation serait, dans les progressions modelées sur celle d’Huet, trop retardé à la première génération, puis trop accéléré à la seconde.
  12. Naturellement, la force du stimulant au travail et à l’épargne augmenterait encore si, au lieu de la progression indiquée par nous, on en adoptait une autre où les pourcentages de la première et de la deuxième transmission en propriété privée différeraient davantage entre eux. Mais il ne faudrait pas dépasser un maximum au-delà duquel on retomberait dans les inconvénients signalés plus haut au sujet de la formule de Huet.
    Il faut noter encore ceci, à l’appui de notre thèse, que, comme l’affirmait jadis James Mill, l’état social où « pullulent les fortunes modérées sans qu’aucune grande prévale, peut être considérée comme éminemment favorable à l’accumulation », par opposition à celui où « un petit nombre d’hommes très riches rend l’épargne fort peu désirable à ceux-ci et impossible aux autres ».
  13. L’usage ancien du majorat, qui subsiste encore pour une partie de l’aristocratie anglaise, a déjà produit, et continue à produire, en Angleterre, des effets analogues. Grâce à lui, les puînés n’ayant aucun avantage artificiel remarquable dans la lutte économique, seuls les plus actifs, les plus hardis de ceux-ci parviennent à faire fortune, à se mettre en état de fonder une famille et à laisser ainsi des descendants héritiers de l’esprit d’initiative de leurs pères.
  14. Bastiat, Harmonies économiques, tome VI, pages 367-8 (Guillaumin et Cie édit., 1893).
  15. Bastiat, l. c., p. 374.
  16. a et b Bastiat, l. c., p. 380.
  17. Bastiat, loc. cit., p. 381.