La première salle Favart et l’Opéra-Comique/07

LA PREMIÈRE SALLE FAVART

et

L’OPÉRA-COMIQUE

1801-1838

TROISIÈME PARTIE

ii
(Suite)

Mais nous arrivons à l’un des grands succès de l’époque, succès qui n’est pas encore épuisé, en dépit des railleries innocentes qui, sans parvenir à l’entamer, s’attaquent chaque jour au genre toujours aimé de l’opéra-comique. Je veux parler du Postillon de Lonjumeau, dont la première représentation qui porte la date du 13 octobre, fut un véritable triomphe pour tous : auteurs, compositeur et interprètes. Ce n’est pourtant pas un chef-d’œuvre que le Postillon de Lonjumeau, mais c’est une œuvre aimable, ingénieuse, vive, alerte, pleine de gaîté et d’entrain, et qui reproduit les meilleures qualités du genre. Le livret de Leuven et de Brunswick est vraiment amusant, avec un grain de vulgarité, et la partition d’Adam, qui se rapproche parfois un peu de lui par ce dernier côté, n’en est pas moins pleine de verve et de bonne humeur, et par instants tout empreinte d’une grâce piquante et fine. En réalité, l’ensemble est charmant, et le public fit à l’œuvre un accueil d’une chaleur enthousiaste. Il faut dire aussi que le Postillon était merveilleusement joué, et que Chollet, Henri et Mlle Prévost étaient excellents dans les rôles de Chapelou, de Biju et de Madelaine. L’ouvrage touche aujourd’hui, à l’Opéra-Comique, à sa six-centième représentation, et nul n’ignore que son succès n’a pas été moindre en Allemagne qu’en France. Il continue, en effet, de faire partie du répertoire de la plupart des théâtres d’outre-Rhin.

Ce succès allait bientôt être suivi d’un autre, presque aussi retentissant. Entre les deux pourtant, il faut signaler l’apparition d’un petit acte sans conséquence, les Pontons de Cadix, dû à Ancelot et Paul Duport pour les paroles, à Eugène Prévost pour la musique. La naissance de celui-ci, dont l’existence fut courte, se place au 8 novembre, et ce n’est pas à lui que s’adressèrent les applaudissements qui éclatèrent ce soir-là dans la salle de l’Opéra-Comique. C’est à un enfant prodige, une petite violoniste de neuf ans, annoncée comme n’en ayant que sept, qui se faisait entendre pour la première fois à Paris et sur ce théâtre, et dont le talent précoce excitait la joie, l’étonnement et l’enthousiasme du public. Je veux parler de la jeune Teresa Milanollo, qui se préparait à devenir célèbre et dont le succès fut éclatant dans cette soirée, que le Courrier des Théâtres racontait en ces termes :

« Hier, l’affiche de l’Opéra-Comique était grande et toute remplie de promesses attrayantes, qui se sont entièrement réalisées le soir. Une débutante, Mlle Julia, qui a remporté le grand prix du Conservatoire, paraissait dans Élise du Dilettante d’Avignon ; on donnait une petite pièce nouvelle ; une enfant de sept ans, Mlle Thérèse Milanollo, se faisait entendre sur le violon, et enfin on reprenait le Tableau parlant, où se retrouvait Mlle Julia. Tant de richesses avaient attiré la foule, qui n’a pas eu lieu de regretter son empressement. La débutante a montré des dispositions à titre d’actrice, et comme chanteuse a obtenu un plein et équitable succès. La jeune violoniste est ce qu’on peut voir et entendre de plus surprenant. Si l’affiche n’eût pas dit qu’elle est âgée de sept ans, on lui en aurait donné à peine six. La sûreté, la grâce, la légèreté, l’exactitude de son exécution tiennent vraiment du miracle. M. Liszt a raison : Dans trente ans, les enfants au maillot seront des virtuoses. »


Le lendemain, le Courrier revenait sur le même sujet :

« Il ne faudrait pas s’étonner, disait-il, si la petite violoniste de l’Opéra-Comique y attirait du monde, car c’est vraiment une merveille. Mlle Milanollo ne se contente pas d’exécuter si bien à l’âge de sept ans, elle est déjà professeur. Elle a une sœur de trois ans dans les menottes de laquelle elle met déjà son violon. C’est chez cette enfant une vocation décidée ; elle n’a pas voulu d’autre instrument. M. Lafon, l’un de nos premiers virtuoses en ce genre, la suite avec beaucoup d’intérêt. Il était avant-hier dans les coulisses de l’Opéra-Comique, où il avait accordé le violon de l’enfant, et témoignait sa surprise d’un talent si précoce. »


La jeune Teresa Milanollo se fit entendre ainsi dans plusieurs représentations, avec un succès toujours croissant. C’était le début d’une carrière qui devait être brillante, surtout lorsque plus tard elle parcourut le monde en compagnie de sa sœur Maria, son élève, qui mourut à la fleur de l’âge. On sait que depuis longtemps la petite virtuose de 1836 est devenue madame la générale Parmentier, et porte le nom d’un vaillant officier qui joint à de grands talents militaires un rare amour de l’art basé sur des études sérieuses. Excellent musicien en effet, le général Parmentier a publié un certain nombre de compositions intéressantes.

Enfin, le 21 décembre, paraissait un ouvrage dont le brillant succès, venant se joindre à celui du Postillon de Lonjumeau, allait obliger l’Opéra-Comique à rester six grands mois sans donner une seule pièce nouvelle, tellement étant grand l’empressement du public pour aller voir l’un et l’autre. Cet ouvrage était l’Ambassadrice, dont le livret intéressant, quoique un peu démodé aujourd’hui, avait été fourni à Auber par Scribe et Saint-Georges. Outre sa valeur propre, l’Ambassadrice avait cet avantage de présenter deux rôles féminins importants tenus par deux femmes charmantes qui étaient deux artistes remarquables et dont le succès personnel fut considérable : Mme Damoreau et Jenny Colon. « Mlle Jenny Colon, disait un journal obtient dans cette pièce le plus beau triomphe qu’elle ait jamais remporté à ce théâtre : celui d’être applaudie avec transports à côté de Mme Damoreau. Sans doute Mme Damoreau chante divinement ; mais la voix de Mlle Jenny Colon est si fraîche, si délicieusement timbrée, son jeu est si plein de grâce et de ravissante coquetterie !… » L’Ambassadrice était d’ailleurs fort bien montée dans son ensemble, et l’on y voyait, à côté de ces deux exquises cantatrices, Couderc, Moreau-Sainti, Roy, Mmes Boulanger et Monsel. L’ouvrage a fourni une carrière de plus de quatre cents représentations[1].

Ce n’est qu’aux derniers jours du sixième mois de l’année 1836, le 23 juin, que l’Opéra-Comique se décida enfin à inscrire sur son affiche le titre d’un ouvrage nouveau, l’An mil, un acte sans grande conséquence, qui avait pour auteurs Mélesville et Paul Foucher d’une part, Grisar de l’autre. Le 4 août, l’Opéra-Comique faisait relâche pour la répétition générale de 1808 ou France et Espagne, pièce en trois actes qui avait dû s’appeler la Croix d’or et qui, le 11 août, jour de son apparition devant le public, s’appela définitivement le Remplaçant. Les librettistes étaient Scribe et Bayard, le musicien Batton, et celui-ci était loin d’avoir à se louer de la besogne de ses collaborateurs. Leur pièce était tellement mauvaise en effet que le Remplaçant ne put dépasser sa cinquième représentation.

Heureusement, le théâtre allait trouver sa revanche avec l’œuvre de début d’un jeune compositeur, prix de Rome de 1832, qui était appelé à devenir l’un des maîtres de l’art français et dont la carrière, récemment brisée, ne devait pas durer moins de soixante années. On devine qu’il est ici question d’Ambroise Thomas, qui, le 23 août, faisait représenter la Double Échelle, un acte plein de grâce et de saveur dont il avait écrit la musique sur un gentil livret d’Eugène de Planard. Le Ménestrel, que l’on n’accusera pas de flatterie à l’égard de l’auteur en un temps si éloigné, rendait ainsi compte de son œuvre : — « La partition de M. Ambroise Thomas contient des morceaux d’un ordre élevé, des motifs empreints d’une suave mélodie et tout à fait appropriée au genre. L’ouverture déjà porte un cachet de facture peu commune, et le corps de l’ouvrage ne dément pas ces brillantes promesses. Un duo habilement traité, de charmants couplets chantés par Couderc, un trio fort original, le grand air de Mlle Prévost et le quintette final, parodiant un ancien menuet, ont été couverts d’applaudissements… On dit que la partition de la Double Échelle a été achetée au prix de 5.000 francs le lendemain de la première représentation. Le même prix avait été offert pour le Pré aux Clercs. Tout en félicitant M. Ambroise Thomas, nous regrettons qu’on n’ait pas été plus généreux envers Herold. » Le succès de la Double Échelle fut tel qu’elle resta dix ans au répertoire et devint deux fois centenaire.

(À suivre.)

Arthur Pougin.

  1. À signaler en cette année 1836 la mort de Vizentini, artiste fort aimé du public, qui tenait au grand contentement de celui-ci l’emploi des laruettes. Peu de voix, mais un rare sentiment comique que quelques-uns ne jugeaient pas indigne de la Comédie-Française, tellement sa gaîté naturelle, franche et communicative était exempte de toute exagération et toujours maintenue dans les bornes du bon goût. Vizentini ne se bornait pas à avoir du talent ; il avait de l’esprit aussi, et l’avait prouvé dans plusieurs vaudevilles dont il était l’auteur. Ses débuts à l’Opéra-Comique dataient de 1817.