La première réunion de l’Allemagne, de la Lorraine et de l’Alsace était-elle fondée en droit public ?

LA PREMIÈRE RÉUNION À L’ALLEMAGNE
DE
LA LORRAINE ET DE L’ALSACE
ÉTAIT-ELLE FONDÉE EN DROIT PUBLIC ?[1]


Les historiens français modernes ont trop facilement passé condamnation sur la légitimité de la première annexion allemande de la Lorraine et de l’Alsace ; ils ont admis, sans preuve suffisante, qu’elle avait sa source dans des actes diplomatiques réguliers, dans les partages carolingiens et les traités qui les avaient suivis. Si ce procès a besoin d’être révisé, on jugera sans doute que c’est plus que jamais à l’heure présente où les armées alliées rivalisent de bravoure et d’héroïsme pour la sainte cause du droit.

Sans doute, ce ne sont plus les droits historiques du moyen âge qui se trouvent aujourd’hui en cause : ce sont les droits de la civilisation contre cette régression barbare dont a parlé si noblement M. Bergson, le droit pour les nations de disposer d’elles-mêmes ; le droit de sauvegarder leur liberté, leur culture et jusqu’à leur existence contre une oppression sans mesure et sans merci. Mais précisément le nœud même du procès que je voudrais réviser est là.

Deux faits principaux le dominent, qui ont été méconnus et doivent être remis en leur vrai jour : la réalité vivante, dès le IXe siècle, d’un groupement ethnique, d’une nationalité embrassant la Lorraine et l’Alsace, dont les droits n’ont jamais été abdiqués, mais revendiqués au contraire sans répit par sa population ou ses chefs ; en second lieu, les rapports légaux et traditionnels entre cette nationalité et la couronne de France. Et quand je parlerai, à ce sujet, de suprématie franque, de droit des Carolingiens et des Capétiens, ce n’est aucunement à des principes théoriques et abstraits que je m’en référerai.

L’abstraction juridique ne saurait avoir de place dans l’histoire ; la réalité seule compte, qu’il s’agisse de fait ou d’idéal, et la réalité, en matière de droit public, elle, a son siège dans la conscience populaire. C’est donc cette conscience qu’il faut interroger dans ses manifestations multiples, c’est elle qu’il faut dégager à travers les siècles ; c’est dans les profondeurs mêmes de l’âme du pays qu’il faut jeter la sonde. Et ainsi verrons-nous que, même dans un passé reculé, c’est au mépris du droit, par l’abus de la force, par l’usurpation ou la violence, que la Lorraine et l’Alsace avaient été placées sous la domination allemande.

I

Le trait saillant de la Lorraine telle qu’elle fut, avec l’Alsace, érigée en royaume est d’avoir été le cœur même du regnum Francorum. C’est là que s’était fait l’établissement des Francs ripuaires, là que les Saliens se sont substitués à eux, après avoir triomphé des Alamans, c’est là que l’Austrasie avait eu son centre, la dynastie carolingienne son berceau. Le royaume de Lorraine fut donc une France par excellence, et il aurait été inexplicable que sa population eût jamais perdu la conscience des liens profonds qui l’unissaient au royaume de France, après que le royaume de Lorraine eut cessé d’exister. En réalité, les sentimens héréditaires et les cadres ethniques persistèrent à travers tous les remaniemens et tous les partages par lesquels ce royaume se démembra.

Le traité de Verdun (843) n’avait nullement séparé la Lorraine de la France ; il avait divisé la France de Charlemagne en trois royaumes, en trois Francies qui toutes trois relevaient des Carolingiens. La France du milieu, ou Lotharingie, avait, après le partage de 855 entre les fils de Lothaire Ier, continué à former le siège du gouvernement et la résidence du roi, et c’est ainsi qu’elle devint le regnum Lothariense, qui comprenait l’Alsace et avait des dépendances en Bourgogne.

Après la mort de Lothaire II, le roi de la France occidentale, Charles le Chauve, revendiqua la couronne de Lorraine, par préférence à l’empereur Louis, en se prévalant de l’antique coutume franque qui donnait à la royauté pour assise l’élection dans une famille prédestinée. Au droit successoral de son neveu il oppose le libre choix des Francs austrasiens, des Lorrains. Encore que le pape Adrien II soutînt la cause de Louis II, les évêques lorrains présentèrent le roi de France comme l’élu de Dieu et du peuple, leur élu unanime même, et, à ce titre, le légitime héritier de la couronne, choisi qu’il avait été dans la famille carolingienne. Charles le Chauve fut solennellement couronné et sacré roi de Lorraine, le 9 septembre 869, dans la cathédrale de Saint-Étienne de Metz, puis reconnu en Alsace.

De cette couronne Louis le Germanique arracha un fleuron par la force. Sous la menace d’une invasion, Charles le Chauve dut abandonner, par le traité de Mersen (870), le cours du Rhin avec Metz, Trêves et le diocèse de Strasbourg, alors qu’il retenait Toul et Cambrai. C’était un morcellement anormal et provisoire. La France du milieu n’était atteinte que dans son étendue, et non point dans son existence nationale. Charles le Chauve continua à dater ses diplômes lorrains du jour de son couronnement à Metz, tandis que Louis le Germanique ne se fit pas couronner roi de Lorraine orientale et data ses diplômes de son avènement de roi de Germanie.

Les trois Francies, on le sait, furent momentanément reconstituées et réunies sous le sceptre de Charles le Gros. Quand l’unité se disloqua de nouveau, seule la Francie orientale ou germanique reconnut le bâtard de Louis le Jeune, Arnulf. La France du milieu, la Lorraine, par suite de la minorité de Charles le Simple et de l’usurpation du neustrien Eudes, se donne au nouveau roi de Bourgogne transjurane, Rodolphe, qui est sacré à Toul et reconnu par l’Alsace. Rodolphe ne put tenir devant les forces dont disposait Arnulf et celui-ci employa alors toutes les ressources dont il disposait pour faire accepter son bâtard Zwentibold comme roi par les Lorrains. Ils commencèrent par lui opposer un catégorique refus. Ceci se passait à Worms en 894. Le roi de Germanie revint à la charge l’année suivante. Mettant à profit la rivalité, en France, d’Eudes et de Charles le Simple, corrompant les grands par des largesses, gagnant les évêques par l’octroi de privilèges, il finit par imposer l’élection de son fils. Zwentibold fut proclamé roi de Lorraine, couronné et sacré (mai 895).

Il ne s’agit là en aucune manière d’une incorporation à l’Allemagne, tant s’en faut. Le royaume de Zwentibold est un État autonome, indépendant de la Germanie, et soumis en tant que royaume franc à la prééminence ou suprématie du seul héritier légitime, à ce moment, des Carolingiens, le roi de France. Charles le Simple prétendit même à plus : dès cette époque, il revendiqua la souveraineté directe sur la Lorraine, ainsi que l’attestent les événemens de l’an 898, où le comte ou duc Régnier et un autre comte lorrain, Odacer, le reconnurent pour roi et l’installèrent en Lorraine. Si les Lorrains, après la défaite et la mort de Zwentibold, se donnèrent néanmoins pour roi Louis l’Enfant, c’est à titre de carolingien, et dans l’espoir que son jeune âge (il avait moins de sept ans) n’en assurerait que mieux leur indépendance nationale. Louis l’Enfant meurt tout jeune (911) et le roi de France est aussitôt et unanimement reconnu pour légitime souverain, remis en possession des États qui devaient lui revenir, largiore hereditate indepta, selon l’expressive formule de ses diplômes. Il fallut l’assaut du trône de France par les Robertiens, pour que l’autorité de Charles le Simple pût être ébranlée en Lorraine, et ce ne fut pas au profit de la Germanie, mais au profit d’une dynastie indigène, celle des Régnier. Le fils de Régnier Ier, Giselbert (Gilbert), est proclamé princeps (919-920), chef de la nation franco-lorraine, par un grand nombre (plurimi) de Lorrains.

Mais, chose curieuse, le respect de la légitimité carolingienne avait poussé en Lorraine des racines si profondes que beaucoup de Lorrains restèrent fidèles, malgré tout, à l’héritier légitime, sacré et couronné, Charles le Simple, et allèrent, pour lui garder leur foi, jusqu’à chercher un appui auprès du roi saxon Henri l’Oiseleur.

Que des partisans de Charles le Simple aient ainsi lié partie avec le roi de Germanie, cela a pu donner quelque vraisemblance à l’idée d’un abandon que le premier aurait fait au second de la Lorraine, en échange d’une alliance contre Raoul.

En réalité, ce n’est là que la réédition d’une ancienne légende dont les érudits modernes ont fait justice. Les Allemands l’ont imaginée pour légitimer après coup l’usurpation de Henri l’Oiseleur qui, mettant à profit les luttes intestines de la France occidentale, les embarras que les Normands causaient à Raoul, ses conflits avec Guillaume d’Aquitaine ou Herbert de Vermandois, était parvenu à mettre la main sur la Lorraine, à l’incorporer violemment à la Germanie, dans laquelle déjà la Francie orientale avait été absorbée. C’était en réalité une occupatio bellica qui heurtait de front l’esprit d’indépendance nationale des Lorrains, et, pour se prémunir contre leur résistance, Henri l’Oiseleur dut accorder au prince indigène Giselbert le ducatus de la Lorraine, avec la main de sa fille Gerberge (928).

Ni ce mariage, ni cette concession n’atteignirent le but visé, et nous allons voir combien fut précaire, avec quelle fréquence fut rompu le rattachement par la force de la Lorraine à la Germanie. J’espère prouver aussi que nul traité régulier, soit des derniers Carolingiens, soit des Capétiens, n’a jamais transformé l’état de fait en état légal.

Si Giselbert a pu être relativement fidèle à son beau-père Henri l’Oiseleur, il prit, dès 936, une attitude hostile au regard de son successeur Otton Ier, en même temps qu’il s’efforça de jouer un rôle dans les affaires de la France. En 939, lui et les principaux comtes lorrains, Otton, comte de Verdun, Isaac, comte de Cambrai, se rendent auprès de Louis d’Outremer, le reconnaissent pour souverain et lui font hommage ou fidélité. Les évêques lorrains, nous le savons, eussent fait de même, s’ils n’avaient été retenus par les otages donnés à Otton Ier. Un certain nombre d’entre eux n’en vinrent pas moins dans le Verdunois se soumettre au roi de France, et d’autres, tels que l’évêque de Strasbourg, qu’Otton avait emmenés au siège de Brisach, décampèrent de nuit et allèrent se joindre à Giselbert.

C’en était fait, semblait-il, de la domination saxonne en Lorraine, et le royaume de la France médiane paraissait sûr d’être reconstitué, soit directement au profit de Louis d’Outremer, soit avec Giselbert pour roi, sous la suprématie de Louis. Un coup de fortune guerrière en disposa autrement. Victime d’une surprise, Giselbert périt dans le Rhin, à Andernach. Le roi de France, consterné par cette perte, se hâta bien d’accourir en Lorraine, il épousa même sans délai la veuve de Giselbert, Gerberge, mais la lutte qu’il avait à soutenir contre les Robertiens paralysa son action.

Est-ce à dire, comme on l’a avancé, qu’il ait fait à Otton Ier abandon de la Lorraine ? Loin de là. Malgré la coalition qui l’a contraint à chercher un refuge passager en Bourgogne, il revient à la charge vers la fin de 940, il envahit la Lorraine où l’appellent une nouvelle révolte des Lorrains contre le roi de Germanie et l’expulsion par eux du frère d’Otton, établi duc sur eux. Une simple trêve fut conclue ensuite entre les deux souverains, une trêve et non pas un traité ; et ce fut si peu un abandon ou une cession de la Lorraine que le duché fut confié à Ricuin, fils de cet Otton de Verdun qui, l’an d’auparavant, avait fait hommage au roi de France.

Cette trêve ne fut convertie en paix que deux années plus tard, à Visé-sur-Meuse, et cette fois encore nulle renonciation quelconque ne fut consentie, mais, selon l’usage, la paix fut assurée par un pacte d’amitié et d’alliance.

C’était trop encore au gré des Lorrains. Otton Ier ayant institué pour duc le Franconien Conrad le Roux, les Lorrains se soulèvent et tout se rompt entre les deux rois. Ils ne se rapprochent à nouveau que grâce à la captivité de Louis d’Outremer, livré par les Normands à Hugues le Grand.

Il est d’évidence qu’allié d’Otton Ier, Louis d’Outremer s’est vu dans la nécessité de ne pas soulever la question lorraine. Il y a eu remise, temporisation : d’abandon, point. Les Lorrains ne se sentent pas même liés par cette alliance. En 951, le fidèle du roi Régnier entre en lutte avec le duc Conrad, et, deux ans plus tard, lors des dissensions qui éclatent entre Otton Ier, son frère et son gendre, les Lorrains prennent les armes pour récupérer leur indépendance nationale.

II

La mort prématurée de Louis d’Outremer permet une mainmise de la Germanie non seulement sur la Lorraine, mais sur la France. Lothaire Ier n’est âgé que de treize ans, et tombe sous la tutelle, puis sous la régence de son oncle Brunon, le frère d’Otton Ier, dont celui-ci avait fait, en 953, son alter ego en Lorraine et contre lequel les Lorrains se révoltent violemment en 957. Régent de la France, archiduc de la Lorraine, Brunon peut comprimer cette révolte comme en un étau, et en exiler le chef, Régnier. Mais les fils de celui-ci se réfugient en France d’où ils reviendront exercer l’æterna vindicatio.

Brunon veut profiter de l’occasion exceptionnelle qui s’offre à la Germanie pour faire légitimer, par son pupille Lothaire Ier, l’usurpation de la Lorraine. Il n’y réussit pas. Les chroniques contemporaines ne parlent ni d’abandon, ni de renonciation, mais d’un simple pacte de sécurité. Flodoard, la meilleure autorité, ne mentionne qu’un assurement, une securitas de regno Lothariense donné par Lothaire à Brunon, et cette sécurité même était viciée dans son principe, puisqu’elle était imposée par un tuteur à son pupille.

La réplique des Lorrains ne se fit pas attendre. L’année n’était pas écoulée qu’une grande révolte éclatait sous la conduite du comte Immon.

La mort de Brunon, puis celle d’Otton Ier, firent plus que cette révolte ; elles changèrent la face des choses. Dès 973, les fils de Régnier, réfugiés en France, reparaissent en Lorraine et soulèvent leurs compatriotes ; puis, à leur instigation, Lothaire lui-même entre en campagne (978).

Ainsi le procès ne cesse de se rouvrir. La péremption d’instance n’est jamais acquise. En vain allègue-t-on, imagine-t-on, du côté allemand, une série fictive de désistemens, les sources historiques chaque fois les démentent. En voici un nouvel exemple. En 980, une révolte de Hugues Capet oblige Lothaire à s’appuyer sur Otton II, à s’allier avec lui à Margut-sur-Chiers. La thèse germanique réapparaît, alors que les chroniques ne reflètent que l’intransigeance des deux parties adverses. On peut prendre la moyenne entre les Annales de Hildesheim qui parlent d’un hommage de Lothaire à Otton II et l’Historia Francorum Senonensis, qui veut que ce soit au contraire Otton II qui ait fait hommage à Lothaire, et l’on sera dans le vrai, on reconnaîtra que la situation légale entre les deux rivaux n’a pas changé.

Sitôt qu’Otton II meurt (7 décembre 983), la lice se rouvre. Otton III n’a que cinq ans, Henri le Querelleur cherche à le supplanter, les droits du roi de France sur la Lorraine s’affirment avec éclat.

Les comtes lorrains Régnier et Lambert, l’archevêque de Trêves, le frère de Lothaire, Charles, que le roi de Germanie (peut-être pour légitimer par en-dessous sa possession) avait institué duc de Basse-Lorraine, toute l’aristocratie du pays enfin se tournent vers le roi de France. L’esprit de la population lui est favorable ; la fidélité aux Carolingiens a survécu, comme il apparut au siège de Verdun.

Lothaire, en effet, prend et reprend Verdun (985.) Il se dispose à assiéger Liège et Cambrai. Son succès paraît inévitable, malgré la trahison de l’archevêque de Reims, Adalberon, quand il est surpris par la mort (février 986.)

Louis V ne vécut pas assez pour reprendre l’œuvre ainsi interrompue. Il dut l’ajourner sous la menace d’une invasion allemande, mais aucun de ses actes n’indique qu’il y ait renoncé, et nul doute que, si Charles de Lorraine fût devenu roi de France, il n’eût récupéré la couronne de Lorraine.

Autant il est certain que l’avènement des Capétiens fit d’abord obstacle à cette reprise, autant j’estime qu’il laissa intacts les droits qu’avait sur la France du milieu le seul royaume de France survivant. À supposer même (ce que je n’admets pas) que les droits des Carolingiens n’eussent point passé à la dynastie nouvelle, la suprématie franque n’en restait pas moins sauve. Elle n’était pas attachée à une dynastie, mais au regnum Francorum. Supposons que la Lorraine fût restée un tel royaume, fût restée une France, et que le royaume de France occidentale eût disparu (absorbé, par exemple ; par les Normands), c’est le roi de Lorraine qui aurait hérité de la suprématie sur la Gaule. Si, d’autre part, la Lorraine a cessé d’être une France, elle n’a pas cessé d’être une entité ethnique sur laquelle les droits du rex Francorum ont survécu.

Le plus récent, et j’ajoute le plus savant historien moderne de la Lorraine, M. Parisot, a mis au-dessus de toute contestation que la Lorraine est restée, par sa civilisation plus avancée, par ses mœurs et ses aspirations, par son esprit particulariste, par la langue française qu’elle parlait, par ses sentimens traditionnels enfin, un pays profondément distinct de la Germanie. La tradition n’a cessé d’être vivace du Rhin limite de la Gaule ; la rive gauche a continué à s’appeler regnum Lotharii par opposition à la terra teutonica, ses habitans Lotharienses et même Lotha-Karlenses (ce qui est spécialement caractéristique, les Karlenses étant les Français), par opposition aux Teutonici ; les manifestations d’esprit national se succèdent sans interruption ; enfin, que la Lorraine parlât dès le Xe siècle le roman, la langue de Gaule (gallica lingua) et non le teuton ou tudesque, les témoignages contemporains en font foi. À Toul, à Metz, le teuton est lingua barbara. De l’aveu d’un chroniqueur saxon, Widukind[2], le français est la langue maternelle des Lorrains. Ce dernier témoignage est particulièrement curieux, il est d’une stupéfiante actualité. Il prouve que les Allemands d’aujourd’hui, dans leurs subterfuges de guerre, ne font qu’imiter leurs barbares ancêtres. Widukind raconte qu’en 939, à la bataille de Birthen, où le duc Giselbert combattait contre Otton Ier, des Saxons qui savaient un peu de français (qui Gallica lingua ex parte loqui sciebant) se mirent à pousser en cette langue un grand cri de sauve qui peut, comme s’il partait du rang des Lorrains, et provoquèrent ainsi une panique. — C’était, mille ans par avance, la sonnerie française à l’aide de laquelle les Germains viennent d’essayer de tromper nos soldats !

Il importe maintenant de remarquer — M. Parisot l’a constaté comme un fait singulier — que de 987 à 1002, le duc de Haute-Lorraine Thierry Ier cousin germain du roi de France Robert, n’apparaît ni dans les diplômes ni dans les chroniques en relations avec Otton III.

Cette circonstance rend tout à fait vraisemblable qu’à la mort d’Otton III (janvier 1002), Thierry, au lieu de prendre parti pour l’un des trois compétiteurs qui se disputaient la couronne de Germanie, ait reconnu pour souverain le roi de France Robert. Et, en effet, une charte de Saint-Mihiel est datée, cette même année, du règne de notre roi[3].

On objecte, il est vrai, que Henri II a été reconnu à Mayence (juin 1002) par des Mosellans et à Aix-la-Chapelle (7 septembre 1002) par des Lorrains. Mais la qualification de Mosellans est ambiguë et les Lorrains réunis à Aix-la-Chapelle sont exclusivement des évêques et comtes de la Basse-Lorraine. D’autre part, Thierry n’est pas nommé une seule fois avant l’assemblée tenue à Thionville (janvier 1003) où Thietmar dit que Hermann, duc de Souabe et d’Alsace, l’un des concurrens jusque-là de Henri II, lui a fait hommage et où le même chroniqueur parle ^ de Thierry et de ce duc en termes tels qu’on voit bien que leur fidélité était plus que douteuse.

III

Voyons maintenant ce qui se passe quand le roi de Germanie Henri II meurt en 1024 (13 juillet), à une époque où Gozelon avait succédé à son frère Godefroi de Verdun dans le duché de Basse-Lorraine, et où, dans la Haute-Lorraine, Frédéric II, gendre du duc de Souabe et d’Alsace, avait été associé à son père Thierry Ier, qui vivait toujours.

Il semblerait que Gozelon dût hériter de l’inimitié qui avait longtemps régné entre son frère Godefroi et la famille des Régnier, les fidèles partisans du roi de France. Thierry Ier, de son côté, s’était trouvé en violent et prolongé conflit avec Eudes II de Chartres, à qui des possessions étaient provenues en Haute-Lorraine du traité par lequel Godefroi l’Ancien de Verdun avait dû racheter sa liberté d’Eudes Ier et de Herbert.

Eh bien ! toutes ces luttes allaient s’apaiser comme par enchantement pour faire place à une entente des ducs de Basse et de Haute-Lorraine avec le roi de France Robert.

Les deux compétiteurs franconiens à la succession de Henri II se rattachaient par leur parenté à la Lorraine. L’un était Conrad l’Ancien, le neveu de Gérard, comte de Metz, l’autre Conrad le Jeune, le beau-fils de Frédéric II. Les ducs des deux Lorraines se mirent d’accord pour donner la préférence à Conrad le Jeune : Gozelon apparemment parce que Conrad l’Ancien avait soutenu les Régnier, Thierry et Frédéric parce qu’ils attendaient un surcroît de puissance de l’avènement de leur jeune parent. Or, à l’assemblée réunie à Camba le 4 septembre 1024, c’est la candidature de Conrad l’Ancien qui l’emporta.

À qui alors les ducs lorrains s’adressent-ils ? Au roi de France Robert. Et à quelle fin ? Ce ne peut pas être pour lui demander aide et secours, en faveur de leur candidat, puisque non seulement l’élection est faite et Conrad l’Ancien couronné, mais que Conrad le Jeune s’est solennellement désisté à son profit et soumis à son autorité. Il faut donc admettre qu’ils ont voulu reconnaître Robert comme légitime souverain, à titre de chef du regnum Francorum et de successeur des Carolingiens.

Cela ressort clairement, en effet, de la lettre écrite à Robert par le comte d’Anjou Foulque Nerra, au nom de Guillaume d’Aquitaine. Guillaume demande au roi d’agir sur les ducs de Lorraine (comme sur ses fidèles) pour qu’ils le soutiennent dans sa lutte contre Conrad l’Ancien, auquel il disputait pour son fils le royaume d’Italie.

Pour avoir raison de Conrad en Lorraine, Robert devait à la fois réduire les seigneurs lorrains qui restaient fidèles au roi de Germanie, et prêter main-forte à ses propres partisans.

Il commence par s’assurer le concours d’Eudes II en se réconciliant avec ce puissant vassal, puis il pénètre en Lorraine afin de réduire Cambrai, dont l’évêque Gérard était douteux, et Metz, dont l’évêque Thierry était rallié à Conrad. Gérard paraît s’être soumis, mais Metz résista et Robert dut se replier sans l’avoir pris (juillet-août 1025.) Deux événemens graves suivirent cet échec et paralysèrent le roi. La mort de son fils Hugues (7 septembre 1025) le plongea dans une sorte de prostration morale, et Guillaume d’Aquitaine ne put se maintenir en Italie. Abandonnés à eux-mêmes et trop faibles pour résister seuls, les ducs de Lorraine se virent réduits à faire la paix avec Conrad, mais Robert se garda bien de ratifier leur soumission. Malgré les efforts de Conrad pour négocier une entente, il demeura inébranlable dans une hostilité qui se prolongea jusqu’à sa mort.

Si le roi de France Henri Ier se départit momentanément de l’attitude de son père, on se tromperait du tout au tout en lui prêtant une renonciation quelconque aux droits du royaume de France sur la Lorraine. Par la paix qu’il conclut avec Conrad II à Deville-sur-Meuse en mai 1033 (paix qui fut, du reste, un acte de désastreuse politique, suggéré par la guerre que la reine-mère Constance lui avait faite avec l’appui d’Eudes II), il s’engageait seulement à ne pas seconder son vassal Eudes dans ses revendications sur la Bourgogne ou la Lorraine. De fait, il observa la neutralité quand Eudes, évincé en Bourgogne, se jeta sur la Lorraine et s’attaqua au duc Gozelon, qui devait lui infliger la mortelle défaite de Bar (1037.)

La preuve que Henri Ier n’avait jamais entendu abandonner les droits de la couronne sur les pays revendiqués par le comte de Chartres, en qui il voyait non un vassal, mais un rival, c’est que dix ans plus tard, tirant parti du départ de Henri III pour l’Italie, il marche droit à la capitale de la Lorraine et, selon les propres termes d’un contemporain, cherche à ressaisir le royaume de Lorraine et le palais d’Aix-la-Chapelle qui lui revenaient par droit ancestral, « sibi vindicare regnum et palatium ab antecessoribus hereditario jure sibi debitum, » à revendiquer par droit héréditaire la capitale qui par dol a été soustraite à ses ancêtres, « sedes regni antecessoribus dolo circumventis sublata, jure hereditario repetenda[4]. »

Il y a plus, Henri Ier a affirmé solennellement les droits de la couronne de France, à la face même de Henri III, lors de l’entrevue d’Ivois (1056). Le chroniqueur allemand qui rapporte sa protestation la déclare injurieuse et hostile (contumeliose atque hostiliter objurgatus.) Pour nous, elle est le couronnement de la longue série des actes interruptifs de prescription que nous avons passés en revue. Cette protestation, la voici : Le roi de France reproche à l’empereur d’Allemagne « de lui avoir fréquemment menti en une foule de choses (multa saepe sibi mentitus fuisset) et d’avoir retardé si longtemps de lui restituer (reddere tam diu distulisset) une grande partie du royaume de France (partem maximam regni Francorum) que les ancêtres de l’empereur avaient dolosivement occupée » (Dolo a patribus ejus occupatam)[5].

Il me semble que je puis, sur ces paroles, postérieures de plus de deux siècles au traité de Verdun, arrêter la démonstration que les Capétiens ont su conserver et maintenir les droits que les Carolingiens leur avaient transmis sur la France médiane.

IV

L’ALSACE

De la France médiane, comme du royaume de Lorraine, l’Alsace, nous le savons, faisait partie. La preuve que j’ai faite s’applique donc à elle dans l’ensemble. Il n’est pas inutile pourtant de dissiper à son sujet quelques erreurs trop répandues, de relever ce qu’il y a de spécial dans ses destinées.

La région naturelle comprise entre les Vosges, le Jura et le Rhin, où des nationalités nombreuses se sont mêlées, ne connut d’unité politique qu’à dater du VIIe siècle de notre ère, sous un duc franc qui commandait aux deux cités de Strasbourg et de Bâle. L’unité semble même avoir été si étroitement réalisée que ce duc n’eut qu’un seul comte sous ses ordres et un seul évêque à ses côtés.

La famille des Etichonides, dont le chef Atic ou Adalric (le père de sainte Odile) a été institué duc par Childéric, resta en possession du duché au moins jusqu’en 739. Les historiens admettent généralement que le duché d’Alsace cessa d’exister vers le milieu du VIIIe siècle et que les mentions qui se rencontrent au IXe siècle, dans des diplômes, des chroniques, des actes de partage, d’un ducatus Elisatiæ, ne sont que des désignations topographiques. La chose est fort loin d’être certaine et s’accorde difficilement avec l’octroi, par Lothaire II, du duché d’Alsace à son bâtard Hugues. Celui-ci, à la mort de Lothaire, fut dépossédé du duché par le roi de France Charles le Chauve, que nous avons vu reconnaître, en Alsace, comme souverain légitime du royaume lotharingien, mais qui, par le traité de Mersen, dut céder momentanément le diocèse de Strasbourg à Louis le Germanique. Je dis momentanément, puisque l’Alsace fut réincorporée à la France médiane quand Charles le Gros, à qui elle avait été abandonnée par son frère Louis le Jeune, restaura l’unité de l’empire franc.

C’est comme roi couronné à Toul, roi de la Francia media, que Rodolphe de Bourgogne l’occupa pour un court temps. Après quoi elle fît partie intégrante du royaume de Lorraine et sous Zwentibold et sous Louis l’Enfant, enfin sous Charles le Simple. L’Alsace se montra fidèle au roi de France, sans qu’il eût besoin de faire la moindre expédition pour la soumettre, et Conrad tenta en vain de la lui reprendre. Je considère, en effet, comme une erreur historique certaine l’assertion germanique, acceptée par trop d’historiens français, que Conrad Ier s’est rendu maître de l’Alsace sur Charles le Simple et que, depuis lors, elle a fait partie de l’Allemagne. Sur quoi se fonde cette prétendue annexion par Conrad ? Le roi de Germanie aurait, dès 916, réuni l’Alsace à la Souabe sous un duc nommé par lui ; puis il aurait, en 923, mis en fuite Charles le Simple venu pour s’emparer de l’Alsace. Or, la première de ces affirmations est totalement fausse, et la seconde est fondée sur un texte dénué d’autorité suffisante, le continuateur de Réginon, qui a confondu l’expédition de Raoul, en 923, dirigée contre Saverne que des Allemands avaient occupé, avec une tentative de Charles le Simple pour conquérir Worms, dans la Francie orientale. Si ces argumens sont dénués de toute valeur, nous avons, en revanche, la preuve directe que Charles le Simple était maître de Strasbourg en 913 et l’est resté jusqu’à la mort de Conrad, au moins. Le siège épiscopal fut occupé successivement par trois évêques, Odbert, Godefroi et Ricuin, dont les monnaies portent le nom de Charles et aucune le nom de Conrad. L’un de ces prélats était un neveu du roi de France et un autre son partisan avéré.

Ce n’est que sous Henri l’Oiseleur que figure sur des monnaies épiscopales de Strasbourg le monogramme du souverain allemand, et j’ai montré qu’en effet, il avait usurpé le royaume de Lorraine après 925. L’Alsace qui y était comprise partagea son sort. À partir de 950 environ, elle fut rattachée politiquement au duché de Souabe, mais ethniquement, elle continua à être regardée comme une portion du patrimoine franc qui en avait été indûment détachée par les Teutons. Les rois de France la revendiquèrent au même titre que la Lorraine proprement dite. C’est l’Alsace, du reste, que Louis d’Outremer en 939, Lothaire en 985, envahirent quand ils entendirent faire valoir leurs droits sur l’ancienne France médiane.

Toute l’histoire de France témoigne que ces droits n’ont, depuis lors, jamais été mis en oubli, que jamais ils ne sont tombés en désuétude, et nous pouvons espérer que les grands événemens auxquels nous assistons en deviendront la consécration définitive et glorieuse.

Jacques Flach.
  1. Cette étude a été élaborée sur une base documentaire longuement mûrie en vue de la publication du tome IV des Origines de l’ancienne France de M. Jacques Flach.
  2. Widukind, Res gestae Saxonicae, II, 17 (Mon. Germ. hist., SS., III, 443).
  3. De toute façon, le fait certain est que d’autres chartes encore que celle de Saint-Mihiel sont datées, à cette époque, du règne du roi de France Robert.
  4. Anselme, Gesta Leodiensium Episcoporum, cap. 61 (Mon. Germ., SS., VII, 223-226).
  5. Lambert de Hersfeld, Annales, 1056 (Migne 146, col. 1062).