La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/14

CHAPITRE XIV.
SECOND MOYEN DE FABRIQUER LE SIROP DE FÉCULE DE POMMES DE TERRE.

La fabrication du sirop de fécule, telle que je viens de la démontrer, quoiqu’aisée dans son exécution, présente néanmoins un grand inconvénient, celui de s’effectuer par un acide très dangereux, et dont la seule violence suffirait pour effrayer toute personne peu familiarisée avec un agent de cette nature ; mais il existe un autre moyen de l’obtenir, qui met à l’abri de tout danger le manipulateur, parfois ignorant et très souvent inhabile ; ce second moyen, non moins facile que le premier, quoique différent dans la pratique, consiste à saccharifier la fécule par le gluten, substance contenue dans les graines céréales, et qui mérite beaucoup d’attention.

PREMIÈRE SECTION.
Du Gluten.

Si l’on enveloppe dans un linge un peu de pâte formée de farine céréale, et qu’on la tienne continuellement exposée à la chute d’un petit filet d’eau, en la pétrissant, et la pressant avec les mains, cette eau s’en écoulera laiteuse, et, en continuant, il ne restera bientôt plus dans le linge qu’une masse grise, très-élastique, d’une odeur particulière, et qui ne peut plus se dissoudre ni se délayer dans l’eau ; c’est le gluten, sur lequel agit heureusement la germination des grains où il est contenu, et dont la propriété est de saccharifier la fécule, et que l’on prépare à cette métamorphose en là délayant d’abord dans deux fois son propre poids d’eau froide, en introduisant ensuite dans le mélange neuf parties d’eau bouillante, et enfin en y ajoutant, après sa transformation eh empois, à raison de 25 pour 100 d’orge malt ou germée, et réduite en farine grossière.

Quoique le froment, le seigle et l’avoine en contiennent, aussi bien que l’orge, une certaine quantité, je ne parlerai néanmoins que de cette dernière, comme jouissant depuis long-temps, dans la pratique de l’art du brasseur, qui est une vraie saccharification, d’une préférence qu’aucune raison n’a jusqu’ici motivée d’une manière satisfaisante, et qu’elle doit moins à sa valeur qu’à sa propriété. Mais comme il est vrai de dire que, dans toutes les circonstances où l’on emploie l’orge, c’est à l’état de malt (car l’utilité de cette transformation trouve autant de preuves dans la pratique, que l’orge elle-même y trouve d’exemples qui légitiment la préférence dont elle jouit), je crois qu’il n’est point oiseux de décrire ici la manière de l’y transformer, surtout pour les personnes qui, quoique près des brasseries, ne pourraient que très-difficilement se procurer du malt pour la saccharification de leur fécule.

DEUXIÈME SECTION.

Fabrication du Malt.

Si j’écrivais uniquement pour les gens de la ville, je pourrais me dispenser d’exposer les procédés de fabrication du malt, assez généralement connus et pratiqués, surtout dans les grandes cités ; mais comme mon but principal est d’instruire en même temps les habitans des campagnes, je crois devoir entrer dans quelques détails à ce sujet, aussi bien pour ceux qui, quoique près des brasseries, n’en auraient pas une connaissance parfaite, que pour les cultivateurs, dont le plus grand nombre, pour ne pas dire tous, sont dans une ignorance profonde à cet égard.

Trois opérations sont nécessaires pour convertir l’orge en malt : premièrement, la trempe ; en second lieu, la germination ; et enfin, le séchage. On se sert, pour opérer la trempe, de cuviers en bois, ou mieux de citernes en maçonnerie, ayant les uns et les autres, à leur partie inférieure, une ouverture munie d’une broche, et organisée de manière à donner passage à l’eau, sans que le grain puisse s’échapper avec elle. On y met toute l’orge que l’on veut convertir en malt, et on y introduit ensuite une quantité d’eau suffisante pour la surnager de douze à quinze centimètres ; cette eau doit être renouvelée toutes les six heures, et même plus souvent pendant les fortes chaleurs de l’été ; mais en hiver, il suffit de la soutirer matin et soir pour en mettre de nouvelle. On ne doit point négliger cette précaution,, qui est on ne peut plus importante ; autrement, ce serait toujours au détriment du malt : car le grain, qui doit seulement se pénétrer d’eau dans la trempe, ne doit y subir aucune fermentation. Le temps nécessaire pour cette opération n’est point déterminé ; il varie beaucoup et dépend des saisons, de la qualité de l’eau dont on se sert, et surtout de la nature de l’orge que l’on emploie. Celle qui est nouvellement récoltée et fraîchement battue est toujours bien plus tôt trempée que celle qui est plus ancienne. Le terrain qui l’a produite exerce encore, à cet égard, une grande influence : c’est pourquoi l’on doit soigneusement éviter de mettre en trempe en même temps des grains qui ne proviennent pas du même canton, ou qui ont été battus à à des époques différentes, et surtout ceux qui ne sont pas de la même année ; enfin, les grains qui ont été récoltés par un temps humide, exigent aussi pour la trempe moins de temps que ceux qui l’ont été par un temps sec ! Il ne faut point perdre de vue ces circonstances d’où dépend essentiellement le succès de l’opération : car, faute de se précautionner à cet égard, une partie des grains aurait déjà passé le point convenable, lorsque l’autre, n’y serait point encore arrivée. Il est de plus fort à propos de saisir le moment précis pour sortir le grain de la trempe ; mais comme, d’après ce que j’ai dit plus haut, on ne peut point assigner d’une manière positive le temps qu’il doit y rester, qui varie de vingt à soixante-dix heures, l’inspection seule peut guider en cela le manipulateur. Ainsi on connaît que l’orge est parvenue au point de trempe qui convient, lorsqu’en saisissant un grain et le pressant doucement entre les doigts, on sent qu’il est bien ramolli, et que l’on aperçoit son enveloppe s’entr’ouvrir et s’écarter à ses deux, extrémités.

Alors on soutire l’eau, et, après avoir laissé les grains s’égoutter pendant quelques heures, on les enlève des cuviers ou des citernes pour les transporter au germoir. Si la trempe n’a pas été assez prolongée, la germination s’opérera mal, et l’on sera forcé d’arroser de temps en temps la couche de grain au germoir même ; ce qui ne remédiera que très-imparfaitement au mal : si, au contraire, l’orge est restée trop long-temps dans l’eau, celle-ci aura déjà dissous quelques-unes de ses parties essentielles, et le malt perdra beaucoup de sa qualité.

On établit ordinairement le germoir ou dans une cave ou simplement dans une pièce au rez-de-chaussée : dans le premier cas, si la cave est approfondie, de manière que la température s’y maintienne bien égale, on peut y faire germer à-peu-près pendant toute l’année ; mais dans le second cas, cette opération est impraticable et pendant les fortes chaleurs de l’été, et pendant les froids rigoureux de l’hiver. C’est en vain que dans cette dernière circonstance on cherche à remédier à la température par des couvertures de laine dont on couvre la couche de grain, il est impossible ou du moins très-difficile d’obtenir alors une germination bien égale. Le germoir doit être pavé en dalles ou pierres plates, et c’est sur ce pavé que l’on met l’orge au sortir de la trempe. Beaucoup de brasseurs l’y étendent d’abord en couches de quelques centimètres d’épaisseur ; mais il est un procédé suivi dans un grand nombre, de brasseries, en Allemagne, qui est beaucoup plus expéditif et qui ne présente aucun inconvénient. Il consiste à entasser le grain sur le pavé du germoir, en forme de monceau très-élevé ; il s’y échauffe promptement, c’est-à-dire, au bout de vingt à trente heures, selon la température ; et c’est seulement alors qu’on le disperse en couches de vingt à vingt-cinq centimètres d’épaisseur, suivant la saison : car il faut que cette couche soit d’autant plus mince, que la chaleur est plus forte. On doit, dans cet état, l’observer très-exactement, d’heure en heure ; et aussitôt qu’on, s’aperçoit que la chaleur s’y manifeste, on la change de place, en la remuant avec activité et à la pelle. Cette opération a deux buts ; l’un est de diminuer la chaleur de la masse, et l’autre est de mêler, avec le grain qui est à l’extérieur, celui de l’intérieur du tas, qui d’ordinaire s’échauffe plus promptement et germe le premier. Ce mouvement de la couche doit être répété chaque fois que la chaleur s’y manifeste de nouveau ; ce qui arrive à-peu-près toutes les quatre, cinq ou six heures, selon son épaisseur et la température de l’atmosphère.

On ne tarde pas à apercevoir, à l’un des bouts de chaque grain, un petit point blanc, qui est l’extrémité des radicules destinées à former les racines de la plante ; ces radicules prennent bientôt de l’accroissement, et l’on doit veiller soigneusement à ce qu’elles ne poussent pas avec trop de promptitude ; ce qu’il est facile d’empêcher par un mouvement fréquent de la couche. Aussitôt qu’elles commencent à paraître, la partie qui doit former la tige de la plante, et que l’on nomme plumule, se développe également ; mais au lieu de se montrer à la même extrémité du grain, elle se replie, se glisse dessous l’enveloppe et va sortir, quelque temps après, à l’extrémité opposée. Il est fort important de ne point laisser arriver la germination jusqu’au moment où la plumule paraît au-dehors ; car alors le malt a perdu une grande partie de sa qualité. L’instant de l’arrêter est celui où les radicules ont atteint trois à quatre millimètres, ou au plus cinq de longueur. Aussitôt qu’elles sont arrivées à ce point, on se hâte d’étendre la couche très mince, et on a soin de la remuer toutes les deux ou trois heures, afin que non-seulement la germination s’arrête, mais que les radicules périssent le plus tôt possible. C’est ordinairement alors que l’on transporte les grains au séchoir ou sur la touraille, à moins qu’on ne veuille les soumettre à une opération particulière, qui contribue à donner au malt une qualité supérieure, et qui est pratiquée généralement par les fabricans de malt en Angleterre, et par un grand nombre de ceux d’Allemagne cette opération consiste à remettre le grain en monceau, aussitôt que les radicules sont péries par le contact de l’air ou par le fréquent mouvement qu’on donne à la couche, et à le laisser en cet état pendant dix-huit à trente heures, sans le remuer : il y contracte une assez forte chaleur, et on ne l’enlève pour le faire sécher promptement que lorsque tous les grains présentent, à leur surface, une substance comme huileuse et d’une saveur fort sucrée. Par ce moyen, le malt est sans contredit beaucoup meilleur que celui qui a été séché aussitôt que la germination est arrivée à son terme ; mais aussi ce procédé est fort délicat, car oi on laisse le grain un peu trop long-temps ainsi entassé, il s’altère considérablement par le trop de chaleur qui s’y développe, -et toute la masse court le plus grand risque d’être bientôt entièrement perdue.

On peut faire sécher le malt, soit par le moyen du feu, sur une touraille, soit en l’étendant en couche très-mince dans un lieu bien aéré, et en le remuant aussi souvent que besoin l’exige pour accélérer sa dessication. Le premier moyen est généralement mis en usage par les brasseurs, parce qu’il est beaucoup plus expéditif, et que de très-vastes emplacemens seraient nécessaires pour faire sécher a l’air une grande quantité de malt à la fois. D’ailleurs, pour certaines qualités de bière, il faut que le malt ait éprouvé une espèce de torréfaction qui change plus ou moins sa couleur naturelle. C’est pourquoi les brasseurs en distinguent de plusieurs sortes, savoir : le pâle, l’ombré clair, l’ ombré foncé, le brun clair, le brun foncé, et les emploient respectivement pour les qualités de bière auxquelles chacun convient le mieux. Mais pour la saccharification de la fécule et pour la distillation des pommes de terre, le malt séché à l’air est bien préférable : et si l’on se sert de la touraille, on doit donner le feu le plus doux possible, de manière à ne pas changer la couleur du grain ; car le malt pâle contribue à rendre la fermentation beaucoup plus active et plus alcoolique que celui qui est ombré ou entièrement brun.

L’orge, dans sa conversion en malt, augmente en volume et diminue en poids, et ces différences sont d’autant plus considérables que la germination a été poussée plus loin. Il en résulte que celui qui vend du malt au poids a intérêt de le laisser germer le moins possible, tandis que celui qui le vend à la mesure doit au contraire, pour son propre avantage, lui laisser pousser de très-longues radicules. Ainsi, les personnes qui seraient dans le cas d’en faire emplette doivent y faire attention, et surtout bien se précautionner contre l’habitude qu’ont la plupart des fabricans de malt de l’arroser au sortir de la touraille, pour le vendre au poids ; car on peut alors l’humecter d’une certaine quantité d’eau, sans autre inconvénient que celui d’augmenter sa pesanteur : et cela est même généralement pratiqué en Angleterre, où la profession de fabricant de malt est séparée de celle de brasseur et de distillateur ; mais la dose d’eau à employer est fixe, et si on la dépassait tant soit peu, le malt ne serait plus susceptible de conservation.

Enfin, lorsque le malt a été bien préparé, on peut être assuré qu’il se conservera long-temps, pourvu qu’on ait soin de le tenir dans un lieu sec et bien aéré, mais toujours est-il certain que l’on doit donner la préférence au plus nouveau, car il est sans contredit le meilleur.