La pomme de terre, considérations sur les propriétés médicamenteuses, nutritives et chimiques de cette plante/10


CHAPITRE X.

SACCHARIFICATION DE LA FECULE DE POMMES DE TERRE PAR L’ACIDE SULFURIQUE.


Considérations préparatoires.


La saccharification de la fécule de pommes de terre s’est bornée jusqu’à ce jour à livrer au commerce une substance sucrée, uniquement destinée à la distillation alcoolique et à la confection des bières qui se consomment dans les provinces du Nord. On a en vain cherché à en obtenir un sirop propre à être employé dans les pharmacies et chez les confiseurs, en remplacement du sucre de la canne : ce sirop, toujours fangeux, couleur de mélasse, d’un goût détestable, mêlé d’amertume, et d’une odeur tout-à-fait repoussante, ayant d’ailleurs les défauts de perdre de sa densité par le contact de l’air, et de se convertir, dans les temps humides, en une masse solide analogue au miel et à l’huile d’olive, a sans cesse été rejeté comme ne pouvant remplir l’objet de sa destination.

Après avoir pendant long-temps fait tous mes efforts pour corriger ces imperfections, j’étais enfin parvenu, en 1825, à le rendre blanc, transparent, d’un bon goût et d’une odeur qui n’offrait rien de désagréable. Il fut, dans cet état, soumis aux lumières du célèbre M. Vauquelin, qui n’hésita pas à lui donner la préférence sur tous ceux qu’on lui avait présentés jusqu’alors. Cependant il perdait de degrés par son exposition aux influences de l’air, et formait la masse dès l’instant où l’atmosphère changeait de température (vers la fin du mois de septembre). L’observation en fut faite à ce savant chimiste, qui crut à la possibilité de corriger le premier de ces défauts, mais qui déclara qu’on ne l’empêcherait jamais de se solidifier dans les temps humides ; que cette espèce de congélation était naturelle à ce sucre comme à ceux de miel et de raisin.

Mes investigations scrupuleuses et réitérées m’ont néanmoins obtenu le triomphe, et ces deux défauts ont disparu, au point que le sirop de fécule, exposé à l’air, prend de la densité au lieu d’en perdre, et garde une limpidité parfaite, même au milieu des froids les plus rigoureux.

Soumis, chaud, à trente-deux degrés de concentration, ce sirop peut être employé partout où l’on fait usage du sucre des colonies, excepté dans les confitures sèches et candies, les sucres d’orge, les caramels, et les diverses pâtes que préparent les pharmaciens et les confiseurs, parce que, poussé au point de cuite nécessaire pour ces derniers objets, il ne peut leur conserver la beauté et la qualité qu’ils obtiennent d’abord, à cause de la nature du sucre dont il provient, qui se réhumecte et finit par se liquéfier quelque temps après la fabrication. Il diffère encore du sucre de la canne en ce que, possédant moins de sucre, il nécessite l’addition d’un tiers de celui-ci pour lui devenir parfaitement identique, qu’il est plus enclin à la fermentation et qu’il conserve un léger goût de fruit, qui disparaît toutefois par les parfums que renferment les objets où il convient de l’employer.

Tel est le sirop économique de fécule ; s’il se trouve taché de quelques imperfections, combien ce côté faible n’est-il pas racheté par des qualités que ne possède pas même le plus beau sucre de canne. D’abord, il ne cristallise jamais dans les topettes, et donne plus de moelleux aux liqueurs de table, par la quantité qu’on est obligé d’employer à cause du défaut de sucre ; et, en second lieu, il est préférable à celui-ci pour diverses préparations pharmaceutiques, telle que la thériaque, etc. Il laisse d’ailleurs entrevoir, dans son exploitation, les résultats les plus lucratifs comme spéculation industrielle. En effet, si l’on considérait le prix ordinaire de la fécule de pommes de terre sous le rapport du terme moyen, année commune, on verrait que le sirop économique ne reviendrait qu’à vingt-quatre francs les cinquante kilogrammes, et cette somme éprouverait encore une diminution considérable, si l’on obtenait soi-même la fécule par le râpage du tubercule ; alors le prix du sirop n’excéderait pas, tous frais prélevés, seize francs les cinquante kilogrammes, chose que je tâcherai de démontrer en résumant ce petit Ouvrage.

Je ne tracerai point ici l’histoire de mes recherches et de mes nombreuses expériences, dont les résultats se réduisent aux appareils les plus simples et aux moyens les plus faciles d’opérer pour obtenir d’heureux succès : ce serait amuser inutilement mes lecteurs, auxquels il importe surtout de connaître le mode de manipuler heureusement, et rien de plus ; mais ce ne sera qu’en suivant rigoureusement la marche que je vais leur prescrire, qu’ils pourront espérer de parvenir à ce but ; cette marche a pour base les conditions suivantes :

1.° Que la fécule soit très-blanche, de sorte qu’en la fixant sur la main ou sur du papier on n’y aperçoive aucun point noir ; qu’elle soit sèche, sans odeur et surtout exempte de toute falsification, c’est-à-dire, qu’elle ne recèle aucun corps étranger à sa nature ; ce qu’il est facile de connaître par l’immersion d’une petite quantité de cette fécule dans un verre d’eau. Si, après l’avoir agitée, elle laisse l’eau bien claire en se déposant au fond, c’est une preuve qu’elle est pure ; si, au contraire, l’eau reste blanche, on peut conclure qu’elle ne l’est pas, et l’on doit la répudier.

2.° Que l’eau dont on doit se servir soit limpide, qu’elle soit employée à la dose de quatre cinquièmes du poids de la fécule, c’est-à-dire, que pour cent kilogrammes de fécule il faut quatre cents kilogrammes d’eau. En n’en mettant que trois quarts, on obtient, à la vérité, une décomposition parfaite de la fécule, mais le sirop qui en résulte est coloré, possède de l’amertume, un goût et une odeur repoussante, se liquéfie par le contact de l’air, et forme la masse peu de jours après la fabrication. Avec cinq sixièmes d’eau, la décomposition est imparfaite ; le carbonate de chaux, dont on se sert pour saturer l’acide, dépose difficilement au fond de la cuve ; le liquide demeure mucilagineux, blanchâtre comme le petit lait, et donne une odeur particulière ; le sirop se recouvre d’une peau croûteuse sur toute sa superficie dans l’évaporation ; lorsqu’on le traite au charbon animal, il jette fort mal ses écumes, qui ne peuvent se débarrasser pour venir surnager à la surface ; jeté, dans les filtres, il entraîne le charbon et passe toujours noir ou noirâtre, formant des mèches qui pendent du filtre au baquet ; enfin, il finit par se solidifier, et forme une colle tellement tenace qu’il est impossible de l’arracher des chausses, sans les endommager considérablement. S’il arrivait que par mégarde une opération se trouvât ainsi manquée, tout ne serait pas perdu pour cela ; il s’agirait de concentrer le liquide à la consistance de sirop, et de l’employer dans une nouvelle opération, comme si l’on employait la fécule qui l’a produit, en suivant, sous tous les rapports les mêmes proportions. Le sirop qui en résulterait aurait toutes les qualités requises pour être bon ; mais il conserverait de la couleur.

3.° Que l’acide sulfurique, agent de la décomposition de la fécule, soit blanc et qu’il ait bien soixante-six degrés. On l’emploie à raison de quatre kilogrammes pour cent de fécule ; le plus ou le moins produirait les mêmes effets que le plus ou le moins d’eau dont je viens de parler.

4.° Que le carbonate de chaux dont on se sert pour saturer l’acide après la décomposition de la fécule, n’ait point été conservé dans un lieu frais où il aurait pu contracter un mauvais goût ; on peut toutefois remédier à ce mal ; en le séchant dans un four avant de l’employer ; et qu’il ne contienne aucune substance métallique. C’est pour cette raison que je conseille la craie ou les blancs de Troyes et d’Espagne, de préférence même au marbre blanc, dont quelques veines pourraient renfermer du métal, et, pour le même motif, à toute autres pierres calcaires. La dose à employer n’est point absolument fixe ; j’ai toujours vu que six kilogrammes suffisaient pour saturer un kilogramme d’acide ; mais il vaut mieux en mettre un peu plus, car dans cette circonstance l’excès ne peut jamais nuire, et le défaut serait très-préjudiciable. Comme le carbonate de chaux n’agit sur l’acide que par ses surfaces, on doit le réduire en poudre autant fine que possible avant de s’en servir.

5.° Que le charbon animal qui sert à décolorer le sirop soit bien calciné, c’est-à-dire, bien noir (s’il conserve une teinte rougeâtre, il ne produit plus les mêmes effets), et qu’il soit réduit en poudre divisée en particules très-ténues qui la rendent presque impalpable, car c’est encore par les surfaces qu’il agit. Certains chimistes conseillent de le laver dans de l’acide hydrochlorique étendu d’eau, avant de s’en servir, pour le débarrasser d’une substance grasse qu’il contient encore : je n’en ai jamais fait l’épreuve ; j’ai toujours employé le charbon animal, première qualité, que l’on désigne dans le commerce sous le nom de noir d’ivoire, et je m’en suis bien trouvé. La dose à employer est de deux kilogrammes et demi pour cent de sirop ; une plus grande quantité serait à pure perte, mais ne nuirait en rien à l’opération.

6.° Que l’ébullition soit constamment entretenue au moins pendant cinq heures, à partir de l’instant où toute la fécule est introduite dans la cuve ; il est inutile de la prolonger plus longtemps ; je l’ai poussée jusqu’à dix-huit heures, sans obtenir un résultat plus favorable ;

7.° Que toute la fabrication du sirop s’exécute à la vapeur, à cause de sa délicatesse, qui lui fait prendre de la couleur par l’action directe du calorique, excepté pourtant lorsqu’on le traite au charbon animal ; dans ce cas il ne craint plus le feu nu, car l’action de cette substance ne se borne pas seulement à décolorer le sirop, elle le bonifie d’une manière qui n’est point encore connue, mais qui le met en état de supporter un degré de chaleur beaucoup plus élevé.

8.° Enfin, que tous les ustensiles qui servent à la décomposition de la fécule, à part la chaudière à vapeur, soient en bois, en grès, en verre, en plomb ou en platine ; car tout autre métal, plongé dans l’acide sulfurique, donnerait à la substance sucrée une odeur ei une saveur intolérables.

Ces conditions sont de rigueur, et doivent être considérées comme règles fondamentales du travail ; en se dirigeant d’après les principes qu’elles établissent, on sera toujours sûr d’arriver à un but certain et d’obtenir un succès complet.