La nouvelle Justine/Chapitre XX



CHAPITRE XX.


Aventures de Villefranche. — Prison. — Ce que retire Justine des amis qu’elle envoie chercher, — Comme ses juges la traitent. — Évasion. — Voyage de Paris. — Qui elle retrouve.


Justine et sa conductrice voyageaient dans un petit charriot attelé d’un cheval, qu’elles conduisaient du fond de leur voiture. Là étaient les marchandises de madame Bertrand, avec une petite fille de quinze mois, qu’elle nourrissait, et que la trop compatissante Justine ne tarda pas, pour son malheur, de prendre dans une aussi grande amitié, que pouvait le faire celle qui lui avait donné le jour.


C’était une assez vilaine femme que cette Bertrand ; soupçonneuse, bavarde, commère, ennuyeuse et bornée : ce peu de mots la peint au naturel. On descendait, régulièrement chaque soir, tous les effets dans l’auberge, et l’on couchait dans la même chambre. Jusqu’à Lyon tout se passa fort bien ; mais, pendant les trois jours dont cette femme avait besoin pour ses affaires, Justine fit dans cette ville une rencontre, à laquelle elle était bien loin de s’attendre.

Elle se promenait l’après-midi, sur le quai du Rhône, avec une des filles de l’auberge, lorsqu’elle apperçut tout-à-coup le révérend père Antonin de Sainte-Marie-des-Bois, maintenant supérieur de la maison de son ordre, située en cette ville. Le moine l’aborde ; et, après lui avoir tout bas aigrement reproché sa fuite, et lui avoir fait entendre qu’elle courait les plus grands risques d’être reprise, s’il en donnait avis au couvent de Bourgogne, il lui ajouta en se radoucissant, qu’il ne parlerait de rien, si elle voulait à l’instant même le venir voir dans son habitation, avec la fille qui l’accompagnait, assez fraîche, assez jolie, prétendait-il, pour lui inspirer quelques desirs ? Puis s’adressant à cette créature : Nous vous payerons bien l’une et l’autre, dit-il en la caressant ; nous sommes dix dans notre maison ; et je vous promets un louis de chaque, si votre complaisance est sans bornes. Justine, comme on se le persuade aisément, rougit beaucoup de ces propos. Un moment elle veut faire croire au moine qu’il se trompe ; n’y réussissant pas, elle essaye des signes ; rien n’en impose à cet insolent ; les sollicitations n’en deviennent que plus chaudes. Le moine enfin, sur des refus réitérés, se borne à demander des adresses. Pour se débarrasser, Justine en donne de fausses ; il les écrit sur son portefeuille, et se sépare, en assurant qu’on entendra bientôt parler de lui.

Justine, en retournant à l’auberge, expliqua, du mieux qu’elle put, l’histoire de cette malheureuse rencontre, à la fille qui l’accompagnait. Mais, soit que ce qu’elle dit ne fût pas fait pour satisfaire, soit que cette servante eût été fâchée d’un acte de vertu qui la privait d’un gain assuré, elle bavarda. Justine n’eut que trop lieu de s’en appercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureuse catastrophe que nous allons bientôt raconter. Cependant le moine ne reparut plus, et l’on partit.

Sorties de Lyon, nos deux voyageuses ne purent, ce premier jour, coucher qu’à Villefranche ; elles y arrivèrent sur les six heures du soir, et se retirèrent de suite dans leur chambre, afin d’entreprendre une plus forte marche le lendemain. Il n’y avait pas deux heures qu’elles étaient couchées, lorsqu’elles sont réveillées tout-à-coup par une fumée affreuse. Persuadées que le feu n’est pas loin, elles se lèvent avec promptitude : juste ciel ! les progrès de l’incendie ne sont déjà que trop effrayans ; elles ouvrent leur porte, à moitié nues, et n’entendent autour d’elles que le fracas des murs qui s’écroulent, le bruit des charpentes qui se brisent, et les hurlemens épouvantables de ceux qui tombent dans les flammes. Entourées de ces flammes dévorantes, elles ne savent déjà plus où fuir. Pour échapper à leur violence, elles se précipitent dans leur foyer, et se trouvent ainsi bientôt confondues dans la foule de ceux qui cherchent leur salut dans la fuite. Justine se rappelle alors que sa conductrice, plus occupée d’elle que de sa fille, n’a pas songé à garantir cette enfant de la mort. Elle vole dans la chambre où cette petite est oubliée, à travers les flammes qui l’atteignent et la brûlent en plusieurs endroits, se saisit de la créature, s’élance pour la reporter à sa mère, fléchit sur une poutre à moitié consumée, laisse tomber le précieux fardeau qu’elle porte, et ne se sauve elle-même que saisie par une femme qui lui tend les bras, et qui se presse de l’entraîner hors du tumulte. On la jette dans une chaise de poste ; sa libératrice s’y place avec elle… sa libératrice ! grand Dieu ! de quelle expression nous sommes obligés de nous servir ! cette libératrice est Dubois. Scélérate, lui dit la mégère en lui appuyant la pointe d’un pistolet sur la tempe… ah ! putain, je te tiens, pour le coup, et cette fois tu ne m’échapperas plus… Oh ! madame, vous ici, s’écria Justine ?… Tout ce qui vient de se passer est mon ouvrage, répondit la Dubois ; c’est par un incendie que je t’ai sauvé le jour ; c’est au moyen d’un incendie que tu vas le perdre. Je t’aurais poursuivie jusqu’aux enfers, s’il l’eût fallu, pour te ravoir. Monseigneur devint furieux, quand il apprit ton évasion ; il me menaça de toute sa colère, si je ne te ramenais pas. Je t’ai manquée de deux heures à Lyon ; hier, j’arrivai à Villefranche une heure après toi. J’ai mis le feu à l’auberge, avec le secours des satellites que j’ai perpétuellement à mes gages. Je voulais te brûler ou t’avoir : je t’ai ; je te reconduis dans une maison que ta fuite a précipitée dans le trouble et dans l’inquiétude, et t’y ramène, ma fille, pour être traitée d’une cruelle manière. Monseigneur a juré qu’il n’aurait pas de supplices assez effrayans pour toi ; et nous ne descendrons pas de la voiture, que nous ne soyons chez lui. Eh bien ! Justine, que penses-tu maintenant de la vertu ? n’eut-il pas mille fois mieux valu laisser brûler tous les enfans de l’univers, que de t’exposer à ce qui t’arrive, pour en avoir voulu sauver un… qui, malheureusement, ne l’est pas ? — Oh ! madame, ce que j’ai fait, je le ferais encore… Vous me demandez mon opinion sur la vertu… je pense qu’elle est souvent la proie du crime… qu’elle est heureuse, quand elle triomphe, mais qu’elle doit être l’unique objet des récompenses de Dieu dans le ciel, si les forfaits de l’homme parviennent à la flétrir sur terre. — Tu ne seras pas long-tems, Justine, sans savoir s’il est vraiment un Dieu qui punisse ou qui récompense les actions des hommes… Ah ! si dans le néant éternel où tu vas rentrer tout-à-l’heure, il t’était permis de penser, combien tu regretterais les sacrifices infructueux que ton entêtement t’a forcé de faire à des phantômes… qui ne-t-ont jamais payé qu’avec des malheurs !… Il en est encore tems, Justine ; veux-tu devenir ma complice ? Il est plus fort que moi de te voir échouer sans cesse dans les routes dangereuses de la vertu. N’es-tu donc pas suffisamment punie de ta sagesse et de tes faux principes ? quelles infortunes te faut-il donc pour te corriger ? quels exemples te sont nécessaires pour te convaincre que le parti que tu prends est le plus mauvais de tous, et qu’ainsi que je te l’ai dit cent fois, on ne doit s’attendre qu’à des revers, quand, prenant la foule à rebours, on veut être seule vertueuse dans une société tout-à-fait corrompue. Tu comptes sur un Dieu vengeur ! détrompes-toi, Justine ; détrompes-toi ; le Dieu que tu te forges n’est qu’une chimère dont la sotte existence ne se trouva jamais que dans la tête des fous. C’est un phantôme inventé par la scélératesse des hommes, qui n’a pour but que de les tromper ou de les armer les uns contre les autres. Le plus important service qu’on eût pu leur rendre, eût été d’égorger sur-le-champ le premier imposteur qui s’avisa de leur parler d’un Dieu ; que de sang un seul meurtre eût épargné dans l’univers ! Va, va, Justine, la nature, toujours agissante, toujours active, n’a nullement besoin d’un maître pour la diriger. Eh ! si ce maître existait effectivement, après tous les défauts dont il a rempli ses œuvres, mériterait-il autre chose de nous que des mépris et des outrages ? Ah ! s’il existe ton Dieu, que je le hais, Justine ! que je l’abhorre ! Oui, si cette existence était vraie, je l’avoue, le seul plaisir d’irriter perpétuellement celui qui en serait revêtu, deviendrait le plus précieux dédommagement de la nécessité où je me trouverais alors d’apporter quelque croyance en lui… Encore une fois, Justine, veux-tu devenir ma complice ? Un coup superbe se présente ; nous l’exécuterons avec du courage ; je te sauve la vie, si tu l’entreprends. Le prélat, chez qui nous allons, s’isole dans le sanctuaire de ses débauches ; le genre dont tu sais qu’elles sont l’exige ; un seul valet et l’aumônier l’habitent avec lui, quand il y va pour ses plaisirs. L’homme qui court devant cette chaise, toi et moi, Justine, nous voilà trois contre un. Quand ce libertin sera dans le feu de ses voluptés, je m’emparerai des armes dont il se sert pour trancher la vie de ses victimes ; tu le tiendras ; nous le tuerons ; et mon courrier, pendant ce tems-là, se défera des deux acolytes. Il y a de l’argent caché dans cette maison, Justine ; plus d’un million, je le sais ; le coup en vaut la peine… Choisis, sage créature ; choisis la mort… ou me servir. Si tu me trahis ; si tu lui fais part de mon projet, je t’accuserai seule ; et tu ne doutes pas que je ne l’emportes par la confiance qu’il eut toujours en moi. Réfléchis bien avant que de me répondre : cet homme est un scélérat, donc en l’assassinant nous ne faisons que servir les loix desquelles il a mérité la rigueur. Il n’y a pas de jour, mon enfant, où ce coquin ne massacre une fille : est-ce donc outrager la vertu que de punir le crime, et la proposition raisonnable que je te fais alarmera-t-elle encore tes farouches principes ?… N’en doutez pas, madame, répondit Justine, ce n’est pas dans la vue de corriger le crime que vous me proposez cette action, c’est dans le seul motif d’en commettre un vous-même : il ne peut donc y avoir qu’un très-grand mal à faire ce que vous dites, et nulle apparence de légitimité. Il y a mieux, n’eussiez-vous même pour dessein que de venger l’humanité des horreurs de cet homme, vous feriez encore mal de l’entreprendre, ce soin ne vous regarde pas ; les loix sont faites pour punir les coupables, laissons-les agir ; ce n’est pas à nos faibles mains que l’Être Éternel a confié leur glaive ; nous ne nous en servirions pas sans les outrager elles-mêmes. — Rien de si grossier que ton erreur, Justine ; dès que les loix sont aveugles, prévaricatrices, ou insuffisantes, il est permis à l’homme d’y suppléer : les loix sont l’ouvrage des hommes ; l’homme a le droit de les corriger ; celui dont il s’agit est un despote… un tyran. Rappelles-toi les maximes affreuses qu’il nous étala l’autre jour ; le scélérat détruirait le peuple entier, s’il l’osait, et c’est une vertu, ma fille, oui, une vertu, que d’anéantir les tyrans ; il n’en existerait pas un seul dans le monde, s’il m’était possible de les égorger tous : cette pernicieuse engeance est-elle donc nécessaire pour conduire les hommes ? Mais, ce que j’abhorre encore plus qu’eux, s’il est possible, ce sont leurs courtisans et leurs flatteurs, tous scélérats qui ne cherchent qu’à faire refluer sur eux les bontés du prince et ses richesses ; ainsi le pauvre n’a travaillé que pour engraisser cette canaille ; c’est de son sang, de ses larmes et de ses sueurs qu’est abreuvé le luxe insolent de ces sang-sues, et l’on veut nous faire respecter les dégoûtantes idoles, enfantant d’aussi cruels abus ; non, non, je les voue tous à la haine et à la vengeance publique, ces prétendus maîtres du monde qui ne trouvent jamais dans la puissance qui les enivre, que des moyens de scélératesse et de crimes. Oh  ! madame, répondit Justine, ne pourrait-on pas trouver plus d’une fois vos maximes en contradiction avec vos mœurs  ? — Jamais, Justine, jamais  ; je veux l’égalité, je ne prêche que cela  ; si j’ai corrigé les caprices du sort, c’est parce qu’écrasée, anéantie de l’inégalité de la fortune et des rangs, ne voyant que vanité, que tyrannie dans les uns, que bassesse, que misère dans les autres, je n’ai voulu ni briller avec le riche orgueilleux, ni végéter avec le pauvre humilié  ; je me suis fait un sort, une fortune, unique ouvrage de mon adresse et de ma philosophie  ; c’est à force de crimes, j’en conviens, mais je ne crois pas au crime, moi, ma chère, il n’existe aucune sorte d’action, qui, selon moi, puisse être qualifiée ainsi… En un mot, Justine, nous approchons, décides-toi, veux-tu me servir  ? — Non, madame, ne l’espérez jamais. Eh bien, tu mourras, indigne créature, reprit la Dubois en fureur, oui, tu mourras  ; ne te flattes pas d’échapper à ton sort. — Que m’importe, je serai délivrée de tous mes maux  ; le trépas n’a rien qui m’effraie, c’est le dernier sommeil de la vie, c’est le repos du malheureux  ; et cette bête féroce s’élançant aussi-tôt sur notre infortunée, elle l’accable de coups… elle a l’insolence de la trousser et de lui déchirer de ses ongles les cuisses, le ventre et les fesses, elle lui donne des soufflets, elle l’invective de toutes les manières, toujours en la menaçant du pistolet, si elle ose jeter un seul cri. Justine fond en larmes.

Cependant, on avançait fort vîte ; l’homme qui courait devant faisait préparer les chevaux, et l’on n’arrêtait à aucune poste… Qu’entreprendre ?… L’abattement de Justine et sa faiblesse la mettaient dans un tel état, qu’elle préférait la mort aux peines de s’en garantir.

On allait entrer dans le Dauphiné, lorsque six hommes à cheval, galoppant à toute bride derrière la voiture, l’atteignent, et forcent le postillon à s’arrêter. Il y avait à trente pas du chemin une chaumière où les cavaliers poursuivans ordonnent au postillon d’amener la chaise : ici Dubois s’apperçoit que c’étaient des gens de la maréchaussée ; elle leur demande, dès qu’elle a mis pied à terre, si elle est connue d’eux, et de quel droit on en use ainsi avec une femme de son rang ? Tant d’effronterie réussit à merveille. Nous n’avons pas l’honneur de vous connaître, madame, dit l’exempt ; mais nous sommes certains que vous avez dans votre voiture une malheureuse qui mit hier le feu à la principale auberge de Villefranche ; puis, se mettant à toiser Justine, voilà son signalement, madame, nous ne nous trompons pas, ayez la bonté de nous la livrer et de nous apprendre comment une personne aussi respectable que vous paraissez l’être a pu se charger d’une telle femme ?

Rien que de simple à cet évènement, répondit l’adroite créature, et je ne prétends ni vous le cacher ni prendre le parti de cette fille, du moment qu’elle est coupable du crime affreux dont vous parlez : je logeais comme elle hier à cette auberge de Villefranche ; j’en partis au milieu du trouble ; et comme je montais dans ma voiture, cette fille s’élança vers moi, en implorant ma compassion, en me disant qu’elle venait de tout perdre dans cet incendie, qu’elle me suppliait de la prendre jusqu’à Lyon où elle espérait de se placer ; écoutant moins ma raison que mon cœur, j’acquiesçai à ses demandes : une fois dans ma chaise, elle s’offrit à me servir. Imprudemment encore je consentis à tout, et je la menais en Dauphiné où sont mes biens et ma famille ; assurément, c’est une leçon : je reconnais bien à-présent tous les inconveniens de la pitié ; je m’en corrigerai ; la voilà, messieurs, la voilà, Dieu me garde de m’intéresser à un tel monstre ; je l’abandonne à la sévérité des loix, et vous supplie de cacher avec soin le malheur que j’ai eu de la croire un instant.

Justine voulut se défendre ; elle voulut dénoncer la vraie coupable ; ses discours furent traités de récriminations calomniatrices, dont l’insolente Dubois ne se défendit qu’avec un sourire méprisant. O funestes effets de la misère et de la prévention, de la richesse et de l’audace ! était-il possible qu’une femme qui se faisait appeler madame la baronne de Fulconis, qui affichait le luxe, qui se donnait des terres, une famille, se pouvait-il qu’une telle femme pût se trouver coupable d’un crime où elle ne paraissait pas avoir le plus mince intérêt ? tout, au contraire, ne condamnait-il pas l’infortunée Justine ! Pauvre et sans protection comment n’eût-elle pas eu tort ?

L’exempt lui lut les plaintes de la Bertrand ; c’était elle qui l’avait accusée. Selon cette mégère, notre orpheline avait mis le feu à ce logis, pour la voler plus à son aise ; elle l’avait été jusqu’au dernier sou ; c’était Justine qui avait jeté l’enfant dans le feu, pour que le désespoir où cet évènement allait plonger la mère, lui voilât le reste des manœuvres. C’était d’ailleurs, ajoutait la Bertrand, une fille de mauvaise vie que cette Justine, une créature échappée au gibet de Grenoble, et dont elle ne s’était chargée que par excès de complaisance pour un jeune homme, amant présumé de la délinquante, laquelle, pour surcroît d’impudence, avait impunément racroché des moines à Lyon. En un mot, il n’était rien dont cette indigne Bertrand n’eût profité pour perdre Justine, rien que la calomnie, aigrie par le désespoir, n’eût inventé pour l’avilir. À la sollicitation de cette femme on avait fait un examen juridique sur les lieux mêmes ; le feu avait commencé dans un grenier à foin où plusieurs personnes avaient déposé que Justine était entrée le soir de ce jour funeste ; et cela était vrai : desirant un cabinet d’aisance mal indiqué par la servante à laquelle Justine s’adressa, elle était entrée dans ce galetas, ne trouvant point l’endroit cherché, et y était restée assez de tems pour faire soupçonner ce dont on l’accusait, ou pour fournir au moins des probabilités. Elle eut donc beau se défendre, l’exempt ne répondit qu’en apprêtant des fers. Mais, monsieur, osa-t-elle dire cependant, si j’avais volé ma compagne déroute à Villefranche, l’argent devrait se trouver sur moi ; qu’on me fouille : cette défense ingénue n’excita que des rires ; on lui assura qu’elle n’était pas seule, qu’on était sûr qu’elle avait des complices auxquels avaient été remises les sommes à l’instant de sa fuite. Alors la méchante Dubois qui connaissait la flétrissure que cette infortunée avait eu le malheur de recevoir autrefois chez Rodin, contrefit un instant la commisération. Monsieur, dit-elle à l’exempt, on commet chaque jour tant d’erreurs sur toutes ces choses-ci, que vous pardonnerez l’idée qui me vient : si cette fille est coupable de l’action dont on l’accuse, assurément ce n’est pas son premier forfait. On ne parvient pas en un jour à des délits de cette nature ; visitez-la, monsieur, je vous en prie… Si par hasard vous trouviez sur son malheureux corps… Mais si rien ne l’accuse, permettez-moi de la défendre et de la protéger ; l’exempt consentit à la vérification, elle allait se faire… Un moment, monsieur, dit Justine en s’y opposant, cette recherche est inutile ; madame sait bien que j’ai cette affreuse marque ; elle sait bien aussi quel malheur en est la cause ; ce subterfuge de sa part est un surcroît d’horreurs qui se dévoilera, ainsi que le reste, au temple de Thémis. Conduisez-y moi, monsieur, voilà mes mains ; couvrez-les de chaînes ; le crime seul rougit de les porter ; la vertu malheureuse en gémit, et ne s’en effraie pas… En vérité, je n’aurais pas cru, dit la Dubois, que mon idée eût un tel succès ; mais, comme cette créature me récompense de mes bontés par d’insidieuses inculpations, j’offre de retourner avec elle, si cela est nécessaire… Cette démarche est parfaitement inutile, madame la baronne, répondit l’exempt ; nos recherches n’ont que cette fille pour objet, ses aveux, la marque dont elle est flétrie, tout la condamne ; nous n’avons besoin que d’elle, et nous vous demandons mille excuses de vous avoir retardée si long-tems. Notre orpheline, aussi-tôt enchaînée, est mise en croupe derrière un des cavaliers, et la Dubois remonte en voiture, en achevant d’insulter cette malheureuse par le don de quelques écus laissés piteusement aux gardes pour aider à la situation de la prisonnière, dans le triste séjour qu’elle allait habiter jusqu’à son jugement,

O vertu ! s’écria Justine, quand elle se vit dans cette affreuse humiliation, devais-tu recevoir un plus sensible outrage ? se peut-il que le crime ose t’affronter et te vaincre avec autant d’insolence et d’impunité ?

Dès en arrivant à Lyon, Justine fut précipitée dans le cachot des criminels, où on l’écroua comme incendiaire, fille de mauvaise vie, meurtrière d’enfant, et voleuse.

Il y avait eu sept personnes de brûlées dans l’auberge, elle avait pensé l’être elle-même, elle avait voulu sauver un enfant, elle allait périr ; mais celle qui était cause de cette horreur, échappait à la vigilance des loix, à la justice du ciel, elle triomphait, elle retournait à de nouveaux crimes, tandis qu’innocente et malheureuse, Justine n’avait pour perspective que le déshonneur, que la flétrissure et la mort.

Dubois rendit compte à l’évêque de tout ce qui s’était passé ; et celui-ci, furieux de manquer sa proie, voulut se dédommager au moins en faisant ajouter, le plus qu’il serait possible, de charges au procès de cette infortunée ; il envoya sur-le-champ son aumônier à Lyon, muni de nouvelles pièces contre elle. On l’accusait d’avoir volé monseigneur pendant le tems où il avait eu la bonté de la prendre à son service ; ce surcroît de preuves hâta la procédure, et l’on informa promptement.

De son côté notre intéressante aventurière, accoutumée depuis long-tems à la calomnie, à l’injustice et au malheur, faite depuis son enfance à ne se livrer à un sentiment de vertu, qu’assurée d’y trouver des épines, éprouvait une douleur plus stupide que déchirante  ; ses larmes retombant glacées sur son cœur, ne pouvaient humecter ses beaux yeux. Cependant, comme il est naturel à toute créature souffrante d’imaginer même l’impossible pour se tirer de l’abîme où son infortune la plonge, le père Antonin lui revint à l’esprit  ; quelque médiocre secours qu’elle en attendît, elle ne se refusa point à l’envie de le voir  ; elle le demande, il paraît. On ne lui avait pas dit par quelle personne il était desiré  ; il affecte de ne pas reconnaître Justine qui, pour sauver le mauvais effet de ce procédé, s’empresse de dire au geolier, qu’il est très-possible que cet honnête religieux ne se ressouvienne pas d’elle, n’ayant dirigé sa conscience que dans les plus jeunes années de sa vie. À peine avais-je douze ans, continua-t-elle, lorsqu’il me fit faire ma première communion  ; et quoiqu’il en puisse être, à ce titre, elle demande un entretien secret avec lui. On y consent de part et d’autre.

Dès qu’elle est seule avec le moine  : oh  ! mon pore, s’écrie-t-elle en se jettant à ses genoux, et les arrosant de ses larmes, sauvez-moi, je vous en conjure, de la cruelle position où je suis  ; alors elle lui prouva son innocence  ; elle ne lui cacha point que les mauvais propos qu’il lui avait tenu quelques jours auparavant, avaient indisposé la femme avec laquelle elle voyageait, et qui se trouvait maintenant son accusatrice. Le moine écoute très-attentivement  ; Justine, lui dit-il ensuite, ne t’emporte pas comme à ton ordinaire, si-tôt qu’on enfreint tes maudits préjugés  ; tu vois où ils t’ont conduite, et tu peux facilement te convaincre à présent, qu’il vaut cent fois mieux être coquine et heureuse, que sage et dans l’infortune. Ton affaire est aussi mauvaise qu’elle peut l’être  ; il est inutile de te le déguiser  ; cette Dubois dont tu me parles, ayant le plus grand intérêt à ta perte, y travaillera sûrement sous main  ; la Bertrand poursuivra, toutes les apparences sont contre toi  ; et il ne faut que des apparences aujourd’hui pour faire condamner à la mort. Je sais d’ailleurs que l’évêque de Grenoble agit sourdement, mais avec vigueur contre toi ; on assure même qu’il vient d’arriver pour suivre personnellement cette affaire ; tu es donc une fille perdue, il faut t’y attendre ; un seul moyen peut te sauver : je suis bien avec l’intendant ; il peut beaucoup sur les juges de cette ville ; je vais lui dire que tu es ma nièce, et te réclamer à ce titre ; il anéantira toute la procédure ; je demanderai à te renvoyer dans ma famille ; je te ferai enlever, mais ce sera pour t’enfermer dans notre couvent de cette ville, dont tu ne sortiras de ta vie… Et là, je ne te le cache point, Justine, là, esclave asservie de mes caprices, tu les assouviras tous sans distinction ; tu te livreras de même à ceux de mes confrères ; tu seras, en un mot, à nous, comme la plus soumise des victimes… tu m’entends… tu te souviens de Sainte-Marie des-Bois… la besogne est rude ; tu sais quelles sont les passions de libertins de notre espèce ; détermine-toi donc, et ne fais pas attendre ta réponse… Allez, mon père, répondit Justine avec horreur, allez, vous êtes un monstre, puisque vous vous permettez d’abuser aussi cruellement de ma situation pour me placer entre la mort et l’infamie ; je saurai périr, s’il le faut, mais ce sera du moins sans remords. Comme il vous plaira, ma belle enfant, dit le moine en se retirant, je n’ai jamais su violenter une femme quand il s’agissait de la rendre heureuse. La vertu vous a si bien réussi jusqu’à présent, que vous avez raison d’encenser ses autels… Adieu ; ne vous avisez pas sur-tout de me redemander davantage… Il sortait ; un mouvement impétueux rentraîne Justine à ses genoux ; tigre, s’écrie-t-elle en larmes, ouvre ton cœur de roc à mes affreux revers, et n’impose pas, pour les finir, des conditions plus terribles que la mort. Ici la violence de ses mouvemens avait fait disparaître les voiles qui couvraient son sein… il était nu, ses beaux cheveux y flottaient en désordre, ce sein d’albâtre était inondé de ses larmes ; elle inspire d’exécrables desirs à cet homme… d’indignes caprices que le scélérat veut satisfaire à la minute même ; il ose montrer à quel point la luxure le tourmente ; il ose concevoir des voluptés au milieu des fers dont cette malheureuse est couverte… Il bande sous le glaive qui va frapper Justine… Elle était à genoux, le coquin la renverse, il se précipite avec elle sur la malheureuse paille qui lui sert de lit ; elle veut crier, il lui enfonce un mouchoir dans la bouche, il attache ses bras ; maître d’elle, le libertin la trousse… Oh ! foutre, s’écrie-t-il, comme ses charmes se sont soutenus  !… comme la coquine est encore belle  ! il écarte les cuisses… Plus de résistances, il l’enconne  : c’est le tigre en fureur sur la tendre brebis. Après l’avoir un instant tourmentée, il s’asseoit sur la gorge de cette malheureuse, il la soufflète avec son vit, et le lui enfonce enfin dans la bouche  ; je t’étouffe, si tu me déranges, lui dit-il, laisses-moi t’inonder le gosier de foutre  ; à ce seul prix je ferai peut-être quelque chose pour toi. Mais, les desirs de ce libertin aussi bizarres qu’irréguliers, se dirigent bientôt sur un autre temple  : le beau cul de Justine revient à sa mémoire  ; il se l’expose, et les plus rudes attaques succèdent promptement aux plus ardens baisers. Justine, enculée, se démène, tant qu’elle le peut, sous le membre qui la tyrannise  ; mais elle est contenue de façon que chacun de ses mouvemens sert le moine au lieu de le déranger  ; un sperme impétueux se déborde à la fin, et l’on connaît assez le personnage dont il est question, pour se douter des épisodes dont est accompagné ce dénouement  ; c’est la foudre écrasant l’arbuste dont les tendres rameaux ne peuvent lui résister  ; il contemple sa victime dès qu’il en a joui  ; à la fureur qui l’anime, notre infortunée ne voit plus succéder que le dégoût…, que le mépris : voilà l’homme.

Écoutez, lui dit-il en la détachant, et se rajustant lui-même, vous ne voulez pas que je vous sois utile ? À la bonne heure, je ne vous servirai, ni ne vous nuirai, je le promets ; mais si vous vous avisez de dire un seul mot de ce qui vient de se passer, en vous chargeant des crimes les plus énormes, je vous ôte à l’instant tout, moyen de pouvoir vous défendre ; réfléchissez-bien avant que de parler ; on me croit maître de votre confession… vous m’entendez, il nous est permis de tout révéler quand il s’agit d’un criminel ; saisissez donc bien l’esprit de ce que je vais dire au concierge, ou j’achève à l’instant de vous perdre. Il frappe, le geolier paraît. — Monsieur, lui dit ce traître, cette bonne fille se trompe, elle a voulu parler d’un père Antonin qui est à Bordeaux ; je ne la connais nullement. Elle m’a prié d’entendre sa confession ; je l’ai fait ; je vous salue l’un et l’autre, et serai toujours prêt à me représenter quand on jugera mon ministère important.

Le barbare sort en disant ces mots, laissant Justine aussi confondue de sa fourberie que révoltée de son insolence et de son libertinage, et dévorée de l’affreux remords de ne s’être, pas tuée, plutôt que d’avoir (quoique malgré elle) servi de plastron à d’aussi affreuses débauches.

Cependant son état était trop horrible pour ne pas faire usage de tout ; Justine se ressouvient de Saint-Florent ; il est impossible, se disait-elle, que cet homme puisse me mésestimer relativement à la conduite que j’ai eu avec lui ; je lui ai rendu un service assez important, il m’a traité d’une manière assez barbare pour imaginer qu’il ne refusera pas de réparer ses torts envers moi dans une circonstance aussi essentielle, et de reconnaître, en ce qu’il pourra du moins, ce que j’ai fait de si honnête pour lui ; le feu des passions peut l’avoir aveuglé aux deux époques où je l’ai connu, mais il est mon oncle ; et dans ce cas-ci, nul sentiment ne doit l’empêcher de me secourir. Me renouvellera-t-il ses dernières propositions ? mettra-t-il les secours que je vais exiger de lui au prix des affreux services qu’il m’a expliqués ? Eh bien ! j’accepterai ; et une fois libre, je trouverai bien les moyens de me soustraire au genre de vie abominable auquel il aura eu la bassesse de m’engager.

Pleine de ces réflexions, Justine écrit à Saint-Florent ; elle lui peint ses malheurs, elle le supplie de la venir voir ; mais elle n’a pas assez réfléchi sur l’ame de cet homme, quand elle a cru la bienfaisance capable d’y pénétrer ; elle ne s’est pas assez rappelé les indignes maximes de ce pervers, et sa malheureuse faiblesse l’engageant toujours à juger les autres d’après son cœur, elle a mal-à-propos supposé que cet individu devait se conduire avec elle comme elle se serait conduite avec lui.

Il arrive, et comme Justine avait demandé à le voir seul, on les laisse ensemble. Il avait été facile à notre héroïne de voir aux marques de respect qu’on lui avait prodiguées quelle était sa prépondérance dans Lyon. Quoi ! c’est vous, lui dit-il en jetant sur elle des regards de mépris, je m’étais trompé sur la lettre, je la croyais d’une femme plus honnête que vous et que j’aurais servie de tout mon cœur ; mais que voulez-vous que je fasse pour une imbécille de votre espèce ? Comment, vous êtes coupable de cent crimes tous plus affreux les uns que les autres, et quand on vous propose un moyen de gagner honnêtement votre vie, vous vous y refusez avec opiniâtreté ? On ne porta jamais la bêtise plus loin… Oh ! monsieur, s’écria Justine, je ne suis point coupable… Que faut-il donc faire pour l’être, reprit aigrement cet homme dur ? La première fois de ma vie que je vous vois, c’est au milieu d’une bande de voleurs qui veulent m’assassiner ; maintenant c’est dans les prisons de cette ville, accusée de trois ou quatre nouveaux crimes, et portant sur vos épaules la marque assurée des anciens : si vous appelez cela être honnête, apprenez-moi donc ce qu’il faut pour ne l’être pas ?… Oh ! juste ciel ! monsieur, répondit Justine, pouvez-vous me reprocher l’époque de ma vie où je vous ai connu, et ne serait-ce pas bien plutôt à moi de vous en faire rougir ? J’étais de force, vous le savez, monsieur, parmi les bandits qui vous arrêtèrent, ils voulaient vous arracher la vie, je vous la sauvai en facilitant votre évasion… en nous échappant tous les deux. Que fîtes-vous, homme cruel, pour me rendre graces de ce service ? est-il possible que vous puissiez vous le rappeler sans horreur ? Vous voulûtes m’assassiner moi-même ; vous m’étourdîtes par des coups affreux ; et profitant de l’état où vous m’aviez mise, malgré les liens du sang qui nous unissaient, vous m’arrachâtes ce que j’avais de plus cher  ; par un raffinement de cruauté sans exemple vous me dérobâtes le peu d’argent que je possédais, comme si vous eussiez desiré que l’humiliation et la misère vinssent achever d’écraser votre victime. Que n’avez-vous pas entrepris depuis, pour perpétuer mes malheurs  ? Vous avez bien réussi, homme barbare, assurément vos succès sont entiers  ; c’est vous qui m’avez perdue  ; c’est vous qui avez entr’ouvert l’abîme où je n’ai cessé de tomber depuis ce malheureux instant. J’oublie tout néanmoins, monsieur, oui, tout s’efface de ma mémoire  ; je vous demande même pardon d’oser vous en faire des reproches  ; mais, pourriez-vous vous dissimuler qu’il ne me soit dû quelques dédommagemens… quelque reconnaissance de votre part  ? Ah  ! daignez n’y pas fermer votre ame, quand le voile de la mort s’étend sur mes tristes jours  ; ce n’est pas elle que je crains, c’est l’ignominie  ; sauvez-moi de l’horreur de mourir comme une criminelle  ; tout ce que j’exige de vous, se borne à cette seule grace  ; ne me la refusez pas, monsieur, ne me la refusez pas, et le ciel et mon cœur vous en récompenseront un jour.

Justine était en larmes devant cet homme féroce, et loin de lire sur sa figure l’effet qu’elle devait attendre des secousses dont elle se flattait d’ébranler son ame, elle n’y distinguait que cette altération de muscles qu’elle avait pu y remarquer, quand il assouvissait ses lubricités avec elle ; il était assis bien en face ; ses yeux noirs et méchans la considéraient d’une manière affreuse ; le scélérat se branlait devant elle : infâme coquine, lui dit-il avec ce courroux libertin dont la malheureuse Justine avait été si souvent victime ; malheureuse garce, ne te souvient-il pas qu’en te quittant chez moi, je te recommandai surtout de ne jamais paraître dans Lyon ? — Mais, monsieur ? — Que m’importe l’accident qui t’y ramène ! t’y voilà, c’est mille fois plus qu’il ne me faut pour exciter ma rage, et pour desirer de te voir pendre. Écoutes-moi cependant, je veux bien encore te servir ; toute ta procédure est ici entre les mains de monsieur de Cardoville, mon ami depuis l’enfance ; ton sort dépend absolument de lui, je vais lui parler ; mais je t’avertis que tu n’obtiendras rien sans la plus servile soumission, non-seulement à lui, mais même à son fils et à sa fille avec lesquels il partage ordinairement toutes ses scènes de luxure. Je t’exhorte donc à l’obéissance la plus entière, lui seul peut quelque chose à ton procès, et tu es perdue si tu résistes ; pour moi, Justine, je te le déclare, absolument dégoûté de toi, je n’y serai pas ; mais si mes amis dont tu n’es point connue, t’acceptent, on viendra te prendre à l’entrée de la nuit, tu suivras tes gardes ; une fois aux pieds de tes juges, tu te laveras de ton mieux, tu établiras ton innocence de la manière la plus persuasive, et tu te prêteras sur-tout à tout ce qui te sera proposé. Voilà l’unique service que je puisse te rendre, adieu ; tiens-toi prête à tout évènement, et sur-tout ne me fais pas faire de fausses démarches, car tu ne me retrouverais de tes jours. À ces mots, Saint-Florent qui n’avait pas cessé d’agiter son vit tout en raisonnant, ordonne à Justine de montrer son cul ; il y applique cinq ou six claques de toute la vigueur de son bras ; il enfonce dans les chairs des ongles meurtriers, et laisse tomber sur les cuisses de cette malheureuse le résultat honteux de ses scélératesses. Il disparaît en laissant au geolier des ordres de resserrer de plus en plus la coupable, mais de la livrer néanmoins à Cardoville, s’il se présente pour l’emmener.

Rien n’égalait la perplexité de Justine. N’avait-elle pas dans ce qu’elle voyait trop de raisons de se méfier, et du protecteur qu’on lui proposait, et plus encore des moyens dont elle serait obligée de payer cette protection ? et cependant elle ne pouvait balancer. Devait-elle rejeter tout ce qui paraissait lui offrir quelques secours ? Il était question de se prostituer ; on le lui faisait assez clairement entendre ; soit. Mais Justine se flattait d’émouvoir, d’attendrir, de se soustraire ; il s’agissait d’ailleurs de sauver sa vie ; et cet intérêt devenait d’un tel poids, qu’on est bien pardonnable en lui faisant céder quelques autres considérations étrangères… jamais celles de l’honneur… je le veux ; mais ce que la force entreprenait sur Justine était-il donc au prix de son honneur ? était-elle responsable des attentats commis sur sa personne, et aux yeux des gens les plus scrupuleux, toutes les horreurs dont elle avait été souillée jusqu’à ce moment attaquaient-elles en rien l’inébranlable base de sa vertu ?

Telles étaient les réflexions que Justine faisait en s’habillant et en se préparant à suivre ceux qui allaient venir la prendre. L’heure sonne ; le geolier paraît ; Justine frémit. Suivez-moi, lui dit le Cerbère ; c’est de la part de M. de Cardoville ; songez à profiter comme il convient de la faveur que le ciel vous offre ; nous en avons beaucoup ici qui desireraient une telle grace, et qui ne l’obtiendront jamais.

Parée du mieux qu’il lui est possible, Justine suit le concierge, qui la remet aux mains de deux grands nègres, dont le farouche aspect excite sa frayeur. On la jette dans une voiture, sans dire un mot ; les nègres y montent avec elle ; les stores se baissent ; et le seul calcul que puisse faire Justine, est que c’est à deux ou trois lieues de Lyon que la voiture s’arrête.

La cour d’un château solitaire, environnée de cyprès, est le seul objet que lui laissent appercevoir les rayons de la lune ; aucun bruit ne se fait entendre, et l’on conduit notre héroïne dans une salle assez mal éclairée, où les nègres, toujours en silence, l’entourent, sans lui dire un mot. Au bout d’un quart-d’heure, une vieille femme, suivie de quatre jeunes garçons, très-jolis, âgés de seize à dix-huit ans, et tenant chacun le coin d’un grand drap noir, paraissent aux yeux de Justine.

Parvenue au dernier terme de votre vie, lui dit la vieille, les vêtemens que vous portez vous deviennent inutiles ; quittez-les donc tous à l’instant, sans en excepter un seul. Il faut aussi que je coupe le poil de votre motte, dit la duegne, dès que Justine fut nue ; et maintenant, poursuivit-elle quand ces deux premières opérations furent faites, il faut que je vous bande les yeux, et que vous soyez emportée dans ce drap mortuaire. Tout s’exécute ; et Justine, ainsi privée du sens de la vue, est portée dans un salon, où la vieille, les deux nègres et les quatre porteurs la fixent debout, dans une telle attitude, que ses bras, élevés en l’air et rattachés par des cordes, ne peuvent pas lui être d’un plus grand secours que ses pieds, fortement liés de même au parquet. Ainsi contenue, toujours voilée, Justine est maniée par plusieurs mains, sans qu’elle sache à qui elle a affaire. On lui débande enfin les yeux ; et voici les personnages qu’elle apperçoit, et qui s’apprêtent à se divertir d’elle. Nous allons comprendre dans ce détail ceux qui l’avaient apportée là, quoiqu’elle les eût apperçut dès en arrivant.

Dolmus et Cardoville, tous deux âgés de quarante-cinq à cinquante ans, paraissaient les deux principaux acteurs de ces scandaleuses orgies ; tous deux occupaient dans Lyon les places les plus éminentes. Une jeune personne, nommée Nicette, de dix-huit à vingt ans, fort brune, l’air excessivement libertin, fut annoncée comme la fille de Cardoville, et comme l’un des personnages de la scène, auquel devait également se soumettre Justine. Brumeton, gros garçon de vingt-deux ans, frais comme une rose, le plus beau vit et le plus charmant cul, était le frère de Nicette, dont Saint-Florent avait parlé à notre héroïne. Zulma, très-jolie blonde, de vingt-quatre ans, la peau superbe, les formes moulées, les yeux divins, et la luxure pétillant dans chacun de ses traits, fut également produite comme l’une des agentes de cette partie ; et Cardoville dit à Justine qu’elle était fille de Dolmus. Cette jeune personne avait aussi son frère, âgé de vingt-six ans, laid, velu comme un ours, et celui de toute l’assemblée, dont l’air était le plus aigre et le plus méchant : on le nommait Volcidor. À l’égard des quatre jeunes garçons qui venaient d’apporter Justine, ils étaient de la plus voluptueuse figure, et paraissaient tous quatre destinés aux plaisirs de la bande lubrique : on les nommait Julien, Larose, Fleur-d’Amour et Saint-Clair. Les deux nègres avaient environ vingt-huit à trente ans ; nul monstre ne fut membré comme ces deux Africains ; l’âne le plus célèbre du Mirebalais n’eût été qu’un enfant auprès d’eux ; et l’on ne pouvait croire en les voyant que jamais aucun être pût se trouver dans la possibilité d’employer de tels hommes. Nous ne parlons pas de la vieille que Justine ne revit plus, et qui, sans doute, n’avait ici que le détail extérieur des parties de la société.

Tous les membres de cette assemblée, au nombre de douze personnes, entourèrent Justine, aussi-tôt que le bandeau fut arraché de ses yeux, et chacun lâcha son sarcasme. Cardoville, dit Dolmus, cette putain sait-elle qu’elle doit mourir ici ? — Comment espérerait-elle de s’en sauver, dit Cardoville ; elle a quarante-deux témoins contre elle. Ce que nous faisons ici n’est que pour lui rendre service, elle a témoigné de l’éloignement pour finir ses jours en place publique, nous allons l’expédier dans cette maison. À ces mots, l’impudente Nicette, dans les bras de Saint-Clair, et déjà branlée par ce beau jeune homme, lâche un blasphême horrible, en assurant que de ses jours elle n’aura goûté de plaisirs plus vifs que celui de voir expirer cette créature.

Oh ! Double-Dieu ! s’écrie Zulma, pour le moins avec autant de cinisme, et branlant un vit de chaque main, je demande, pour toute grace, que l’on me laisse lui donner les derniers coups. Pendant ce tems-là, les deux pères et les deux fils tournaient et retournaient autour de la patiente, en la palpant comme les bouchers font au bœuf qu’ils marchandent. Nous n’avons, depuis bien long-tems, dit Volcidor, condamné personne dont les crimes soient aussi constatés. — Moi, des crimes constatés, dit Justine ? — Constatés ou non, dit Cardoville, tu seras brûlée, bougresse, rôtie à petit feu ; mais c’est nous qui nous chargeons de ce doux soin ; quelle reconnaissance tu nous en dois ! Ici Nicette se pâma ; elle ouvrit les cuisses, poussa un cri terrible, et jura comme un charretier, pendant tout le tems de la crise. Cardoville approche aussi-tôt sa fille, s’agenouille entre ses jambes, lui suce le con, hume le foutre, et revient tranquillement près de Justine. — Es-tu folle, dit l’aimable fille de Dolmus, à qui Larose rendait amplement ce qu’il en recevait ? dis, putain, es-tu folle de décharger aussi promptement ? — Quoi ! dit Nicette, tu ne veux pas que je perde mon foutre, quand mon père raisonne aussi bien ? — Ne te faut-il que de tels propos pour te faire partir également, dit Dolmus ? — Quelque chose de mieux, papa, répond la libertine ; détaches cette fille ; dis-lui de me branler le con avec la langue, et tu verras si l’éjaculation de mon foutre n’accompagnera pas cette démarche. — Non, dit Dolmus ; elle ne peut quitter l’attitude, qu’elle n’y ait subi la question ; et je suis bien sûr que ce spectacle t’enflammera pour le moins autant que celui que tu desires. — Oh ! oui, oui ; pourvu que la garce souffre, je serai contente ; ce sont ses douleurs que je veux… Et la petite friponne ne se contenant plus, ouvre ses cuisses aux doigts libertins de Larose, colle ses lèvres sur la bouche de Saint-Clair, qui la socratise et décharge avec abondance. Cardoville, dont il paraît que c’est le goût, renouvelle ce qu’il vient de faire avec sa fille ; il s’agenouille, hume le foutre, et revient auprès de Justine, qui, pâle, tremblante, défigurée, ose néanmoins s’écrier… Ah ! juste ciel ! encore des horreurs !… — Oui, mais violentes, dit Brumeton en lui claquant nerveusement le derrière ; on dit que vous en avez beaucoup éprouvé dans la vie, je doute néanmoins que de plus fortes vous aient jamais assaillie. — Oh Dieu ! qu’allez-vous donc me faire ? Vous livrer, dit Dolmus, aux plus exécrables tortures dont jamais la cruauté la mieux réfléchie ait souillé les annales de la terre. — Mon père, dit Zulma, que son frère branlait cette fois, souviens-toi que tu m’as promis de me faire sucer la moëlle de ses os, et de me faire avaler son sang dans son crâne. — Je te le promets encore, dit Dolmus, et cela, pendant que ton frère et moi mangerons ses fesses. Ici Volcidor fait voir à son père qu’il bande puissamment ; et Dolmus présentant le cul, se fait incestueusement limer quelques minutes. Cardoville remplaçant Volcidor, s’approche de Zulma, et lui suce alternativement la bouche et le clitoris, pendant que Nicette, se remettant en train avec Brumeton son frère, branle des vits, en baisant les fesses d’un nègre. — Eh bien ! dit Dolmus, revenu à l’examen de Justine, Saint-Florent n’avait-il pas eu raison de nous dire que cette garce avait un beau cul ? Et il le mordit en disant cela. — Oui, sacre-Dieu, dit Cardoville en revenant à son ami ; oui, foutre-Dieu, la putain a le plus beau cul qu’on puisse voir ; il est urgent de nous amuser de cette prude. — Voici comment, répondit Dolmus ; il faut que nous l’entourions tous ; que chacun adopte ensuite une partie de son corps, et moleste cette partie ; c’est-à-dire, que nous aurons tous un numéro, et que tour-à-tour chacun fera lestement subir à la patiente la douleur dont il sera chargé. Ces tours se recommenceront avec vitesse ; nous imiterons le battant d’une horloge : ce seront, je le suppose, les douze coups de midi, qui se renouvelleront sans cesse ; et par ce moyen, la victime tiraillée, pincée, mordue dans toutes les parties de son corps, ne sera pas une demi-seconde, sans souffrir une douleur nouvelle. — Oh ! foutre, dit Nicette en mordant les fesses du nègre, et revenant sucer un des vits qu’elle branlait, et qu’elle voyait près de sa décharge, oh ! sacré-foutre-Dieu, quelle scène divine ! commençons, double-Dieu ; pressons-nous.

Les postes se prennent ; et voici quelle en est la distribution, Cardoville s’empare de la sommité du téton droit, Brumeton, son fils, de la racine ; le gauche est occupé de même par Dolmus et son fils ; Nicette demande le clitoris, Zulma, les babines du con ; chaque nègre prend un mollet ; Larose et Julien ont chacun une aisselle ; Fleur-d’Amour et Saint-Clair prennent les fesses.

Les supplices devaient s’appliquer dans l’ordre où nous venons de nommer les personnages, et l’on pouvait indifféremment piquer ou pincer la partie dont on était chargé. On exécuta douze reprises de suite, au bout desquelles Cardoville, s’appercevant que la victime chancelait, dit qu’il fallait la laisser reprendre un moment. Cet intervalle est rempli par d’infâmes luxures : les pères foutirent leurs filles, enculés par leurs fils, et caressant chacun deux bardaches, que les nègres fouettaient devant eux. Ici les femmes déchargèrent ; les hommes se continrent. Justine fut détachée ; les deux jeunes filles étendues sur des canapés lui offrirent leurs cons à sucer. Dès que, bien malgré elle, la pauvre fille s’est acquittée de ce premier soin, elle est contrainte à remplir le même avec les deux pères, et de lécher le trou de leurs culs, jusqu’à ce qu’un pet lui ait annoncé qu’on n’avait plus besoin de ce service. Alors on l’étend à terre, et tout le monde l’invective et la foule aux pieds. Des jeux plus sérieux s’entreprennent enfin.

Saisie par un nègre, la malheureuse expose son derrière, et chacun vient lui appliquer cent coups de nerf de bœuf. On n’imagine pas avec quelle ardeur les deux jeunes filles se conduisirent en cette occasion : elles furent de toute rassemblée celles qui déchirèrent Justine avec le plus d’acharnement. Aussi-tôt qu’elles avaient fouetté, elles se vautraient sur des tapis, et attiraient à elles celui des hommes qui leur plaisaient le mieux.

De ce supplice, on passe au suivant.

Brumeton dit qu’il faut que chaque fille soit enculée par son père, et foutue en con par son frère ; qu’il faut que les nègres sodomisent les pères, et que les jeunes gens auront chacun le vit d’un bardache dans le cul, et l’autre dans la main. Ce groupe intéressant s’exécute, pendant que Justine est placée sur une roue aux yeux de l’assemblée. Tout le monde décharge ; il était tems ; la victime n’y pouvait plus tenir. On lui donne une heure pour se reposer, et pendant ce tems, des vins, des jambons, des liqueurs, sont offerts à la lubrique assemblée, qui, retrouvant ses forces dans de tels restaurans, s’occupe bientôt de nouvelles horreurs.

Allons, belle Justine, dit Dolmus, tu vois ces vits éteints, tu dois les ranimer. L’assemblée se forme en cercle ; notre héroïne est au milieu ; il faut qu’elle s’approche tour-à-tour de chacun ; qu’elle suce le con, le cul, la bouche des femmes, la langue, l’anus et le

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vit des hommes ; et chaque individu devant lequel elle passe est obligé de lui faire une blessure à sang. Dolmus lui arrache l’oreille ; Cardoville lui fait une incision dans le teton droit ; Brumeton égratigne le gauche ; Nicette enfonce, deux fois de suite, la pointe d’un canif dans la fesse droite ; sa sœur coupe un morceau de la gauche ; Volcidor, armé d’une boule qui présente des pointes de toutes parts, en chatouille assez long-tems l’intérieur du con ; Larose pique une veine à la cuisse gauche ; Julien, de ses dents, emporte un morceau de la droite ; Fleur-d’Amour donne un coup de poing dans le nez, qui fait jaillir le sang ; Saint-Clair enfonce un stilet de huit lignes dans le ventre ; le premier nègre incise les épaules ; le second pique la jugulaire ; Zulma, ivre de lubricité, demande, à être foutue ; Nicette témoigne le même desir ; les nègres les enconnent toutes deux, pendant qu’elles se font enculer par leurs frères, et que les pères foutent des bardaches à leurs yeux, dont elles branlent les vits. Il faut pourtant que nous jouissions de cette garce, dit Cardoville. Oui, répondit Dolmus ; mais en la retrécissan, j’espère. Ces paroles, que Justine ne comprenait pas, la firent néanmoins trésaillir Zamor, dit Cardoville à celui de ses nègres qui portait ce nom, prends cette putain et retrécis-la-nous. Le valet obéit  ; il s’empare de Justine, lui place les reins sur une sellette ronde, qui n’a pas six pouces de diamètre  ; là, sans aucun point d’appui, ses jambes tombent d’un côté, ses bras de l’autre  ; on fixe ces quatre membres à terre, dans le plus grand écart possible. Le bourreau qui va rétrécir les voies s’arme d’une longue aiguille, au bout de laquelle est un fil ciré. Mais ici le caractère violent de Zulma se décide. Oh  ! foutu-bougre-de-Dieu, s’écrie-t-elle enflammée de vin et de luxure, laisses-moi cette besogne, c’est à moi de la remplir  ; je veux coudre le con  ; ma sœur se chargera du cul. Je lui couserai le cœur, s’il le faut, dit Nicette, et le lui dévorerai tout saignant après, si l’on veut. Courage  ! braves enfans, dit Dolmus  ; vous êtes dignes de ceux qui vous ont donné l’être, et la pitié, le plus vil de tous les sentimens, n’a plus d’accès sur vos cœurs pervertis. Non, non, foutre, elle n’en a plus, dit Zulma s’approchant du con qu’elle va calfeutrer  ; et sans s’inquiéter ni du sang qu’elle va répandre, ni des douleurs qu’elle occasionnera, le monstre, en face des scélérats que ce spectacle enflamme, ferme hermétiquement, au moyen d’une couture, l’entrée du vagin de Justine. Nicette avance, et l’autel de Sodome se barricade de la même manière. Voilà comme il, me les faut, dit Cardoville, quand on eut replacé Justine sur les reins, et qu’il vit bien à sa portée la forteresse qu’il voulait envahir : il pousse avec une incroyable vigueur ; Zamor l’encule pendant ce tems-là ; pour soutenir son illusion, il veut que les deux sœurs, sous ses yeux, soient sodomisées par leurs frères ; que Dolmus encule un bardache, pendant que l’autre nègre lui insinuera le vit dans le cul. Le tableau s’arrange ; les fils se rompent. Les tourmens de l’enfer n’égalent pas ceux qu’endure Justine ; plus ses douleurs sont vives, plus paraissent piquans les plaisirs de ses persécuteurs. Tout cède enfin à ses efforts ; Justine est déchirée. Le dard monstrueux de Cardoville, en s’introduisant avec violence, va renouveler les blessures faites par Volcidor, avec la boule piquante ; mais Cardoville, qui réserve ses forces pour de nouvelles horreurs, se garde bien de décharger. On retourne la victime ; mêmes obstacles : le cruel les observe en se branlant, et ses mains féroces molestent les environs, pour être mieux en état de surprendre la place  ; il s’y présente. La petitesse naturelle du local rend les attaques bien plus vives  : le redoutable vainqueur a bientôt brisé tous les freins  ; Justine est en sang  ; qu’importe au triomphateur  ? deux vigoureux coups de reins le placent au sanctuaire, et le scélérat y consume à la fin un sacrifice, dont la victime n’aurait pu, sans s’évanouir, soutenir un instant de plus les douleurs. À moi, dit Dolmus en faisant détacher Justine  ; je ne la couserai pas, la chère fille  ; mais je vais la placer sur un lit-de-camp, qui lui rendra promptement toute la chaleur que sa sotte vertu lui fait perdre. Un des nègres sort aussi-tôt d’un cabinet une croix diagonale, toute garnie de pointes d’acier  : c’est là-dessus que l’insigne libertin veut qu’on place Justine  ; mais de quel épisode, grand Dieu  ! va-t-il améliorer sa cruelle jouissance  ? Avant que d’attacher la victime, Dolmus fait pénétrer lui-même, dans le cul de cette malheureuse, une boule composée  : à peine est-elle introduite dans les entrailles de la patiente, qu’elle éprouve un feu dévorant au-dedans d’elle-même  ; elle crie, on la garrotte  ; Dolmus l’enconne, en la pressant de toutes ses forces sur les pointes aigues qui la déchirent ; un des nègres encule Dolmus ; Nicette et Zulma viennent présenter leurs fesses au fouteur ; elles branlent leurs frères pendant ce tems-là, dont l’un d’eux fouette Cardoville, qui sodomise un des jeunes gens, pendant que les autres l’entourent. Tout jouit ; la seule Justine éprouve des douleurs qu’il est difficile de se figurer ; plus elle repousse ceux qui la pressent, plus ils la rejettent sur les aiguilles dont la malheureuse est lacérée. Pendant ce tems, les ravages de la terrible boule deviennent impossibles à peindre ; les cris de cette infortunée déchireraient les cœurs de tout autre que ceux des scélérats qui l’environnent ; nulle expression ne rendrait ce qu’elle éprouve : cependant le barbare Dolmus paraît jouir délicieusement ; sa bouche, imprimée sur celle de la patiente, semble respirer les douleurs qu’elle éprouve, pour en accroître les plaisirs dont s’enivre sa scélératesse ; mais, à l’exemple de son ami, sentant son foutre prêt à s’exhaler, il veut tout faire avant que de le perdre. On retourne Justine : toutes meurtries, toutes déchirées que sont ses fesses, elles semblent encore sublimes à ses persécuteurs. La boule qu’on lui a fait rendre va produire au vagin le même incendie qu’elle alluma dans les lieux qu’elle quitte ; elle monte, elle descend, elle brûle jusqu’au fond de la matrice ; on ne l’en attache pas moins sur le ventre à la perfide croix ; et des parties bien plus délicates vont se molester sur les pointes aigues qui les reçoivent. Dolmus sodomise, pendant qu’un des bardaches le fout, enculé lui-même par un nègre ; l’autre Africain, les deux pieds placés sur les branches élevées de la croix, frotte de ses fesses le visage de Justine ; il lui chie sur le nez… elle est contrainte à tout avaler, tandis que, dans un coin, Brumeton enconne sa sœur. Volcidor, Cardoville et Brumeton remplacent Dolmus, tantôt enculés par les nègres, tantôt par les bardaches, tandis que Nicette et Zulma viennent à leur tour pisser et chier sur le visage de la patiente ; dès qu’elles ont fait, elles se placent vis-à-vis la croix, et viennent s’en faire donner par les hommes qui quittent le cul de leur père ou de leur frère. Le délire paraît à son comble, et le sang de la malheureuse Justine arrose tous les sacrificateurs. Il me vient une idée unique, dit Zulma qui décharge, enconnée par Larose, et sodomisée par Julien ; nous sommes douze ;

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formons deux haies  ; armons-nous chacun d’une excellente gaule, et faisons passer Justine par les verges. À combien de tours la condamnerons-nous, dit Brumeton qu’enflamme cette idée  ? À douze, répond Volcidor.

Il ne faut rien déterminer, dit Nicette  ; il faut que la gueuse y passe jusqu’à ce qu’elle tombe. Non, non, dit Cardoville  ; je la réserve à un autre genre de supplice  : amusons-nous de celui qui vient de nous être proposé  ; mais que ce ne soit point par un chemin si doux que cette malheureuse soit conduite à la mort. Eh bien  ! reprit Zulma, exécutons toujours mon idée. On se forme. La triste Justine, qui se soutient à peine, est obligée de parcourir les rangs en six minutes  ; son malheureux corps n’est plus qu’une plaie… Encore de même à ce supplice, on n’imagine pas à quel point les deux jeunes filles exercent leur férocité lubrique  ; ce sont elles qui frappent le plus fort. Justine succombe  ; les tigres vont la chercher à terre, et c’est dans cet affreux état qu’ils ordonnent aux nègres d’en jouir. Tous deux s’en emparent  ; pendant que l’un jouit du devant, l’autre s’enfonce dans le derrière  ; ils changent et rechangent sans cesse  : Justine est encore plus déchirée de leur grosseur, qu’elle ne l’a été du brisement des artificieuses barrières qu’on venait de franchir. Pendant ce tems les deux pères sodomisent des bardaches, en gamahuchant le trou du cul de leurs filles, chacune enconnée par leur frère. De nouveaux flots de foutre se répandent, lorsqu’un épisode inattendu s’entreprend.

Zulma, la fougueuse Zulma, dit qu’elle veut être foutue sur la croix garnie d’aiguilles, et qu’il faut là, que tous les hommes lui passent sur le corps ; elle ajoute qu’il faut que Justine soit suspendue sur sa tête, et l’arrose du sang que ses membres distillent. Ah ! foutre, quelle idée ! dit Nicette ; combien je suis jalouse de l’esprit de celle qui l’a inventée ; je demande à suivre ma sœur. Nous la suivrons tous, dit Volcidor : ces aiguilles ne sont rien moins qu’un supplice ; elles enflamment les sens ; elles irritent le tempérament ; elles produisent le même effet que le fouet. Oui, oui, sacre-Dieu, nous passerons tous, dit Brumeton. À la bonne heure, dit Zulma ; mais je m’y place toujours la première ; la putain y colle son dos ; on la fixe ; tous les hommes l’enconnent ; elle est en sang. Oh ! comme c’est délicieux, s’écrie-t-elle, retournez-moi, que l’on m’encule ; elle est obéie. Ce funeste caprice échauffe toutes les têtes : hommes, femmes, jeunes garçons, tout s’y arrange, tout s’y fait foutre ; et tous, armés d’une flèche, piquent, égratignent le malheureux corps suspendu sur leurs têtes, afin de redoubler sur le leur les flots de sang dont ces scélérats aiment à s’inonder. Justine est enfin descendue, mais inanimée. Son triste individu n’est plus qu’une masse informe que d’affreuses plaies cicatrisent… elle est sans connaissance. Qu’en ferons-nous, dit alors Cardoville ? Il faut, dit Dolmus, laisser aller le cours de la justice ; elle mourra de même, et nous serons à l’abri de tout ; faisons la revenir, et qu’on la remène en prison. Il s’en fallait bien que Nicette et Zulma pensassent de la même manière ; uniquement livrées à leurs passions, elles demandaient impérieusement la mort de leur victime ; on la leur avait promise. Elles la voulaient ; leurs frères, plus prudens, les mirent à la raison. Elle mourra de même, dit Brumeton, et nous irons jouir de ses derniers soupirs. — Mais ce ne sera pas nous qui lui donnerons la mort. — N’en aurons-nous pas été les causes ? — Quelle différence, dit Zulma, le crime des loix n’est plus le nôtre. — Mais, nous l’autorisons. — Nous ne le commettons pas, nous ne nous souillons pas de son sang, et la différence est énorme. — Ma fille, dit Dolmus, commettre un crime ou le faire commettre, est absolument égal pour la conscience ; le chatouillement qu’on éprouve, est le même, soit qu’on agisse, ou qu’on fasse agir ; cette fille n’est pas coupable, nous en sommes surs ; un mot de nous peut la sauver ; nous la livrons à des loix absurdes dont le glaive est à notre disposition. Sois certaine qu’entre ce crime et celui de la tuer de nos mains, la distance est bien médiocre ; mais exista-t-elle même cette distance, une autre conduite nous compromettrait peut-être ; et pour une portion de volupté… une portion idéale, nous mettrions nous-mêmes des entraves à toutes celles qui nous attendent par la suite. Faisons quelques sacrifices à nos plaisirs, c’est pour leur seul intérêt que j’agis, crois-le ; et, si je me prive aujourd’hui d’une dose quelconque de volupté, sois bien assurée que c’est pour en étendre un jour la sphère.

Pendant que Dolmus raisonnait ainsi, Julien, par ordre de Cardoville, rappelait Justine à la vie, et bassinait ses plaies. Allez, lui dit Dolmus, quand il la voit assez bien remise ; allez vous plaindre maintenant. Oh ! dit Cardoville, la prudente Justine n’est pas dans le cas des plaintes ; à la veille d’être elle-même immolée, ce sont des prières que nous devons attendre d’elle, et non pas des accusations. — Qu’elle n’entreprenne ni l’un ni l’autre, répliqua Dolmus, elle nous inculperait sans être entendue, elle nous implorerait sans nous émouvoir. Mais, dit Justine, si cependant je révêlais… Cela reviendrait toujours à nous, dit Cardoville, et la considération, la prépondérance dont nous jouissons dans cette ville ne permettrait pas qu’on prît garde à d’aussi méprisables récriminations ; votre supplice n’en serait que plus cruel et que plus long : vous devez voir, chétive créature, que nous nous sommes amusés de votre individu, par la raison naturelle et simple qui engage la force à abuser de la faiblesse. Justine, dit Volcidor, doit sentir qu’elle ne peut échapper à son jugement, qu’il doit être subi, qu’elle le subira ; que ce serait en vain qu’elle divulguerait sa sortie de prison cette nuit, on ne la croirait pas ; le geolier tout à nous, la démentirait aussi-tôt : il faut donc que cette belle et douce fille, si pénétrée de la grandeur de Dieu, lui offre en paix tout ce qu’elle vient de souffrir, et tout ce qui l’attend encore ; ce seront comme autant d’expiations du crime affreux qui la livre aux loix. Reprenez vos habits, ma fille, poursuivit ce monstre ; il n’est pas encore jour ; les deux hommes qui vous ont amenée vont vous reconduire dans votre prison… Justine voulut dire un mot ; elle voulut se jeter aux genoux de ces ogres, ou pour les adoucir, ou pour leur demander la mort. On ne l’écoute seulement pas ; les filles l’insultent, les hommes la menacent ; elle est entraînée, rejetée dans sa prison, où le geolier la reçoit, avec le même mystère qu’il venait de l’en faire sortir. Couchez-vous, lui dit ce Cerbère en la repoussant dans sa chambre ; et si jamais vous vouliez révéler, à qui que ce fût, ce qui vous est arrivé cette nuit, souvenez-vous que je vous démentirais, et que cette inutile accusation ne vous tirerait pas d’affaires. — Oh ! ciel, s’écria Justine dès qu’elle fut seule ; eh quoi ! Je regretterais de quitter le monde ! je craindrais d’abandonner un univers composé d’aussi grands scélérats ! ah ! que la main de Dieu m’en arrache à l’instant même, de telle manière que bon lui semblera, je ne m’en plaindrai plus ! La seule consolation qui puisse rester au malheureux, né parmi tant de bêtes farouches, est l’espoir de les quitter bientôt  !

Le lendemain le cruel Saint-Florent vint visiter Justine  ; Eh bien  ! lui dit-il, êtes-vous contente des amis que je vous ai procurés  ? — Oh  ! monsieur, ce sont des monstres  ! — Mais il fallait bien payer cette protection  ; je vous avais prévenue d’être soumise. — J’ai fait tout ce qu’ils ont voulu, et ils me perdront. — Ah  ! je devine  ; vous leur aurez fait éjaculer trop de foutre, et il n’y a rien de pis que la suite du dégoût  ; enfin, dites… dites… est-ce qu’ils ne vous sauveront point  ? — Je suis une fille perdue  ! — Voyons donc un peu comme ils vous ont traitée  ; et il troussait en disant cela… Ah  ! foutre, je ne m’étonne plus  ; il ne fallait pas leur en laisser tant faire. Écoutez, je vais vous parler en ami, moi  ; je sais qu’en raison de l’énormité de vos crimes, le projet est de vous faire brûler vive  ; tel est le supplice qui vous est destiné. Ce n’est donc pas à vous sauver qu’il faut travailler maintenant  ; c’est à tâcher à n’être que pendue, au lieu d’être brûlée, comme je sais que c’est l’intention. — Eh bien  ! monsieur, que faut-il faire pour cela  ? — D’abord vous abandonner pleinement à moi, n’y ayant rien qui allume mes sens, comme de jouir d’une femme condamnée à mort. Si je ne me suis pas trouvé avec mes amis cette nuit, c’est que j’avais peur qu’ils ne vous sauvassent. Maintenant que je suis sûr que vous allez périr sur l’échafaud, et qu’il ne s’agit que du genre de supplice, vous me faites étonnamment bander ; ainsi, montrez-moi votre cul. — Oh ! monsieur. — Eh bien ! vous serez brûlée… Et la malheureuse, pour échapper à ce supplice horrible, se laisse faire machinalement. Jamais ce libertin n’avait été si chaud de sa vie ; on ne se peint point tous les raffinemens qu’il met en usage, pour jouir plus délicieusement d’une fille que ses complots atroces envoyent à la mort ; il la couvrait de lubricités. Justine ose un instant lui rappeler les services qu’il lui avait proposé de lui rendre… elle les acceptait, pour qu’on lui sauvât la vie. Mais Saint-Florent, qui ne s’échauffait la tête que du plaisir d’envoyer cette créature à la mort, lui dit qu’il n’est plus tems, et termine la scène par une rare atrocité. Il appelle le geolier : Pierre, lui dit-il, fouts cette gueuse devant moi. Quelle bonne fortune pour un tel rustre ! Le drôle obéit ; Saint-Florent lui rabat les chausses jusques sur les talons, et sodomise le porte-clef,

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pendant que d’un engin énorme celui-ci pourfend la victime. En voilà assez, dit Saint-Florent dès qu’il a rempli de sperme le vilain cul de l’homme aux verroux ; maintenant, garce, continue-t-il en s’adressant à Justine, ne t’imagines pas que je fasse la moindre démarche en ta faveur ; je vais, au contraire, engager tes juges à mettre plus de sévérité dans leur prononcé. Il fallait accepter ce que je te proposais dans le tems, et te garder sur-tout de paraître à mes yeux. Oui, tu seras brûlée, sois-en sûre ; je ne te quitte que pour en hâter… en assurer le jugement. Le monstre sort, et laisse la pauvre fille dans un abattement ressemblant au néant de la mort, qui va bientôt la couvrir de ses ombres.

Le jour suivant Cardoville vint l’interroger ; elle ne put s’empêcher de frémir en voyant avec quel sang-froid ce coquin osait exercer la justice, lui, le plus scélérat des hommes, lui qui, contre tous les droits de cette justice dont il se revêtissait, venait d’abuser aussi cruellement de l’innocence et de l’infortune, dont elle composait sa sauve-garde. Elle mit à se défendre toute la chaleur que donne une bonne cause ; mais l’art de ce malhonnête homme lui composa des crimes de tous les moyens qu’elle alléguait. Quand les charges du procès furent bien établies, selon ce juge inique, il eut l’impudence de lui demander si elle ne connaissait pas un riche particulier de cette ville, nommé M. de Saint-Florent. Justine répondit qu’elle le connaissait. Bon, dit Cardoville, il ne m’en faut pas davantage. Ce M. de Saint-Florent que vous avouez connaître, vous connaît aussi parfaitement ; il est au nombre de vos dénonciateurs ; il a déposé vous avoir vu dans une troupe de brigands, où vous fûtes la première à lui dérober son argent et son porte-feuille : vos camarades voulaient lui sauver la vie ; vous seule fûtes d’avis de la lui ôter ; il réussit néanmoins à fuir. Ce même M. de Saint-Florent ajoute que, quelques années après, vous ayant reconnue dans Lyon, il vous avait permis de venir lui parler, sur l’instante demande que vous en faisiez, et principalement sur votre parole d’une excellente conduite actuelle ; et que là, pendant qu’il vous sermonait, pendant qu’il vous engageait à persister dans la bonne voie, vous aviez porté l’insolence du crime, au point de lui dérober une montre et cent louis, sur sa cheminée, L’évêque de Grenoble et un bénédictin viennent aussi tous deux de vous accuser de meurtre… de vol, de je ne sais quelles autres horreurs… Et Cardoville, profitant de la colère où de si atroces calomnies plongeaient notre malheureuse orpheline, ordonna au greffier d’écrire qu’elle avouait toutes ces inculpations, par son silence et par les impressions de sa figure.

Justine au désespoir se précipite à terre, elle fait retentir la voûte de ses cris ; elle frappe sa tête contre les carreaux, à dessein d’y trouver une mort plus prompte ; et, ne rencontrant point d’expressions à son affreuse douleur : Scélérat ! s’écrie-t-elle, je m’en rapporte au Dieu juste qui me vengera de tes crimes ; il démêlera l’innocence, et te fera repentir de l’indigne abus que tu fais de ton autorité. Cardoville sonne ; il dit au geolier de rentrer l’accusée, attendu que, troublée par sa fureur et par ses remords, elle n’est pas en état de suivre l’interrogatoire ; mais qu’au surplus, les charges sont complètes, puisque la coupable convient de tous ses crimes… Le monstre sort en paix !… La foudre ne l’écrase point !

L’affaire alla bon train ; conduite par la haine, par la vengeance et par la luxure, Justine fut promptement condamnée. O juste ciel ! s’écria-t-elle, quand elle se vit au moment de son supplice, sous quel astre suis-je donc née, pour n’avoir jamais pu concevoir un seul sentiment honnête, qui n’ait été suivi sur-le-champ de tous les fléaux de l’infortune ! et comment se peut-il que cette Providence éclairée, dont je me plais d’adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m’offre en même-tems au pinacle ceux qui in écrasaient de leurs vices.

Une femme de haut parage, un millionnaire complotent, dans mon enfance, contre mon honneur et ma virginité ; ils se vengent de leur peu de succès, en me faisant une affaire, qui me conduit aux pieds de l’échafaud ; de grandes richesses les attendent, et je suis à la veille d’être pendue. Je tombe parmi des voleurs ; je m’en échappe avec un homme à qui je sauve la vie ; pour ma récompense, il me viole, et me laisse écrasée sous ses coups. J’arrive chez un seigneur débauché, qui veut me faire poignarder sa mère ; le traître a l’art de faire retomber sur moi ce qu’il a seul commis : je fuis, la prospérité le couronne. Je vais de-là chez un chirurgien incestueux et meurtrier, à qui je tâche d’épargner un infanticide épouvantable, ; le meurtre se consomme ; et moi je suis flétrie, marquée, comme une criminelle  ! il est comblé des dons de la fortune, et je tombe dans la plus extrême misère. Un homme a pour jouissance de noyer les enfans qu’il fait, je m’y oppose  ; saisie par lui, je suis enfermée dans ses tours  ; et c’est jusqu’à la mort que le scélérat compte m’y garder. On veut que j’introduise une bande de voleurs chez cet individu… que je livre une de mes compagnes… J’ai la faiblesse d’y consentir… je suis libre  ; le bonheur me sourit, parce que je viens de me permettre une atrocité  : c’est la promesse d’une mauvaise action qui me sort de chez Bandole, une vertu m’y tenait captive. Je veux m’approcher des sacremens, je veux implorer avec ferveur l’Être-Suprême dont je reçois néanmoins tant de maux, le tribunal auguste où j’espère me purifier, dans l’un de nos plus saints mystères, devient le théâtre sanglant de mon ignominie  : l’homme qui m’abuse et qui me souille, s’élève aux plus grands honneurs de son ordre, et l’adversité me poursuit. Je me laisse attendrir par une femme qui se plaint à moi de ses malheurs, elle me conduit dans un coupe-gorge  : là, plus qu’en aucune autre circonstance de ma vie, j’éprouve à quel point la main du sort veut me baloter éternellement ; j’étais ailleurs l’objet de beaucoup de crimes, sans participer à aucun chez d’Esterval, uniquement retenue par le desir ardent de faire triompher la vertu, je suis contrainte à partager tous les crimes, pour réussir à les empêcher. Une victime enfin échappe par mes soins ; c’est Bressac, c’est ce monstre qui m’accusa d’avoir poignardé sa mère… que lui seul put assassiner. Le fruit de mes peines est d’être conduite par lui chez un autre scélérat, où la main des furies même ne saurait tracer les horreurs dont sa rage sut m’environner. J’essaye de sauver la première des épouses de cet homme, que je trouve chez lui ; je n’y réussis pas : je veux au moins faire évader la seconde ; c’est en me faisant risquer de périr moi-même de la plus lente des morts, que la fortune paye cette action. Je rencontre chez cet infâme époux un autre antropophage, qui me propose de distribuer des poisons ; je le refuse ; il me précipite dans une marre d’eau. Je retrouve celui que ma bonté sauva d’une troupe de voleurs… qui me viola pour récompense. Plongée dans la misère, j’implore sa pitié ; il ne met ses services qu’au prix de la plus coupable des médiations… il veut que je lui suborne des victimes. Indignée de la proposition, j’en repousse jusqu’à l’idée même. Le libertin, pour se venger, me soumet encore une fois à des ignominies. Je pars de Lyon ; le premier objet que je rencontre est une femme qui me demande l’aumône ; je la soulage, elle m’entraîne sur un souterrain, où je m’engloutis avec elle ; de nouvelles abominations se présentent à moi ; il faut que je les partage. Là, l’on exige un vol pour prix de ma liberté ; je m’y refuse ; je dénonce le coupable ; il est heureux, je suis la seule punie. L’engagement d’un nouveau forfait brise à la fin mes fers ; ce n’est qu’en l’accueillant que la fortune me flatte. Débarrassée de tous ces fripons, je marche vers Grenoble ; un homme évanoui s’offre à moi ; je le secoure ; l’ingrat me fait tourner une roue comme une bête, et me pend pour se délecter ; ce furieux veut que je le pende à mon tour. Une seconde fois maîtresse de sa vie, je la lui sauve encore. Pour dédommagement, il m’enferme vivante au milieu de deux cents cadavres ; tous ses souhaits sont accomplis… je suis prête à mourir sur un échafaud, pour avoir travaillé de force dans sa maison. Une femme épouvantable que le ciel me fait retrouver, veut me séduire, et me fait perdre le peu que je possède, pour avoir voulu sauver les trésors de sa victime… Un jeune homme sensible veut me faire oublier tous mes maux… m’en consoler par l’offre de sa main, il expire dans mes bras, avant que de le pouvoir. Son ami cherche à tarir mes larmes : mais ma persécutrice se venge ; les serpens de l’enfer devaient me déchirer, je venais d’être vertueuse. Je suis saisie, enlevée, conduite chez un homme, dont la passion est de couper des têtes. J’échappe à ce danger ; les bras qu’on me tendait me protègent encore ; je me crois à la fin tranquille. Une maison brûle ; je me précipite au milieu des flammes, pour en arracher l’enfant de celle qu’on m’a donné pour protectrice. À jamais dupe de mes bienfaits, c’est celle même à qui j’ai rendu service : qui me perd. Enfermée comme une scélérate, chargée d’imputations calomnieuses, j’implore un religieux ; il me contraint à des exécrations, et m’abandonne sans me servir. J’ai recours à la protection d’un homme à qui j’ai sauvé la fortune et la vie ; il me livre à d’insignes libertins, au milieu desquels j’éprouve mille fois plus d’horreurs que je n’en connus de mes jours, Cette multitude de bêtes féroces réunies contre moi, hâte ma perte, après m’avoir accablée d’outrages ; ils sont comblés des dons de la fortune, et je cours à la mort.

Voilà ce que les hommes m’ont fait éprouver ; voilà ce que m’apprit leur dangereux commerce ; est-il donc étonnant que mon ame, aigrie par le malheur, révoltée d’outrages, accablée d’injustices, n’aspire plus qu’à briser ses liens !

Justine finissait à peine ces tristes réflexions, lorsque le geolier vint lui parler avec le plus grand mystère. Écoutez-moi, lui dit-il, avec attention ; vous m’avez inspiré de l’intérêt, et si vous pouvez réussir à ce que je vais vous proposer, je vous sauve la vie. — Oh ! monsieur, de quoi s’agit-il ? — Vous voyez là-bas ce gros homme, abîmé dans sa douleur, et qui, comme vous, n’attend que l’heure de son supplice ; il est possesseur d’un portefeuille, dans lequel est une somme considérable… en voyez-vous dépasser le bout dans sa poche ? — Eh bien, monsieur ? — Eh bien ! je sais qu’il n’est occupé, dans ce moment-ci, que des moyens de faire passer ce trésor à sa famille ; dérobez-le-lui, apportez-le-moi, et vous êtes libre ; mais du silence, soit que vous acceptiez, soit que vous refusiez, n’ouvrez jamais la bouche de ce que je vous révèle ici… allons, décidez-vous… Oh, Dieu ! s’écria Justine, toujours entre le vice et la vertu, faut-il donc que la route du bonheur ne s’ouvre jamais pour moi qu’en me livrant à des infamies !… Oui, monsieur, oui, je vais vous obéir ; vous me proposez un crime… je vais m’y livrer… oui, je vais le commettre, pour en épargner un bien plus atroce aux scélérats qui me font périr.

Le geolier se retire ; le tems presse : déjà l’air retentit des sons lugubres de cette cloche, qui annonce aux malheureux condamnés qu’ils n’ont plus qu’un moment à vivre[1]. Notre héroïne vient se placer près de son confrère ; elle lui dérobe l’effet desiré, le remet au gardien, qui, dans le même instant, pour récompense, lui ouvre les portes, et lui donne un louis pour sa route.

Fuyons, fuyons, s’écrie cette infortunée dès qu’elle est seule  ; quittons promptement un pays où le bonheur que j’y espérais s’éloigne avec autant d’acharnement. La nuit vient  ; les ténèbres favorisent sa fuite, et la voilà dans la route de Paris, où la portent ses résolutions, dans l’espoir d’y rejoindre sa sœur, de l’attendrir sur ses infortunes, et de trouver au moins près d’elle quelques ressources à son affreuse misère.

Telles furent les idées qui nourrirent Justine jusques aux environs d’Essonne.

Il était environ quatre heures du soir  ; elle marchait sur l’un des bas-côtés de la route, lorsqu’elle apperçoit une dame de la plus grande élégance, qui se promenait avec quatre hommes. Abbé, dit cette dame en s’adressant à l’une des personnes qui l’accompagnaient, voilà une créature dont la figure me frappe… Mademoiselle, un mot, je vous prie… Voudriez-vous bien me dire votre nom… ce que vous êtes  ? — Oh  ! madame, la plus malheureuse des filles  ! — Mais, votre nom, enfin  ? — Justine. — Justine  !… quoi  ! vous seriez la fille du banquier N…  ? — Oui, madame… Mes amis, c’est ma sœur… oui, ma sœur… que ces guenilles et ces haillons vous déguisent  ; tel devait être son sort  ; je le lui avais prédit… elle était sage, comment n’eut-elle pas échoué  ? Venez, mon enfant, venez à mon château  ; je suis curieuse de savoir par quelle fatalité je vous retrouve… On rentre. Eh, quoi  ! dit Justine éblouie du faste qu’elle voit régner par-tout, pendant que je puis à peine soutenir mes faibles jours, voilà donc, ma sœur, les richesses qui vous environnent  ? O fille pusillanime  ! répondit Juliette, cesse de te surprendre, je t’avais annoncé tout cela. J’ai suivi la route du vice, moi, mon enfant  ; je n’y ai jamais trouvé que des roses  : moins philosophe que moi, tes maudits préjugés t’ont fait révérer des chimères  ; tu vois où elles t’ont conduite  ! Abbé, poursuivit la célèbre sœur de notre héroïne, qu’on lui fasse donner des habits plus décens, et qu’on mette son couvert avec nous  ; demain nous écouterons le récit de ses malheurs.

Justine, rafraîchie, reposée, raconta le lendemain à toute la société les aventures que l’un vient de lire. Quelqu’abattue que fût cette belle fille, elle plut à tout le monde, et nos libertins, en l’examinant, ne pouvaient s’empêcher de la louer. Oui, dit l’un d’eux que l’on verra bientôt figurer dans les aventures de la sœur de Justine ; oui, voilà bien ici les Malheurs de la Vertu ; et là, poursuivit-il en montrant Juliette, là, mes amis, les Prospérités du Vice.

Le reste de la soirée fut employé au repos ; et dès le lendemain, Juliette annonça à ses amis qu’elle voulait raconter son histoire à sa sœur, afin, disait-elle, de la faire mieux juger de la puissante manière dont le ciel protège et récompense toujours le vice, quand il abbat et contriste la vertu. Écoutez-moi, Justine ; vous, Noirceuil et Chabert, je ne vous invite point à entendre de nouveau des détails dans lesquels vous avez trop de part, pour qu’ils ne vous soient pas familiers. Allez passer quelques jours à la campagne ; nous verrons, à votre retour, ce qu’on pourra faire de cette fille. Mais vous, marquis, et vous, mon cher chevalier, je vous prie d’entendre ce que j’ai à vous dire, et d’être persuadés que ce n’est pas sans fondement que Chabert et Noirceuil vous ont souvent dit qu’il existait bien peu de femmes plus singulières que moi dans le monde.

On passe dans un salon délicieux. La compagnie se place sur des canapés ; Justine ne prend qu’une chaise ; et Juliette, au fond d’une ottomane, commence ses récits de la manière dont nos lecteurs le verront dans les volumes qui suivent.


FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
  1. C’est l’usage dans presque toutes les provinces méridionales.