ORIGINE ET DÉVELOPPEMENT

DE LA CONSCIENCE MORALE

D’après Georges GROTE


Sous le titre de Fragments on ethical subjects il a paru récemment en Angleterre un petit recueil d’opuscules de George Grote sur la morale[1]. L’auteur de ces morceaux ne les avait pas préparés pour la publicité ; il semble qu’il n’ait écrit les quatre premiers que pour fixer sa pensée sur le papier à mesure qu’elle prenait consistance, ou peut-être à titre de matériaux pour la composition d’un ouvrage important sur la philosophie de la morale. On aurait raison de blâmer un auteur vivant qui offrirait à l’attention des lecteurs compétents une œuvre à laquelle il n’aurait pas mis la dernière main. Mais on doit accueillir avec d’autres sentiments les écrits d’un auteur qui n’est plus et qui a mérité durant sa vie une place parmi les penseurs les plus éminents de son temps. Tout fragment de sa pensée qui peut jeter du jour sur ses doctrines, ou bien ouvrir une perspective sur une portion ignorée de sa vie mentale, nous devient précieux. Comment n’écouterait-on pas avec faveur les paroles nouvelles, bien qu’imparfaitement articulées, d’une voix qu’on ne comptait plus entendre, et qui semblait avoir encore tant de vérités à nous révéler ! La conversation de George Grote, au dire de ses amis, était remplie d’idées et d’aperçus nouveaux. Il trouvait, comme sans effort, au cours d’un entretien familier, les explications en apparence les plus naturelles des problèmes les plus ardus. Avec cette fécondité d’esprit, avec les rares talents d’analyse, d’exposition et de discussion dont il a fait preuve, il aurait pu exercer sur la pensée de ses contemporains une influence plus considérable, s’il avait eu l’art ou le goût de traiter hardiment en des écrits rapidement conçus et exécutés tous les sujets sur lesquels il était capable de répandre des clartés nouvelles. Les lecteurs des deux grands ouvrages de Grote, l’Histoire de la Grèce, et Platon, savent qu’il avait des idées arrêtées sur les questions d’éthique : plusieurs se sont étonnés qu’il ne les ait pas exposées dans un traité méthodique. Les fragments qu’on vient d’extraire des nombreux manuscrits qu’il a laissés, sont loin de satisfaire notre curiosité à cet égard ; ils redoubleraient bien plutôt nos regrets, car ils nous offrent la preuve que Grote, engagé dans la voie ouverte par James Mill, aurait pu nous laisser une théorie psychologique de la morale basée à la fois sur le principe de l’utilité et sur la doctrine de l’association.

Le premier morceau, intitulé Origine et nature du sentiment éthique, est une analyse psychologique préliminaire destinée, à ce qu’il paraît, à diriger l’étude des idées morale, du monde hellénique avant Socrate ; mais cette étude, annoncée au début même du morceau, nous manque.

Le second, intitulé Philosophie de la morale, approfondit l’idée analysée dans le premier. L’auteur y montre comment la conscience propre de l’agent est un produit de l’opinion sociale, et comment les motifs subjectifs de l’agent se substituent aux motifs objectifs primitivement donnés dans la sanction de la société.

Dans le troisième, Anciens systèmes de philosophie morale, l’auteur examine l’idée maîtresse des philosophies morales de l’antiquité, le summum bonum, le bien de l’agent, et montre la nécessité de comprendre dans cette notion celle du bien général qui est la base des distinctions morales.

Le quatrième, Idée d’une philosophie éthique, est le plus long. C’est l’étude du sentiment de l’obligation morale, chez l’enfant et à l’origine des sociétés. L’auteur fait voir comment ce sentiment se double de celui de la réciprocité entre l’agent et la société, c’est-à-dire de l’idée de droit. Il décrit l’origine du sentiment d’approbation et de désapprobation morale ; il explique comment ce sentiment s’attache aux actes mêmes, indépendamment des conséquences actuelles ou lointaines, et comment les sentiments de l’obligation et de la réciprocité sociale s’idéalisent pour devenir la conscience morale rationnelle.

Deux autres morceaux, l’un sur la morale, l’autre sur la politique d’Aristote, et une courte préface de M. Bain complètent le volume dont nous voulons entretenir nos lecteurs.

Les mêmes idées se retrouvent dans les quatre premiers fragments, et l’un d’eux, le quatrième, nous présente jusqu’à trois fois la répétition du même sujet. Il semble que l’auteur ait tâtonné, non pas dans sa pensée, qui est nette, mais dans l’expression de sa pensée, ou qu’en l’attaquant par ses divers éléments, il se soit toujours trouvé ramené à la reproduire sous une forme trop peu variée. Il nous a paru utile de condenser et de systématiser cette pensée et d’en présenter l’ensemble.

I

Pour George Grote le sentiment éthique ou la conscience morale est un produit de l’état social, c’est un résultat complexe de la sanction que la société attache à l’observance ou à la non-observance des prescriptions qu’elle impose, afin d’assurer son bien propre, et d’après l’idée qu’elle s’en forme. Nous en pourrons donner plus loin une définition plus exacte au point de vue psychologique. En dépit des innombrables différences de lieu et de temps, le sentiment éthique offre partout et toujours un fond commun, c’est l’obligation pour l’agent de suivre une certaine ligne de conduite à laquelle s’attache indissolublement, comme sanction, l’approbation ou la désapprobation du corps social. Voilà ce qu’on peut appeler la forme du sentiment éthique ; la matière de ce sentiment se compose des diverses croyances morales des sociétés.

Une partie de la matière du sentiment éthique est commune à tous les temps et à tous les lieux, c’est-à-dire que la société a partout et toujours attaché une sanction à certaines prohibitions et à certaines prescriptions, sans lesquelles elle cesserait d’exister. En outre, le sentiment éthique a partout et toujours pour effet de développer et d’encourager le penchant à la bienveillance qui existe chez les membres d’une même société. Enfin il établit dans l’esprit un type de conduite auquel chacun doit se conformer quel que soit ce type.

À cela près, tout diffère. Le catalogue des actes louables, pour ne rien dire des dispositions, auxquelles la sanction s’attache aussi bien qu’aux actes, diffère d’un état de société à l’autre, d’une époque à l’autre. Partout il y a des actes réputés coupables ou vertueux, honteux ou honorables, mauvais ou bons, malséants ou bienséants. Le vocabulaire de l’éloge ou du blâme reste le même, mais la nomenclature de leurs objets change selon les temps et les éléments. L’homme vertueux d’une époque n’est pas toujours selon le type accepté d’une autre époque.

Du moment qu’on ne se refuse plus à voir dans le sentiment social le premier motif de la détermination morale, tout s’explique dans les sentiments éthiques, les ressemblances comme les différences. La forme est la même : c’est le jugement externe, quel qu’il soit, du juge qui contemple l’agent, et qui prononce en s’inspirant de son amour pour ce qui procure le bien, et de sa haine pour ce qui procure le mal. La matière diffère : la ligne de conduite recommandée ou imposée par le sentiment éthique, en tel ou tel temps, en tel ou tel lieu, est celle que recommandent ou imposent des croyances ou des préjugés dont la formation remonte à l’époque même où le sentiment éthique s’est constitué. Si l’esprit ne rencontrait que des faits dont l’appréciation ne comportât pas d’erreur, ses jugements sur ce qui fait du bien et ce qui fait du mal, c’est-à-dire sur ce qui est d’intérêt universel pour l’homme, seraient partout identiques : le sentiment éthique se constituerait partout et en tout temps de même. Mais à côté de ces jugements exacts du premier coup, pour ainsi dire, il en est d’autres dans lesquels l’erreur est possible, parce que l’expérience qui la redresserait, est obscure ou tardive. Non-seulement l’homme se trompe sur la question de savoir si un fait est une cause de bien ou de mal social, mais il se trompe encore sur l’appréciation des faits qui accompagnent ces causes et leurs effets. À des choses tout à fait insignifiantes, il attache des idées favorables ou défavorables ; il les regarde comme des sources de bien ou de mal. Dès lors diverses déviations du sentiment éthique se produisent, puis vient l’éducation, dont la puissance les enracine et les perpétue ; en sorte qu’il faudra un jour, pour ramener la morale à la vérité, une réforme radicale qui paraît au premier abord un attentat monstrueux et abominable contre la morale elle-même.

De ce que le sentiment éthique naît du jeu de l’association mentale, cela ne veut pas dire qu’il soit factice : il est seulement dérivé. Pas plus que dans la formation des langues, on ne voit dans celle de ce sentiment rien qui accuse un plan préconçu. Au contraire le travail social qui a construit un sentiment éthique donné, s’est fait en général assez mal. Produit de l’association du sentiment du plaisir et de la peine avec tels ou tels actes, tantôt le sentiment éthique contient, suivant les circonstances au milieu desquelles il a pris naissance, des matériaux qui n’y devraient pas entrer, tantôt il manque de ceux qui nous semblent, à nous, y avoir leur place marquée. Chacun des détails qui y figurent est l’effet d’une cause spéciale qui doit demeurer inconnue pour nous. L’histoire nous l’apprendrait, si l’histoire des sociétés primitives existait.

Tout ce que nous savons par le moyen de l’expérience, c’est la manière dont le sentiment éthique se transmet et se conserve, et là, le rôle de l’association se montre dans toute son évidence. Il n’est pas nécessaire pour en expliquer la formation d’invoquer un principe intuitif qui n’en expliquerait que la forme et non la matière tout entière, que les ressemblances et non les différences. Le jeu de l’association suffit à rendre compte de tout. Connaissons-en d’abord le mécanisme, et voyons ensuite comment il fonctionne pour produire le sentiment éthique.

II

Deux lois règlent nos opérations mentales d*association.

Premièrement : Les sensations et les idées qui se sont trouvées souvent en conjonction, surtout s’il en est de vives et d’intéressantes, tendent à former des groupes ou des composés dont les parties séparées ne sont plus matière d’aperception distincte ; en sorte qu’à moins de conserver un souvenir précis d’une époque de la vie où ce composé nous était inconnu, on est enclin à n’y voir qu’une manifestation simple, primitive et spontanée de l’esprit.

Deuxièmement, les sensations ou idées originellement indifférentes, quand nous savons depuis longtemps qu’elles sont les causes, les avant-coureurs, ou l’accompagnement du plaisir ou bien de la peine, finissent par devenir agréables ou pénibles par elles-mêmes : une chose qui n’était auparavant que l’annonce du plaisir ou de la peine, devient très-souvent plus attrayante ou plus effrayante que la fin originelle.

Tout acte, ou tout état de choses, qui se trouve profondément imprimé sur notre esprit comme la cause productrice d’une série indéfinie de plaisirs ou de peines, sera bien plus estimé ou bien plus redouté que les plaisirs ou les peines qui en sont la conséquence.

Comment le sentiment éthique naît-il chez l’enfant ? Faible et impuissant par lui-même, l’enfant a besoin de l’aide de tous ceux qui l’entourent habituellement. Il ne tarde pas à sentir qu’il lui importe de gagner leur bienveillance, et qu’il n’a pour y parvenir qu’à leur témoigner ses bonnes dispositions à leur égard ; surtout quand au sortir de la famille, où il était environné de tendresse et de sympathie, il rencontre des personnes en qui l’autorité ne s’inspire plus des sentiments d’une bienveillance gratuite. Il voit que son obéissance lui gagne la bienveillance, ou du moins le protège contre la malveillance d’autrui. Une association s’établit dans son esprit entre ces deux termes, d’une part l’obéissance, de l’autre la bienveillance et la protection de ceux qui ont la puissance. Il ne les sépare plus ; il conçoit que la bienveillance est le prix de l’obéissance, et qu’une fois qu’il a obéi, il peut attendre certains effets de son acte ; que ces effets sont pour lui un droit. L’idée de réciprocité, d’un quasi-contrat, le rudiment de l’idée de justice enfin, se forme en lui.

Au début des sociétés, l’homme a dû se trouver dans une situation analogue en face de l’ensemble de ses pareils, puissance collective avec laquelle il s’est senti obligé de compter. Les actions propres, celles qui s’appellent bonnes, honorables, louables, décentes, etc., s’unissent par association à l’idée qu’elles sont des antécédents d’actes qui doivent témoigner des bonnes dispositions d’autrui en sa faveur. Le sentiment avec lequel il regarde les actions contraires, les mauvaises, les honteuses, les blâmables, les indécentes, etc., est le sentiment que la défaveur d’autrui va se montrer avec toutes ses conséquences funestes pour lui. Or, il est pour sa sécurité et son bien-être d’une nécessité absolue qu’il s’assure des bons sentiments de ses semblables, et qu’il obtienne protection contre leur malveillance.

S’il n’y avait dans l’homme que des sentiments égoïstes, en entendant par ce mot ceux qui n’ont pour fin que sa personne, sa conscience morale aurait sans doute une constitution peu compliquée : elle le serait moins que celle que nous observons chez l’enfant en qui, pourtant, les sentiments égoïstes se montrent avec une prépondérance si marquée. Mais il est d’autres sentiments qui jouent un rôle dans la production de la conscience morale : ce sont les émotions sympathiques qui associent souvent notre malheur à celui d’autrui, et quelquefois aussi notre bonheur à celui d’autrui. Leur action combinée avec celle des sentiments égoïstes nous met en état « de nous attacher fortement à un bien général » et nous fait éprouver une forte aversion pour une cause d’un mal général. Ce sont ensuite les sentiments de bienveillance et de malveillance, dont la liaison avec les émotions sympathiques est si étroite que les auteurs des biens et des maux qui affectent l’ensemble de la société deviennent pour nous des objets d’affection et d’aversion.

Grâce au concours de ces sentiments la constitution de la conscience morale se complique : elle ne se compose plus uniquement du sentiment de l’approbation ou de la désapprobation, actuelle ou possible, d’autrui, du mérite ou du démérite envers autrui, considéré comme individu, ou comme groupe d’individus ; un sentiment d’un effet plus puissant, qui intéresse autrement le bien-être de l’agent, celui de l’approbation et de la désapprobation de la généralité des membres de la société, s’y ajoute ; et enfin celui de l’approbation ou de la désapprobation de l’agent lui-même y prend place. Il est très-intéressant de voir comment se forme ce dernier.

Patient, en même temps qu’autrui, de l’acte d’un tiers, l’homme a sur cet acte les mêmes sentiments qu’autrui. Il le loue ou le blâme, et fait porter sur son auteur sa bienveillance ou sa malveillance, d’après le même critérium, par le jeu combiné de ses sentiments égoïstes, sympathiques, bienveillants et malveillants. L’association qui relie son jugement et ses dispositions à cet acte, quand un autre est l’agent, se noue dans son esprit, en sorte que lorsqu’il est simple spectateur du même acte, l’effet de ses sentiments sympathiques à l’égard des patients ramène le même jugement et les mêmes dispositions à l’égard de l’agent. Bien plus, lorsqu’il devient lui-même agent du même acte, en vue de satisfaire ses désirs propres, le contentement qu’il en retire ne va pas sans éveiller en lui les dispositions et le jugement communs à tous, qui s’attachent à cet acte. L’homme est si souvent patient et agent d’un même acte qu’il le juge aussi aisément comme patient que comme agent. Au moment où il agit, il n’est pas seulement agent, il est spectateur de son acte, et en cette qualité, il le juge comme s’il était spectateur de l’acte d’autrui ; il le juge malgré lui, souvent même en dépit du plus vif désir de le juger autrement. Un acte éveille toujours chez l’agent l’idée du jugement que les autres pourraient porter, de celui qu’il porterait si l’agent était autrui ; il le porte lui-même par avance, conformément à l’habitude qu’il a contractée tandis qu’il était dans le rôle de patient.

Il en résulte qu’indépendamment même des conséquences actuelles de la faveur ou de la défaveur des autres, nous avons le sentiment de les avoir encourues, et ce sentiment est de lui-même agréable ou pénible. Une association nouvelle se noue entre nos actes et le jugement interne ; elle devient tellement étroite et indissoluble que l’acte éveille toujours le sentiment d’appréhension ou d’espérance de ce jugement. Ce jugement, avec les plaisirs ou les peines subjectives qui l’accompagnent, devient alors le motif déterminant de nos actes, à la place de la considération des conséquences externes. Il n’est que le signe des conséquences externes de l’acte, mais l’esprit s’y attache, le contemple seul, néglige la chose signifiée, ainsi qu’il arrive souvent dans la genèse des phénomènes de la vie mentale ; il ne paraît plus avoir égard aux considérations antérieures et ne semble se diriger que d’après un mobile intérieur.

Une fois bien dressé à agir d’après ce jugement interne, l’homme a contracté l’habitude éthique : il est vraiment autonome ; ses actes sont foncièrement moraux en eux-mêmes, aus Pfticht, dans la langue de Kant. Ils sont, les mêmes peut-être que lorsqu’ils sont hétéronomes, c’est-à-dire dictés par la considération des conséquences externes, d’un plaisir ou d’une peine venus du dehors, mais l’état d’esprit qui les inspire est tout différent. C’est l’esprit d’un homme vraiment moral. Les motifs déterminants de sa conduite sont toujours des plaisirs ou des peines, mais ce sont des plaisirs et des peines tout internes, que nul autre individu ne lui dispense, dont la puissance peut l’emporter de beaucoup en intensité sur celle des plaisirs ou des peines d’origine externe, et qui vont souvent, le plaisir jusqu’au ravissement, les peines jusqu’aux plus affreux tourments.

III

Avant d’arriver à cet état où la sanction interne se subordonne la sanction externe, ou même s’y substitue, où les actes nous apparaissent comme dictés par un désintéressement complet (si nous nous en tenons au langage du vulgaire, pour qui la sanction externe seule affecte l’intérêt de l’agent), l’homme se souvient trop que le contentement ou le mécontentement qu’il a de ses propre actes, correspondent à des jugements externes actuels pour cesser d’en attendre la manifestation. Il garde la conviction que son acte a mérité la bienveillance d’autrui quand il se trouve conforme au type d’après lequel la faveur et la bienveillance sont distribuées dans le corps social. Il en résulte un nouvel élément de la conscience morale. L’agent attend avec confiance l’expression de ces dispositions bienveillantes : il est assuré de les avoir méritées. Il croit fermement que les autres sont obligés de les lui témoigner. C’est pour lui un droit, et le sentiment de ce droit accompagne toujours le jugement qu’il porte sur son acte propre en tant que spectateur. Le sentiment de son droit à l’estime et a la récompense décernée par autrui c’est l’estime qu’il a pour lui-même.

La conscience morale se trouve constituée par le concours de ces éléments : l’idée d’une ligne de conduite ou de certaines dispositions chez l’agent, et l’idée qu’il existe en autrui une disposition à l’égard de l’agent, — telle que l’agent l’espère. Un troisième élément, l’idée d’une sanction externe qui assure l’exécution du contrat, vient servir de ciment aux deux autres.

On peut donc définir la conscience morale un groupe d’idées ou de sentiments unis indissolublement de manière que le retour des phénomènes de la vie réelle, d’une façon conforme à cette association, produit un sentiment de satisfaction, et que le retour de ces phénomènes d’une façon contraire à cette association crée un sentiment de déplaisir et d’indignation.

Mais il s’en faut bien qu’il y ait toujours accord entre le cours fixé par l’association et le retour des phénomènes réels de la vie ; et les différences que l’esprit y reconnaît sont la source d’une nouvelle complication dans la constitution de la conscience morale.

La conduite de l’agent excite souvent chez les spectateurs étrangers des sentiments qui sont loin de ressembler à ceux qu’il en attendait. Spectateur de ses propres actes, et obéissant au sentiment éthique, il se juge, et voit avec étonnement. que les spectateurs externes le jugent différemment. Il connaît mieux ses motifs et ses dispositions morales que ceux qui le jugent : ceux-ci sont mal informés ou séduits par un intérêt étranger ; ils commettent une erreur de fait et une erreur de droit : ils sont donc récusables. L’agent s’indigne et les récuse. Mais il ne demeure pas pour cela son unique juge. N’en trouvant plus aucun autour de lui qu’il n’ait lieu de suspecter, il en suppose un tout exprès, celui-là même peut-être dont il se plaint, mais cette fois mieux éclairé, et désintéressé ; ou bien, allant plus loin, et franchissant la distance du réel à l’idéal, il en imagine un qui le connaît aussi bien qu’il se connaît lui-même, c’est-à-dire parfaitement, et qui sait, de science certaine, l’intérêt général en vue duquel l’action a été faite, ainsi que les meilleurs moyens de le servir. C’est désormais de ce juge qu’il attend la rétribution qu’il mérite, et il la trouve déjà dans la conviction qu’il a agi de manière à s’en rendre digne.

Une fois qu’il a constaté la différence entre l’application qu’il fait de son sentiment éthique et le jugement actuel du public, qu’il a perdu confiance en la conduite rétributaire du public, qu’il a observé des désaccords analogues entre les diverses fractions de la société, et assisté à des disputes fréquentes sur la question où il s’agit de juger du bien et du mal, l’homme exerce son intelligence sur la matière de ces conflits. Il étudie les circonstances des actes ; il apprécie les caractères, pèse les intérêts particuliers, estime les motifs, enfin il juge par lui-même l’acte accompli, aussi bien au point de vue de l’agent, qu’à son propre point de vue de spectateur externe. Il répète souvent ce genre de jugement qui lui est propre, et s’habitue à juger, non plus d’après la norme publique de ce qui est défendu ou permis, mais d’après une règle à lui, devenue son type rationnel de conduite et de jugement. Désormais son sentiment éthique s’est transformé en un sentiment nouveau, où la raison entre pour la plus grande part, et qui rejette dans l’ombre le sentiment primitif.

En réalité, la constitution de ce sentiment rationnalisé ne tourne pas au profit de l’arbitre individuel, pour la satisfaction des seuls intérêts égoïstes. L’autorité qui sanctionne le jugement éthique ne cesse pas de résider en dehors de l’individu. Alors même que la conscience individuelle est en conflit avec le jugement public, ce n’est pas en son nom propre qu’elle décide contre le public, c’est au nom d’un public ou d’une autorité, non plus actuelle, mais possible, dont le jugement serait certainement celui du public actuel, s’il possédait des lumières suffisantes. L’autorité invoquée n’est pas un jugement qui est, mais un jugement qui devrait être. À ce jugement l’individu se sent tenu de se conformer, et il demande aux autres de s’y conformer. Il est à la fois le sujet de la règle, et le législateur qui la promulgue au nom d’une autorité invisible, mais avec laquelle il est en communion morale.

Ajoutons que cette règle est dans l’intérêt collectif du public réel. L’intérêt général est la source de ce qu’il y a d’impératif dans le sentiment éthique. C’est la voix de la communauté qui parle par ce sentiment après avoir contribué à le créer. Les moralistes anciens dont on ne saurait trop admirer les écrits, autant parce qu’ils ont créé la science de l’éthique, que parce qu’ils ont abordé cette tâche les premiers, sur un champ d’observation restreint, qui ne dépassait pas les limites du monde hellénique, sans modèle qui pût les inspirer ou les diriger, les moralistes anciens, Platon et les stoïciens eux-mêmes, prenaient pour point de départ de leurs systèmes éthiques le bonheur de l’individu. Ils recommandent tous de chercher le summum bonum et d’éviter le summum malum (entendant par ces mots le bien et le mal de l’individu) par les voies que le sage seul sait prescrire. Mais comme ils ne faisaient pas une distinction suffisante entre le bonheur individuel et le bonheur collectif, et que pourtant les préceptes du sage ne cessent de ramener au moins implicitement l’idée du bonheur commun sous la forme qu’elle pouvait réunir dans l’esprit grec ; comme aussi les exigences de la morale, montrant le summum bonum dans la pratique des actions réputées vertueuses, oppose au bien le plus immédiat de l’agent, une fin qui n’est pas spécifiée, il y a dans leurs écrits, même chez Aristote, une confusion qui ne se dissipe jamais.

Pour l’éviter désormais, il faut que le sage (nous dirions aujourd’hui le moraliste) examine la question au double point de vue de l’individu et de la société ; qu’il cherche quelles actions tendent à augmenter ou à diminuer le bonheur public, quelles tendent à augmenter ou à diminuer le bonheur de l’agent considéré à part, non point la satisfaction immédiate de ses penchants actuels, mais la satisfaction éloignée, et alors durable, de ses besoins permanents. Il doit considérer l’agent à un double point de vue, soit que l’agent subisse l’empire des dispositions qui le portent à agir, ou qui l’en détournent, soit qu’il subisse les effets de ses propres actions, aussi bien isolément que comme membre de la société. Le moraliste voit que le bonheur individuel de l’agent est souvent en désaccord avec celui de la société, et que la privation du bonheur immédiat ou les maux positifs qu’il a à subir sont des conditions du bien-être de la société dans son état présent. S’inspirant du sentiment éthique tel que nous l’avons vu se constituer, il n’hésite pas à formuler impérativement une conduite qui tende à ne pas diminuer, et, si c’est possible, à augmenter le bonheur général, et, d’une façon indirecte et subordonnée, celui de l’agent individuel. Il impose l’obligation de s*y conformer au nom de la collectivité actuelle qui dispense la sanction morale, ou, s’il le faut, au nom du public idéal qu’il substitue de par l’autorité de son sentiment éthique rationnalisé à la collectivité actuelle incompétente ou indigne.

Ce travail que, selon les philosophes anciens, le sage a seul l’autorité de faire, tout homme l’accomplit, mais d’une façon incohérente et toute dépourvue de précision. Alors même qu’il ne parvient pas à se faire une notion bien nette du type qu’il doit observer, il ne doute pas que ce type n’existe et qu’il ne puisse être connu. En outre, il reconnaît par expérience que la ligne de conduite contenue dans sa conscience morale a varié, qu’elle s’est améliorée, qu’il connaît mieux le juste et l'injuste, qu’il ne les connaissait à une autre époque de sa vie, et que ses contemporains le connaissent mieux que les hommes de temps plus anciens. Cette conviction, dont le moraliste, moins que tout autre, ne saurait se défaire, devient un élément inséparable du sentiment éthique ; c’est elle qui nourrit les aspirations vers un idéal supérieur, et qui implante dans l’esprit une croyance ferme aux principes de la relativité et de la perfectibilité indéfinie de la morale.

E. Cazelles.
  1. Fragments on ethical subjects by the late George Grote F. R. S. being a selection from his posthumous papers. London, Murray, 1876.