La logique des sentiments de Th. Ribot

Charles Huit
Chevalier et Rivière (p. 222-233).

ANALYSES ET COMPTES RENDUS



I. — PSYCHOLOGIE

LA LOGIQUE DES SENTIMENTS, par Th. Ribot, membre de l’Institut, Paris, Félix Alcan, 1905.

Voici un livre singulièrement attirant par son titre, et éminemment suggestif par son contenu. Quiconque l’aura parcouru félicitera l’auteur d’avoir comblé une lacune manifeste dans nos bibliothèques psychologiques. Les connaissances spéciales nécessaires me manquent pour en apprécier avec une compétence suffisante les théories fondamentales : mon but est moins ambitieux : il s’agit uniquement de souligner tout ce qui est ici de nature à intéresser, comme on aurait aimé à s’exprimer au xviie siècle, « les honnêtes gens curieux des choses de l’esprit ».

Qu’on n’aille pas s’imaginer une réédition originale ou une réfutation de ce que la Logique de Port-Royal nommait « les sophismes d’amour-propre, d’intérêt et de passion ». Le sujet est bien différent, et voici en quels termes M. Ribot lui-même a pris soin de nous exposer son dessein :

« La logique rationnelle ne peut s’étendre au domaine entier de la connaissance et de l’action… L’homme sent surgir en lui des besoins, des désirs, des problèmes auxquels la raison pure n’apporte ni satisfaction, ni réponse, ni remède : le sentiment et l’imagination prennent sa place. L’attitude sceptique qui limite la connaissance et se résigne à beaucoup ignorer, l’attitude stoïque qui dédaigne les espérances illusoires et les consolations vaines, ne sont pas au goût de tout le monde… Nous avons un besoin vital, irrésistible de connaître certaines choses, d’agir sur certaines personnes, et la logique objective ne nous en fournit pas les moyens (pp. 30 et 194).

L’explication renfermée dans ces lignes est péremptoire, la justification décisive : au surplus, dès le début de l’ouvrage (p. ix), M. Ribot avait pris soin de prévenir une interprétation qui aboutirait soit à faire de la logique des sentiments « un résidu de la logique naturelle, fait de déchets et de scories », soit à l’assimiler « à une forme embryonnaire, à un arrêt de développement, ou même à une survivance, car elle a son organisation propre et sa raison d’être ».

Sous ce titre : L’association des états affectifs, un premier chapitre met en lumière l’erreur dans laquelle on tomberait en cherchant dans l’association les conditions de la structure et de l’enchaînement des raisonnements très particuliers auxquels ce livre est consacré. D’autre part, si c’est aller trop loin que de faire intervenir le sentiment dans tous nos jugements, il n’en est pas moins certain que dans une sphère morale assez étendue il se produit des jugements affectifs, en ce sens tout au moins qu’ils sont issus de notre organisation émotionnelle et entre les deux logiques qui ont été opposées plus haut il y a un fond commun, à savoir le raisonnement, défini « une opération médiate qui a pour terme une conclusion » (p. 23). Sauf le cas du mathématicien, et encore, nous ne sommes pas pensée pure. Ainsi que la détermination, le jugement, sous la dépendance directe ou éloignée du milieu et du tempérament, implique un élément personnel indéniable, et trahit des qualités en rapport manifeste avec notre nature affective ou native, telles que la décision ou l’hésitation, la suggestibilité ou son contraire ; il nous fait pénétrer ainsi « au cœur même de l’individualité » (p. 35).

Tout système d’idées qui sort du savoir positif est fondé sur une estimation de valeurs. Ce dernier concept, aussi familier aux logiciens contemporains qu’il l’était peu à ceux d’autrefois[1], « contient deux éléments : l’un représentatif, constant, invariable, et par là il ressemble aux concepts purement intellectuels ; l’autre émotionnel, instable, franchement subjectif ». La logique des sentiments, cela va de soi, ne trouve à s’exercer que dans « la sphère du variable ». Pose-t-on, par exemple, l’une des questions suivantes : Corneille est-il supérieur à Racine ? — Le style gothique doit-il être préféré au style roman ? La réponse, quelle qu’elle soit, n’est vraiment triomphante et décisive que pour celui qui la donne, ou pour d’autres gagnés dès longtemps à ses conclusions. « Rien n’est brutal comme un fait », dit un adage vulgaire ; et cependant les événements eux-mêmes, l’expérience quotidienne en fait foi, sont susceptibles, selon nos préjugés ou notre humeur, de commentaires et d’interprétations de toute nature[2].

S’agit-il maintenant d’enchaîner des jugements dérivant de la source que nous venons d’indiquer, en d’autres termes, de raisonner ? La logique affective, elle aussi, en dépit des apparences, a son unité et marche vers son but non moins rigoureusement que l’autre. « Le principe qui confère cette unité et régit la logique des sentiments tout entière est le principe de finalité », entendu ici (M. Ribot a soin de nous en avertir) dans un sens tout empirique. Et voilà comment à l’heure même où l’influence croissante du positivisme le bannit de plus en plus de toute explication de l’homme et de l’univers, ce principe voit s’ouvrir devant lui une sphère où ses partisans eux-mêmes avaient bien rarement songé à constater son intervention. Quoi qu’il en soit, deux procédés principaux sont mis en œuvre par le raisonnement affectif tantôt il use de l’accumulation, le discuteur passionné se faisant une arme de tout, au hasard, pour étourdir son adversaire, tantôt de la gradation, lorsqu’un esprit plus cultivé ou plus réfléchi se donne le loisir de resserrer méthodiquement ses lignes de circonvallation.

Ici un rapprochement s’impose. À aller au fond des choses, que sont les traités de rhétorique tant anciens que modernes, sinon des « essais d’une logique des sentiments » (p. 52) ? Il est bien évident en effet que des trois devoirs traditionnels de l’orateur, instruire, plaire, toucher, le second et surtout le troisième sont en relation étroite avec notre nature émotionnelle, et que le premier lui-même ne lui est pas entièrement étranger, si l’adage populaire a raison : « Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. » Un fait bien connu peut servir ici de confirmation. « Entre le discours entendu d’un grand orateur et le même discours lu, la différence est capitale quant à l’effet produit la réalité vue et entendue entraîne, subjugue ; la lecture émeut simplement. C’est que, suivant la nature de la logique des sentiments, l’intonation, le geste, les variations du mouvement oratoire, sont des arguments ou des renforcements de la quantité d’émotion qui agit par les mots » (p. 53). Relisez aujourd’hui Polyeucte dans votre cabinet de travail ; et demain allez assister à la représentalion de ce chef-d’œuvre de Corneille à la Comédie-Française : quelle différence, sinon quel contraste !

Allant au-devant d’un malentendu possible, M. Ribot rappelle qu’il y a des hommes capables de penser une chose et d’en sentir une autre : tels, dit-il, les savants qui, en entrant dans leur laboratoire, laissent leur religion à la porte. Et il semble bien que ce « schisme » intérieur soit peu de son goût. Mais précisons davantage. Il est tout à fait rationnel qu’un philosophe ou un savant refuse nettement d’invoquer à titre d’argument philosophique ou scientifique un texte de la Bible ou une décision dogmatique[3] : il ne l’est pas du tout qu’en tant que croyant, il professe une doctrine que dans sa chaire ou dans ses livres il juge bon de déserter et de combattre. Et l’auteur ajoute : « Cette insouciance de la contradiction dont la cause est dans notre nature affective, si frappante dans la vie des individus » l’est encore plus dans le développement des sociétés. L’histoire, sous toutes ses formes, est faite de contradictions et ne peut être autre. » Cela ne signifie pas assurément qu’on ne rencontre nulle part des hommes bien résolus à mettre d’accord en eux principes et actions, théorie et pratique. Mais combien de Salluste et de Sénèque prêchant une morale sévère et se conduisant en ambitieux sans scrupules ! Combien de princes et d’hommes d’État affichant pour leur religion un respect tout extérieur, mais en même temps incapables de lui sacrifier leur goût immodéré des plaisirs !

Aussi bien ne considère-t-on en nous que les mouvements divers de notre sensibilité ? « Alors le principe de contradiction est sans signification, sans valeur, sans emploi légitime… L’observation montre que la vie affective, livrée à elle seule, s’accommode très bien de la pluralité des tendances et même de leur anarchie » (p. 58). Tandis que le raisonnement « intellectuel » n’a qu’un but : connaître la vérité objective, laquelle « est ce qu’elle est, indépendante de nos préférences et de nos répudiations », le raisonnement « émotionnel » marche où le poussent nos désirs ou nos aversions en quête « d’un simulacre de preuve » (p. 61). En pareil cas, la conclusion est toujours déterminée d’avance, au moins virtuellement[4].

Dans le chapitre IIILes principales formes de la logique des sentimentsM. Ribot examine tour à tour cinq types principaux de raisonnement, en avertissant que, même à ses yeux, cette classification n’a rien de définitif.

En tête se place le raisonnement passionnel. Pour bien comprendre cette épithète, il importe de se souvenir qu’il ne s’agit pas ici d’un choc brusque, d’un mouvement de l’âme violent et soudain, mais « d’une émotion devenue fixe et ayant de ce fait subi une métamorphose ». Les passions, dit-on, ne raisonnent jamais. Il serait, je crois, plus exact de dire qu’on ne raisonne pas avec elles, car (comme le montre un texte de Balmès très opportunément transcrit dans une note du livre) on sait quelle énergie elles donnent à la pensée et les ressources imprévues que l’esprit déploie sous leur direction. Selon son excellente habitude d’éclairer le général par le particulier, M. Ribot prend successivement comme exemples la timidité, l’amour et la jalousie ; autant de pages riches d’observations psychologiques d’un haut intérêt.

Sur le raisonnement qualifié ici d’inconscient les explications fournies laissent subsister quelque vague : l’auteur le confesse tout le premier et s’en excuse par l’obscurité du sujet. En effet, « le raisonnement n’est pas réductible à un automatisme mental qui de lui-même, nécessairement, directement, atteindrait sa fin. Rationnel ou effectif, il procède par acceptation et par élimination. Suivant le mécanisme de l’association, les idées du raisonneur s’irradient en tous sens. Dans cette profusion de matériaux il doit choisir ce qui est adapté à son but. Or, dans l’une ou l’autre hypothèse, le choix sans la conscience est-il explicable » (p. 81) ?

Parmi les transformations mentales analysées à cette occasion prennent place au premier rang les conversions. Rien de plus naturel, puisqu’on lit dans un chapitre antérieur (p. 45) : « J’incline à penser que l’activité religieuse est la manifestation la plus complète de la logique des sentiments ; en tout cas, c’est une source où l’on peut puiser copieusement pour l’étudier. » Accordons-le volontiers, si l’on entend par là que le croyant sincère met à défendre sa foi toutes les ardeurs de son âme de même que toutes les énergies de sa volonté ; seulement qu’il soit bien entendu que nous ne consentirons jamais à laisser enlever à notre foi toute base rationnelle. À ce point de vue, on éprouve quelque surprise à voir M. Ribot rejeter l’opinion commune qui fait d’une conversion — ou lente avec des progrès et des reculs jusqu’à la consommation finale, ou au contraire brusque et soudaine — l’effet d’une réflexion, d’éléments uniquement ou principalement intellectuels. « L’idée, nous dit-il, n’est ici qu’un instrument qui tantôt réussit, tantôt échoue… Pour ma part, je chercherais plutôt les analogues de la conversion dans les cas de métamorphose partielle à base physiologique. » Bornons-nous à un exemple, remarquable et célèbre entre tous, le cas de Newmann : à qui l’explication proposée paraîtra-t-elle suffisante ? Qu’il se produise chez le converti une « interversion des valeurs », c’est incontestable : mais admettra-t-on aisément que ce renouvellement parfois si profond de l’homme intérieur puisse, psychologiquement parlant, être assimilé au passage de la jovialité à la mélancolie, de l’activité à l’inertie, résultat assez commun d’une maladie physique ou d’émotions violentes[5] ? M. Ribot me paraît avoir analysé avec infiniment plus de justesse certaines métamorphoses d’attitude ou de caractère, certaines émotions disparaissant pour faire place à d’autres spécifiquement différentes. Dans le nombre de ces curieuses vicissitudes psychologiques, il en est d’apparentes qui, frappant beaucoup l’attention, donnent le change aux esprits peu observateurs ; par exemple, le fanatisme religieux devenant un fanatisme irréligieux ou un fanatisme politique. Pour le spectateur du dehors qui s’en tient au fait brut, il y a transformation complète ; pour celui qui voit le mécanisme intérieur, il y a plutôt permanence. » Au point de vue purement mental, où se place l’auteur, rien de plus exact [6].

À sa suite passons maintenant au raisonnement imaginatif auquel est attribué ici un rôle de premier ordre dans l’histoire individuelle et collective de l’humanité. Que l’imagination, bien que classée d’ordinaire parmi les facultés intellectuelles, fournisse un chapitre à la Logique des sentiments, nul n’en sera surpris : elle est dans une dépendance si manifeste de notre capacité émotionnelle ! Il s’agit ici de découvrir ou mieux d’établir une vérité par des moyens créés de toutes pièces à cette fin[7]. Et M. Ribot cite les idées ou conclusions relatives à la vie future comme « d’excellents exemples de ce voyage de découverte où le sentiment est le pilote » (p. 98). Sur ce point, il me semble, une distinction nécessaire s’impose, d’une part, entre l’existence d’une vie à venir, affirmée par le spiritualisme avec autant d’assurance que par le dogme chrétien, et, d’autre part, la nature de cette vie sur laquelle la foi elle-même ne projette qu’une demi-lumière[8].

Le point de départ est ce fait psychique incontestable : l’homme désire vivre toujours. M. Ribot s’exprime ici avec quelque sévérité : « Malgré son apparence d’axiome, ce prétendu principe est une affirmation sentimentale dont rien ne justifie la validité » (p. 100). Et en effet, si l’on ne croit pas à un Dieu créateur souverainement bon et souverainement juste, pourquoi n’en serait-il pas de cette pieuse aspiration comme de tant d’autres qui ne sont pas réalisées ? « Au premier moment, le désir engendre et organise une croyance, sourde à toutes les attaques. Au second moment, quand le doute s’est insinué, le raisonnement n’est plus un instrument de conjecture pour découvrir, mais un effort pour démontrer » (p. 101). Est-ce à dire que les preuves alléguées par tant de grands génies en faveur de l’immortalité sont toutes, sans distinction, de l’ordre imaginatif ? c’est ce que nous nous refusons catégoriquement à admettre[9], et ici l’exemple de Platon nous paraît tout à fait instructif. Visiblement il n’y a pas de dogme philosophique qui lui tînt plus au cœur : il y revient dans presque tous ceux de ses dialogues qui touchent à la morale. Lorsqu’il nous représente Socrate se consolant de l’injustice des hommes par cette radieuse espérance, lorsqu’il fait cette remarque profonde que la suppression de> toute vie future serait pour le méchant une bonne fortune inespérée et presque scandaleuse, surtout lorsque dans le Phédon et ailleurs il accumule les raisonnements de tout genre à l’appui de sa croyance, qui oserait dire que de sa part c’était pur jeu d’esprit ? Dans les mythes « eschatologiques » si brillants qu’il nous a légués, il y a sans doute, à côté de conceptions admirables, des détails fantaisistes qui font sourire : c’est (il en a pleine conscience) son imagination de poète qui se donne carrière : mais au fond sa foi dans le monde à venir n’en est ni moins ferme, ni moins digne de sa haute et remarquable philosophie[10].

Un second exemple de raisonnement imaginatif est tiré par M. Ribot de la divination, présentée comme « une manifestation de la nature humaine qui par sa ténacité affirme la nécessité d’une logique étrangère à la raison » (p. 102). Ici, à se placer au point de vue scientifique, nous sommes vraiment en face « d’aberrations séculaires, d’une codification du néant ». Rien n’y manque, sauf une base ferme, et si l’art divinatoire ose se réclamer de l’expérience, c’est que « par une illusion naturelle le croyant attache plus d’importance à une prédiction qui s’accomplit qu’à une centaine d’autres dont il justifie péniblement l’échec » (p. 106). Et cette étude se termine par des réflexions d’une psychologie très pénétrante : « On désire une réponse vraie, maison la désire consolante : ce qui n’est contradictoire que pour la raison. Chaque désir, nous le savons, ne voit et ne veut que sa fin. »

Une transition presque insensible nous conduit au raisonnement de justification où il entre, lisons-nous, je ne sais quoi de banal et d’enfantin. « Il est nettement téléologique. Son caractère essentiel, c’est d’être engendré par une croyance ferme et sincère qui se refuse à être troublée et aspire au repos » (p. 111). C’est le procédé que M. Balfour dénonce chez les constructeurs de morale, « avocats qui se donnent toute liberté sur les prémisses, non sur les conclusions ». Quiconque a une foi ardente dans un système ou dans un homme n’avoue jamais leur impuissance, et préfère chercher au dehors des semblants de raisons. À ce propos, M. Ribot taxe d’un « double illogisme » les vrais croyants qui, au lendemain de quelque effrayante catastrophe, « déclarent que les voies de la Providence sont impénétrables, et cependant essaient de les justifier ». Tout en reconnaissant avec humilité qu’en pareille occurrence nous nous heurtons à d’insondables mystères, me sera-t-il permis de hasarder un simple rapprochement ? Voici un fils qui se sait aimé de son père et qui néanmoins est l’objet de sa part d’une mesure rigoureuse : lui interdira-t-on de se demander comment tant de sévérité peut s’unir à tant d’affection ?

Les raisonnements qu’on appelle de consolation ont eux aussi quelque chose de bien artificiel[11] : il s’agit uniquement d’apporter un adoucissement quelconque à la douleur. Si on laisse de côté les pessimistes, les stoïques, et les esprits lucides à qui rien n’est capable de dissimuler la réalité, il est certain que « le reste de l’humanité est très accessible à cette apparence de raisonnement et se prête volontiers à l’illusion qu’il procure ».

L’étroite union de nos diverses facultés psychiques donne un intérêt particulier à ce que M. Ribot appelle le raisonnement composite, mélange « d’un enchaînement rationnel qui en est le squelette et de l’emploi des émotions comme moyen d’agir et comme procédé d’argumentation » (p. 116). Or, il est rare que nous ayons affaire à un auditoire du genre exclusif de celui auquel, selon Buffon dans son Discours sur le style, il faut avant tout « des choses, des pensées, des raisons », et chez lequel il n’est permis de toucher le cœur « qu’en parlant à l’esprit ». C’est un fait incontestable que la force de la plupart des procédés oratoires est dans le facteur affectif qu’ils contiennent, dans la puissance qui leur est propre de créer des états de sentiment. Mais tandis que dans un cas précédemment étudié la logique émotionnelle s’essayait à découvrir, ici elle simule la démonstration, comme dans le plaidoyer, celui-ci n’obéissant qu’à des considérations pratiques, celle-là étant de nature purement spéculative. Platon a dit (et ce mot a été de tout temps justement admiré) que nous devons aller à la vérité « avec notre âme tout entière » : pourquoi la vérité (ou ce que nous tenons à présenter aux autres sous ce nom) n’éprouverait-elle pas, elle aussi, le besoin de s’adresser à l’âme tout entière, au sentiment et à la volonté aussi bien qu’à la pure raison ? Nous devons peut-être aux passions, a écrit Vauvenargues, les plus grands avantages de l’esprit.

Sous ce titre : L’Imagination créatrice affective, le chapitre iv nous entretient de la logique des sentiments au service de la création esthétique et s’occupant non plus de conjecturer ou de démontrer, mais d’organiser. Est-ce vraiment de logique qu’il est ici question ? Ce n’est pas absolument évident. Je laisse, du reste, à d’autres, plus compétents parce qu’ils sont plus artistes, le plaisir de discuter les théories musicales qui sont dans ce volume (pp. 131-162) l’objet d’une étude des plus ingénieuses, me bornant à citer la définition suivante de l’école poétique contemporaine qualifiée couramment de symboliste :

« Ce que nos sens nous révèlent, ce qui est visible, tangible, résistant, n’est que le symbole d’un inconnu et le voile d’un mystère… L’art symbolique admet que nous ne connaissons les êtres que par leur action sur nous, c’est-à-dire par les sentiments qu’ils nous suggèrent. Il fait perdre aux choses leurs contours et apparences sensibles pour les transformer en des sources d’émotions. Il ne cherche pas à décrire, mais à transmettre l’état d’âme par lequel selon lui nous communiquons avec chaque chose… Les mots deviennent des notations musicales au gré d’une psychologie passionnelle ; les descriptions ne traduisent que des impressions qui tour à tour émergent et sombrent selon la tendance prédominante. »

Au jugement de M. Ribot, le « roman d’amour mystique » est une forme encore plus incomplète et plus pauvre de la faculté créatrice ici analysée ; c’est qu’à l’entendre, l’entraînement graduel vers l’extase correspondrait à « un progrès contraire d’appauvrissement intellectuel et de simplification à outrance » (p. 171). Cette interprétation psychologique est-elle seule et toujours exacte ? Il me semble qu’il y a quelque raison d’en douter. L’âme d’un Beethoven ou d’un symboliste quelconque l’emporte-t-elle vraiment en puissance, en essor intérieur sur celle d’une sainte Thérèse ou d’un Pascal ? Après avoir transcrit, d’ailleurs avec un respect absolu des convenances religieuses, quelques traits saillants empruntés à la biographie de Marie Alacoque, l’auteur aboutit à la conclusion que voici : « Évidemment pour qui écarte toute intervention surnaturelle, cette vie est un poème vécu où l’invention est assez faible, mais fait presque tout entier de matière émotionnelle, œuvre d’un personnage unique qui se dédouble et s’objective dons son rêve » (p. 177). Et sans doute le mystique n’a pas sous la main, comme un Saint-Saëns ou un Wagner, « tout le clavier des émotions humaines avec leurs nuances infinies ». Mais pour une âme dégagée par un effort intérieur de la servitude des sens, n’est-ce rien de se sentir entrer dans un commerce de plus en plus étroit avec le Bien suprême et la Beauté sans limites ? Cette réserve faite, il n’y a d’ailleurs aucune difficulté à accorder que les modes tout humains d’expression de la création mystique « la trahissent parfois plus qu’ils ne la servent ».

La conclusion de l’ouvrage est particulièrement intéressante à méditer : elle en résume très bien les points essentiels.

Évidemment par logique il faut entendre ici non pas un ensemble de règles et de formules presque aussi rigides que celles de la géométrie, ni une méthode fondée sur la compréhension réfléchie de l’ordre de vérités à atteindre : mais bien la façon dont le cœur procède quand il lui prend envie de raisonner à son tour. Aussi bien les modernes inclinent-ils de plus en plus à lui reconnaître ce droit. Il y a longtemps que Pascal nous avait avertis que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas[12] », et Vauvenargues, que « connaître par le sentiment c’est le plus haut degré de connaissance ». Mme de Staël regardait l’enthousiasme non seulement comme la source la plus sûre du bonheur, mais comme un élément indispensable à l’esprit de système. Comte et Spencer, chose remarquable, s’accordent à faire du sentiment le ressort par excellence des véritables convictions. Plus près de nous, Secrétan se refuse à examiner certains principes, qu’il érige en « certitude sensible au cœur », et M. A. Sabatier dans sa Philosophie de l’effort n’hésite pas à dire à propos de l’idée de Dieu : « L’intervention du cœur se justifie ici d’autant mieux que le sentiment est dans l’espèce la meilleure source de connaissances, car certainement l’homme est plus près de Dieu par le cœur que par la raison. » Inutile d’insister sur une thèse aujourd’hui si généralement acceptée. N’est-ce pas avant tout dans le domaine du sentiment que se révèlent nos caractères individuels, marqués au coin de nos impressions, de nos préférences et de nos goûts[13] ?

Mais c’est un fait non moins certain que l’esprit devient aisément la dupe du cœur. Certaines choses sont, parce que nous voulons qu’elles soient ; d’autres disparaissent, parce qu’il nous plaît de fermer les yeux. L’expérience quotidienne nous apprend combien il nous est antipathique de reconnaître sans détours ou les erreurs de nos amis ou les mérites de nos adversaires. Or, comme le fait remarquer très justement M. Ribot, « préférer la vérité n’est pas la constituer » : dès lors, « proclamer la supériorité de la logique du cœur est une position fausse et désavantageuse, la connaissance qui est la servante de la vie ne valant que par son objectivité » (p. 193). Et cependant cette logique finit par trouver grâce aux yeux de l’auteur : d’abord, parce qu’il v a des esprits imprécis qui l’estiment suffisante ou même préférable, « et qui l’inventeraient si elle n’existait depuis des siècles », et ensuite « parce qu’elle est l’œuvre spontanée de notre nature non intellectuelle ». Les logiciens purs auront beau faire : les progrès de la discipline scientifique n’empêcheront pas que, parallèlement à la sphère de la raison, se maintienne et se développe la sphère de la croyance[14], laquelle se rapproche beaucoup du raisonnement affectif sans se confondre pour autant avec lui.

Avant de terminer, un mot de la forme, qui ne saurait jamais être indifférente, même quand il s’agit d’un ouvrage philosophique. Sur la netteté de la pensée chez M. Ribot, sur sa légitime aversion pour tout ce qui est équivoque ou obscur, il n’y a et il ne peut y avoir qu’une voix. Quel contraste heureux avec tant de jeunes psychologues qui se complaisent à envelopper la moindre affirmation de mille réserves et de mille circonlocutions ? Sur bien des points il n’aurait tenu qu’à l’auteur de développer, et de développer longuement, ce qu’il se bornait à indiquer : il a su résister à cette dangereuse tentation. Enfin, si çà et Là les frontières par lui tracées entre les divers aspects de son sujet paraissent offrir je ne sais quoi de flottant et d’indécis, qu’on veuille bien se souvenir qu’il est l’un des premiers à aborder ce genre de problèmes, et que le monde du sentiment passe, et à bon droit, pour la partie la plus fuyante et la plus mystérieuse de l’âme.

C. HUIT.

  1. Ce sens psychologique et logique donné à un terme dont l’emploi avait déjà passé de la langue économique dans celle de la morale n’est pas sans offrir certains inconvénients. Mais des expressions composées telles que les « concepts-valeurs », la « valeur-fin », les « valeurs-moyens », auront en outre, je le crains, beaucoup de peine à s’acclimater dans notre dictionnaire.
  2. « Les preuves de fait ne valent que pour ceux qui sont intimement prêts à les accueillir et à les comprendre voilà pourquoi les miracles qui éclairent les uns aveuglent les autres. » (Maurice BLONDEL dans les Annales de philosophie chrétienne, janvier 1896.)
  3. La religion n’empêche certes pas les savants d’user dans leur domaine des principes et des méthodes qui leur sont propres. » (Constitution dogmatique du Concile du Vatican.)
  4. Ce qui est présenté ici comme une anomalie serait bien près d’être la règle si l’on donne raison à l’auteur d’une thèse toute récente, M. Bellanger (Des concepts de cause, 1905, p. 77) : « Nous voulons montrer que tout philosophe, que tout savant possède d’abord un idéal préconçu, — sans lequel il ne serait ni un savant ni un philosophe, — une sorte de rêve interne qu’il tient par-dessus tout à réaliser. Seules sont retenues et objectivées les formes du concept de cause qui favorisent cet idéal, les autres subissent une réduction puissante… Le motif étroitement utilitaire qui chez les primitifs présidait aux transformations des idées de cause a été remplacé par un autre, mais leur rôle est resté le même, leur éducation demeure le résultat de l’activité intentionnelle de l’esprit. »
  5. Ce sujet intéressant et important entre tous mériterait d’être approfondi ex professo par un de nos philosophes catholiques. On a vu bien souvent, et nous voyons encore tous les jours des hommes de marque passer les uns de la foi à l’incrédulité, les autres revenir de l’incrédulité à la foi. Dans les deux cas y a-t-il égal accroissement de dignité morale, de paix intérieure, de don généreux de soi-même ? Voilà ce qu’il serait opportun de soumettre à une impartiale enquête.
  6. Pendant que j’écris ces lignes, on m’apporte le Temps du 6 juin 1905, où se lisent en première page les réflexions qui suivent, à propos de certain ukase d’un maire de province : « C’est l’intolérance antireligieuse qui remplace l’intolérance cléricale : un fanatisme chasse l’autre. Et toujours la liberté souffre par les fantaisies de ces cléricaux à rebours qui ne sont le plus souvent — on s’en apercevrait en cherchant un peu — que des cléricaux fraîchement convertis. »
  7. Ce n’est pas uniquement dans la sphère morale que l’imagination affective s’applique à « donner à ce qui est vague et fuyant par nature une précision et une stabilité relatives ».
  8. « Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit quæ præparavit Deus iis qui diligunt illum » (S. Paul, I Cor. ii, 9).
  9. « La foi en la survivance se rattache selon nous, par une conséquence qui nous paraît nécessaire, à la conception scientifique de la nature de lame humaine. » (Louis Eblé, la Vie future, 1905. p. 392.
  10. Je trouve cette pensée très intelligemment résumée dans un ouvrage important qui vient de paraître (The myths of Plato, par M.Stewart, p. 133). Au Xe livre de la République, Platon s’est efforcé de montrer que dès ce monde l’homme vertueux est plus heureux que le méchant : mais cela ne suffit pas : For the Soul is immortal : and an ontological proof of his immortality is given. Then, as thdught this proof were insufficient, the Republic ends voith the myth of Er, which proves indeed nothing for the Understanding, but visualises for the Imagination the hope of the Heart.
  11. Consultera ce sujet la remarquable étude de M. Constant Martha : Les Consolations dans l’antiquité.
  12. Le célèbre apologiste prête à Dieu, s’adressant à l’âme qui aspire à le connaître, cette parole profonde : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »
  13. Aussi est-ce une thèse chère à maint psychologue contemporain (M. Bazaillas, par exemple) que la nature propre du moi réel, du moi vivant est sentimentale. M. Ribot lui-même s’y rallie (voir la page 193 de la Logique des sentiments).
  14. « La même croyance unit plus les hommes que le même savoir : c’est sans doute parce que les croyances viennent du cœur. » Joubert.)