La logique des sentiments/Préface

Felix Alcan (p. v-x).

PRÉFACE



Malgré son titre, ce livre est une étude de psychologie. Depuis des siècles, la théorie du raisonnement est l’objet propre d’une science spéciale, bien déterminée, très minutieusement élaborée, dont quelques parties paraissent définitives. Pendant cette longue période de temps, la psychologie n’a existé qu’à l’état de membra disjecta, de fragments épars dans les diverses spéculations groupées sous le nom de philosophie, sans former un corps, sans limites qui les circonscrivent, n’ayant pas même un nom.

Or, depuis une quarantaine d’années, il s’est produit une interversion des rôles et la psychologie paraît disposée à prendre sa revanche. Beaucoup d’auteurs contemporains réclament pour elle ; ils soutiennent qu’elle est le tronc dont la logique n’est qu’une branche, le livre dont l’étude du raisonnement n’est qu’un chapitre, bref que la logique n’est qu’une partie détachée et spécialisée de la psychologie. Les logiciens purs ont protesté et cette affirmation a soulevé un débat qui dure encore. Comme il est assez indifférent pour notre sujet, je crois inutile de le résumer et d’y prendre part.

Mais qu’on accepte ou non cette thèse radicale, il est impossible de contester que les opérations qui sont la matière de la logique peuvent être traitées de deux manières différentes : comme faits naturels, quelle que soit leur valeur probante — c’est de la psychologie ; comme justiciables d’une science qui détermine les conditions de la preuve — c’est de la logique. Les deux ont leur tâche spéciale : l’une constate des phénomènes ; l’autre formule des règles ; l’une recherche comment nous pensons ordinairement, l’autre comment nous pensons correctement ; l’une procède in concreto, l’autre par schématisme. La logique va du simple au composé : concept, jugement ou liaison de concepts, raisonnement ou liaisons de jugements. La psychologie répudie comme théorique, artificielle et même fausse cette hiérarchie, si vénérable que soit son antiquité. Elle pose le jugement comme élément primitif, souvent réduit à un seul terme (l’attribut) et elle le suit dans ses transformations : elle ne sépare pas le concept de l’image, ni l’abstraction de l’attention, ni la comparaison des perceptions et de la mémoire, ni le raisonnement des autres opérations qui l’accompagnent dans le travail de l’esprit. Elle soutient que le raisonnement psychologique et le raisonnement sous sa forme ou construction logique sont deux, que même ce dernier est le plus souvent improductif, parce qu’il ne sert qu’à rendre claires les données implicites de la conscience. Tel est le résumé de travaux, trop peu connus en France, qui se poursuivent depuis plusieurs années en Angleterre, en Allemagne, en Amérique[1].

Par suite, la psychologie doit traiter les opérations dites logiques comme d’autres faits, sans souci de leurs formes ou de leur validité ; pour elle, un mauvais raisonnement vaut autant qu’un bon. Renvoyant à la logique les questions de droit, à la théorie de la connaissance ou à la métaphysique les questions dernières, son champ d’action est déterminé sans équivoque.

Quoique notre sujet soit, lui aussi, une application de la psychologie à la logique, il faut avouer qu’il est d’une nature spéciale ; car les formes de raisonnement qui en sont la matière, ont été oubliées, proscrites par les logiciens ou classées à tort parmi les sophismes.

En lisant les traités de logique, il semblerait que le raisonnement régulier, exempt de contradictions, est inné chez l’homme ; que les formes vicieuses, non adaptées, ne se produisent qu’à titre de déviations et d’anomalies. C’est une hypothèse sans fondement. Le raisonnement des logiciens n’a pas surgi tout armé pour régner par droit de naissance. Ce fait ne s’est pas produit, ne pouvait pas se produire. Dès que l’homme dépasse la connaissance immédiate des sensations externes et internes, dès qu’il s’aventure au delà de ce qui lui est donné par l’expérience de directe ou par ses souvenirs, pour expliquer, conjecturer, prévoir, il n’a que deux procédés : raisonner, imaginer. À l’origine, les deux se confondent, comme on l’observe chez les enfants et les peuples sans culture intellectuelle. La logique naissante est brute et fruste ; le raisonnement primitif est au raisonnement des logiciens ce que les instruments de l’age de pierre sont à nos outils perfectionnés.

Dans ce mélange confus de vrai et de faux, de preuves et de puérilités, d’exactitude et de fantaisie auxquels le raisonneur novice attribue une valeur égale, lentement, par suite d’un développement que nous aurons à retracer, une séparation s’établit entre le raisonnement qui renferme la preuve et le raisonnement qui échappe à la preuve, quoiqu’il la simule ; entre la logique rationnelle et la logique des sentiments. Celle-ci, de prime abord, semble un résidu de l’autre, fait de déchets et de scories ; il n’en est rien. Elle-ne peut non plus être assimilée à une forme embryonnaire, à un arrêt de développement ni même à une survivance, car elle a son organisation propre et sa raison d’être. Elle est au service de notre nature affective et active et elle ne pourrait disparaître que dans l’hypothèse chimérique où l’homme deviendrait un être purement intellectuel. On peut d’ailleurs affirmer sans crainte que dans le cours ordinaire de la vie individuelle ou sociale, le raisonnement affectif est de beaucoup le plus fréquent.

La « Logique des sentiments » a été indiquée par Auguste Comte en de très courts passages, puis nominée ou réclamée incidemment par Stuart Mill et quelques contemporains. Mais je n’en connais aucun qui ait tenté de traiter même sommairement cette obscure question : j’avoue que je ne l’aborde pas sans défiance et que je ne présente ce qui suit que comme une ébauche ou un essai.

Ce travail complète deux ouvrages précédemment publiés : La Psychologie des sentiments, dont il pourrait former un très long chapitre, et L’Imagination créatrice, parce que le raisonnement affectif est, dans beaucoup de cas, œuvre de fantaisie. Il traite une question de psychologie, individuelle en apparence mais tout autant collective, puisque les groupes humains se forment et se maintiennent par la communauté de croyances, d’opinions, de préjugés, et que c’est la logiques des sentiments qui sert à les créer ou à les défendre.

  1. Ceux de Bosanquet, Jevons, Sigwart, Wundt, Lipps, Benno Erdmann, Höffding, Brentano, Jerusalem, etc. et d’autres que nous signalerons dans le cours de cet ouvrage.