La logique des sentiments/Conclusion

Felix Alcan (p. 183-195).

CONCLUSION

La logique des sentiments, dont nous venons d’esquisser une ébauche, est-elle un chapitre de la logique des sophismes ? Nullement ; mais comme plus d’un lecteur est probablement disposé à répondre par l’affirmative, la question mérite d’être éclaircie en montrant les différences.

La liste des sophismes ou paralogismes vrais, c’est-à-dire de nature intellectuelle, s’est transmise de l’antiquité jusqu’à nous sans changements notables. Elle est partout, connue de tous, et il est inutile de la transcrire ici.

En dehors d’elle, les logiciens modernes ont énuméré un peu au hasard et classé sous le titre de sophismes, des causes morales, source abondante d’erreurs et de raisonnements inacceptables pour la logique rationnelle.

Cependant ces deux catégories de « sophismes » ne sont pas de la même nature, à moins de donner au mot « sophisme » deux significations différentes. Le mécanisme de la pensée raisonnante change en passant de l’une à l’autre. Dans le premier cas, il y a une altération directe du raisonnement, et les causes sont intellectuelles. Dans le second cas, l’erreur est produite indirectement, par des influences d’origine affective.

Cette différence a été signalée par Stuart Mill (Système de Logique, liv.  I, chap.  v). Les sources de l’erreur, dit-il, sont de deux sortes : intellectuelles, morales, « Ces dernières ne rentrent pas dans le sujet de cet ouvrage. » Il indique comme principales a les « inclinations. », dont l’effet le plus commun est de nous influencer dans le sens de nos désirs ou de nos craintes. Les causes morales des opinions, quoique les plus puissantes de toutes chez la plupart des hommes, ne sont que des causes éloignées ; elles n’agissent pas directement, mais par l’intermédiaire des causes intellectuelles, elles sont prédisposantes. » Malgré cette déclaration éliminatoire, Mill, sous le titre de sophismes a priori et de non-observation, donne des exemples de raisonnements vicieux dont l’origine affective est évidente.

Bain (Logique : Induction, VI, chap.  iii) prend une attitude plus nette et plus correcte. Il critique son devancier qui, sous le nom de sophismes, étudie en réalité certaines tendances fallacieuses de l’esprit, des causes génératrices d’erreur ; « or, l’œuvre du logicien est d’empêcher ou de corriger les erreurs, non de montrer comment elles naissent des imperfections de la nature humaine : cela n’appartient ni à l’étude de la déduction, ni à celle de l’induction. C’est un point discutable si le logicien a qualité ou non pour traiter ce sujet ; mais s’il le fait il doit y consacrer un chapitre à part, parce que cette étude est extra-logique. »

Parmi ces tendances fallacieuses, Bain énumère l’attrait de l’agréable, l’aversion du désagréable, la sympathie et l’antipathie, l’intérêt personnel, la peur, la colère, l’amour, l’amitié, le patriotisme, l’esprit de secte, l’admiration, la vanité individuelle ou nationale, l’attraction de la nouveauté et du merveilleux, l’influence du sentiment esthétique sur les doctrines philosophiques et les théories scientifiques (la foi aveugle dans un plan de la nature, les orbites des planètes doivent être circulaires parce que le cercle est une figure parfaite, le besoin de l’unité absolue), etc. Quoi qu’on pense de cette énumération un peu confuse et mal ordonnée, il est clair qu’elle correspond en grande partie à la matière première de notre logique des sentiments : et c’est justement ce groupe de faits psychiques avec leurs conséquences qu’il refuse avec raison de classer parmi les sophismes.

D’autres auteurs assez nombreux distinguent les sophismes de l’esprit et les sophismes du cœur. Cette distinction est bonne comme fait : mais elle a le défaut de transférer un terme propre à la logique rationnelle, créé pour elle et fixé par elle, à une autre forme de logique où, quoiqu’il s’applique à des opérations d’une autre nature, il conserve fatalement son sens péjoratif.

En résumé, les sophismes vrais sont des vices intellectuels. Ils peuvent se constater matériellement et être rectifiés comme des erreurs de calcul. Il est aisé, même avec une culture moyenne et un peu de réflexion, de découvrir un cercle vicieux, un dénombrement imparfait ou une fallacia accidentis. Ils résultent d’une faiblesse de l’esprit, d’un défaut d’attention, d’une inaptitude à induire ou déduire correctement,

Les sophismes du cœur seraient plus convenablement nommés des préjugés (au sens étymologique : jugé par avance), puisque dans la logique affective, implicitement ou explicitement, la conclusion impose toujours la forme du raisonnement. Il est certain que, du point de vue rationnel, la logique des sentiments — qu’on pourrait appeler aussi logique des préjugés — est une sophistication perpétuelle même quand elle réussit, c’est par hasard et sans titre légitime. L’emploi constant des concepts et jugements de valeur, création subjective, variable selon les individus et les époques, la place dans l’équivoque mais la question est de savoir si cette logique qui a son utilité, puisqu’elle dure, doit être jugée d’après les règles inflexibles de sa rivale.

En réalité, les deux logiques occupent chacune un terrain qui lui est propre. Elles s’y développent d’après des procédés différents qui sont déterminés par leurs buts. Elles ont, l’une et l’autre, leur psychologie, leurs conditions d’existence, leur raison d’être comme expression de deux tendances opposées de la nature humaine. Cette position impartiale est celle que, pour les comprendre, le psychologue doit adopter.

Une autre question litigieuse est celle des rapports entre la logique affective et la croyance, dont cette forme de logique paraît être l’instrument propre. Nous répondrons que, malgré les apparences, elle n’est au service ni de toute croyance ni de la croyance seule.

L’état de croyance, très négligé par les anciens psychologues, a été très sérieusement étudié durant ce dernier quart de siècle. Je n’ai pas à traiter ce sujet et je renvoie aux ouvrages spéciaux[1]. On est généralement d’accord pour admettre qu’il n’a pas ses racines dans l’intellect ; qu’il dépend de notre manière de sentir et de vouloir ; qu’il est l’œuvre et l’expression du tempérament, du caractère, de l’individualité ; que la crédulité est un état primitif qui accompagne toutes nos représentations, fait aisé à constater chez les enfants et les ignorants ; qu’il s’attache naturellement à toute image ou idée qui occupe la conscience sans antagoniste, surtout si elles sont intenses ; que cette affirmation spontanée d’une réalité est ébranlée par les démentis de l’expérience ou de nos semblables ; qu’alors le doute s’éveille et que le douteur demande un soutien à la logique rationnelle s’il préfère la vérité à tout, ou à la logique affective s’il préfère sa croyance à tout et ne cherche qu’à la justifier, en sorte que « les arguments ne sont pas ce qu’ils sont, mais sont ce que je suis » (Payot, ouv. cité, 203).

Emprunté au langage courant, le mot croyance a le désavantage de s’appliquer à des phénomènes fort différents quoiqu’ils aient tous ce caractère commun d’être, à tort ou à raison, l’affirmation d’une réalité. Tout est ou peut être objet de croyance. Cependant on peut faire deux parts : 1o la croyance intellectuelle (perceptions, axiomes, vérités scientifiques établies par l’observation, l’expérience ou le calcul). Elle est subie par le sujet, et des deux facteurs qui concourent à l’acte de connaissance, c’est l’objectif qui prédomine. 2o Tous les autres cas, où la croyance est créée par le sujet sous forme d’évaluation le facteur subjectif est le principal. Cette masse de croyances hétérogènes, plusieurs fois énumérées au cours de cet ouvrage — il faut y ajouter celle des fous,  — constitue le groupe non intellectuel qui seul use de la logique affective ; mais leur association n’est pas une règle invariable : parfois la croyance est étrangère à la logique, parfois la logique n’est pas au service de la croyance. Signalons ces exceptions.

1o Tandis que la croyance rationnelle est déterminée et produite par le raisonnement, la croyance non rationnelle détermine et produit le raisonnement. Aussi, quant à sa genèse ; celle-ci est indépendante de la logique ; elle naît directement du fond de notre nature affective et active. Le célèbre pari de Pascal, remarque W. James, est une hypothèse morte pour celui qui n’a pas déjà et par avance une tendance à croire en Dieu.

2o La croyance solide, inébranlable, quel que soit son objet, religieux, moral, politique, ou telle que la foi aveugle de l’amoureux, est étrangère à la logique. Elle est placée en dehors, dans une autre sphère : celle de l’affirmation immédiate et irrésistible ; sous cette forme absolue, la croyance ne peut être ni confirmée ni infirmée par le raisonnement : c’est une position privilégiée, où croyance égale certitude.

3o D’un autre côté, il y a des formes de la logique affective qui naissent non des croyances, mais des désirs ou aversions et de leurs variétés : le raisonnement conjectural ou imaginatif, le travail qui produit les transformations précédemment étudiées (chap.  iii), la période préparatoire de certaines conversions qui se font parce qu’elles sont désirées ; les raisonnements utiles à l’expansion de l’individu et qui sont un instrument de combat.

En résumé, la psychologie de la croyance et celle du raisonnement affectif, malgré de nombreux points de contact, ne coïncident pas dans toute leur étendue. Il serait donc erroné de les confondre. La logique et la croyance sont foncièrement différentes : la première n’est qu’un moyen transitoire, adapté à la lutte ou à la défense ; la seconde est un état stable, une possession, une fin.

Ainsi la logique des sentiments a son domaine propre ; elle n’est ni un chapitre des sophismes ni une annexe de la croyance. Cette dénomination par sa généralité, nous a paru préférable à toute autre ; logique du préjugé, de la croyance, de l’opinion, de l’erreur — autant de termes qui conviennent à un aspect de la question, mais dont aucun ne l’épuise. À travers ses applications multiples et ses formes disparates (je ne me flatte pas de les avoir énumérées toutes) elle conserve son unité parce que son mécanisme est toujours le même — une adaptation de jugements de valeur à une conclusion préjugée — ; mais surtout parce que, malgré ses métamorphoses et travestissements rationnels, elle reste la logique des instincts, c’est-à-dire un effort pour les rationaliser.

J’ai signalé précédemment (chap.  iii, § 1) l’hypothèse qui assimile l’instinct à une logique organique, fixée par l’hérédité. Quoi qu’on pense de cette analogie un peu vague et que je ne suis pas enclin à accepter, il est certain que ces deux manifestations psychiques ont un caractère commun : l’adaptation à un but. Celle de l’instinct est fixe, invariable, sauf des exceptions et dans des limites restreintes. Celle du raisonnement est plastique, variable, multiforme. Dès que, par suite du développement cérébral et des fonctions supérieures de l’esprit, les tendances, désirs ou aversions, au lieu d’être des impulsions presque uniquement physiologiques qui ne se traduisent que par des actes, peuvent être modifiés par la réflexion ; dès que les instincts sont devenus une énergie disponible, une force vive qui peut être adaptée de plusieurs manières ; alors se produit le travail de leur rationalisation dont la logique affective est un cas, non le moindre.

Prenons comme exemple un besoin universel et très élémentaire : la faim, instinct brutal, violent, qui chez les êtres inférieurs s’attaque à tout par une impulsion irrésistible : celle du boa avalant une proie aussi grosse que lui et qu’il a peine à digérer. Rationalisée, c’est-à-dire soumise au contrôle de l’expérience et de la réflexion, la faim se satisfait à des heures régulières, réclame le choix et la préparation des aliments, s’astreint même à un régime, accepte des règles d’hygiène variables suivant les individus et la mode régnante : elle prend une tournure civilisée. Voilà un cas très simple d’un instinct pétri et façonné par des influences étrangères.

Tous les autres ont subi ou peuvent subir la même transformation, Le désir ardent de justifier une passion ou une croyance, d’être consolé,’soutenu ; de deviner un avenir proche ou lointain, terrestre ou supra-terrestre ; d’entraîner, de convertir, d’imposer une opinion : tous ces besoins de conservation ou d’extension, individuelle et sociale, n’est-ce pas la matière de la logique des sentiments, et les procédés qu’elle emploie sont-ils autre chose qu’un effort de notre nature affective pour s’appuyer sur des apparences de preuves et d’arguments rationnels ?

C’est qu’au fond, l’idéal auquel tout raisonneur aspire, consciemment ou non, est intellectuel. Nous avons décrit ce stade primitif où le raisonnement spontané se produit sous une forme indifférenciée, mélange hétérogène et sans critique d’arguments subjectifs et objectifs, puériles et solides, nés au hasard des sentiments, de l’imagination, de la raison. Ce n’est pas une hypothèse ; car ce qui s’est passé dans les vieux ages se répète encore sous nos yeux : qu’on observe les sauvages, les enfants ou simplement les hommes de pauvre culture intellectuelle. Puis s’est formé un corps de vérités scientifiques, c’est-à-dire stables et vérifiées, à la fois effet et cause d’une discipline plus sévère de l’esprit. Dès lors, la logique rationnelle a été constituée et est devenue le type, la règle, le guide de tout raisonnement ; mais, en croyant l’imiter, la logique affective n’en a pris que le masque.

Reste à montrer ou plutôt à rappeler l’unité originelle des deux logiques ; elle est dans leur utilité. La tendance à rechercher et à saisir la vérité est une des qualités les plus avantageuses qui ait été dévolue à l’homme et elle a été une des causes de la survivance des plus aptes. La connaissance intellectuelle, strictement confinée, pendant des siècles, à la pratique, s’est risquée peu à peu dans la spéculation pure. Mais la recherche désintéressée, parce qu’elle est un luxe, est inconnue des premières civilisations. Dans l’ordre de la connaissance comme dans l’ordre économique, le luxe est une floraison tardive. La logique affective, bien plus matérielle et égoïste, malgré les apparences, ne s’affranchit pas des nécessités humaines. Les deux logiques sont donc l’une et l’autre un instrument de nos besoins, avec cette différence que l’une perd quelquefois son caractère pratique et que l’autre le conserve toujours.

Par hostilité contre l’esprit scientifique, on s’est plu à soutenir que la recherche et la possession de la vérité n’ont pas une valeur absolue, en alléguant cette raison qu’elles sont le résultat d’une préférence, qu’on les choisit parce que cela plaît. Assurément ; puisqu’il y a des gens qui font peu de cas de la vérité ou la dédaignent et aiment mieux garder leurs illusions. Ceci est simplement une preuve du rôle primordial de la vie affective dans toutes les manifestations de l’esprit, thèse que j’ai soutenue ailleurs sans restriction et que je ne suis pas disposé à contester. Mais préférer la vérité n’est pas la constituer Elle est ce qu’elle est, indépendante de nos préférences et de nos répudiations.

Si prenant cette prétention pour ce qu’elle vaut, on l’applique à notre sujet, on voit qu’elle est chez beaucoup de croyants (quelle que soit la matière de leur foi) un moyen pour proclamer la supériorité de la « logique du cœur », Position fausse et désavantageuse, car la connaissance qui est la servante de la vie ne vaut que par son objectivité. Sans doute la « vérité vraie » ne s’impose pas sous la forme inéluctable de la gravitation dans le monde physique, de l’instinct ou de l’idée fixe dans le monde moral ; mais on ne se soustrait pas impunément à sa maîtrise.

Une position plus conforme à la nature des choses est celle-ci : se demander si avec le progrès supposé de la culture et de la discipline scientifiques, la logique affective doit s’atrophier ou disparaître ? Quoi qu’en disent beaucoup d’intellectualistes, je ne vois aucune raison pour l’affirmative.

Jugée par les logiciens purs, la logique des sentiments est condamnée sans hésitation et sans appel.

Jugée par les psychologues, elle a droit à l’existence pour des raisons individuelles et générales.

Il y a des esprits qui réclament la vérité avant tout, mais qui la veulent bien établie, démontrée, qui ont l’obsession de l’exactitude et des procédés rigoureux. Il y en a d’autres, fuyants, imprécis, qui se complaisent dans le vague par excès de sentiment ou d’imagination, par paresse intellectuelle, par impuissance de réflexion, par défaut de patience dans la recherche. Pour eux la logique affective est suffisante et préférable : ils l’inventeraient si elle n’existait depuis des siècles.

Une raison plus profonde qui assure sa perpétuité, c’est qu’elle est l’œuvre spontanée de notre nature non-intellectuelle. L’homme sent surgir en lui des besoins, des désirs, des problèmes auxquels la raison pure n’apporte ni satisfaction, ni réponse, ni remède le sentiment et l’imagination prennent sa place. L’attitude sceptique qui limite la connaissance et se résigne à beaucoup ignorer ; l’attitude stoïque qui dédaigne les espérances illusoires et les consolations vaines ne sont pas au goût de tout le monde. La plupart aiment mieux des réponses apparentes que rien.

Le rôle de la psychologie est d’étudier cette manifestation de la nature humaine comme fait, sans la condamner ni l’absoudre.

  1. Ils sont assez nombreux, même en éliminant ceux dont le but est surtout moral ou religieux. À consulter pour la psychologie : Payot, De la Croyance ; C. Bos, Psychologie de la croyance ; Bain, Emotions and Will, chap.  xii ; un important essai de J. Sully, Belief, dans Sensation and Intuition et The human Mind, 1, 230 ; W. James, The Will to believe ; etc. Du point de vue critique et religieux : Newman, The Grammar of assent ; Balfour, Les bases de la croyance, etc.