La logique des sentiments/Chapitre IV

Felix Alcan (p. 127-182).

CHAPITRE IV

L’imagination créatrice affective

I

Nous avons fait ressortir avec insistance le caractère foncièrement pratique de la logique des sentiments. Un cas fait exception : c’est lorsqu’elle se met au service de la création esthétique. Mais alors elle s’amoindrit, s’atténue, se dénature et devient un simple fil conducteur qui la rapproche de la pure association. Toutefois, elle en reste distincte, parce que si peu ordonné que soit son agencement, elle a toujours un but qui impose un certain ordre.

Qu’il y ail un raisonnement quelconque inclus dans la genèse de toute création, c’est probable. Pour le soutenir sans réserves, comme on l’a fait, il n’est pas besoin de recourir à la thèse radicale qui soutient que toute forme d’activité mentale est réductible à un raisonnement, ni d’admettre avec certains auteurs que le travail de l’imagination, notamment celui qui crée les mythes, peut se ramener à un syllogisme : ce qui ne prouve guère. Artificiellement, tout peut revêtir la forme syllogistique. Au reste, ce problème est en dehors de notre sujet et nous pouvons nous dispenser de prendre parti. D’abord beaucoup de formes de l’imagination créatrice (scientifique, mécanique, pratique, commerciale, financière, stratégique, etc.) sont par nature étrangères à la logique des sentiments. Même on se restreignant à la création esthétique, la question serait très complexe. Une bonne part de l’invention est généralement attribuée à la spontanéité, à l’intuition, à l’instinct, c’est-à-dire à des opérations à demi inconscientes sur lesquelles on ne peut faire que des hypothèses. Quant au raisonnement proprement dit, il varie suivant la nature de l’invention et suivant celle de l’inventeur.

Admettons, pour simplifier, deux grandes classes :

Celle où le créateur a le soin prépondérant de la belle ordonnance, de l’harmonie, de l’unité parfaite : alors, le travail logique est fort analogue au raisonnement mixte précédemment étudié ;

Celle où la fantaisie court et se répand à son gré. Ici le soutien logique est si léger, si faible, que dans les cas extrêmes il se rapproche de la simple association comme la courbe tendant vers son asymptote. Cependant la logique, même sous cette forme sentimentale, ne devient pas uniquement une suggestion ou évocation d’états affectifs. Son but n’étant plus de démontrer ni de conjecturer, mais d’organiser, elle change de nature en changeant ses matériaux de construction. Voici comment :

1o En éliminant les concepts-valeurs qui, malgré leur coefficient affectif, conservent une certaine marque intellectuelle et donnent l’illusion de notions, d’idées générales, rendant possible un enchaînement logique ;

2o En leur substituant des états de conscience autres, que j’ai proposé d’appeler des abstraits émotionnels. Ce sont des images qui se réduisent à quelques qualités ou attributs des choses, tenant lieu de la totalité et qui sont choisis entre les autres pour des raisons diverses, mais toujours d’origine affective. En d’autres termes, l’abstrait émotionnel résulte de la prédominance constante ou momentanée d’un état affectif. Un aspect quelconque, essentiel ou non, surgit en relief uniquement parce qu’il est en rapport direct avec notre sensibilité : une qualité ou un attribut sont choisis spontanément et arbitrairement parce qu’ils nous plaisent ou nous déplaisent en quelque manière[1].

Cette matière émotionnelle se fixe et s’exprime le plus souvent par des mots ou des formes plastiques. Mais on peut s’aventurer encore plus loin dans le vague, là où le fil conducteur, dernier vestige du raisonnement affectif, se dessine à peine dans la fluidité de la construction esthétique. C’est quand les sentiments ne sont plus traduits que par des sons. Ce cas, en raison de sa nature singulière, me paraît mériter une étude spéciale.

J’ai essayé d’établir ailleurs l’existence d’une mémoire purement affective. Cette thèse a suscité d’abord des critiques, plus tard des études nouvelles sur le même sujet[2]. Je me propose de poursuivre dans cette voie, en établissant l’existence d’une forme d’imagination créatrice purement affective, c’est-à-dire qui n’a pour matière que des sentiments, émotions et passions.

Autrefois, nous nous sommes demandé : Existe-t-il une mémoire affective pure, c’est-à-dire distincte et indépendante des circonstances concomitantes de l’émotion, reproduisant l’émotion elle-même ?

Maintenant, nous nous demandons : Existe-t-il une forme d’imagination créatrice qui, suivant des rapports nouveaux, rassemble et combine des états affectifs de diverse nature et rien qu’eux ?

Quoiqu’elle ne soit pas très commune, cette forme d’imagination existe et se manifeste de plusieurs manières dont une seule est complète ; — elle sera le principal objet de ce chapitre — les autres sont partielles ou atténuées.

II

La forme complète se rencontre dans la création musicale, non toujours, mais avec des restrictions qui vont être immédiatement indiquées. Il y a, ou effet, une question préliminaire à éclaircir, sans quoi tout ce qui suit risquerait d’être bâti sur un terrain mouvant.

Parmi les définitions de la musique, il en est une qui, avec quelques variantes, revient constamment : « C’est l’art d’exprimer les sentiments et les passions par les sons ». Sur une trentaine de formules qu’un musicographe a recueillies, je trouve qu’elle figure pour les trois quarts. Or, c’est là justement le point on litige : La musique a-t-elle pour but principal d’exprimer des états de sentiment ? Deux opinions radicalement contraires sont ici en présence ; l’une l’affirme, l’autre le nie.

La première thèse a été soutenue par des savants, des philosophes, des esthéticiens (Helmholtz, Kant, Herbart, Lotze, Vischer, etc.), et même par quelques musiciens comme J.-J. Rousseau. Elle a été développée avec une habileté supérieure et une remarquable puissance de dialectique par Hanslick, dans son livre très connu : Vom musikalisch-Schönen. Si l’on néglige les discussions épisodiques ou purement critiques, la partie positive de cet ouvrage peut se résumer ainsi : Le seul contenu de la musique est le son ; elle n’a pas de matière dans le sens du sujet traité, « La musique ne parle que les sons » ; elle ne renferme rien autre chose que des formes sonores en mouvement ; elle est une arabesque qui s’anime par une autogénie continuelle ; elle est semblable à un kaléidoscope. « On s’est habitué à considérer le sentiment évoqué par une œuvre musicale comme le sujet, l’idée, le fond même de cette œuvre, et à ne voir dans les combinaisons sonores traitées avec art et intelligence que la simple forme, l’image, le revêtement matériel du sentiment. Mais c’est précisément la partie spécifique à la musique, faite de ces combinaisons si dédaignées, qui constituent la création de l’artiste…, c’est là, dans les formes sonores et précises que réside le sens spirituel de la composition, non dans la vague expression d’ensemble d’un sentiment abstrait. La forme pure, par opposition au sentiment, est le vrai sujet, le vrai fond de la musique ; elle est la musique elle-même. Le travail créateur du musicien a son point de départ, non dans l’intention de peindre musicalement telle passion, mais dans l’invention d’une mélodie, d’un motif qui naît dans son esprit par l’effet d’une puissance mystérieuse, inexplicable dans son germe, « C’est un chant intérieur, non un sentiment intérieur qui pousse le musicien à composer. » Le thème où motif est « le microcosme musical » dans lequel on ne peut séparer le fond de la forme. « Le thème principal est la tige, véritable substance et fond (sujet) de l’œuvre musicale. Tout dérive de lui ; il est l’axiome… Le compositeur traite son thème principal à la manière d’un héros de roman, ne perdant jamais de vue que tout se rapporte à ce premier rôle et gravite dans son orbite. » Le thème seul révèle la trempe de l’esprit qui a élaboré l’œuvre entière. « Un motif de Mozart, de Beethoven a son individualité aussi certaine qu’un vers de Goethe ou un jugement de Lessing… Les thèmes ont toute la sûreté d’une citation et l’évidence d’un tableau ; ils sont individuels, personnels, éternels. » La seule concession de Hanslick, c’est que « la musique ne peut pas exprimer le contenu des sentiments, mais seulement leur côté dynamique ». — Telle est la thèse négative sous sa forme la plus radicale ; on ne me reprochera pas de l’avoir affaiblie.

La thèse contraire a été soutenue par plusieurs philosophes (Schelling, Hegel, surtout Schopenhauer) et par la plupart des musiciens. Tout d’abord, il est d’expérience vulgaire que certaines compositions musicales (non toutes) éveillent chez l’auditeur des états émotionnels variés, parfois intenses. Comment supposer que le créateur, uniquement absorbé dans la plastique des formes sonores, reste étranger à cette agitation intérieure, ne ressente rien ? C’est une hypothèse invraisemblable. D’ailleurs, sur ce point, les musiciens ont répondu entre de nombreux témoignages je choisis au hasard. Gluck inventant le morceau de la colère d’Achille dans Iphigénie en Aulide — qui produisit au théâtre un effet prodigieux — livrait dans la rue à de telles extravagances qu’il faillit être arrêté. Berlioz rayait du nombre des musiciens « ceux qui ne sentent pas, qui, maîtres de la théorie, composent une apparence de musique ». Chopin disait : « Je ne sais rien au monde de plus haïssable qu’une musique sans arrière-pensée », et Gounod déclarait avoir « la haine implacable de la formule, de l’enveloppe vide et l’amour de la forme directement issue de l’émotion qui en est la substance et la raison ». On me dispensera d’entasser des exemples. D’une manière générale, on peut invoquer la sensibilité maladive de tant de musiciens célèbres, que leurs biographes nous ont décrite en minutieux détails ; et puis pourquoi des expressions comme la bonhomie de Haydn, la colère concentrée de Beethoven, la langueur de Schubert, l’inquiétude fébrile de Chopin, la tendresse de Mozart, etc. ? Je ne veux rien dire des contemporains. Ceux-ci seraient, pourtant, une bonne mine à exploiter, la musique évoluant de plus en plus dans le sens d’une expression complète des dispositions intimes, les plus délicates et les plus fugitives. Il est presque honteux d’insister sur un point d’une telle évidence et je m’en serais abstenu si la thèse contraire ne s’était affirmée avec la hardiesse que l’on sait.

Cette opposition entre les deux théories est-elle irréductible ? Nullement. Sans entrer dans les détails de ce débat, on peut remarquer que la thèse dont Hanslick s’est fait le champion le plus audacieux, est rigoureusement applicable à une certaine classe de compositions musicales. Il suffit de rappeler la distinction qu’on a quelquefois établie entre la musique vide et la musique pleine : ce qui, en termes psychologiques, peut se traduire par musique extérieure et musique intérieure.

La première n’est qu’une architecture de sons, qui « n’a pas de matière au sens de sujet traité » ; l’œuvre de création se résume en combinaisons sonores, modulations savantes, rythmes originaux, habileté dans le développement : telles sont la musique pittoresque, imitative, purement descriptive, les morceaux écrits pour la virtuosité pure ; certaines sonates qui ne consistent guère qu’à faire, défaire et refaire une symétrie, bref tout ce qui est invention technique plutôt qu’expression de sentiments[3]. Ce mode de création, intéressant pour l’esthétique, est totalement étranger à notre sujet et en sera rigoureusement retranché.

La seconde traite les états intérieurs, non sous leur forme intellectuelle, comme idées ou comme images, mais de telle sorte qu’ils soient vivants dans la sphère du sentiment et revêtus de sa forme. Celle-ci seule est une manifestation de l’imagination créatrice affective et servira seule de base à l’étude qui suit.

III

Les dispositions affectives peuvent exister en nous sous plusieurs formes : 1o inconsciente ou subconsciente, c’est-à-dire à l’état d’enveloppement ; elles se traduisent par des mouvements, des gestes et même quelquefois par la musique, comme plusieurs auteurs, principalement Wagner, l’ont soutenu avec raison ; 2o consciente, c’est la forme ordinaire ; les états affectifs sont connus et s’imposent à nous à titre de faits simplement constatés ; 3o analytique, c’est-à-dire élaborée par la réflexion qui les déroule et les présente dans l’intégralité de leur développement : ainsi, dans la vie courante, se rappeler en détail ce qui a contribué à engendrer et à alimenter une passion ; dans la création littéraire, chez les romanciers, auteurs dramatiques, poètes, les dispositions affectives prennent une forme extérieure, grâce à des descriptions verbales qui ont quelquefois un relief extrême ; enfin, il y a la forme musicale, moins claire mais plus profonde, plus complexe et aussi variée que la précédente. Ce dernier procédé mieux que tout autre est l’instrument de l’invention affective pure.

Pour comprendre l’état d’âme qui est la cause et la marque propre de cette forme d’invention, pour pénétrer dans sa psychologie, considérons la création musicale sous sa double forme, dépendante et indépendante.

La musique dépendante est asservie à un texte, à des paroles. Le musicien s’en inspire bien ou mal, c’est-à-dire qu’il transforme des idées, des images, des mots — des représentations visuelles ou verbales — en états affectifs ; et cette transformation doit s’extérioriser en une construction architectonique de formes sonores. Ainsi : mouvement récepteur du dehors au dedans, métamorphose de l’intellectuel en affectif, mouvement créateur du dedans au dehors, Maintenant, dans l’esprit du compositeur, supprimons par hypothèse tout ce qui se rapporte à l’appareil scénique, la vision des personnages et de leur milieu, il reste la succession des sentiments évoqués, le développement incessamment changeant ou modifié de la vie affective, le jeu ou le choc des passions humaines ; bref, un édifice émotionnel ou plutôt un drame réduit à la seule matière affective. Prenons comme exemple le Freischütz que Weber a commenté lui-même. Abstraction faite de l’élément scénique et du pittoresque visuel, il reste l’expression musicale d’un sentiment romantique de la nature, de la solitude des bois, de la vie forestière, de l’action des puissances démoniaques, d’abord muette, puis traversée de frissons d’épouvante ; et sur ces thèmes fondamentaux le dessin des passions ordinaires, la jalousie, la vengeance, l’amour timide, assuré ou brisé, l’attente, l’espoir, l’allégresse et le triomphe.

Dans la musique indépendante, purement instrumentale, affranchie de tout texte, de tout ordre extérieur et imposé, la trame affective se montre à nu, sans rien qui la masque, et le procédé de création que nous étudions se révèle en elle sous sa forme absolue. Ici, il n’y a plus rien à retrancher ; elle est faite tout entière avec les vibrations des passions humaines, leurs contrastes, leurs sauts brusques, leurs nuances infinies, leurs perpétuelles transformations. Que le lecteur veuille bien consulter quelques analyses de commentaires faits par des maîtres, comme celle du grand quatuor de Beethoven par Wagner ou des neuf symphonies par Berlioz ; il comprendra que cette forme de création, unique de sa nature, capable d’exprimer ce qui est inaccessible à tout autre langage, justifie le mot de Wagner : « Là où les autres arts disent : cela signifie, la musique dit : cela est. »

Il est à peine besoin de remarquer que la matière affective qui est le fond d’un drame lyrique ou d’une œuvre symphonique (quand celle-ci n’est pas une simple construction sonore) : l’amour et la colère, la joie et la douleur, l’enthousiasme religieux ou l’héroïsme, tous les sentiments et émotions ne surgissent ni ne se succèdent au hasard, en désordre, comme dans le cerveau d’une hystérique ou d’un aliéné. Le travail créateur est aussi organisateur, il trouve et coordonne à la fois ; et le travail critique qui ajoute, retranche, adapte, modifie, étant commun à tous les modes d’invention, existe ici comme ailleurs, mais n’a rien de spécifique.

Cette forme de la création affective étant ainsi fixée en général, nous la suivrons plus tard dans son développement et ses variétés, Pour le moment, essayons d’en déterminer plus complètement la nature, en passant de sa matière à ses conditions d’existence, à l’individualité qui crée et organise. Comme toute autre, cette forme d’imagination résulte du groupement de qualités spéciales qui constituent, dans le cas actuel, le type musical. La psychologie individuelle est une science trop jeune et trop mal assurée pour nous te révéler dans son fond et pour le résoudre en tous ses éléments intégrants. Sensibilité extrême pour percevoir les sons musicaux, les distinguer, les situer exactement sur l’échelle qui monte du grave-extrême à l’aigu-extrême ; mémoire sûre des sons, des intervalles, de la hauteur absolue (assez rare) ; facilité à reproduire mélodies et harmonies ; compréhension intellectuelle des formes musicales ; enfin, au-dessus de tout, aptitude à créer de nouvelles formes musicales : tels sont les caractères essentiels dont le dernier seul est propre à l’inventeur. Ajoutons, avec Stern[4], que des rapports divers de ces divers éléments, de la prépondérance des uns ou des autres résultent les nombreuses nuances ou variétés de ce type.

Pris en lui-même, il est à part, bien tranché et, pour la psychologie, son proprium quid consiste, selon nous, en sa nature foncièrement affective. Étudions de plus près ses conditions essentielles, mais uniquement d’après les cas francs et les vocations véritables.

1o La première condition est l’aptitude innée à vivre dans le monde des sensations sonores. Wagner compare l’empire des sons à un océan immense s’étendant jusqu’à l’infini, sans limites précises, sans contours arrêtés et dont la loi propre est l’harmonie, c’est-à-dire la science abstraite des combinaisons des sons entre eux. « C’est la matière dont les innombrables nuances dans la hauteur, le timbre on l’intensité sont l’expression adéquate et naturelle des innombrables nuances que peut revêtir l’émotion pure, le sentiment en lui-même, indépendamment de toutes les causes qui l’expliquent, de toutes les circonstances particulières qui le caractérisent. » Le musicien-né vit dans cette atmosphère, en est baigné, imbibé. Théoriquement, on devait le supposer ; les biographies de grands compositeurs abondent en preuves de fait : pour Mozart tout prenait naturellement une forme mélodique et rythmée. En voyage surtout, son imagination s’enflammait par la vue du paysage, le mouvement de la voiture ; il fredonnait pendant des heures des mélodies fugitives. De même pour Beethoven dans ses courses incessantes à travers la campagne. Pour éviter une énumération inutile, je me borne à transcrire une déclaration qu’un musicien m’a adressée spontanément :

Je suis dans l’impossibilité de me représenter que dans un moment quelconque de mon existence, je n’entends pas de la musique. Elle est en principe dans tout ce que je vols, je sens, j’imagine… Lorsque je suis particulièrement surexcité, le tic tac d’une pendule produit des harmonies consécutives, par exemple :


\language "italiano"
\relative do' {
\clef treble
  <do fa la do>4 <re fad sol si>4 <do mi la do>4}

\language "italiano"
{  \clef bass
  <la, mi la> <re fa sold> <la, mi la>}

les voitures qui passent dans là rue me font entendre des successions d’harmonies très variées, selon leur poids, leur construction,

si bien que lorsque je subis le choc de modulations brusques sous l’influence des changements de bruit, j’arrive à chercher, à me représenter de quelle matière la voiture dominante doit être chargée, car je crois qu’elle entre pour beaucoup dans l’harmonie que j’entends. Ces chocs peuvent correspondre par exemple aux différences suivantes qui me donnent une espèce d’ahurissement :


\language "italiano"
upper = \relative do' {
  \clef treble
  \key do \major
      <do re sol do>4 <si re fa sol si>4 <do re sol do>4 <si re fa sol la>4 \bar "||" \key reb \major <solb' sib reb fa>4 <fa lab do mib>4 <fa lab reb solb>4 <fa lab reb fa>4
}
lower = \relative do' {
  \clef bass
  \key do \major
      <do,, mi sol mi'>4 <fa re'>4 <do sol' mi'>4 <sol' re'>4 \bar "||" \key reb \major <reb' solb sib reb>4 <reb fa la reb>4 <fa do solb>4 <reb fa la reb>4
}
\score {
  <<
    \new PianoStaff <<
      \new Staff = "upper" \upper
      \new Staff = "lower" \lower
    >>
  >>
}
  \layout {
    indent = 0.0\cm
    line-width = #150
    layout-set-staff-size = #35
    left-margin = 0.0\cm
    right-margin = 0.0\cm
  }

\header { tagline = ##f}

parce que, entre l’audition et l’analyse de la modulation brusque, doit se trouver un temps très court d’audition inconsciente ou plutôt de modification inconsciente des sensations, comme entre une blessure faite et la douleur sentie.

Quand je me promène au Jardin du Luxembourg, les bruits dominants du boulevard voisin se transforment en tons et c’est à travers des tons musicaux que je me représente l’allure et l’apparence réelle des individus et des objets, causes du bruit.

Un fait assez curieux c’est que dans ce monde où tout peut m’apparaître en musique, il y a à côté de toute la musique que j’entends un fond inanalysable qui me paraît du bruit. Ce fond je ne l’ait vraiment senti disparaître qu’une seule fois : c’est lorsque M. Kœnig m’a fait entendre un accord de diapason.

…. Des gouttes d’eau tombées une à une d’un robinet sur une pierre peuvent varier à tel point qu’il me semble que, comme les gens qui disent qu’ils pourraient regarder indéfiniment la mer, je pourrais les écouter indéfiniment sans les trouver monotones. Elles éveillent non seulement l’audition de notes variées ; mais, pendant la durée des notes, je perçois des ondulations minuscules que j’écoute avidement. C’est la sensation de l’infini que ces gouttes d’eau me donnent.

2o La seconde condition est la tendance spontanée à tout traduire musicalement, à exprimer les événements extérieurs et intérieurs dans le langage des sons et (puisque nous avons éliminé la musique psychiquement vide) à tout transformer en dispositions affectives, en états sentis qui s’incarnent immédiatement et se développent en un vêtement sonore. Ainsi la vision d’une ville à demi ruinée, ensevelie sous un ciel gris que le peintre exprimera par des formes et des couleurs, le poète par des mois, suscitera chez le musicien une disposition mélancolique qui lui est spéciale en ceci, qu’elle est le germe d’où sortira une création en sonorités.

Dans un ouvrage antérieur j’ai donné de nombreux exemples de cette transformation naturelle, d’après les témoignages de Weber, Beethoven, Mendelssohn ; Chopin, etc. Je rappellerai seulement le cas curieux de Schumann qui, dès l’âge de huit ans, esquissait des portraits musicaux en retraçant par diverses tournures de chant et de rythmes variés les nuances morales ou les allures physiques de ses camarades, Plus tard, il écrivait. « Je me sens affecté par tout ce qui se passe dans le monde : hommes, politique, littérature, et cela trouve un issue au dehors sous forme de musique ; tout ce que l’époque me fournit de remarquable, il faut que je l’exprime musicalement[5].

Ainsi les chats de conscience d’origine objective, la perception, les images et même les idées, dépouillés de leurs formes intellectuelles, entrent dans le monde sans forme de la vie affective pour en sortir transformés.

3o Une troisième condition est la prédominance des états désignés sous le nom générique de sentiments sur les états objectifs. La variété d’imagination qui nous occupe est, par définition, subjective. À l’encontre de l’imagination sensorielle qui a ses sources en dehors, l’imagination affective a sa source en dedans. Sa marque propre consiste en ceci qu’elle est une transformation d’événements extérieurs en phénomènes émotionnels avec possibilité de les exprimer sous une forme qui leur convient. Sa qualité fondamentale est donc un certain tempérament propre à cette transposition.

Dans un précédent travail, j’avais été conduit, un peu au hasard et à la suite d’une enquête qui avait un autre but, à poser cette question : Entre l’imagination musicale vraie et l’imagination plastique n’existe-t-il pas un antagonisme naturel ? — Le résultat des observations et réponses recueillies fut résumé comme il suit :

Ceux qui ont une grande culture musicale et — ce qui est bien plus important — le goût ou la passion de la musique n’ont généralement aucune représentation visuelle. Si elles surgissent, c’est en passant et par accident.

Ceux qui ont peu de culture musicale et surtout peu de goût pour la musique, ont des représentations visuelles très nettes.

En d’autres termes, autant qu’il est permis d’employer en psychologie des formules générales et avec cette réserve qu’elles conviennent à la majorité, non à la totalité des cas, ou peut dire : Durant le travail de l’imagination musicale, l’apparition d’images visuelles est l’exception ; lorsque cette forme d’imagination est faible, elle est la règle[6].

Depuis, les communications assez nombreuses que j’ai reçues ont plutôt affirmé cet antagonisme qui me paraît d’ailleurs presque imposé par la nature de l’imagination affective, comprise au sens le plus large. Parmi ces observations dont quelques-unes sont longues, je choisis les plus courtes, les plus nettes et les plus intéressantes.

Je suis, m’écrit A. Fouillée, de ceux qui, en entendant la musique, ne volent rien, absolument rien, à moins qu’il ne s’agisse de musique proprement pittoresque et descriptive. J’éprouve des émotions, je me représente des sentiments ; je vis une vie sentimentale et tout intérieure, mais je n’ai aucune représentation visuelle….

…. Quand j’entends de la musique, je n’ai guère que de l’imagination affective. Je suis ému de mille manières, je me représente des sentiments, rien autre chose. La musique n’est pour moi que de la psychologie sentie ou imaginée. Quant au monde extérieur, c’est seulement par grandes masses ou grandes lignes, comme dans un rêve très vague. Et je n’ai aucune mémoire des choses extérieures ; j’oublie même ce qui m’est arrivé ou ne le distingue pas de ce qui est arrivé aux autres. Par exemple, pour mille choses, je ne sais pas si c’est Guyau qui les a vues ou si c’est moi ; si c’est à lui que telle aventure est arrivée ou à moi. J’oublie même les visages… Ma revanche est dans l’imagination des sentiments ou dans la combinaison des idées ; là je me donne carrière et c’est tout un monde intérieur où je vis beaucoup plus que dans

l’autre.

M. F. Paulhan qui, aux aptitudes du psychologue, joint celles du musicien, a bien voulu, après une audition au Concert Lamoureux, me transmettre son observation.

En m’examinant de mon mieux, voici ce que je trouve :

D’abord l’émotion esthétique musicale, spécifique, c’est-à-dire une sorte de vie supérieure se substituant en nous à la nôtre, une excitation assez forte, sans forme précise et accompagnée de quelques phénomènes physiques… Cet état me paraît correspondre assez bien à ce que Hanslick a dit sur le beau musical.

À côté de ceia, j’éprouve aussi des sentiments qui restent assez abstraits. Ils sont parfois si vagues ou si généraux que j’ai de la peine à les distinguer ; mais ils me semblent être des abstraits idéalisés de mes sentiments dominants ou de ceux que j’aimerais à voir dominer. Parfois aussi je puis sentir particulièrement excité tel ou tel sentiment spécial et concret qui tient momentanément ou d’une manière durable une place assez considérable dans ma vie actuelle des images plus ou moins nettes peuvent être évoquées consécutivement, mais leur rôle me paraît en général peu important.

Un autre état est provoqué par des morceaux que j’ai mal écoutés, étant un peu fatigué pour les suivre ou les connaissant

moins. Ici, l’émotion spécifique s’affaiblit ; la vie non seulement humaine, mais personnelle domine. Je me laisse aller à des préoccupations actuelles ; puis par moments il me revient des souvenirs d’autrefois accompagnés d’impressions assez vives et d’images visuelles qui me reportent à un temps passé…[7].

Toutefois, je dois à la sincérité scientifique d’avouer qu’une communication d’un homme aussi compétent que M. Combarieu m’est peu favorable. Il m’écrit :

À cette question : Quand vous entendez de la musique symphonique avez-vous des impressions visuelles ? je n’hésite pas à répondre oui, presque toujours :

1o Dès les premières mesures d’une symphonie, selon que ce sont les instruments ténors, les instruments moyens ou les basses qui débutent — les cuivres, les bois ou les cordes et selon l’intensité des timbres, — l’orchestre me donne l’impression d’une lumière vive ou faible. En un mot, il me paraît plus ou moins éclairé. Cette lumière, je l’associe involontairement à une heure de la journée ou de la nuit ou à un paysage plus ou moins net (paysage qui m’est déjà familier). Mais elle est bien plus diverse que la lumière réelle ; je la vois tour à tour blanc d’argent, jaune d’or éblouissant, violette, grise crépusculaire.

2o Le rythme (au sens restreint et vulgaire du mot) éveille presque toujours en moi l’idée d’une troupe en marche. S’il est franc, prolongé, rapide, je vois des cavaliers ; ils suivent une route unie et facile. Ce qui me frappe ce n’est pas la simultanéité et la régularité de leurs mouvements ; c’est leur attitude martiale, leur panache, leurs uniformes et surtout la beauté des chevaux.

3o Une mélodie me fait ordinairement voir une personne dont le visage et le geste, le regard, la bouche, le teint (non la voix) expriment le sentiment que je crois trouver dans la symphonie, D’autres fois, autant il y a de parties mélodiques, autant je crois voir de personnes qui causent entre elles : dans un trio, un quatuor, un quintette, ce cas est le plus fréquent….

4o La combinaison et l’enchevêtrement des mélodies me fait voir souvent une construction ou une superposition matérielle ; c’est tantôt un palais à plusieurs étages, tantôt un arbre aux branches inégales sur lesquelles grimpent des plantes mêlées, croisées en tout sens.

5o Mes images visuelles sont nettes et abondantes, mais elles sont rarement unifiées ou suivies. Elles se renouvellent incessamment avec une grande incohérence. Je remarque même ceci : plus la symphonie me plaît musicalement, plus l’afflux des sensations visuelles est incohérent….

Je suis très éloigné de vouloir appuyer sur ces faits une théorie quelconque. Je trouve même, en y réfléchissant, qu’ils sont plutôt en désaccord avec mon opinion sur la nature de l’art musical. Je ne puis oublier que j’ai connu la musique symphonique assez tard ; que les premières impressions qu’elle a faites sur moi étaient de beaucoup postérieures à d’autres plus simples et d’ordre matériel et qu’il s’établit entre elles d’inévitables associations.

Je renonce à donner ma propre observation, craignant d’être taxé de parti pris : personnellement, je ne vois rien. Mais la question posée est si complexe qu’elle exige encore quelques remarques complémentaires.

Cette confiscation pleine et entière de la conscience au profit de la vie affective, cette disposition générale qui exclut l’apparition des images plastiques, est soumise à des fluctuations qui les laissent apparaître par moments. Cette alternance semble dépendre du déplacement ou du relâchement de l’attention dont la cause est le plus souvent physique (fatigue, épuisement) : tels le cas de Paulhan transcrit plus haut ; celui de Macdougall (Psychol. Review, septembre 1898, p. 463 et suiv.), qui déclare que la musique n’éveille que très rarement chez lui des représentations visuelles ; encore sont-elles de formes simples, fragmentaires, sans lien entre elles, visibles pendant un court moment et aussitôt évanouies ». Or, étant entré au concert en état de fatigue et de surmenage, il ne voit rien pendant le premier morceau, les visions commencent pendant le second et accompagnent avec profusion l’audition du troisième. Le musicien dont on a lu plus haut l’observation typique, la termine en ces termes :

Quant aux sensations visuelles éprouvées pendant l’audition de la musique, les plus remarquables que j’aie eues, c’est en écoutant de mauvais orchestres jouer de la mauvaise musique ; car je vois apparaître des physionomies, des silhouettes d’individus plus ou moins grotesques, des manœuvres d’allure excentrique ; une réunion du déchet de la rue, mal habillés, sales, déformés, grimaçants, vieillis, ridés, de démarche grossière. Mais ce qu’il y a de plus curieux dans ces représentations, c’est que pendant l’exécution d’une phrase, d’un thème, le visage d’un de ces individus peut se modeler ou plutôt se caricaturer de telle façon que les grimaces du visage et les grimaces de la phrase, de chaque son de la phrase, de chaque ondulation du son (le bruit que j’entends toujours à côté du son y compris) sont perçues en même temps…. Je crois qu’à travers cette défiguration de la musique, j’arrive à me représenter avec une netteté qui me donne un certain effroi des défigurations du visage que je n’ai jamais vues.

Du reste, je me rappelle un soir où Rubinstein jouait bien mal, m’être levé irrésistiblement parce que je voulais m’en aller au milieu du morceau…. Voici ce qui s’était passé : Pendant qu’il jouait sa kyrielle des notes fausses, j’entendais d’une façon aussi intense que ces notes fausses les notes justes qu’il aurait du jouer. À mesure qu’il défigurait les harmonies, je leur rendais leur intégralité avec plus d’acuité ; je souffrais de plus en plus et la lutte qui se déroulait entre les notes fausses et les notes justes s’étendait à la personne qui jouait et à celle qui écoutait : si bien qu’en moi, l’œuvre intégrale voulait tuer l’œuvre défigurée[8].

J’ai insisté — trop peut-être au gré du lecteur — sur ce fait d’antagonisme, parce qu’il me semble mettre en évidence le caractère d’intériorité sans mélange qui est propre à l’imagination créatrice affective et la distingue de toute autre forme d’invention. En résumé, elle consiste essentiellement en une succession ou simultanéité d’états purement subjectifs. Sa condition fondamentale est la disposition à être ému non seulement par les événements actuels, mais par les souvenirs de sentiments, c’est-à-dire par la mémoire affective, et à bâtir avec ces matériaux, comme l’imagination à base sensorielle construit avec des formes et des couleurs.

IV

Jusqu’ici nous n’avons considéré que les caractères essentiels et généraux de l’imagination affective. Il faut maintenant la suivre dans les principales phases de son développement, voir comment un germe d’abord informe, en grandissant, se spécifie et s’organise en des créations d’une extrême complexité.

J’ai montré ailleurs par de nombreux exemples que certaines inventions, principalement dans les sciences et les arts mécaniques, ne peuvent apparaître que dans un ordre régulier, par stratification et additions successives ; qu’il a dû exister d’innombrables inventions qu’on pourrait appeler des romans d’un genre spécial, mais qui n’ont laissé aucune trace, n’étant pas nées viables ; que d’autres sont connues à titre de curiosités ou simplement parce qu’elles ont frayé la voie : en un mot, pour que certaines inventions réussissent, il est nécessaire que d’autres les aient précédées. Ceci s’applique surtout aux formes d’imagination créatrice qui dépendent étroitement de conditions matérielles. Or, la matière de l’imagination affective consistant non en représentations découpées dans l’espace, mais en états de conscience vagues qui se meuvent dans le temps, a besoin, pour s’extérioriser et prendre corps, d’une technique précise et compliquée. Aussi, de ce point de vue, l’histoire de la musique est le tableau d’une évolution longtemps lente et pénible, puis d’efforts perpétuels pour trouver des moyens matériels qui permettent une expression de plus en plus complète des sentiments humains, sous toutes leurs formes, dans toutes leurs variétés et leurs innombrables nuances. Les voix, surtout les instruments, sont pour le musicien ce que les matériaux de construction sont pour l’architecte[9].

L’invention des instruments primitifs (simple imitation de la voix humaine ou des bruits de la nature) fut un premier pas vers l’extension et la multiplicité des moyens d’expression. Or, cette forme de l’invention — qui — l’histoire le montre — s’est manifestée lentement et plutôt par poussées brusques intermittentes, dépendait elle-même de l’invention et de l’habileté mécaniques.

Autre condition de progrès : la musique ne peut se développer que dans le temps ; mais par l’harmonie et la polyphonie, elle a réalisé une simultanéité de successions qui lui donne un plus large champ et qui est comme un succédané de l’espace. Or, on sait que cette construction à base scientifique, commencée au moyen age, a demandé des siècles d’élaboration et dure encore.

En résumé, le développement de l’art musical — l’expression la plus complète de l’imagination affective — a été subordonnée à deux conditions principales : l’invention mécanique et l’invention scientifique qui sont à marche progressive. Il n’y a pas d’art qui, pour atteindre à une organisation supérieure, suppose une technique plus exigeante sous ce rapport qu’on la compare à la poésie. Ceci répond indirectement à une question qu’on pourrait se poser : Pourquoi, en étudiant l’imagination créatrice, les psychologues ont-ils toujours ignoré la forme affective ? Parce que, en conséquence des raisons indiquées, sans parler d’autres secondaires, sa seule manifestation pure et complète est restée, pendant, des siècles, à l’état d’enveloppement ou trop ténue, trop faible, pour révéler sa vraie nature et être étudiée comme une forme distincte d’invention.

Ce n’est pas ici le lieu de résumer l’histoire de l’art qui a permis le développement intégral de l’imagination affective. Je renvoie aux ouvrages spéciaux, en notant seulement quelques points qui nous intéressent.

J’écarte, comme inutile à notre sujet, toute discussion sur la genèse de la musique. (Est-elle issue du langage émotionnel ? Est-elle une langue à part ? Théories de Spencer, de ses partisans et de ses contradicteurs). En fait à l’origine, il n’y a que ce qui est don de la nature émission de sons ; cris avec des modulations diverses ; expression réflexe, instinctive, immédiate, directe des états émotionnels les plus simples. À ce moment les matériaux de la future création affective, matière et forme, contenant et contenu, sont à l’état embryonnaire. C’est la période d’éruption des tendances et passions dont la forme brute doit être élaborée et transmuée par l’art.

Historiquement, la musique à son début n’a pas été isolée et indépendante ; elle est intimement liée à la poésie et à la danse et dans cette trinité, la danse primitive — la danse pantomime — tient le premier rang, est « l’expression la plus immédiate, la plus complète, la plus puissante du sentiment esthétique ».

Ici, il convient de nous arrêter un peu, car nous sommes en face d’une forme éteinte de la création affective. Évidemment, cet art est depuis longtemps en état de régression ; mais à l’époque lointaine de son apogée, non dans ses survivances actuelles, il est presque en entier une création de la vie émotionnelle[10]. La danse primitive est guerrière, religieuse, érotique ; elle exprime symboliquement un traité de paix, une rencontre d’amis, une chasse heureuse, le commencement ou la fin des moissons, en un mot les principaux événements de la vie sociale.

Elle traduit donc des émotions. En elles sont sa source et sa matière ; elle les exprime par des successions et des simultanéités de mouvements, coordonnées et organisées en une petite action scénique ce qui a fait dire justement à Grosse que c’est « l’art créateur du mouvement » et que la danse exprime dans l’espace ce que la musique exprime dans le temps. En effet, pour l’analyse psychologique, cette création, d’un bout jusqu’à l’autre, de l’intérieur à l’extérieur, est faite d’éléments moteurs. Elle jaillit des tendances impulsives, des émotions expansives, mouvement du dedans ; elle se continue par les mouvements du dehors qui en sont l’objectivation et l’épanouissement. Une seule condition régit rigoureusement leurs combinaisons et agencements : c’est le rythme, régulateur suprême, observé par les primitifs avec une exactitude parfaite. On a soutenu que le plaisir que le rythme nous procure a une raison organique profonde (Darwin). « Une grande partie de nos mouvements, principalement ceux de la locomotion, sont rythmiques. En outre, toute excitation un peu forte du sentiment tend à se convertir en mouvements rythmiques, comme l’a fait observer Spencer. Gurney ajoute que l’excitation sentimentale est rythmique en elle-même. Le rythme du mouvement de la danse ne serait donc que celui des mouvements de la locomotion, augmenté, rendu plus énergique par l’excitation des sentiments[11]. » Quoi qu’il en soit de cette thèse, la danse, manifestation la plus élémentaire, la plus simple de la création affective, doit prendre place immédiatement au-dessus des formes supérieures du jeu chez les animaux.

Après cette commémoration d’une forme éteinte, revenons à la musique qui a eu une destinée contraire.

Les caractères de la musique primitive ont été maintes fois énumérés : elle est surtout vocale ; comprend très peu de notes, trois ou quatre au plus ; le rythme est très important et rigoureusement réglé ; les instruments sont rares et servent avant tout à marquer la mesure (tambour et autres instruments à percussion). Le développement musical est souvent inégal pour des races et des individus de même culture. De tout temps, en effet, quelques-uns seuls ont pu créer. Actuellement encore des paysans incultes inventent parfois de charmantes mélodies et les chants populaires, fort recherchés par les compositeurs contemporains, sont l’œuvre anonyme de gens bien doués. Mais le don naturel n’est pas assez, il lui faut le moyen de s’exprimer. À la vérité, un très pauvre matériel musical suffit le plus souvent au primitif pour produire ses sentiments. C’est l’équivalent de la langue parlée faite de termes peu nombreux, juxtaposés plutôt que liés, qui indiquent la pensée plus qu’ils ne l’analysent, sans précision et sans nuances. Cela équivaut encore pour la littérature aux mythes enfantins, pour la création plastique, aux dessins et sculptures de cannibales. Dans le cas particulier de la musique, par l’effet d’une réciprocité d’action bien connue, la débilité mentale empêche l’invention matérielle et technique ; l’insuffisance matérielle et technique empêche l’essor de l’imagination affective.

Passons d’un bond de l’enfance à l’âge adulte, à la période moderne où elle va trouver sa voie et ses procédés complets d’expression.

D’une part, le développement intellectuel a entraîné par contre-coup le développement émotionnel qui est sous sa dépendance ; car la source des idées est bien plus abondante que celle des sentiments, d’où son rôle dominateur : l’une est partout, dans l’homme et dans la nature ; l’autre est confinée en l’homme. Sous l’influence des causes multiples qu’on nomme la civilisation, les émotions primitives se sont différenciées suivant la nature de leurs divers objets : elles s’affinent en nuances, elles se transforment et par deux procédés contraires tantôt se subtilisent à l’infini, tantôt s’agrègent en formes complexes. Dès lors l’imagination affective possède sa matière.

D’autre part, il y a le développement de la technique. La musique, a-t-ou dit, est le seul art qui n’imite pas la nature. « C’est une création humaine, une chose devenue » (Hanslick). Il lui a fallu d’abord constituer sa langue : elle a pour base la gamme qui n’est pas donnée naturellement mais résulte d’un choix, puisque dans une suite indéterminée d’intervalles, les uns ont été préférés, les autres exclus[12]. La langue créée, plus tard émancipée, est devenue pendant quelque temps un simple métier à contextures harmoniques, à raffinements et à curiosités techniques ; mais elle était devenue un instrument assez souple, pour servir à la grande invention qui a suivi.

Ces conditions étant remplies, les unes intérieures, psychologiques ; les autres, extérieures, techniques, le problème à résoudre pour l’imagination affective était le suivant : Donner à ce qui, par nature, est vague et fuyant une précision et une stabilité relatives.

Un fait positif (quoiqu’on l’ait quelquefois contesté), c’est que l’expression d’un sentiment déterminé est hors du pouvoir de la musique ; parce qu’un sentiment n’est déterminé que par un état intellectuel qui lui est joint. Hanslick, dont la psychologie est, sur ce point, irréprochable, dit avec raison : « L’amour ne se conçoit pas sans l’idée d’une personne, de son bonheur, de sa possession ; l’espérance est un sentiment inséparable de l’idée d’un futur plus heureux que le présent, etc. En un mot, tout sentiment précis dépend d’idées concrètes qui restent inaccessibles à l’art musical. Celui-ci ne peut exprimer le contenu des sentiments mais seulement leur côté dynamique, c’est-à-dire des variations de force et de mouvement (accroissement, diminution, vitesse, lenteur). »

Malgré tout, il y a des musiciens qui n’ont pas craint de soutenir la thèse contraire ; quelques-uns même sont entrés résolument dans l’extravagance. Les plus raisonnables soutiennent que chaque sentiment aurait son ton approprié. J’en trouve un qui, aux trente gammes majeures et mineures, assigne « une teinte particulière » une nuance particulière d’émotion[13]. Même en admettant tout cela et plus encore, il reste incontestable que la musique seule ne peut exprimer l’individuel. J’ajouterai, pour être franc, que ces deux termes « général », « individuel », quoiqu’on les ait souvent employés, me paraissent ici inacceptables et dénués de sens. Ils appartiennent à la psychologie intellectuelle et ne peuvent être transposés dans la psychologie des sentiments en gardant leur acception précise. La musique, comme langue de l’affectif pur, est l’expression immédiate et adéquate de l’émotion que la poésie, elle, ne transmet pas directement dans l’âme de l’auditeur, mais ne peut que suggérer à l’aide des mots » (Wagner). Le seul fait si souvent remarqué qu’elle exprime quelquefois ce qu’aucune phrase parlée ne saurait dire, montre qu’ici nous sommes dans un autre monde où règne l’intensif, non l’extensif (le général et le particulier). Ceci a son importance pour ce qui va suivre.

En effet, l’imagination affective, en pleine possession de ses moyens d’expression, ici comme ailleurs, crée des personnages et développe des caractères ; mais elle ne peut procéder à là manière de l’auteur dramatique, du romancier, du poète, du sculpteur, du peintre, précisément parce que le monde des sons est en dehors de l’individuel au sens strict. Elle tourne la difficulté : elle crée, groupe et fait agir des êtres sonores — les voix et surtout les instruments — inégaux en importance, placés sur des plans différents, mais qui chacun ont leur vie et expriment un état d’âme. Ce mode de création a deux formes : l’une dépendante, l’autre libre.

1o La forme dépendante est adaptée à une œuvre dramatique où, le plus souvent, personnages et caractères sont à peine esquissés. Au musicien incombe la tache de les faire vivre. On sait que pendant longtemps, il n’en eut aucun souci, les vers étant un simple prétexte à une architecture de sons et à la virtuosité. Il était admis qu’à une musique donnée on pouvait adapter deux textes contraires. C’est l’époque des « athées de l’expression », suivant le mot de Berlioz : elle est totalement hors de notre sujet. — Puis, en vertu de principe opposé (un peu exagéré) a qu’une idée ne se traduit pas par des sons ni une émotion par des mots », l’accord se fait entre les deux éléments et le vrai musicien dramatique est celui qui a le don de trouver l’expression musicale d’un sentiment. Mais ce n’est pas assez de traduire la parole en une autre langue, de restituer au langage parlé la valeur émotionnelle qu’elle a peut-être possédée jadis ; l’invention affective va plus loin et commence à dessiner des caractères par la création des « motifs caractéristiques ». Ils ont apparu assez tôt chez Mozart, Beethoven, Weber, Meyerbeer, etc. — Puis, c’est l’emploi systématique du Leitmotiv, représentation musicale d’un sentiment ou d’un personnage, qui, dans ses transformations sans fin, suit pas à pas les modifications conscientes ou inconscientes de l’un et de l’autre. On a dit qu’il est une convention avec l’auditeur ; mais conventionnel ou non, par cela seul qu’il se répète, paraît et disparaît, il semble doué d’une existence propre ; parfois même il simule la vie par sa nature essentielle faite d’unité et de variabilité il est l’équivalent affectif d’un individu ou d’un caractère.

2o Sous la forme libre, dégagée des mots, purement instrumentale, le procédé ne varie pas quant à sa nature psychologique. Dans le développement musical, les historiens ont noté plusieurs étapes : chez les primitifs, l’invention est mélodique et rythmique ; plus tard elle devient surtout harmonique ; plus tard encore, instrumentale, comprenant à la fois et dans un même acte d’invention, le chant, l’harmonie et la couleur de l’expression[14]. Grâce à cette complexité croissante, la musique pure s’est abstraite peu à peu de la musique chantée « par un phénomène de désappropriation ». À ce moment de l’évolution, l’imagination affective peut donner sa mesure. Elle dispose de nombreux personnages — les instruments de l’orchestre — chacun ayant sa voix propre qui est son timbre, son affinité naturelle avec un sentiment déterminé[15], elle les groupe en familles, les unit, les sépare, les introduit ensemble ou tour à tour. Avec cette matière elle crée des existences musicales ; elle simule des êtres qui parlent, se querellent, s’aiment, se réconcilient, exultent, gémissent, pleurent, éclatent, grondent ou s’apaisent. Elle construit des œuvres étendues, variées, mobiles, mais dont la trame tout entière est affective.

Quoique le vrai musicien imagine par un acte synthétique qui comprend à la fois mélodie et harmonie et qu’il trouve d’instinct la voix instrumentale qui convient à chaque personnage, il est évident que cette forme d’imagination comme toute autre suppose, outre la réflexion et le travail critique, des éléments d’ordre et de composition rationnelle. L’affectivité seule étant, de sa nature, instable et diffluente, ne peut ni unifier ni organiser. Aussi (les cas de virtuosité exclus), le compositeur se guide ordinairement d’après une esquisse ou un programme. Beethoven écrivait le scenario de ses symphonies et même de ses sonates[16]. Interrogé sur le sens de celles en mineur et en fa mineur, il lit : Lisez la Tempête de Shakespeare ; pour l’adagio du quatuor en fa le Tombeau de Roméo et Juliette, etc. On pourrait citer en abondance des faits analogues. Parfois, il semble que la signification intellectuelle émerge de l’œuvre et ne s’en dégage qu’après qu’elle est faite. Ainsi Berlioz raconte que s’ennuyant dans une soirée, il composa un andantino pour orgue. « Il lui sembla y voir l’expression d’un sentiment mystique et naïvement pastoral. L’idée me vient d’y adapter des paroles de même nature et ce morceau devient un chœur des bergers de Bethléem. » Mais ne peut-on pas supposer qu’une conception subconsciente, enveloppée, le guidait à son insu dans ce cas ?

En résumé, c’est l’impossibilité d’atteindre l’individuel qui donne à la forme d’imagination ci-dessus étudiée son caractère propre. Sa manière de créer des êtres individuels ne peut ressembler à aucune autre, puisqu’elle est incapable de les figurer par des lignes et des couleurs ou de les décrite par des mots. Elle ne peut produire que des extraits de personnages, des caractères réduits à leurs marques émotionnelles.

V

Telle est la seule forme complète de l’invention affective pure ; mais, en cherchant bien, il se rencontre d’autres formes — incomplètes, partielles ou mixtes, c’est-à-dire adultérées par un mélange à doses variables d’éléments intellectuels. Avant d’en parler, rappelons encore une fois le but précis de notre étude : prouver par des faits qu’il y a un mode de création dont la matière se compose exclusivement d’états affectifs, actuels ou remémorés, qui par un travail de l’esprit sont associés, groupés, combinés suivant des rapports nouveaux, développés et organisés en une fiction.

Or, telle est la nature de certaines créations littéraires. Au risque de fatiguer le lecteur, je répète, pour éviter toute équivoque, qu’il s’agit d’établir non que la création littéraire implique des éléments émotionnels, ce qui est évident, mais que dans certains cas, ils sont tout ou presque tout ; qu’ils sont moins l’agent et le ferment de la création que son fond et sa substance même.

Il y a plus d’un demi-siècle, Lamartine dans la préface de ses Premières Méditations écrivait : « Les choses extérieures à peine aperçues laissaient une vive et profonde impression en moi, et quand elles avaient disparu de mes yeux, elles se répercutaient et se conservaient présentes dans l’imagination, c’est-à-dire la mémoire qui revoit et qui repeint en nous. Mais de plus, ces images ainsi revues et repeintes se transformaient promptement en sentiment. » Mon âme animait ces images, mon cœur se mêlait à ces impressions. J’aimais et j’incorporais en moi ce qui m’avait frappé. » Cet état où la sensation se dissout dans l’émotion, où l’artiste revêt les choses de sa propre couleur affective, est devenu habituel, constant, dans la forme d’art aujourd’hui désignée par le nom de Symbolisme.

Sa valeur esthétique, quelle qu’elle soit, n’importe pas. On peut à son gré la juger inférieure ou supérieure. Les symbolistes sont introduits ici à titre de documents, étant d’intention et de fait des traducteurs subtils de la subjectivité et de l’émotion ; et le seul point qui nous intéresse, c’est la nature psychologique et le mécanisme spécial de leur mode de création qui est essentiellement affective.

Premier moment. — Elle débute par une transposition analogue à celle que nous avons rencontrée chez les musiciens et qui consiste en ce que les données sensorielles sont métamorphosées en états émotionnels.

Les symbolistes professent pour la plupart une esthétique raffinée et une métaphysique animiste dont le fond est ceci : Ce que nos sens nous révèlent, ce qui est visible, tangible, résistant, n’est que le symbole d’un inconnu et le voile d’un mystère. Ils se placent en face de la nature non pour la connaître, mais pour en faire jaillir des émotions. L’art symbolique admet que tous les êtres sont des « forces » et que nous ne les connaissons que par leur action sur nous, c’est-à-dire par les sentiments qu’ils nous suggèrent. Il fait perdre aux choses leurs contours et apparences sensibles pour les transformer en des « sources d’émotions ». Il ne cherche pas à décrire, mais à transmettre l’état d’âme par lequel, selon lui, nous communiquons avec chaque chose. « Ce qui caractérise le symbolisme, dit l’un de ses principaux maîtres, Viellé-Griffin, c’est la passion du mouvement au geste infini de la vie même, joyeuse ou triste, belle de toute la multiplicité de ses métamorphoses, passion agile et protéenne qui se confond avec les heures du jour et de la nuit, perpétuellement renouvelée, intarissable et diverse comme l’onde et le feu, prodigue comme la terre puissante, profonde et voluptueuse comme le mystère. » — En somme, dans le spectacle que le monde lui présente, le symboliste élimine autant que possible ce qui peut être connu, déterminé et localisé dans le temps et l’espace ; il choisit tout ce qui peut être senti, les impulsions, tendances, désirs, les modifications affectives de toute espèce qu’il groupe sous les dénominations vagues de « force » et de « vie ». Il faut bien reconnaître que sous une forme très raffinée, c’est la conception animiste des primitifs, peuplant l’univers d’entités vivantes et agissantes, qui ressuscite.

Quoi qu’il en soit, par ce procédé demi-naturel, demi-artificiel, traitant les phénomènes comme des symboles, « simples représentations du mystère », la transmutation est accomplie ; la matière que la perception fournit, presque totalement dépouillée de ses formes, est devenue affective ; l’élément sensoriel s’évanouit ; les choses sont remplacées par l’émotion des choses.

À ce moment, l’état mental du symboliste est formé de deux couches. L’une profonde, de nature émotionnelle, faite de tendances et dispositions qu’il groupe volontiers sous le nom d’inconscient terme d’autant plus commode que c’est un x dont nul ne connaît la nature intime.

L’autre, plus proche de l’extériorité, de nature intellectuelle, est faite d’images vagues, évanescentes et d’associations fuyantes analogues à celles de la rêverie et du rêve ; elles donnent aux dispositions et tendances une apparence concrète et une forme consciente momentanée.

Deuxième moment. — Ici est le pas périlleux où les difficultés commencent, où apparaît l’impossibilité pour l’imagination affective de se fixer en des mots, Toute création, pour se réaliser, doit s’assujettir à des conditions matérielles or, comment donner à cette matière fluide une forme, un corps ? Comment l’organiser sans lui faire perdre sa fluidité ?

Pour le musicien, c’est facile : il l’exprime par les sons, éléments aériens qui ne flottent que dans le temps. Les représentations à contours arrêtés — visuelles, tactiles, motrices — sont totalement exclues où rares, épisodiques. De plus, les notes, les intervalles, les accords même n’ont pas une valeur, une signification fixes ; il les manie en liberté.

Pour l’écrivain symboliste les conditions sont tout autres : il ne peut employer que les mots. Comme ceux-ci sont adaptés à traduire la pensée bien plus que les sentiments, il faut qu’ils perdent partiellement leur fonction intellectuelle et qu’ils subissent une nouvelle adaptation,

Un premier procédé, le plus radical et le moins fructueux, consiste à essayer de donner aux mots une valeur exclusivement émotionnelle. Quelques symbolistes en sont venus à cette tentative extrême que la logique des choses imposait. Ils veulent transférer aux mots le rôle du son, en faire l’instrument qui traduit ou suggère l’émotion par la seule sonorité ; les mots doivent agir non comme signes mais comme sons ; ils sont des notations musicales au gré d’une psychologie passionnelle » ; la poésie devient une forme particulière de la musique[17].

Le vers libre sans rime, sans nombre fixe de syllabes, de forme indéterminée en elle-même, mais souple, malléable, se prêtant à toutes les combinaisons possibles de système et d’harmonie » est donné comme l’équivalent du système wagnérien de la mélodie infinie. Enfin quelques-uns parlent avec intrépidité d’harmonie (au sens musical), de polyphonie et d’orchestration : simples métaphores ou pur enfantillage.

Un autre procédé consiste à employer les mots usuels, en changeant leur acception ordinaire, ou bien à les associer de telle sorte qu’ils perdent leur sens précis ; qu’ils se présentent effacés, mystérieux : ce sont à les mots écrits en profondeur ».

Un autre encore est l’emploi de mots tombés en désuétude. Les termes usuels conservent, malgré tout, quelque chose de leur sens traditionnel, des associations et des sentiments condensés en eux par une longue habitude : les mots oubliés depuis quatre ou cinq siècles échappent à cette nécessité ; c’est une monnaie sans titre fixe.

Aussi les symbolistes évitent de décrire pour simplement évoquer, éveiller, suggérer, transformer par allusions une disposition virtuelle en émotion actuelle, — quand ils le peuvent. Leurs descriptions de personnages, paysages, événements sont de simples esquisses ou tout ce qui dessine est effacé, tout ce qui détermine, évité : elles ne traduisent que des dispositions changeantes, des synthèses momentanées, une série fuyante d’états d’âme, des impressions, non reliées entre elles par des liens logiques, qui tour à tour émergent et sombrent au gré de la tendance prédominante, parfois selon les nuances multiples de la même tendance. Que le lecteur se donne la peine de lire avec attention dans leurs œuvres quelques descriptions des gens ou des choses, ayant en apparence le plus d’éclat et de relief ; il lui sera presque impossible de les transformer en une représentation visuelle consistante.

De là aussi leur obscurité : même en écartant ce qui est voulu, artificiel, factice, il reste une cause naturelle, inévitable. Cette poésie étant l’œuvre presque exclusive de l’imagination émotionnelle ne peut se traduire par un ensemble de signes intellectuels, clairs et bien liés.

Je ne m’occupe pas de la valeur esthétique du symbolisme. On sait que cette forme d’art a pénétré aussi dans la peinture, où elle prétend fixer des émotions. J’ignore quel avenir lui est réservé. Tout cela n’est pas de mon sujet et je m’en liens strictement à sa psychologie qui m’a paru instructive. On y voit l’imagination affective luttant contre l’obstacle de l’expression verbale qui lui est mal adaptée, qui l’entrave et, par un effort instinctif ou réfléchi, essayant de dérober ses procédés à la forme type (musicale). C’est un art issu de la forme d’imagination méconnue qui fait l’objet de cet article : il lui doit ce qu’on a loué et blâmé en lui, ses qualités, ses défauts, son obscurité. Son caractère émotionnel me paraît la clef de toute sa psychologie ; il l’explique et elle s’en déduit.

VI

Dans notre recherche des modes de création à matière affective nous descendons à des formes encore plus incomplètes et plus pauvres. A priori, on serait disposé à croire que, chez les mystiques, le rôle dominateur de l’amour doit faire éclore à profusion ces imaginations méconnues que nous étudions : or, l’examen des faits prouve le contraire et la réflexion l’explique.

Suivant la remarque de quelques contemporains, le mot mysticisme est devenu très élastique. On l’applique à l’art (le symbolisme que nous quittons), à l’illuminisme, aux études occultes, à la théosophie, et à bien d’autres choses. Il ne s’agit ici que du mysticisme religieux, considéré à bon droit comme la forme typique. Quoique tous les mystiques aient un air de famille et que, malgré les différences de sexe, de race, de religion, de culture, de temps et de lieu, leurs écrits et leurs récits offrent une remarquable uniformité, nous pouvons, pour simplifier et uniquement en vue de notre étude, les diviser en deux grandes catégories que j’appellerai par abréviation ; les métaphysiciens et les poètes, selon que la nature de leur esprit les incline à penser plutôt par concepts ou plutôt par images. Comme exemples de couples antithétiques, je citerai Eckart et Henri Suse ou Ruysbrœck et sainte Thérèse. Évidemment, c’est aux seuls mystiques poètes qu’il faut nous adresser.

Le mysticisme est un entraînement progressif vers l’extase. La plupart s’arrêtent à mi-chemin. Bien peu nombreux sont les élus qui atteignent le point extrême et culminant ces moments sont rares et durent peu. Dans cette marche ascendante de la vie moyenne vers le ravissement, il y a des degrés qui correspondent à autant de phases psychologiques : suivant leur individualité ou leur finesse d’analyse, les mystiques ont distingué trois, quatre et même jusqu’à sept degrés de vie[18]. Comme il ne s’agit pas ici d’une étude sur le mysticisme, ces différences sont pour nous négligeables. Prise dans son ensemble, cette marche ascendante peut se résumer en cette formule dénudation et concentration toujours croissantes de la conscience. Elle commence par une « purgation », par l’exclusion aussi rigoureuse que possible des influences extérieures. Elle continue par l’accroissement de la vie intérieure, par le renoncement absolu à l’affection pour tout ce qui est créature, par le bannissement de toute image créée — période souvent accompagnée d’un état d’ivresse qui s’exprime par la joie ou les larmes. Ce n’est pas assez. Il faut se dépouiller de tout désir personnel et de toute image quelconque. « On ne manquera pas de me dire : À quoi donc alors s’attache l’esprit, s’il rejette ainsi toute imago ? Il ne s’attache à rien du tout, il demeure entièrement nu et dégagé, car s’il s’appuyait sur quelque chose, il faudrait nécessairement que cela même fût une image. » (Tauler.) L’achèvement est dans un status otiosus, une illumination sans fin « où l’âme se noie dans la mer sans fond de la Divinité, se liquéfie dans le feu de l’amour éternel, est ensevelie en lui ».

Dans ce progrès continu d’appauvrissement intellectuel et de simplification à outrance dont nous ne présentons qu’une très grossière esquisse, où l’imagination affective trouverait-elle une place ?

Elle est rigoureusement exclue du moment de l’extase vraie qui, suivant la remarque de Godfernaux, « n’est pas même monoïdéique, mais aïdéique », c’est-à-dire un retour à l’état affectif pur, presque indifférencié, non connu, seulement senti. S’il n’était superflu d’en fournir des preuves, on en trouverait abondamment dans les écrits mystiques [19].

Il faut donc chercher beaucoup plus bas, au début de cette évaporation graduelle qui peu à peu dissout et volatilise les images. Toute création suppose deux conditions nécessaires, La première est un principe d’unité — idée ou émotion qui agit comme centre d’attraction et sert de noyau au travail d’organisation : elle ne fait pas défaut au mystique ; elle est plutôt dominante. La seconde est la possession actuelle d’une quantité suffisante de matériaux pour permettre des combinaisons nouvelles ; celle-ci est précaire et va toujours en s’atténuant.

Ainsi s’explique ce fait qu’il y a, chez la plupart des mystiques, exaltation de la mémoire plutôt qu’imagination proprement dite et que souvent ils ne dépassent pas le stade de la simple reproduction. L’imagination, au sens le plus large du mot, c’est-à-dire la reviviscence spontanée ou provoquée des images peut irradier dans trois directions : sensorielle, organique, purement psychique.

1o Hallucinations visuelles ou auditives : les apparitions supra-terrestres, les voix révélatrices, etc.

2o Modifications de la vie organique qui détruisent, altèrent ou guérissent les plus célèbres sont des stigmates, moins rares qu’on ne le croit généralement, Un hagiographe contemporain compte une soixantaine de cas authentiques.

3o Phénomènes d’une psychologie plus complexe où apparaissent quelques vestiges d’invention. Tels sont les méditations et commentaires des mystiques sur les événements principaux de leur religion, leurs descriptions de la vie bienheureuse ou des peines éternelles : mieux encore, les voyages imaginaires aux lieux saints, dans ce monde ou dans l’autre, qu’ils ont racontés avec une grande profusion de détails. On prétend même que quelques-uns, au terme de leurs voyages imaginaires, présentaient tous les symptômes de la fatigue physique, parfois la marque des pierres ou des épines du chemin, des blessures au pied, des entorses dont ils ont souffert longtemps.

Quoi qu’il en soit, il n’est pas besoin de beaucoup de critique et de réflexion pour constater que dans tout ce qui précède la plus large part est faite de réminiscences, de morceaux d’histoire ou de légendes, rassemblées et cousues suivant une impression personnelle. Ces visions sont en rapport direct avec la religion et le degré de culture du croyant. Celles du bouddhiste, du catholique, du yogui brahmatique, du soufi sectateur de l’islam — la vigueur intellectuelle de chaque individu mise à part — ne diffèrent entre elles que par le contenu de leur foi. Ces manifestations imaginatives, ternes ou brillantes, chétives ou vigoureuses, ne peuvent pas nous retenir, elles sont étrangères à notre étude ; elles n’ont pas le caractère spécifique que nous cherchons. C’est une forme de littérature, bonne on mauvaise, où l’émotion tient une large place, mais ne constitue pas la trame qui semble faite plutôt d’éléments visuels.

Faut-il donc renoncer absolument à découvrir chez les mystiques cette imagination affective que je cherche à mettre en lumière ? Je ne le crois pas ; mais elle ne se rencontre que sous une seule forme je l’appelle par concision un roman d’amour, ou plus explicitement un rêve idéaliste d’une nature entièrement sentimentale. Bien que cette création mystique ne soit pas l’œuvre exclusive des femmes, elles y ont eu la plus grande part. C’est une déviation, transformation et transfiguration de l’amour qui diffère notablement de l’une à l’autre ; mais parmi les variations individuelles, il y a assez de ressemblances pour qu’on puisse en essayer une esquisse d’après un seul modèle.

D’abord, comme condition première, une disposition naturelle, innée à la tendresse — ce que les anciens psychologues nomment l’amour au sens indéterminé, — mouvement d’attraction vers les personnes ou les choses qui ne se différencie et n’est spécifié que par son objet. Chez beaucoup, cette disposition sentimentale, dès l’enfance, s’oriente d’emblée vers le divin et, de ce fait, est comme polarisée toute autre manifestation de l’émotion tendre est tarie ou n’existe qu’en participant à l’amour divin.

Plus tard, à la puberté, un nouveau facteur s’ajoute, tout à fait différent par ses conditions physiologiques et par sa fin naturelle. Son action, quoique inconsciente, est indéniable. Ici se posent des problèmes beaucoup trop délicats et complexes pour qu’on puisse les traiter en passant ; mais je pense que la psychologie des auteurs qui réduisent tout à un érotisme dévié est beaucoup trop simpliste et nullement applicable à tous les cas. Sans insister sur ce point dont la discussion approfondie serait trop longue, nous avons dès maintenant les éléments d’un petit roman d’amour, assez grêle, d’une nature spéciale, mais foncièrement affectif. L’examen d’un cas particulier éclaircira les généralités qui précèdent.

Je choisis une mystique du xviie siècle dont on a tiré depuis un grand parti, avec des visées très différentes des nôtres Marguerite-Marie Alacoque. Elle convient par sa simplicité même. Je ne crois pas que jusqu’ici un seul psychologue s’en soit occupé avec suite[20] : l’exemple classique est toujours sainte Thérèse qui est, il faut l’avouer, d’une bien plus haute envergure.

On peut, chez Marguerite-Marie, suivre le développement et les étapes de son rêve enchanteur, au milieu de multiples souffrances, car elle est — remarquons-le en passant — un cas bien net de l’état nommé « plaisir de la douleur ». Je prie le lecteur de noter avec soin la progression ascendante de ce roman mystique.

Dès l’âge de six ans « tout son bonheur était de passer des heures en prière. Jésus lui apparaissait, et elle ne s’en étonnait pas, sous la figure d’un Crucifié ou d’un Ecce Homo ».

Bien plus tard, elle entre au couvent, non sans luttes, Novice, son unique pensée était de savoir comment elle pourrait se crucifier assez pour celui qui s’était laissé crucifier pour elle. Elle sentit s’allumer un si ardent désir de souffrir qu’elle n’en avait plus de repos ».

Le jour de sa prise d’habit, « mon divin Maître me fit voir que c’était là le temps de nos fiançailles, et qu’à la façon des amants les plus passionnés, il me ferait goûter ce qu’il y avait de plus doux dans la suavité des caresses de son amour. Et en effet elles furent si excessives qu’elles me mettaient souvent hors de moi-même et me rendaient incapable d’agir. »

Enfin elle prononce ses vœux. Alors le Seigneur lui apparut et lui dit : « Jusqu’ici je n’étais que ton fiancé, à partir de ce jour, je veux être ton époux, » Il lui promit de la traiter comme une épouse et il commença à le faire d’une manière que je me sens impuissante à exprimer et dont je dirai seulement qu’il me parlait et me traitait comme une épouse du Thabor ».

Puis viennent ses grandes révélations. Dans la première, elle dit : « … Je m’abandonnai à ce divin esprit, livrant mon cœur à la force de son amour. Il me fit reposer longtemps sur sa divine poitrine où il me découvrit les merveilles de son amour et les secrets inexplicables de son sacré cœur qu’il m’avait toujours caché jusqu’alors qu’il me l’ouvrit pour la première fois. » Suit une description du cœur divin plus brillant que le soleil, etc. Dans la seconde : « Il me demanda mon cœur lequel je le suppliai de prendre, ce qu’il fit et le mit dans le sien adorable, dans lequel il me le fit voir comme un petit atome qui se consumait dans cette ardente fournaise. Puis l’en retirant, il le remit dans le lieu où il l’avait pris en me disant : voilà, ma bien-aimée, un gage précieux de mon amour… Jusqu’ici tu n’as pris que le nom de mon esclave, désormais tu t’appelleras la disciple bien-aimée… » Je fais remarquer que cet échange de cœur se rencontre antérieurement chez plusieurs femmes mystiques qu’on pourrait nommer. Est-ce une tradition ou bien chacune l’a-t-elle inventé pour sa part, par l’effet d’une même disposition passionnée ?

J’omets beaucoup d’autres détails : le nom de Jésus gravé sur son cœur à l’aide d’un canif ; le sang de la blessure lui servant à parachever et signer son testament, etc. Je me borne aux seuls documents psychologiques.

Évidemment, pour qui écarte toute intervention surnaturelle, cette vie est un poème vécu, un pou étroit et monotone, où l’invention est assez faible, mais fait presque tout entier de matière émotionnelle, Œuvre d’un personnage unique qui se dédouble et s’objective dans son rêvé, enfermée dans les limites strictes d’une croyance religieuse, la création ne peut avoir la variété d’incidents d’un roman d’amour humain. La matière affective est monocorde : l’amour, toujours l’amour, et la même espèce d’amour ; élans et dépression, périodes d’ardeur ou de sécheresse avec leurs variables degrés : en dehors, il n’y a guère de ressources possibles. Quelle différence avec la position du compositeur génial et vibrant qui a sous sa main tout le clavier des émotions humaines avec leurs nuances infinies !

De plus l’imagination affective, chez les mystiques, a ce désavantage qu’elle ne sort de son état, de fluidité intérieure que pour entrer dans des formes qui l’alourdissent singulièrement. Hallucinations (ou images) visuelles, tactiles, motrices, cénesthésiques : tout cela est découpé ou au moins localisé dans l’espace. À la vérité les hallucinations auditives, les voix intérieures ou extérieures sont affranchies de ces conditions plastiques ; mais les narrations orales ou écrites ramènent aux procédés analytiques et descriptifs de l’art littéraire comparés au vêtement souple et ténu dont la langue des sons enveloppe les sentiments dans la création musicale, les modes d’expression de la création mystique sont bien inférieurs et insuffisants ; parfois même ils la trahissent plus qu’ils ne la servent.

En somme, chez les mystiques, l’amour est la cause de l’invention ; il inspire et soutient les contemplatifs dans leurs spéculations, les actifs dans leurs œuvres de propagande ; mais il n’est qu’un moyen. Les cas précités où il est à la fois le ressort et la matière de l’invention sont exceptionnels.

VII

On a dû remarquer la progression descendante des trois modes d’imagination affective ci-dessus étudiés. De la création musicale — forme type — à l’art symbolique et au roman d’amour mystique, la richesse et la complexité de l’œuvre produite vont toujours en diminuant : en même temps, la matière affective s’appauvrit et s’altère par le mélange d’éléments étrangers.

Il serait possible de descendre encore plus bas et de découvrir dans la vie ordinaire des essais, des ébauches de création affective, états intermédiaires entre la simple reproduction, répétition du passé, et la combinaison nouvelle, anticipation de l’avenir. Ce sont des formes de passage participant de la mémoire affective et de l’invention affective. Ainsi le rêve que l’amoureux esquisse intérieurement pour la satisfaction de ses désirs est une construction imaginative, faite ordinairement d’émotions représentées, d’images sensorielles et érotiques. L’hypocondriaque brode un roman maladif où les vagues réminiscences des sensations organiques, les nuances et variations de douleur sont les éléments dont il compose le tableau de sa future détresse[21]. Ces faits embryonnaires et leurs analogues (comme l’acteur qui crée l’expression émotionnelle de son rôle) ne nous apprendraient rien. Ils sont trop simples, trop étriqués ; avec eux seuls on ne peut soupçonner la puissance et la portée de la création émotionnelle ; elles ne se révèlent que par les grands cas.

En terminant, on peut se demander comment cette forme spéciale de la création imaginative a échappé à l’attention des psychologues. À mon avis, cette omission s’explique par plusieurs raisons.

D’abord la méthode en usage. L’imagination créatrice, constructive, la fantaisie (de quelque nom qu’on la désigne) a été longtemps étudiée comme « une faculté complexe » qu’on décrivait et analysait, mais sans sortir des généralités, sauf par quelques exemples empruntés aux œuvres esthétiques et aux hypothèses scientifiques. Ce procédé est tout à fait insuffisant. En effet, le mot « imagination créatrice », comme tous les termes généraux, est une abréviation et une abstraction. Il n’y a pas d’imagination en général, mais des hommes qui imaginent et le font diversement. Ces diversités dans la création, si nombreuses qu’elles soient, doivent être réductibles à quelques types ; or, parmi ces types, il en est un que j’ai appelé diffluent, fait d’images à contours vagues, indécis, qui sont évoquées et liées selon les modes les moins rigoureux de l’association. Ceci nous met sur la voie ; car, en poursuivant l’analyse, on voit que l’imagination affective en est une espèce.

On pourrait invoquer encore une autre raison : l’insuffisance actuelle de la psychologie des sentiments ; ce qui n’est guère contesté. J’avoue que, pour ma part, ayant étudié ailleurs la mémoire, l’abstraction et la généralisation des émotions — sujets peu en faveur près des psychologues, — je n’avais pas même entrevu la question qui a donné lieu au présent chapitre.

Mais la raison décisive et vraiment topique, c’est que dans le développement séculaire de la faculté d’imaginer, la forme affective ne s’est affirmée nettement que très tard : les exemples énumérés plus haut en sont la preuve. C’est la conséquence de sa nature essentielle. Elle suppose l’épanouissement et même la prépondérance de la vie intérieure sous sa forme sentimentale, c’est-à-dire un fond très riche d’émotions variées, complexes, aptes à former des combinaisons, oppositions et contrastes de toute sorte. Je rappelle en outre l’entrave due aux procédés matériels d’expression si longtemps insuffisants. Aussi, comme l’histoire le montre, le pouvoir créateur de l’homme a employé d’abord les images plastiques (visuelles, tactiles, motrices) ou les concepts pour construire des œuvres d’art, des théories morales, religieuses, métaphysiques, scientifiques, des inventions pratiques, mécaniques, etc. : c’est bien plus tard qu’avec les images et abstraits émotionnels seuls, il a pu se risquer à des constructions d’une nature spéciale.

Bien d’autres questions accessoires pourraient être traitées : ainsi le rôle important des éléments moteurs et des actions inconscientes ou subliminales. Je m’en abstiens, espérant avoir atteint mon but principal et montré, par des faits, qu’une forme de l’imagination créatrice a pour matière des états affectifs et rien qu’eux.

  1. Pour plus de détails nous renvoyons à nos Psychologie des sentiments, partie 1, chap. xiii, et Imagination créatrice, partie III, chap. ii. Les abstraits émotionnels résultent de deux procédés principaux ; 1o La fusion. Ils sont un résidu condensé d’émotions analogues ou coexistantes, un sentiment général extrait de la masse des impressions particulières ; 2o La généralisation proprement dite. Les sentiments participent au processus de généralisation des idées qu’ils accompagnent. Le mot symbolise l’idée générale qui est — dans la conscience — une image générique ou un état unique tenant lieu de tous les autres. Le mot par son association avec l’image et par suite avec le sentiment peut éveiller celui-ci directement : Ex. : murmure de la forêt, brise du printemps, etc. Elsenhans, à qui j’emprunte ces exemples (loc. cit.), fait remarquer que ces formes abstraites des sentiments sont inférieures en intensité et en netteté aux formes concrètes.
  2. Celles de Pillon, Mauxion, Paulhan, Urban, etc.
  3. Quoique la musique se prête mieux qu’aucun art au développement vide, c’est-à-dire sans contenu psychique, il convient de remarquer qu’elle n’en a pas le privilège exclusif ainsi, en littérature, les poètes qui sacrifient tout à la perfection de la forme, comme les Parnassiens ou les orateurs élégants et abondants qui parlent pour ne rien dire.
  4. Stern, Ueber Psychologie der individuellen Differenzen, Leipzig, Barth, p. 13. V. aussi Arréat, Mémoire et Imagination, chap. iv (Paris, F. Alcan).
  5. Pour les détails je renvoie à mon Essai sur l’imagination créatrice, IIIe partie, chap. ii, p. 170-181. Il me serait facile de citer bien d’autres faits de ce genre ; je me borne à un seul, emprunté à une biographie de Liszt, « Nul artiste n’a été plus irrésistiblement musicien, Tout sentiment, toute impression de voyage ou d’art prend chez lui la forme musicale ; tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve se transpose en sons. C’est ainsi que son amie (la princesse Wittgenstein) lui rapporta de ses explorations artistiques à Berlin une esquisse de la Bataille des Huns de Kaulbach, et le voilà qui entreprend aussitôt de transcrire cette esquisse en une composition musicale. Il entend V. Hugo lire sa pièce : Ce qu’on entend sur la montagne, et les vers entendus deviennent un poème symphonique par un travail d’imagination analogue à celui par lequel il transposa pour piano la méditation du Penseroso de Michel-Ange. »
  6. Pour les détails, voir Imagination créatrice, loc. cit., p. 181-185, et l’Appendice D, p. 201.
  7. Sans l’affirmer, j’incline à croire que tel était le cas de R. Wagner qui, pourtant, d’après les critiques, était avant tout un dramaturge, et comme tel, contraint de voir. Mais lorsque le symphoniste domine en lui, il paraît rentrer dans la règle ordinaire, c’est-à-dire éliminer l’élément visuel. C’est ainsi que j’interprète le passage suivant de son Essai sur Beethoven dont je souligne les passages significatifs : « Sous l’action de la musique, notre vue perd sa puissance au point que nous cessons de voir, les yeux ouverte. Cette expérience, on l’a faite dans toute salle de concert pendant l’audition d’un morceau de musique véritablement prenant. C’est alors le spectacle le plus étrange et le plus laid qu’on puisse imaginer. Si nous pouvions le voir dans toute son intensité, notre attention serait complètement détournée de la musique et nous nous mettrions à rire en considérant les mouvements mécaniques des musiciens et l’agitation de l’appareil auxiliaire d’une représentation orchestrale, sans parier de l’aspect trivial du public. Mais ce spectacle qui occupe uniquement celui qui reste insensible à la musique ne trouble nullement celui qu’elle enchaîne : c’est la démonstration nette que nous ne le percevons plus avec la conscience et que nous tombons, les yeux ouverts, dans un état analogue à la lucidité somnambulique. En fait, c’est dans cet état seulement que nous arrivons à être possédés par le monde du musicien. De ce monde, qui ne se décrit avec rien, le musicien, par la disposition des sons, jette en quelque sorte le filet sur nous ou bien encore il arrose notre faculté perceptive avec les gouttes merveilleuses de ces accords, l’enivre et la rend sans force pour toute autre perception que celle de notre monde intime. »
  8. Après avoir rappelé qu’il ne s’agit ici que de la musique pure (symphonique, non scénique), je préviens quelques objections : 1o Les considérations précédentes ne s’appliquent pas à ceux qui, en composant ou en écoutant, agissent en purs techniciens. Ceci est un travail intellectuel ou professionnel qui est étranger à l’imagination affective et qui se rapproche de la logique rationnelle. 2o On a remarqué que parfois les peintres ont une certaine aptitude musicale (chez les musiciens, l’inverse est beaucoup plus rare). Ceci est encore étranger à notre sujet, puisque mon seul but est d’établir que l’imagination affective et l’imagination plastique ne peuvent pas coexister ; que, par nature, ces deux manifestations psychiques s’excluent l’une l’autre dans le même moment. Remarquons aussi que l’aptitude musicale est trop fréquente chez les aveugles pour qu’on puisse l’attribuer au hasard. (Arréat, ouv. cité, p. 60.)
  9. Il n’est pas indifférent pour celui-ci de ne pouvoir user que de bois (comme dans certains pays du Nord) ou d’avoir un choix abondant de matériaux (pierres, marbres, fer, etc.). — Comparer aussi le développement très tardif de l’art musical ou précoce et brillant essor de l’architecture celle-ci avait pour point d’appui et pour stimulant l’utilité.
  10. Il faut déduire les danses gymnastiques et les danses imitatives (de la démarche de l’homme et des animaux) où les primitifs excellent. Voir Grosse, Les Débuts de l’art, chap. viii (Paris, F. Alcan),
  11. Grosse, ouv. cité, chap. viii.
  12. On sait que les Orientaux ont procédé autrement que nous et notamment qu’ils emploient des quarts de ton.
  13. Ainsi sol mineur est très sombre ; si mineur, sauvage ; la mineur, naïf et rustique ; fa mineur, morose ; la mineur, lugubre, angoissé ; sol majeur, champêtre, etc. Schubert, qui sur ce point a eu toutes les audaces, voyait en mi mineur une jeune fille à robe blanche ; en mineur, spleen et vapeurs ; en si mineur, idée de suicide, etc. Le mi majeur qui, pour Grétry. « Indique une catastrophe future », était pour Schubert l’expression de la Trinité. On trouvera dans les livres des musicographes diverses déterminations et classifications de ce genre.
  14. Pour les documents, voir Combaricu : Les rapports de la musique et de la poésie, p. 130-144. D’après lui, les premières formes musicales créées par l’homme ont été initiatives et descriptives. Une fois constituées, on les a considérées en elles-mêmes, ainsi dégagées de toute attribution concrète. Dans l’histoire de cette évolution qui aboutit à la musique abstraite, les premières compositions Instrumentales paraissent n’avoir été qu’un déplacement du chant », le modèle vocal restant toujours présent.
  15. On trouvera dans le Traité d’Instrumentation de Berlioz des détails intéressants pour le psychologue sur la valeur expressive de chaque instrument : sur ce qu’on pourrait appeler son coefficient affectif.
  16. Je ne parle pas du programme pour l’auditeur, qui n’est le plus souvent qu’une analyse faite par un tiers
  17. Cette tentative avait été hasardée par les poètes alexandrins. L’un de leurs historiens dit de Callimaque : « Une traduction ne peut donner qu’une idée très imparfaite de l’effet produit par ces mots sonores, qui par eux-mêmes n’offrent pas un grand sens. L’idée entre dans notre imagination, s’y imprime aussi bien par le son des mots que par leur sens. Certains accords, dans la poésie comme dans le musique, évoquent certaines images ; l’esprit est le complice de l’oreille, » Couat, La poésie alexandrine, p. 280. À noter aussi chez ces poètes grecs le goût pour l’obscurité, la tendance à l’ésotérisme, etc.
  18. Sainte Thérèse admet tantôt quatre états (Autobiographie), tantôt sept (El castello interior), que j’ai essayé de traduire dans le langage de la psychologie contemporaine : Maladies de la volonté, chap.  v, p. 128, et Psychologie de l’attention, chap.  iii}, p. 144 et suiv.
  19. J’en transcris un seul qui m’est communiqué par l’auteur cité plus haut : « En cette transformation de l’esprit en Dieu, l’esprit même s’écoule hors de soi et défaut, et se laissant avec toute la propriété de soi-même et des autres choses, il est plongé et enfoncé, fendu et liquéfié, absorbé et abîmé en cet abîme surineffable, très simple et indéterminable et aussi en cette obscurité insondable et inaccessible ; et afin de comprendre tout ensemble, il est anéanti et perdu ; mais il vit en Dieu et étant avec lui seul, pur et libre de toute propriété, mélange et affection, il est fait une chose, une félicité, car il ne reçoit et n’admet autre chose. Parce qu’il a passé en la simplicité déiforme, l’influence de Dieu le tirant intérieurement et le contact le surélevant, aliène l’âme de soi et la transporte comme dans un être nouveau ; non pas qu’en tout ceci, la nature ou l’existence de la créature soit changée ou cesse d’être, mais parce que la façon est exaltée et la qualité déifiée. (Denis le Chartreux, De la vie solitaire, liv. II, chap. x.)
  20. Les documents historiques et psychologiques ne manquent pas. Outre son « Mémoire », deux évêques ont écrit sa biographie : Mgr Languet (de l’Académie française) au xviiie siècle ; Mgr Bougaud récemment. Les citations sont empruntées à la 10e édition de sa Vie de la bienheureuse Marguerite-Marie. Parls, Poussielgue, 1900, Consulter principalement les pages 141, 156-159, 232-242 et suiv., 295, 250, 311, 324. Les chapitres vi e, vii e et ix e sont les plus intéressants pour sa psychiologie.
  21. Ces faits sont une preuve indirecte de l’existence d’une mémoire affective proprement dite que beaucoup de psychologues s’obstinent encore à contester. Si la mémoire des sentiments se réduisait, comme ils le prétendent, à celle des circonstances et des états intellectuels concomitants, de telles constructions seraient impossibles. Celui qui a perdu la mémoire visuelle ne peut plus imaginer des personnes, des monuments, des paysages. De même, l’homme incapable de raviver des sentiments est incapable de construire en les ressentant des plaisirs ou des douleurs futurs, par exemple les changements que produirait dans sa vie la mort d’une personne aimée. Il peut prévoir, déduire, énumérer les privations qui en seront la suite ; mais il ne les ressent pas en réalité ; il ne fait que penser des mots.