La logique des sentiments/Chapitre III

Felix Alcan (p. 65-126).

CHAPITRE III

LES PRINCIPALES FORMES DE LA LOGIQUE DES SENTIMENTS

Je n’ai pas là prétention de présenter une classification rationnelle et complète des diverses formes de raisonnements affectifs. Il m’est impossible d’assigner à chacune des caractères propres et fixes qui la distinguent des autres : quelquefois elles se touchent, et par certains points se confondent. Sous bénéfice de ces réserves et d’après un procédé tout empirique — l’étude des faits — je propose cinq types principaux de raisonnement que je désigne par les épithètes suivantes : passionnel, inconscient, imaginatif, justificatif, mixte ou composite ; ce dernier participe des deux logiques. J’omets quelques formes secondaires qui seront signalées en passant.

Section I.

Le raisonnement passionnel

Le raisonnement passionnel est la forme la plus simple, la plus pauvre en éléments intellectuels et le type du raisonnement purement affectif. Il ne diffère de l’association des idées que par un seul caractère, à la vérité capital : c’est qu’il a une fin posée et en cette fin un régulateur qui détermine sa marche et empêche ou exclut les associations inutiles, parasites, étrangères ou contraires à cette fin.

En raison de la terminologie actuellement en usage, l’épithète « passionnelle » nécessite de ma part une explication et même une apologie. Celui qui a quelque habitude de la psychologie contemporaine a pu remarquer que le mot « passion », d’un emploi courant aux siècles derniers, a presque totalement disparu du vocabulaire des psychologues qui disent toujours « émotion ». Cette substitution me paraît fâcheuse pour la clarté et pour l’exactitude. Afin d’éviter toute confusion dans ce qui suivra, je tiens à déclarer que je distingue l’émotion de la passion, comme en pathologie on distingue la forme aiguë de la forme chronique.

J’entends par émotion un choc brusque, souvent violent, intense, avec augmentation ou arrêt des mouvements la peur, la colère, le coup de foudre en amour, etc. En cela, je me conforme à l’étymologie du mot « émotion » qui signifie surtout mouvement (motus, Gemüthsbewegung, etc.).

J’entends par passion une émotion devenue fixe et ayant, de ce fait, subi une métamorphose. Son caractère propre est l’obsession permanente ou intermittente et le travail d’imagination qui s’ensuit. Ainsi la timidité est une passion issue de la peur ; l’ambition et l’avarice des passions issues du self-feeling.

Ceci posé, y a-t-il un raisonnement purement émotionnel ? l’opinion générale est pour la négative. On dit : la peur, l’amour, la colère ne raisonnent pas[1].

D’autre part, si l’on va plus avant, on peut soutenir. que toute émotion a sa logique instinctive, implicite « et qu’il est possible qu’elle soit une téléologie fixée par l’hérédité » (Tarde). Toutefois cette thèse pourrait bien être surtout une métaphore ; elle repose sur une analogie entre le mécanisme de l’instinct et de l’émotion d’une part et celui du raisonnement d’autre part. Mais dans les deux premiers cas, le mécanisme est organisé, stable ; dans le second cas, il y a une adaptation variable à une fin variable. Si donc il peut se rencontrer un raisonnement émotionnel — pur ce que je ne nie pas — il est court, à l’état d’enveloppement et consiste plutôt en un brusque groupement d’idées et en une construction imaginative.

Le raisonnement passionnel ne reste pas dans cet état, embryonnaire ; il s’affirme et se développe. Qu’il soit contraire à la raison, qu’il fausse le jugement et la volonté, qu’il soit nuisible dans la pratique : ce sont là des vérités banales, incontestables ; mais je n’ai à m’occuper que de son mécanisme subjectif, non de sa valeur objective. Pour cela, le mieux est de le voir à l’œuvre dans quelques passions. J’en choisis trois ; l’une dépressive, la timidité ; une autre expansive, l’amour ; une autre mixte, la jalousie.

I. — J’appelle la timidité une passion puisque, conformément à la définition précédente, elle est une émotion persistante et obsédante. Nous avons à considérer d’abord la disposition innée, c’est-à-dire le tempérament ou caractère du timide ; puis la série des jugements affectifs qui en sont issus ; enfin les résultats ou conclusions.

Je résume d’après deux auteurs contemporains les caractères principaux de la timidité[2]. Symptômes physiques troubles sensoriels, moteurs, vasculaires, viscéraux, sécrétoires. Symptômes psychiques : la peur, la honte, l’aboulie et l’inhibition des actes, l’absence de présence d’esprit et ce caractère propre, qu’elle ne se manifeste que d’homme à homme et par conséquent sous une forme sociale. D’un mot, elle est une « hyperesthésie affective » (Hartenberg). Tel est le point de départ, équivalant à la prémisse majeure ou à la proposition générale dans la logique rationnelle.

Sur ce fondement, le raisonnement s’édifie. Cette disposition primaire, cette matière affective est transformée par une accumulation de jugements de valeur, par une appréciation subjective des hommes et des événements. C’est la transformation de la a timidité brute et spontanée en une timidité réfléchie et systématique ». La démarche de l’esprit, plutôt irrationnelle, procède surtout par intuition. J’emprunte à Dugas (ouv. cité, p. 86 et suiv.) une fine analyse de cette intuition des timides, propre à nous faire comprendre la nature de leurs raisonnements. « L’excès de sensibilité développe en lui [le timide] une clairvoyance aiguë… Sa perspicacité est d’ailleurs très spéciale. Elle se fonde sur des indices, non sur des preuves ; elle est faite d’impressions non de jugements ; elle est sûre d’elle-même, mais ne se discute point, ne se justifie point… Elle est l’intuition ou plutôt l’interprétation rapide des mouvements spontanés, des paroles, du ton de la voix, de la physionomie et des gestes… impression faite de détails saisis au vol et subtilement analysés ; elle s’oppose au jugement réfléchi que nous porterions sur les personnes d’après leurs caractères et leurs actes observés de sang-froid. Bien des esprits se fient plus à leur impression qu’à leur jugement. Mais en fait, la pénétration du timide n’est pas sûre ; la passion la guide mais aussi l’égare. Sa lucidité a toutes les ressources mais aussi toutes les imperfections de l’instinct. » En lisant cette analyse avec attention, surtout les passages que j’ai soulignés à dessein (ils ne le sont pas dans le texte), on verra facilement que ces intuitions, impressions que Dugas oppose au jugement (sans épithète), c’est-à-dire au jugement rationnel, sont identiques aux jugements affectifs ou jugements de valeur que nous avons étudiés dans le précédent chapitre et sans lesquels il n’y a point de logique des sentiments.

Enfin ce travail a son terme : misanthropie, pessimisme, égotisme, maladie de l’idéal, mysticisme. Le résultat varie suivant le tempérament, le caractère, le milieu, le degré de culture : c’est une conception morale, sociale ou religieuse du monde, mais toujours subjective, personnelle.

Ainsi d’une prémisse — l’état affectif du timide, — d’une série de moyens termes — les jugements de valeurs — sort une conclusion qui systématise et résume le travail de l’esprit.

II. — L’amour que je choisis comme exemple de la passion expressive, se présente sous tant de formes que le rôle de la logique ne peut être toujours le même. En allant du simple au complexe et du minimum au maximum de rationalité, je distingue trois principaux types.

1o L’amour dans toute sa fougue, avec la plénitude des éléments physiques et psychiques qui le constituent, éclatant comme un coup de foudre, irrésistible comme l’instinct, justifiant la thèse de Schopenhauer que c’est le génie de l’espèce qui maîtrise l’individu et l’emploie comme le seul instrument de son vouloir ; — ce cas est étranger à la logique ; à moins qu’on n’entende la logique organisée, immanente, inconsciente de l’instinct. Cette assimilation a été indiquée et discutée plus haut. Entre l’éruption impulsive et le but, il n’y a pas de moyen terme intercalé. Cet entraînement fatal qui fait affirmer aux amants qu’ils ont le droit absolu de s’appartenir, en dépit de tout et de tous, ne ressemble pas au déterminisme d’un raisonnement soit rationnel, soit affectif.

On a comparé cette manifestation de l’amour « à un fleuve immense qui entraîne tout dans son cours et auquel rien ne saurait résister » ; mais le torrent amoureux n’entraîne que ce qui tend vers son but et laisse le reste. Une comparaison plus exacte serait avec les cas morbides d’accaparement de la conscience par une idée fondamentale, fixe, immuable, l’acceptation sans critique. de tout ce qui la favorise, l’exclusion de tout ce qui la contredit.

2o Avec les formes moyennes, ordinaires de l’amour, le raisonnement passionnel apparaît. Je prends comme guide l’analyse souvent citée de Stendhal. Celle de Spencer non moins connue vaut surtout par l’énumération des éléments constitutifs de l’amour-émotion : ils sont très nombreux, ce qui explique sa force. Celle de Stendhal marque plutôt le développement, l’évolution, les stades de l’amour-passion. Je la traduis dans le langage de la psychologie contemporaine.

D’abord l’admiration, c’est-à-dire le choc qui précède ou accompagne toute émotion. Ce premier moment est purement émotionnel.

Attraction du plaisir : c’est-à-dire l’éveil du désir sous toutes ses formes, physiques et psychiques.

L’espérance, Ici commence une rapide construction imaginative dont nous parlerons plus tard. Il me semble qu’avec elle le jugement de valeur apparaît puisque l’amoureux s’apprécie et se juge capable de succès.

Puis vient la cristallisation, « opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections ». Cette opération est double. On est enclin assez naturellement à croire qu’elle se réduit à une association d’idées dont la base est affective, le désir amoureux étant le centre d’attraction. Cette analyse est incomplète. Le travail de l’esprit ne se réduit pas à un simple automatisme qui groupe les idées suivant leurs affinités et leurs rapports avec la passion actuelle. Il y a, en outre, une série d’affirmations et de négations, c’est-à-dire de jugements à marque affective qui attribuent à l’objet aimé toutes les qualités agréables, éliminent ou atténuent les laideurs et les défauts. La conclusion le pose comme un être idéal et parfait.

Le doute qui interrompt momentanément la cristallisation et renaît souvent, « car il y a toujours un petit doute à calmer ». Je n’examinerai pas si, comme le soutiennent quelques logiciens contemporains, le doute est un état de sentiment (Gefühl). Il consiste essentiellement dans un conflit entre deux tendances de la pensée, incompatibles on antagonistes, sans conciliation possible, en une succession de jugement affirmatifs et négatifs sur le même sujet ; sans qu’aucune conclusion puisse en sortir. Tandis que la certitude est un repos, le doute est une position instable, une lutte, un état d’agitation avec la conscience d’une activité dépensée vainement sommé, un état pénible ; mais ce sentiment n’est que l’effet du conflit intellectuel. Il marque l’entrée en scène de la logique rationnelle qui peut affaiblir et même anéantir l’autre logique. Si le doute ne prévaut pas l’amour traverse une nouvelle étape :

La seconde cristallisation. Elle est ordinairement la plus forte, mais ressemble à la première quant au mécanisme qui la produit. Remarquons en passant que ce procédé n’est pas propre à l’amour ; il est au fond de toutes les passions à incubation lente.

3o Terminons par la forme intellectualisée. Lorsque l’amour s’est allégé, autant qu’il peut, de ses éléments physiques, instinctifs, impulsifs, par un travail d’élimination et d’abstraction analogue à celui qui des sensations fait sortir les concepts ; lorsqu’il s’est « idéalisé alors le raisonnement passionnel disparaît pour faire place à un raisonnement demi-affectif, demi-intellectuel que j’appelle mixte, Nous y reviendrons dans la suite de ce chapitre et si je l’introduis ici par avance, c’est pour compléter l’étude de la logique dans l’amour. ་ Je choisis comme exemple l’amour chevaleresque, son code et ses coutumes. C’est une institution, une organisation où tout est déduit de la nature d’un sentiment fondamental qui règle les dispositions intérieures et les actes appropriés. Je néglige les détails pour mettre en relief la texture logique.

D’abord un axiome fondamental : « L’amour est le principe de toute gloire et de toute vertu. » C’est un impératif catégorique. — Il est clair que ceci est un jugement de valeur, subjectif, valable pour le chevalier de l’Ordre, nul pour les autres.

De là on déduit que « le véritable amour est impossible dans le mariage » et on décide « qu’une femme perd son amant en le prenant pour mari ». Ceci est la conséquence logique du principe que l’amour doit être pur de toute préoccupation sexuelle. Ce jugement de valeur a de plus des raisons historiques : le mariage dans la noblesse étant un traité de paix, une alliance politique entre deux familles seigneuriales, ou une acquisition de biens, ne peut être un moyen d’élévation morale ; il est étranger à l’idéal. Aussi cette thèse sentimentale n’a valu que dans un milieu restreint et un temps restreint.

On déduit encore du principe premier la nécessité d’une ascension lente et progressive vers l’idéal rêvé. Elle compte quatre degrés qui ont leurs marques propres et leurs faveurs spéciales. On est tour à tour « hésitant », « priant », « écouté », et enfin « ami ».

Sans insister, l’existence d’un Code d’amour chevaleresque en trente articles qu’on possède encore, montre que les chevaliers du xiie siècle n’étaient pas si loin des scolastiques. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que la marche du raisonnement est celle de la logique rationnelle : il n’y a pas une fin posée d’avance qu’on justifie, mais un principe posé comme incontestable dont on déduit toutes les conséquences. Toutefois comme la source de toutes les déductions est de nature sentimentale, la rationalité n’est que la forme ; c’est un moule qui solidifie et façon ne une matière affective.

III. Les modes de la vie affective sont si peu fixés qu’on en est réduit aux distinctions vagues de la langue courante. La haine, l’envie, la jalousie ne sont guère définies que d’une façon littéraire ; mais leurs caractères spéciaux, physiologiques et psychologiques (s’il y en a) ne sont établis ni par des faits ni par des descriptions précises qui les différencient nettement. Admettons, simplement à titre d’hypothèse, que la haine est un genre ; qu’elle a pour caractères une antipathie consciente ou inconsciente, un mouvement d’aversion à l’égard d’une personne, accompagné d’un sentiment pénible, tantôt renfermé, muet, rongeur, tantôt agressif et destructeur. Si l’on considère la jalousie comme une espèce ou une variété de ce genre ou — ce qui nous paraît vraisemblable — comme une forme plus complexe, elle présente certains caractères assez faciles à préciser.

Descartes la définit « une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu’on a de conserver quelque bien » (Passions, art. 167). C’est une passion à éléments hétérogènes ou divergents. 1o Il y a la représentation d’un bien possédé ou désiré, élément de plaisir qui agit dans le sens de l’attraction et de l’excitation. 2o L’idée de la dépossession (l’amant trahi) ou de la privation (le candidat évincé, l’homme frustré d’une succession espérée), élément de chagrin qui agit dans le sens de la dépression. Le cas de la dépossession est le pire parce qu’il y a une réelle diminutio capitis perpétuellement sentie. 3o L’idée de la cause vraie ou imaginaire de cette dépossession ou privation ; elle éveille à des degrés variables les tendances agressives et destructrices. Dans les formes passives, inertes, de la jalousie, ce troisième élément est très faible[3].

Pour l’éclosion de cette passion, il faut d’abord un terrain propice, au moins une disposition temporaire. Quant au rôle du raisonnement dans la naissance, le développement et le maintien de la jalousie, je serai très bref, pour éviter les redites.

Le premier moment est un soupçon, c’est-à-dire un jugement de défiance ; en termes plus précis une inhibition des tendances expansives qui se fixe sur un individu déterminé : rival d’amour, d’ambition, de profession. La pénétration du jaloux vaut celle du timide et est de la même nature psychologique : impression plutôt que connaissance raisonnée. L’hostilité est d’abord vague. Puis les actes, les paroles, le silence même, tout est accepté comme preuves justifiant la supposition, le premier jugement. C’est un raisonnement de découverte participant des deux logiques. L’état de jalousie est constitué.

Le second moment est celui de la cristallisation. Il répète, mutatis mutandis, ce qui se passe pour l’amour : association d’idées à base affective, jugements de valeur qui, positifs ou négatifs, tendent vers la même fin.

L’opération mentale est fort analogue à ce qui se passe dans le délire des persécutions. Je ne prétends pas identifier les deux cas ; mais ordinairement le persécuté devient persécuteur et de même l’incubation de la jalousie se transforme en actes d’agression. Cette analogie dans l’évolution et d’autres encore inclinent à penser que, dans une monographie de la passion jalouse, un rapprochement avec la forme morbide qui s’en rapproche le plus ne serait pas sans profit.

Section II.

Le raisonnement inconscient

Une question préalable se pose : Y a-t-il dans la logique émotionnelle des jugements et des raisonnements inconscients ? Elle est d’autant plus légitime que la vie affective plus que toute autre paraît plonger dans l’être ; au-dessous de la conscience. Malheureusement nous n’avons pas de réponse positive à proposer. Dès qu’on entre dans la région ténébreuse de l’inconscient, toute interprétation, c’est-à-dire la traduction dans le langage clair de la conscience se fait à l’aventure.

En ce qui concerne les faits, j’ai soutenu ailleurs qu’il y aurait avantage à établir deux catégories : 1o l’inconscient statique comprenant les habitudes, la mémoire et en général tout ce qui est savoir organisé : c’est un état de conservation, de repos, tout relatif, puisque nos états internes subissent d’incessantes métamorphoses ; 2o l’inconscient dynamique qui est un état latent d’activité, d’incubation, d’élaboration. On a des preuves à profusion de cette rumination inconsciente qui ne se traduit dans la conscience que par des résultats. Évidemment, le raisonnement, s’il existe, appartient à cette dernière catégorie ; mais ceci ne nous apprend rien sur sa nature.

En ce qui concerne la nature de l’inconscient, on trouve dans la psychologie actuelle deux hypothèses principales qui sont l’une et l’autre passibles des objections les plus graves[4] et ne résolvent rien. Pour les uns, l’activité inconsciente est purement cérébrale ; le facteur psychique, qui ordinairement accompagne le travail des centres nerveux, est absent. Pour les autres, il existe dans la même personne, sans connexion réciproque, plusieurs courants de conscience dont un seul est connu actuellement ; les autres, quoiqu’ils se déroulent obscurément, ne changent pas de nature pour cela et ils restent, dans leur fond, psychiques.

Pour la théorie psychologique, l’explication de notre cas ne présente pas trop de difficultés, puisqu’elle admet que le jugement et le raisonnement, qu’ils soient conscients, subconscients ou inconscients, restent identiques, sauf une différence de degré dans la clarté de la représentation.

Pour la théorie physiologique, l’explication est plus embarrassante. Nous ne savons absolument rien du mécanisme cérébral qui correspond aux états de conscience appelés jugements et raisonnements. Dans ces derniers temps, en s’appuyant sur des recherches expérimentales, on a soutenu qu’au moment où un jugement s’affirme, il n’est pas nécessaire que ses deux termes soient simultanément dans la conscience. Pour juger A plus grand que B, il suffit qu’il reste de B « une trace physiologique » ; sa présentation consciente n’est pas indispensable. Même en admettant cette thèse, on n’avance guère vers une solution. Notre cas est tout différent, puisqu’on admet que les deux termes et leur rapport sont purement physiologiques. La difficulté est plus grande encore pour un raisonnement, pour une série de jugements liés par des rapports et aboutissant à une conclusion : la totalité de l’opération étant, selon l’hypothèse, un pur mécanisme cérébral.

Enfin une dernière difficulté inhérente aux deux théories : le raisonnement n’est pas réductible à un automatisme mental qui, de lui-même, nécessairement, directement, atteindrait sa fin. Rationnel ou affectif, nous l’avons vu, il procède par acceptation et par élimination. Suivant le mécanisme de l’association, les idées du raisonneur irradient en tous sens. Dans cette profusion de matériaux, il doit choisir ce qui est adapté à son but. Or, dans l’une et l’autre hypothèse, le choix, sans la conscience, est-il explicable ?

Mais laissons ce problème inextricable et les semblants d’explications pour examiner les faits eux-mêmes. Je choisis comme types : 1o les conversions ; 2o les transformations affectives. Je les étudierai comme si l’activité qui les produit était réductible en réalité à des jugements et à des raisonnements, — à titre de simple hypothèse ; et si l’on demande pourquoi nous attribuons à la logique des sentiments plutôt qu’à l’autre certains raisonnements inconscients, la seule réponse c’est que leur caractère affectif paraît révélé par leurs résultats.

I. Les conversions. Ce travail n’a pas pour but la psychologie des conversions religieuses. Elle a été faite récemment, en détail et d’après des documents nombreux qui nous instruisent sur leurs causes, leur mode d’évolution, leur durée, leurs conséquences temporaires ou définitives. On a montré qu’elles se produisent de deux manières : l’une est lente, avec des progrès et des reculs jusqu’à la consommation finale ; l’autre est brusque, soudaine, semblable à une crise ou à une éruption ; elle a une date et semble transformer l’homme en un clin d’œil, On trouvera des exemples très nets de l’un et l’autre cas dans les livres de psychologie religieuse[5]. Quoiqu’il soit bien difficile au converti, même le plus sincère, de pouvoir affirmer sans erreur que sa crise libératrice n’a eu aucun antécédent et que cela soit peu vraisemblable, on doit pourtant admettre à titre de fait ces deux formes bien tranchées. Mais dans les conversions religieuses ou autres, nous n’avons qu’un seul point à étudier : c’est le travail de la conscience subliminale analogue, par hypothèse, à un travail logique.

Il faut tout d’abord se débarrasser de cette opinion commune, qu’une conversion est l’effet de la réflexion, d’éléments uniquement ou principalement intellectuels. Ce n’est pas une prétendue démonstration qui engendre la croyance, mais la croyance qui suscite une prétendue démonstration pour se justifier. Je pourrai lire de volumineux traités de théologie musulmane, assister assidûment aux lectures et aux prédications dans les mosquées, sans la moindre propension à me convertir à l’Islamisme et sans autre profit qu’une connaissance approfondie de cette religion. Aux temps héroïques du romantisme, les classiques invétérés résistaient, sans être ébranlés, aux critiques, aux manifestes et qui pis est aux chefs-d’œuvre. Les raisonnements d’un républicain n’ont aucune prise sur un royaliste fougueux et réciproquement. Sans doute, la tendance, l’ébranlement qui produit la conversion ne naît pas spontanément, sans causes intellectuelles, sans idée provocatrice ; mais l’idée n’est qu’un instrument qui tantôt réussit, tantôt échoue. Elle ressemble au pêcheur qui jette son amorce dans l’eau, sans savoir si le poisson mordra à l’hameçon[6].

Une croyance est un système d’idées investi d’une réalité et jugé supérieur et préférable à tout autre. Une conversion, quelle qu’en soit la nature, consiste dans la substitution d’un autre système d’idées qui à son tour est jugé réel ou du moins supérieur et préférable à tout autre. Comment se fait cette substitution ? Je néglige toutes les métaphores usitées en pareil cas (bourgeon devenant fleur, fruit mûr, etc.), qui n’expliquent rien. On a assimilé la conversion à une suggestion faite par les autres ou qu’on se fait à soi-même ; mais ce n’est qu’un élément de sa psychologie. Pour ma part, je chercherais plutôt ses analogues dans les cas de métamorphose partielle à base physiologique : crise de puberté, passage à la sénilité par transition lente, changement brusque de caractère à la suite de violentes émotions, transformation psychique résultant d’une maladie : bref, dans les cas d’altération partielle de la personnalité. Ces altérations ont des degrés ; plus elles entament le fond de l’individu, plus elles se rapprochent des conversions. Ceci demande à être précisé.

Les cas de double personnalité sont très connus du public, mais il s’agit des grands cas : ceux où deux personnalités se succèdent ayant chacune sa mémoire propre (je néglige les variantes), l’une ignorant l’autre. Quoique la mémoire ne constitue pas à elle seule l’identité et la continuité de l’individu, elle on est la forme visible, le témoin qui l’atteste toujours ; ordinairement, cette alternance de mémoire s’accompagne d’une alternance de caractère et de sentiments. Les observateurs l’ont notée, en la laissant un peu dans l’ombre. Il en résulte que le changement de personnalité est réduit principalement à un changement de mémoire ; et, par suite cette anomalie est, caractérisée surtout par des variations intellectuelles, la mémoire étant le magasin où se conservent toutes nos connaissances.

Pour les conversions, il en est autrement. Il y a scission en deux vies, mais principalement — on pourrait dire exclusivement — dans l’ordre des sentiments et de l’action. La crise terminée, le calme rétabli, le converti renie son passé, mais il ne l’ignore pas : rien n’est changé dans sa mémoire. Il n’est devenu autre que dans sa croyance, ses opinions, sa conduite. L’ébranlement n’atteint sa vie intellectuelle que par contre-coup, elle se modifie seulement dans la mesure que sa nouvelle position exige. L’athée peut devenir un dévot, le libertin un saint ; mais pour tout ce qui est étranger à sa nouvelle croyance, il juge et raisonne comme autrefois. On peut en conclure que toute conversion est une altération partielle de la personnalité dans ses éléments affectifs.

On peut employer une autre formule mieux adaptée à notre sujet c’est une interversion des valeurs. Ceci est évident, puisque le converti brûle ce qu’il a adoré et adore ce qu’il a brûlé ; mais dès qu’un jugement de valeur intervient, nous entrons dans la logique affective. Si l’on admet des jugements inconscients, on est conduit à supposer que, dans les conversions, les jugements de valeur (abstraction faite de la conscience) sont de la même nature que les jugements de valeur conscients, Dans les conversions lentes, la période d’incubation est traversée de velléités qui n’aboutissent pas et qui ressemblent à des conclusions partielles et momentanées.

À l’appui de cette hypothèse, on peut alléguer quelques faits, dans la mesure où il est possible de s’aventurer dans cette double obscurité l’affectif, l’inconscient. Il n’est pas rare qu’à la suite d’une maladie physique ou d’émotions violentes, il se produise un changement total d’humeur (mood). J’emploie ce terme faute de mieux, pour dire que le ton principal de la vie affective fait place à un état contraire : l’homme jovial se change en un mélancolique ; l’actif devient apathique, inerte ; le tempérament amoureux, frigide, indifférent. Ce changement d’humeur influe sur les jugements. Le passage du premier état au second transforme la conception de la vie en ce qui concerne l’individu lui-même, ses semblables, son milieu, les événements du monde. Il s’est produit un déplacement des valeurs : autre la fin désirée, autres les conclusions. Mais cette manifestation de la logique affective me paraît à inscrire au compte du raisonnement. émotionnel ou passionnel, précédemment étudié. Ce cas ne ressemble pas à une conversion. Pourquoi ?

On a de nombreuses confessions de convertis ; elles nous apprennent ce qui suit. Avant la conversion, le plus souvent un état de malaise, de mécontentement de soi-même et des autres, de dégoût pour toute chose, d’impossibilité de désir et de plaisir. W. James en a transcrit plusieurs, entre autres celle de Tolstoï qui est très détaillée (ouv. cité, p. 149 et suiv.). Après la conversion un sentiment de joie, puis de paix, de quiétude ; « tout prend une apparence de nouveauté » (exemples dans Leuba, loc. cit.). Ceci diffère totalement du changement d’humeur qui est une cause[7]. Chez le converti, la transformation affective ci-dessus décrite est un effet ; elle résulte du travail souterrain qui commence ou qui est fini et elle se ramène à un jugement défavorable sur la vie ancienne, à un jugement favorable sur la vie naissante. Or (et c’est le point important à noter) ce travail aboutit à un apport intellectuel : une nouvelle croyance, un ensemble d’idées et de préceptes faisant corps. À moins d’admettre une forme d’activité raisonnante inconnue de nous, on est réduit à supposer que la constitution et l’adoption d’un idéal sont, chez le converti, le résultat d’un ensemble de jugements qui convergent vers une même fin, une même conclusion ; que tout se passe comme si, à l’état latent, une somme de jugements de valeur s’accumulait suivant un mécanisme précédemment décrit.

Je n’ai parlé que des conversions religieuses parce que, enveloppant l’homme tout entier, elles sont le type de cet événement psychologique. Il y en a d’autres, morales, politiques, esthétiques qui se manifestent aussi par des altérations profondes et permanentes du sentir et de l’agir ; si l’explication hypothétique qui précède est tenue pour valable, on peut l’appliquer à tous les cas.

On trouve dans la personne de Nietzsche un curieux exemple de conversion à la fois religieuse, morale et esthétique les documents ne manqueraient pas pour l’étudier en détail. Il a passé d’un christianisme sincère à l’athéisme ; de la morale commune à l’immoralisme, à la transmutation des valeurs et à la théorie du Surhomme ; d’un wagnérisme fougueux à un antiwagnérisme intransigeant, de l’art « de la décadence » à l’art « apollinien » ; sa conversion esthétique, à l’encontre des autres, s’est produite par une crise violente et s’est affirmée avec fracas. Il a traversé « une maladie » et « le plus grand événement de sa vie a été une guérison ». C’est un très bel exemple de logique complète, intégrale, à la fois rationnelle et affective. Tantôt sa pensée est systématique, sa dialectique serrée. Tantôt le raisonnement, mû uniquement par les secousses de l’émotion ou le cours irrésistible de la passion, dégénère en injures. La contradiction dans son œuvre est celle des deux logiques : l’affective l’emporte, et on sait qu’elle ignore les contradictions.

II. Les transformations. — Je désigne sous ce nom la métamorphose d’une forme d’émotion en une autre qui paraît spécifiquement différente. C’est un changement à incubation lente qu’il est impossible de réduire à une seule formule et que l’on comprendra mieux par une énumération de faits. Avant d’en donner des exemples, j’indique quelques modes de transformation qui ne sont pas à classer sous cette rubrique.

J’élimine d’abord des changements fréquents dans la vie ordinaire et que le langage désigne sous ce nom : l’amour transformé en haine ou inversement, la prodigalité en avarice, le prosélytisme en indifférence. Ces cas me paraissent assimilables à une forme embryonnaire et très partielle de conversion.

J’écarte encore les transformations apparentes qui frappent beaucoup l’attention et donnent le change aux esprits peu observateurs : par exemple, le fanatisme religieux devenant un fanatisme irréligieux ou un fanatisme politique. Pour le spectateur du dehors qui s’en tient au fait brut, il y a une transformation complète ; pour celui qui voit le mécanisme intérieur, il y a plutôt permanence. La poussée affective — tendance, désir, émotion, passion — reste la même quant à son intensité ; elle ne fait que se décharger dans une autre voie ; comme l’effort musculaire de mon bras, selon qu’il arrache une racine ou tire un coup de revolver. Le seul changement est dans l’appréciation, dans les jugements de valeur et finalement dans le contenu intellectuel, dans le but qui prévaut. Une nouvelle croyance a surgi, c’est-à-dire un système de représentation qui, né de la réflexion ou des circonstances extérieures, exerce sa maîtrise sur l’individu. C’est un cas de conversion partielle, un peu différent des conversions complètes qui s’affirment par le calme et la stabilité.

Les transformations que j’attribue, par hypothèse, à une logique inconsciente ne ressemblent en rien aux conversions. Il s’agit d’une émotion d’un genre déterminé et supposée fixe, qui se rapproche lentement d’une forme voisine, mais spécifiquement différente et finit par lui ressembler. Cette transformation n’a lieu que pour les émotions complexes, telles que l’amour paternel, l’amour conjugal, etc. Ces formes de la vie affective sont considérées comme des types à peu près fixes, ayant des marques distinctives qui leur sont propres : d’abord leur objet ; puis certains caractères physiques que les psychologues ont décrits. Or, il arrive que parfois elles perdent peu à peu les caractères spécifiques et subissent une métamorphose — ordinairement incomplète — en un autre type.

Ce phénomène mériterait une étude particulière que nous ne pouvons faire en passant. Il suffit à notre but d’en donner quelques exemples.

Observation I. — M… tempérament d’artiste, très imaginatif, n’a pu suivre sa vocation par suite d’une catastrophe financière, a subi en maugréant une carrière administrative. — Sa femme, jolie, suffisamment instruite et intelligente, Sa fille, unique, née sur le tard, douée de facultés intellectuelles et morales très remarquables. À mesure que sa fille avance en âge et en science, M… prend sa femme en pitié, la réduit à un néant qu’elle accepte sans se plaindre, la traite comme une sotte « qui ne comprend rien », comble sa fille de cadeaux, de faveurs, en fait sa compagne assidue, sa confidente intime, quoique celle-ci en souffre pour sa mère qu’elle aime tendrement. Si l’on parle d’un mariage éventuel il entre en fureur : « Quel besoin a-t-elle de se marier ? » C’est comme une jalousie anticipée. La fille avait atteint vingt-cinq ans, quand son père est mort subitement.

Obs. II. — L…, homme nul, ignorant, présomptueux, incapable de tout, esprit faux et maladroit, a végété toute sa vie dans un poste infime. Sa, femme, virile, ambitieuse, intrigante, l’a épousé par nécessité et l’a, durant toute leur vie en commun, accablé de son mépris. — Le fils aîné, esprit sage, pratique, mais très ordinaire, est devenu son idole (au détriment du cadet qui lui est très supérieur en tout et l’a montré). Elle le tient en tutelle, le conduit, le pousse, vent pour lui, en fait son confident et parfois son conseiller, transporte sur lui toutes ses ambitions. Elle lui procure un mariage riche, inespéré. Quinze jours après, jalousie féroce contre sa bru : « une sotte, un mouton bêlant ». Critiques et récriminations incessantes centre elle auprès du mari. Six mois de scènes perpétuelles, rupture complète avec son fils qu’elle accuse d’une noire ingratitude.

Obs. III. C…, marié depuis longtemps, sans enfants, en très bons termes avec sa femme. Survient une jeune parente, inconnue de lui jusqu’alors. Par suite des circonstances, les deux époux sont conduits à la prendre sous leur tutelle. C… parcourt un premier moment où l’attrait sexuel pour la jeune fille dominait. Mais des raisons puissantes les combattent : son affection pour sa femme, la grande différence d’âge, etc. Le sentiment primitif se transforme rapidement en un amour paternel : état final qui dure depuis des années.

Je pourrais continuer cette énumération de faits ; le lecteur en trouvera dans son expérience personnelle, J’omets aussi les formes embryonnaires, très fréquentes : la femme solide qui traite comme un enfant son mari souffreteux ; le mari âgé qui agit de même avec sa très jeune femme ; l’amour demi-sensuel qui devient mystique[8].

Ce transformisme psychologique ne peut être que l’œuvre d’un travail intellectuel, en partie conscient. À l’origine, le sentiment normal ; puis un état hybride, des formes de passage aboutissant à la métamorphose finale. Quel rôle peut-on assigner à la logique des sentiments dans cette évolution anormale ? Ici, comme dans tout raisonnement affectif, il y a une fin, un but qui suscite et choisit, à l’exclusion de tous autres, certains jugements de valeur sur les personnes. Cette fin est la conception inconsciente ou inavouée d’un idéal, c’est-à-dire une construction en images appartenant au type que j’ai appelé ailleurs « ébauché » (Imagination créatrice, Conclusion, p. 264). Dans tous les cas que j’ai observés, l’idéal ne s’étant pas réalisé ou s’étant évanoui, une tendance obscure entraînait l’individu à lui donner la vie, à l’incarner là où il rencontrait quelques conditions d’existence. Ainsi une communauté de tempérament, de goûts, d’idées (obs. I et II), une apparence ou imitation d’enfant (obs. III) ; cette opération pourrait s’appeler par substitution. Il faut remarquer que la genèse de ces sentiments hybrides traverse au début une période de lutte entre la forme normale et la forme nouvelle qui doit la supplanter. Le plus souvent, cette phase larvaire se rapproche un peu de l’attrait sexuel ; mais sous l’influence de causes diverses — répugnances instinctives, habitudes et règles morales — il se produit une inhibition partielle ; il ne reste plus qu’un mouvement d’attraction autour duquel la nouvelle cristallisation s’opère peu à peu.

En ce qui concerne le mécanisme du raisonnement, conscient ou non, qui est au fond de ces transformations de sentiments, on peut préciser davantage. L’opération intellectuelle qui les soutient et les dirige est la pensée par analogie : forme inférieure adaptée à une logique inférieure. W. Stern qui, dans une bonne monographie, l’a étudiée en psychologue, dit avec raison « que ce processus négligé par les logiciens est le processus le plus ordinaire de beaucoup pour l’esprit humain »[9]. Aussi, il est naturel qu’il tienne une belle place dans la logique des sentiments qui, nous l’avons vu, est celle des primitifs.

Cet auteur distingue quatre catégories d’analogies : 1o externe, où les deux termes sont empruntés au monde des sens, exemple : appeler le chameau, le vaisseau du désert ; 2o interne, où les doux termes appartiennent à la vie intérieure, exemple : les analogies des sensations entre elles sons et couleurs ; 3o objective, où les événements du monde extérieur sont employés pour éclaircir et expliquer des états internes, exemple : l’emploi par extension du mot « impression » ; 4o subjective, la plus importante de toutes, source principale des personnifications et des mythes : les états internes se glissent sous les états externes et se substituent à eux. Évidemment, les cas de transformation rentrent dans cette dernière catégorie : la conception idéale (état interne) trouve son · analogie dans une personne (état externe) ; il y a fusion des deux termes ; puis un travail complémentaire de l’esprit, qui ajoute les qualités absentes que l’idéal réclame.

En résumé, la trame intellectuelle qui soutient ces transformations affectives me paraît consister en ce qui suit d’abord, un travail inconscient équivalent à une série des jugements de valeur et procédant par analogie. Ensuite et surtout une construction imaginative, faite d’associations irradiant on divers sens, mais unifiées par la sélection inconsciente d’un désir prédominant. C’est la forme frustre du raisonnement imaginatif que nous allons étudier

Section III.

Le raisonnement imaginatif

La forme de raisonnement émotionnel la plus complète, la plus fréquente, la plus importante par ses résultats, est celle que je désigne sous le nom d’imaginative. On pourrait encore l’appeler la forme affective du raisonnement de découverte. C’est le raisonnement propre de la croyance, lorsqu’elle raisonne : son rôle dans l’histoire individuelle et collective de l’humanité a été et est encore de premier ordre.

Il ne faut pas confondre le raisonnement imaginatif avec l’imagination créatrice (faculté d’invention, fantaisie, etc.). Bien que ces doux processus psychologiques se ressemblent en beaucoup de points, ils sont de nature différente.

Le but unique de l’imagination est de créer. Toute invention, de la plus vulgaire à la plus haute, suppose du nouveau (du moins pour l’individu, car cette nouveauté peut être une répétition pour l’espèce). Certes, la vie affective participe à la création qui naît toujours d’un besoin, d’un instinct, d’un désir ; mais cette poussée originelle mise à part, il arrive souvent que l’élément affectif est absent ou négligeable, ou exclu par la nature même du travail créateur. Ainsi dans l’invention scientifique, mécanique, financière, commerciale, l’emploi du raisonnement rationnel est seul légitime, et l’intrusion d’une émotion ou d’une passion quelconque ne ferait que l’entraver.

Le raisonnement imaginatif, lui, implique toujours des éléments affectifs et n’existe même qu’à cette condition ; mais il vise si peu à créer qu’il prétend au contraire découvrir ou établir une vérité existante par des moyens qui lui sont propres, c’est-à-dire par une construction imaginative en sorte qu’il diffère de la faculté d’invention par son but, par ses résultats qu’il tient pour objectifs ; mais il lui ressemble par les procédés employés.

Maintenant, si l’on compare les deux formes de raisonnement — rationnel, affectif — en tant qu’instruments de découverte, la différence se réduit à une opposition fondamentale déjà signalée.

Le raisonnement rationnel en s’appliquant aux événements de la nature, de l’humanité, de la vie sociale, s’efforce, par des procédés multiples, par des méthodes variables selon les cas, de deviner et de reproduire exactement l’ordre et l’enchaînement des phénomènes. Même en admettant avec quelques idéalistes que les principes et catégories qui règlent nos raisonnements ne sont que des stratagèmes pour imposer une discipline à la masse confuse, incohérente des faits et les rendre intelligibles, il reste pourtant incontestable que certains raisonnements sont si exacts, si rigoureusement vérifiés (l’astronome qui prédit le moment d’une éclipse) qu’on ne peut leur refuser un caractère objectif.

Le raisonnement émotionnel, au contraire, est toujours régi par une tendance, une inclination, un désir, une aversion, un état affectif quelconque qui exprime l’état du sujet et rien de plus ; il est emprisonné dans la subjectivité.

Étudions-le maintenant d’après ses œuvres. Rien n’est plus facile, il est partout, s’étend à tout. J’emprunterai presque tous mes exemples à l’expérience religieuse : les documents abondent, variables selon les races, les temps, les lieux, les degrés de culture ; mais au fond le mécanisme logique reste le même.

À l’origine, la création, la conception (si l’on préfère) de Dieu ou des dieux est-elle l’œuvre du raisonnement affectif seul ? Non. L’opération qui crée les mythes est l’œuvre de la nature humaine tout entière, intellectuelle et affective, de l’homo duplex. Elle est, suivant une définition juste : « l’objectivation psycho-physique de l’homme dans tous les phénomènes qu’il peut percevoir », La forme de raisonnement que le mythe enveloppe et dissimule, mériterait plutôt l’épithète d’anthropomorphique. Elle appartient à cette période primitive dont nous avons parlé dans le précédent chapitre, où la différenciation entre les deux logiques ne s’est pas encore produite. Nous pouvons donc l’omettre au profit de formes plus nettes où l’influence des états affectifs est franchement déterminante,

I. — Les croyances, idées ou conclusions relatives à la vie future sont d’excellents exemples de raisonnement imaginatif, d’une marche du connu à l’inconnu, d’un voyage de découverte où le sentiment est le pilote. Dans cette question, il y a deux éléments à considérer les conceptions diverses de l’immortalité ; les raisons par lesquelles on prétend l’établir.

1o Sur le premier point, je me contente d’une énumération qui pourrait être plus longue : la vie vague des Ombres, comme dans les poèmes d’Homère ; la continuation et répétition de la vie terrestre, croyance qui paraît dater de l’époque néolithique où les morts sont enterrés avec leur mobilier et leurs armes ; l’immortalité aristocratique réservée aux chefs, aux nobles, aux braves ou simplement aux riches (elle a eu même, de nos jours, des adhérents tels que Goethe) ; la métempsychose, les transmigrations et renaissances indéfinies avec résorption finale dans le Grand Être ; l’extinction dans le nirvâna ; l’immortalité conditionnelle réservée à ceux qui la gagnent par leurs mérites ; l’état de paix perpétuelle, le repos dans l’amour divin (conception mystique) ; l’omniscience (conception intellectualiste), le progrès sans fin (Leibniz), etc.[10]. Je ne dis rien des multiples opinions sur le lieu où la vie future se déroule ni sur sa durée limitée ou non. C’est une œuvre d’imagination surajoutée à la croyance principale.

En somme, la conception d’une immortalité heureuse ou malheureuse se ramène à des jugements de valeur sur les différentes formes de la vie, dont l’une est tenue pour le souverain bien (Paradis), l’autre pour le souverain mal (Enfer), c’est une conclusion qui dépend des désirs, des aspirations, des goûts : l’homme actif ne conclut pas comme le contemplatif, ni un ascète comme le Scandinave espérant en la Walhalla. Rien de plus vrai que la formule : « Dis-moi quel paradis tu rêves et je te dirai qui tu es, »

2o Cette croyance, cette affirmation d’origine sentimentale, quel qu’en soit le contenu, a été tout d’abord toute spontanés ; puis elle a été forcée de se consolider contre le doute et les difficultés issues de la réflexion. Alors la logique apparaît. Le principe vrai, fondamental, universel qui lui sert de base est un fait psychique de la nature de l’homme : le désir de vivre toujours. Il est le nerf de tout raisonnement en faveur de l’immortalité. « Les êtres doués d’intelligence, dit saint Thomas, désirent exister toujours et un désir naturel ne peut exister en vain[11]. » Discuter cette assertion n’est pas de notre sujet : d’ailleurs, cette besogne a été faite bien des fois, notamment par Taine (dans sa critique de Jouffroy) sous une forme humoristique qui a soulevé des indignations, mais qui enveloppe une dialectique rigoureuse. Malgré son apparence d’axiome, ce prétendu principe est une affirmation sentimentale dont rien ne justifie la validité. Il s’impose comme préféré, non comme prouvé, et c’est de notre faculté de sentir qu’il tire toute sa force. Quoi qu’il en soit, à l’appui de ce principe protecteur de l’immortalité, en a allégué des « preuves », les unes expérimentales, les autres rationnelles.

Preuves de fait. — À l’origine cette croyance — on l’a répété à satiété — est née des rêves et états similaires où l’âme semble douée d’une vie indépendante. Actuellement, ce genre d’arguments est hors d’emploi ; mais la croyance persistante aux fantômes, aux apparitions et évocations d’esprits en est un succédané. La « Société de recherches psychiques » de Londres qui a institué sur toute la surface du globe l’étude des phénomènes supra-normaux, ne poursuit pas un but purement spéculatif : beaucoup de ses membres pensent avec raison que si un seul fait d’apparition post mortem était bien et dûment constaté, le résultat pratique serait capital[12].

Preuve rationnelle. — La principale, bien connue, se déduit de la nécessité d’une sanction. Historiquement, elle s’est produite assez tard. À l’origine, la survivance a été admise à titre de fait, sans aucune trace d’une rétribution suivant les œuvres et la conduite morale. C’est la conclusion rationnellement déduite d’un principe de justice.

Je le répète : la valeur probante de ces arguments de l’une et l’autre espèce n’a rien à faire ici ; il ne s’agit que de leur nature logique. Or, il faut remarquer que dans la poursuite de ce problème, le raisonnement subit une transformation. Au premier moment, il est purement imaginatif ; le désir engendre et organise une croyance ; le vrai croyant, celui qui pose son besoin de toujours vivre comme nécessaire, s’en tient là ; il est sourd à toutes les attaques. Au second moment, quand le doute s’est insinué, le raisonnement n’est plus un instrument de conjecture pour découvrir, mais un effort pour démontrer, il devient une justification, un plaidoyer — forme spéciale que nous étudierons plus loin ; il reste affectif dans son fond, mais en prenant les allures et le masque de la logique rationnelle. Ce changement mérite d’être noté. Il montre l’impossibilité d’une classification rigoureuse des raisonnements affectifs. Le raisonneur passe sans scrupule d’une forme à une autre, les emploie toutes indistinctement, pourvu qu’elles concourent à ses fins.

II. L’art de la divination est l’œuvre la plus considérable que le raisonnement imaginatif ait construite et l’effort le plus acharné pour résoudre par des procédés extra-rationnels des questions auxquelles la logique rationnelle ne répond pas. Il remonte à la plus haute antiquité et se rencontre partout. Les aborigènes du Nouveau-Monde l’ont inventé comme leurs frères de l’Ancien-Monde. Il a été appliqué à tous les actes de la vie privée et publique depuis les plus frivoles jusqu’aux plus graves, Il est devenu une institution d’État chez beaucoup de peuples les Romains, qui l’ont appris des Étrusques ; l’oracle de Delphes, ce gouvernement moral de la Grèce, qui a duré près de quinze cents ans. Même à l’époque de la Renaissance, les rois et les grands ont leurs astrologues qui sont des personnages officiels. Il prend à la longue les apparences d’une science ; il est enseigné par tradition ou consigné dans des écrits nombreux et volumineux ; c’est une étude compliquée, très minutieuse, ayant pour chaque groupe de phénomènes sa terminologie propre. L’aruspicine était fondée sur un examen anatomique très approfondi des entrailles. La divination par les variétés de la foudre se perd en observations et subtilités sans nombre. Les traités d’astrologie sont un labyrinthe inextricable de classifications, de déductions, d’inductions, de distinctions. Voilà une longue histoire, et il ne faut pas oublier que si l’art divinatoire s’est atrophié sous l’influence de la culture scientifique, il n’est pas mort. De nos jours, les centres les plus civilisés ne manquent pas de gens dont le métier est de pronostiquer l’avenir,

Le savant peut traiter avec mépris cet entassement d’aberrations séculaires et cette codification du néant ; mais le psychologue ne peut considérer la divination sans quelque complaisance, comme une manifestation de la nature humaine qui, par sa ténacité, affirme la nécessité d’une logique étrangère à la raison.

« La divination, dit son savant historien, est la pénétration de la pensée divine par l’intelligence humaine, en dehors des considérations ordinaires de la science ; c’est une connaissance d’une nature spéciale, toujours obtenue par voie de révélation surnaturelle, avec ou sans secours du raisonnement[13]. » Il distingue deux formes : 1o intuitive : les songes, l’évocation des morts, l’enthousiasme (au sens étymologique) ; elle est hors de notre sujet, la révélation étant directe ; 2o inductive on déductive, c’est-à-dire par interprétation. Elle prend ses matériaux partout ; la terre, les eaux, le ciel, les astres, les phénomènes météorologiques, les hommes, les bêtes, les objets inanimés, le tirage au sort, les combinaisons numériques ; elle embrasse le monde entier et revêt les formes les plus inattendues.

Son mécanisme logique, variable suivant les cas, ne peut être déterminé qu’en gros.

D’abord la divination repose sur un principe général, admis inconsciemment ou vaguement conçu : c’est que dans l’univers tout se tient et que, entre les éléments les plus dissemblables, il y a une corrélation. Assurément, l’homme primitif, en essayant de pénétrer l’avenir, n’avait aucune idée de ce principe abstrait ; mais sa conception animiste du monde le mettait en présence de forces sentantes et agissantes, répandues partout, analogues à lui ; il lui semblait naturel de les interroger. — À ce moment de l’évolution humaine, chacun est, pour son propre compte, devin aussi bien que pêcheur, chasseur ou charpentier. Plus tard, par suite de la division du travail, il se forme une classe spéciale d’interprètes (prêtres, magiciens, médecins, devins) guidés par quelque généralisation empirique, grossière et hasardée, mais qui suppose certaines corrélations entre l’individu et le reste du monde. Ce fut l’œuvre de la philosophie d’atteindre la généralisation complète du principe « que tout se tient dans la nature ». Sauf les Épicuriens, les écoles philosophiques de la Grèce admettaient la divination soit partiellement, avec des restrictions et réserves, soit totalement, comme les Stoïciens, en conséquence de leur théorie du σύμπνοια πάντα. Le christianisme des premiers ages ne l’a pas niée, mais l’attribuait aux démons[14]. Toutefois, il ne faut pas exagérer la valeur de ce principe : il est plus théorique que pratique. Du point de vue de la logique rationnelle, il apparaît comme le fondement de toutes les conjectures divinatoires. Du point de vue de la logique des sentiments, c’est douteux. Nous savons que celle-ci se soucie assez peu des principes et qu’elle semble guidée plutôt par une croyance instinctive, irréductible à une formule rationnelle.

Maintenant, si l’on considère la conjecture divinatoire dans les cas particuliers, in concreto, telle qu’elle est pratiquée en fait, on y trouve des éléments affectifs, imaginatifs, rationnels.

1o Éléments affectifs. Il y a d’abord le désir intense, sans critique (c’est-à-dire soustrait à toute inhibition des jugements rationnels), qui engendre cette croyance : qu’un pouvoir surnaturel, Dieu ou Destin, répondra par un moyen quelconque à la question posée. La croyance est proportionnelle au désir ; il se trouve des demi-croyances.

Il y a le choix du procédé. Entre tant de moyens supposés efficaces, pourquoi l’interrogateur a-t-il une préférence ? Avant tout, son goût, ses dispositions personnelles, comme le catholique qui a une dévotion particulière pour tel saint ; puis le hasard, la facilité de l’opération,. la tradition, l’imitation ou au contraire la mode qui est un goût collectif à l’état instable.

Puis, un raisonnement très élémentaire fondé sur des sentiments. Conclusion par analogie affective : une rencontre fâcheuse est de mauvais augure, le hurlement nocturne d’un oiseau présage la mort, etc. L’analogie est, non dans les perceptions, mais dans l’état émotionnel qui les accompagne. Conclusion par contraste : on sait · combien cette forme d’association prédomine dans la vie des sentiments ; conclure du blanc au noir, d’un rêve lugubre à l’événement contraire.

Enfin, il y a l’état d’attente avant la réponse ; l’oscillation entre l’espérance et la peur. Dans l’interprétation des cas douteux, l’interrogateur incline, selon son caractère, vers une conclusion optimiste ou pessimiste.

2o L’élément imaginatif pur se réduit au mode de pensée symbolique. Les perceptions et images concrètes sont transformées en images symboliques ; en sorte que toutes les manifestations de la nature et de l’humanité n’ont pas seulement leur valeur brute, mais une signification cachée, un sens occulte à déchiffrer. C’est l’essence même de la divination, et il est inutile de donner des exemples.

3o L’élément rationnel est propre aux cas d’interprétation difficile. Le raisonnement simule la forme rationnelle et prend une allure scientifique. L’interrogateur n’est plus compétent pour comprendre la réponse. Il n’est pas à la portée d’un novice de prédire la destinée d’un homme ou le résultat d’une bataille d’après la position des astres. C’est la divination savante, celle qui a produit les grands traités mentionnés plus haut, auxquels un ensemble imposant d’observations, de déductions, d’inductions, de calculs donnent une apparence de solidité. Rien n’y manque, sauf une base ferme et l’objectivité que la construction imaginative atteint quelquefois en fait (dans les découvertes qui réussissent) ; jamais en droit parce qu’elle exprime une conception individuelle, subjective. Il est vrai que l’art divinatoire se réclame de l’expérience, se prétend vérifié par elle, la compte comme une des preuves de sa validité logique. Par une illusion naturelle, le croyant attache plus d’importance à une prédiction qui s’accomplit qu’à une centaine d’autres dont il justifie péniblement l’échec. Mais tout ceci sort de la logique des sentiments et n’est qu’un effort pour l’étayer.

Notons un dernier caractère du raisonnement divinatoire qui tient à sa nature foncièrement affective, c’est l’insouciance des contradictions. D’une part, il suppose, au moins implicitement, un rapport fixe entre les événements du monde et les événements de la vie humaine même individuelle. D’autre part, l’homme essaie d’échapper à une réponse déplaisante et de tricher avec son destin. L’oracle ou le devin dit « Un tel mourra de telle mort, dans tel endroit », et la victime désignée invente des subterfuges, se flatte de modifier l’avenir. Les entrailles interrogées par l’aruspice sont défavorables à une entreprise de l’État ; on recommence plusieurs fois pour obtenir la réponse favorable. Les historiens de l’antiquité abondent en récits, de ce genre. On désire une réponse vraie, mais on la désire consolante ; ce qui n’est contradictoire que pour la raison. Chaque désir, nous le savons, ne voit et ne veut que sa fin.

III. Quoique la magie et la divination soient étroitement unies par leur nature et leur histoire, la position n’est pas identique dans les deux cas. L’art divinatoire est une interrogation ; il interprète. La magie est une opération, un acte ; elle commande. De là une différence évidente dans leur logique celle de la magie répudie le type affectif pour adopter une forme de raisonnement en partie imaginatif, en partie intellectuel. À ce titre, nous pourrions l’omettre ; quelques remarques suffiront à montrer les différences,

Le sorcier se croit un être surnaturel. Chez quelques peuples, il l’est par droit de naissance, la profession étant héréditaire ; mais partout, il doit subir un long noviciat, de dures épreuves ; il n’acquiert son savoir et sa technique qu’avec beaucoup de peine, comme le font à notre époque un chimiste ou un musicien. Même en faisant la part de l’imposture, il est convaincu de pouvoir à son gré faire la pluie et le beau temps, tuer, guérir, etc. Ses incantations ont une vertu irrésistible qui vient de lui. Quelques-uns se sont crus capables de forcer les dieux à l’obéissance. Il vit donc dans un monde imaginaire.

Toutefois, il y a dans sa prétendue science des éléments rationnels d’une nature trouble et suspecte. Il raisonne d’après des analogies factices (la poudre de momie est un brevet de longue vie), Il se complaît surtout dans l’emploi abusif de la notion de cause[15]. De là des principes comme ceux-ci : « L’effet ressemble à la cause qui le produit », source de la magie imitative ; exemple : l’envoûtement, qui a été pratiqué partout. « Les choses qui ont été en contact et ont cessé de l’être, continuent à s’influencer comme si le contact persistait > : c’est le principe de l’action à distance.

Par contre, dans la logique de la magie, l’élément affectif est négligeable, d’action faible, parce que, suivant la juste remarque de Frazer (loc. cit.) : « La conception fondamentale de la magie ost identique à celle de la science… son système repose sur la foi, aveugle sans doute, mais réelle et forme dans l’ordre et l’uniformité de la nature. Son erreur vient, non de ce qu’elle croit à une succession de phénomènes déterminés par des lois, mais de la conception totalement fausse qu’elle a de la nature de ces lois, »

Les faits contenus dans cette section de notre étude ont été empruntés à une seule source, aux manifestations de la vie religieuse et aux croyances qui s’en rapprochent. Il serait facile, mais sans profit, de chercher ailleurs. La ténacité d’une logique si fragile serait inexplicable si l’on ne savait qu’elle est ancrée dans le cœur de l’homme, indépendante de la raison qui dissiperait ces chimères[16], Elle a duré et dure encore parce qu’elle a sa raison d’être dans des tendances indestructibles. « Par une série de déductions logiques et fatales, on s’explique, dit Tarde, que certaines superstitions fameuses, la sorcellerie, la divination par le vol des oiseaux ou par les songes, les oracles, l’astrologie soient nés d’une manière indépendante chez la plupart des peuples au Pérou et au Mexique comme en Grèce et à Rome. C’étaient là des erreurs nécessaires : car on fait d’inventions nécessaires, il n’y a pas que des vérités. Nécessaires à quoi ? À satisfaire de mieux en mieux, sur une échelle sociale de plus en plus vaste, cet impérieux besoin de certitude et de sécurité qui est la fin commune de la religion et de la raison[17].

Section IV.

Le raisonnement de justification

Je serai très bref sur cette forme de raisonnement, la plus simple, la plus enfantine, la plus banale de toutes, Elle est bien connue, quoique la logique des sentiments soit peu explorée. Son nom est ancien, puisqu’on l’attribue généralement à Malebranche. Pourtant, elle mérite une mention, ne fût-ce que pour la distinguer du raisonnement composite ou, plaidoyer qui sera étudie ci-après et qui est très différent.

Son caractère essentiel, c’est d’être engendrée par une croyance ferme et sincère qui se refuse à être troublée et aspire au repos, Le raisonnement de justification est nettement téléologique, Malgré quelques apparences de rationalisme, il appartient au type affectif pur se manifestant dans sa plus grande pauvreté. La croyance aveugle (quel que soit son objet) étant l’affirmation de l’individu dans son désir et son sentir les plus intimes, tient au fond même de son être. Elle est, en dernière analyse, une manifestation partielle de l’instinct de la conservation : de là sa ténacité, Mais si inébranlable qu’elle paraisse, le doute la traverse au moins par moments. Il s’ensuit une rupture d’équilibre mental qui appelle un remède. C’est le raisonnement de justification.

Celui qui a une foi ardente en un homme, en un régime politique, en une forme de gouvernement n’avoue jamais leur impuissance, ne s’incline pas devant leur échec, mais cherche au dehors des semblants de raisons. La chute de l’empire romain sous le choc des Barbares était attribuée par les païens à l’abandon des anciens Dieux, par les chrétiens à un châtiment providentiel du paganisme. Cette thèse est dans saint Augustin, Salvien, et d’autre part chez les historiens polythéistes, leurs contemporains.

Dans la morale pratique, le raisonnement justificatif est d’un emploi journalier. Dans la morale théorique, celle que les moralistes bâtissent laborieusement, le procédé est plus savant, plus systématique ; mais au fond c’est une tendance maîtresse, une préférence individuelle, une subjectivité qui, dissimulée sous cet appareil logique, guide vers une fin posée d’avance. Comme le fait remarquer Balfour[18], dans les discussions de la morale, il y a une diversité extrême dans les prémisses, une uniformité étrange dans les conclusions. Pourquoi ? parce que les conclusions étaient fixées dès le commencement et le but arrêté avant que le voyageur se mette en route. « Les constructeurs de morale sont des avocats qui se donnent toute liberté sur les prémisses, non sur les conclusions. »

Dans toutes les religions, la logique justificative s’épanouit avec luxuriance. Les vrais croyants ne sont jamais embarrassés par les malheurs individuels ou collectifs des gens pieux : la catastrophe d’un train de pèlerins, l’insuccès d’une guerre sainte, le miracle refusé aux plus ardentes et aux plus légitimes prières, l’infortune s’acharnant sur un juste, etc. Sans s’inquiéter d’un double illogisme, ils déclarent que les voies de la Providence sont impénétrables, mais ils essaient de les justifier.

Beaucoup de malades raisonnent de même à l’égard de leur médecin ou des remèdes, parce que leur psychologie est identique à celle des dévots, et ils trouvent toujours quelque prétexte qui, à leurs yeux, explique les insuccès.

Je n’ai parlé que de l’homme normal. Chez certains aliénés (délire des persécutions, mélancolie, etc.), le raisonnement de justification est sans cesse en action et il n’est pas sensiblement plus faible que chez les gens raisonnables, « parce que tout état émotionnel a une cécité et une insensibilité naturelles pour tous les faits qui s’opposent à lui ». (James, op. cit., p. 88.)

Ce travail étant consacré au raisonnement affectif, je n’insisterai pas sur les cas où une croyance, une opinion, un préjugé né du caractère ou de l’éducation, agissent inconsciemment sur les explications et les théories qui prétendent sincèrement à l’objectivité scientifique, Rien de plus fréquent chez les historiens, les théologiens et même les philosophes « qui font semblant d’avoir découvert leur opinion par le développement spontané d’une dialectique froide, pure, divinement insouciante ; tandis qu’au fond une thèse anticipée, une suggestion, le plus souvent un souhait du cœur, abstrait et passé au crible, est défendu par eux, appuyé de motifs laborieusement cherchés ». Remarquons que l’auteur de ce passage, Nietzsche (Au delà du Bien et du Mal, chap. 1), qui s’emporte contre la tartuferie du vieux Kant, nous attirant dans les voies détournées de la dialectique qui mènent à son impératif catégorique », est lui-même un très bel exemple du défaut qu’il critique.

Dans tous les cas de ce genre, la forme est celle de la logique rationnelle. La structure du raisonnement est ferme, sans lacunes, irréprochable ; mais c’est un état d’âme extra-rationnel qui a l’initiative et la haute direction. Ce qui paraît démonstration n’est que justification. La logique de la raison semble maîtresse ; en réalité, elle est servante. On s’y trompe, parce que l’édifice logique, bâti par des ouvriers habiles et subtils, n’a pas les apparences naïves du raisonnement affectif où le dénouement est connu d’avance.

II. À côté de cette forme de raisonnement dont la valeur objective est si faible, il faut en mentionner une autre que j’appelle le raisonnement de consolation. Il est né du besoin de trouver un remède à la douleur morale. Si l’on exclut les pessimistes qui ne veulent pas de consolation, les stoïques qui les dédaignent, les esprits lucides qui en voient la fragilité, — le reste de l’humanité est très accessible à cette apparence de raisonnement et se prête volontiers à l’illusion qu’il procure.

Tous les malheurs de l’existence : ruine, déchéance, maladie, séparation par la mort, sont pour le patient une diminution de vie, un amoindrissement senti de sa personnalité. La tendance à être et à mieux être, la « volonté de puissance », plus simplement l’instinct fondamental de la conservation est atteint, entravé, blessé. Le raisonnement de consolation est un effort pour restituer, par des moyens artificiels, la quantité de vie et d’énergie perdues. Qu’il naisse en nous spontanément ou que nous l’acceptions des autres, il vise toujours le même but et il consiste dans la mise en valeur d’états passés ou futurs propres à compenser le présent car on ne peut chercher ailleurs que dans les souvenirs agréables d’un temps écoulé ou dans cette construction imaginaire, projetée dans l’avenir, qu’on nomme l’espoir.

La « Consolation » a été un genre littéraire florissant dans l’antiquité (voir Sénèque), à la grande époque des rhéteurs, ces ouvriers inconscients de la logique émotionnelle. Si de nos jours, il est hors d’usage, le simulacre de raisonnement qui le constitue reste vivace dans toutes les formes de condoléance journalière, dès qu’elles essayent d’être un peu plus qu’une formule sèche et banale.

Section V.

Le raisonnement mxite ou composite

Nous nous rapprochons de la logique rationnelle sans y entrer, car elle n’admet pas de compromis, et le mélange d’éléments affectifs imprime une marque d’exclusion au raisonnement que nous appelons mixte ou composite. Ce terme paraît approprié ; il laisse entendre : que cette forme de raisonnement exige un enchaînement rationnel qui en est le squelette ; l’emploi des émotions comme moyen d’agir et comme procédé d’argumentation. — On pourrait le nommer aussi raisonnement affectif réfléchi et, dans quelques cas, raisonnement artificiel, parce qu’étant conscient, volontaire, calculé, il s’oppose au raisonnement affectif spontané. Plus simplement on peut dire que c’est un plaidoyer. Le raisonnement mixte varie en fonction de la quantité de logique affective et de logique rationnelle qu’il contient.

Précédemment, nous avons fait remarquer que la logique rationnelle travaille tantôt à découvrir, tantôt à démontrer. Dans le premier cas, elle poursuit la solution d’un problème. Bien que le résultat soit souvent pressenti, soupçonné, il reste conjectural tant qu’on n’a pas épuisé la série des moyens termes qui imposent la conclusion. Dans le second cas, une affirmation est posée à titre d’hypothèse l’œuvre de la démonstration consiste à la valider par un enchaînement rigoureux de raisons[19].

La logique des sentiments, elle aussi, s’oriente dans ces deux directions : tantôt elle s’essaie à découvrir, nous l’avons vu en étudiant le raisonnement imaginatif ; tantôt elle simule la démonstration, comme dans le plaidoyer. Mais entre la démonstration et le plaidoyer, la différence est foncière.

La démonstration marche vers son terme d’un pas méthodique et assuré. Elle n’a qu’un but, la vérité. Elle ne s’adresse qu’à l’homme intellectuel. Elle est de nature spéculative, La conclusion atteinte régulièrement, elle ne s’inquiète pas des conséquences pratiques.

Le plaidoyer marche tout autrement. La conclusion est arrêtée d’avance. Fournir des preuves est pour lui une œuvre secondaire, au fond un simple moyen. Il n’a qu’un but persuader, entraîner, faire agir ; il n’a que des préoccupations pratiques. Il s’adresse à l’homme tout entier, surtout à ses sentiments, à ses tendances, à sa volonté pour les dominer, les subjuguer. Le raisonnement composite est une arme de combat. Il s’adresse quelquefois à nous-même, le plus souvent aux autres : son emploi est rarement individuel, presque toujours social. Il se rencontre partout :

Dans les discussions morales, politiques, religieuses, sociales, esthétiques ; le tribun qui soulève les masses, le prédicateur qui réchauffe le zèle des croyants, l’avocat dans les causes criminelles, la propagande morale, littéraire, artistique et même scientifique des conférenciers, etc.

Dans les romans et les pièces de théâtre à thèse qui ne différent du plaidoyer proprement dit que par une adaptation à la lecture ou à la scène, par une substitution de l’écriture à la parole.

Dans la vie ordinaire, les discussions en faveur d’une opinion, d’une affaire à tenter, d’un mariage à conclure, d’un voyage à entreprendre, etc.

Tous les modes d’emploi de ce procédé de raisonnement sont réductibles à deux principaux, en négligeant les nuances :

On est convaincu de la légitimité de sa thèse. cas, le point de départ étant admis, on est capable de construire son plaidoyer suivant les règles de la logique rationnelle, et le raisonnement mixte se rapproche de la démonstration par une dialectique correcte, une argumentation rigoureuse, quelquefois par l’abus des divisions et subdivisions (dans l’éloquence politique Démosthène, dans l’éloquence sacrée Bourdaloue). Il n’y a emploi des « valeurs », c’est-à-dire des éléments affectifs, qu’autant qu’il faut pour émouvoir et triompher.

On est peu ou point convaincu de la légitimité de sa thèse. — En ce cas (un avocat plaidant une cause qu’il sait mauvaise), l’élément rationnel relève plutôt de la sophistique[20]. La charpente intellectuelle est frêle et pleine de trous, et la logique des sentiments se fait la part du lion par nécessité.

Il ressort des remarques précédentes que le type du raisonnement mixte se trouve dans l’éloquence vraie, celle qui est mieux qu’un verbiage élégant et vide. Je n’ai pas à apprendre au lecteur ce qu’est l’éloquence, mais à montrer que ses conditions psychologiques sont celles du mode de raisonnement qui nous occupe. Cicéron en donne une définition très bien appropriée à notre sujet : « C’est un état d’émotion continue[21]. » Elle est naturelle à l’homme même chez les sauvages, il y a des gens éloquents qui, dans un idiome pauvre, aidés des intonations et des gestes, savent convaincre et entraîner leurs congénères. Elle est une des manifestations de cette logique primitive, indifférenciée, dont nous avons parlé, où les éléments rationnels et affectifs étroitement enchevêtrés concourent à la même fin ; et si elle existe et agit encore chez les peuples civilisés, ce n’est pas à titre de survivance, mais parce que rien ne peut la remplacer. Pour qu’elle disparût, il faudrait que tout fait démontrable ou que la nature humaine fût transformée de fond en comble. À elle seule, elle est une preuve de fait de la nécessité pour l’homme d’une logique émotionnelle.

Puis, après des siècles, — pas très tard pourtant, comme l’histoire nous l’apprend,  — les rhéteurs sont venus qui ont travaillé sur la matière oratoire comme les grammairiens sur la matière linguistique, en ont extrait des préceptes et des règles et composé des traités du parfait orateur. Leur but était uniquement pratique, didactique. Qu’ils aient réussi ou non, peu nous importe ; mais il est certain qu’ils ont fait, sans le vouloir et le savoir, un premier essai d’une logique des sentiments, restreint à un cas particulier. On peut s’en convaincre par l’examen de quelques détails.

D’abord, la préoccupation exclusive, obsédante, du succès à conquérir par tous les moyens possibles, surtout par l’action des secousses émotionnelles : « Pour l’orateur, l’homme est un être mis en mouvement par l’imagination et la passion. « L’éloquence se juge à la réussite, c’est-à-dire à l’effet produit, et on n’agit sur les hommes que par les passions. » « Il ne s’agit pas d’éclairer, mais d’entraîner, de convertir, Il faut remuer le cœur, ébranler l’imagination, subjuguer la volonté. » Tels sont les préceptes généraux qui reviennent à satiété dans les traités de rhétorique les plus renommés.

Puis, il y a les procédés, les recettes tirées de l’observation pour reproduire ou imiter ce que les grands orateurs ont trouvé spontanément et dont l’expérience a démontré l’efficacité.

Pour le fond, c’est la logique rationnelle qui fournit les règles. L’ordre et la disposition des arguments par voie d’accumulation ou de gradation est fondée sur des raisons réfléchies. Ce sujet a été traité avec des détails suffisants (dans le précédent chapitre) ; je n’y reviens pas.

Pour la forme, les procédés sont presque toujours empruntés à la logique affective. Les « mœurs oratoires », dont les rhéteurs font un si grand état, signifient, dans notre langage, la connaissance et surtout le maniement psychologique de l’auditeur. Il s’agit moins de son niveau intellectuel que de son caractère, ses tendances, ses goûts, ses sympathies et antipathies. Cette adaptation psychologique consiste dans le choix des valeurs à répudier, employer, mettre en relief ; ce qui est le fond même de la logique affective.

Si l’on passe de l’intérieur à l’extérieur, aux formes de langage qui traduisent les idées et les sentiments, la marque de l’éloquence est l’emploi du style figuré, œuvre de l’imagination et de l’émotion, comme tel exclu de la démonstration rationnelle comparaisons, métaphores, prosopopée, hyperbole, ironie ou plaisanterie, insinuations, exclamations, apostrophes, interrogation qui lance dans le vide, etc. ; ces moyens et d’autres, quelle que soit leur valeur littéraire, expriment moins des états intellectuels que des états de sentiment ; leur force est dans le facteur affectif qu’ils contiennent ; ils agissent non par preuves, mais par suggestions.

Enfin, il y a l’action des gestes, du débit oratoire, de la voix. Cette éloquence du corps, d’une puissance aussi grande qu’éphémère (ce qui a fait dire à tort que l’orateur meurt tout entier), est un élément de la logique émotionnelle, puisque l’émotion forte et son expression physiologique sont inséparables. Dans les assemblées religieuses (missions, revivals), les conversions brusques, les terreurs, les sanglots, les cris ; dans les assemblées politiques ou populaires, les entraînements irrésistibles : ces faits et bien d’autres montrent que l’action chez l’orateur est une manière de preuve et remplace parfois une démonstration[22].

Reste à signaler un caractère qui distingue le raisonnement mixte entre toutes les formes de la logique des sentiments, peut-être parce qu’il est plus fortement empreint de rationalité. Le raisonnement passionnel, de justification, de consolation, de conjecture imaginative, celui qui produit des conversions et transformations ont tous une marque purement individuelle ou ne dépassent l’individu que rarement et par accident. Le caractère extra-individuel, social du raisonnement mixte, est évident puisqu’il se propose d’agir sur les autres hommes. « En apparence, dit Tarde, rien de plus contraire à la logique que la rhétorique. La rhétorique n’est-elle pas essentiellement l’art des virements non logiques de la croyance et du désir ? Oui, au sens individuel du mot logique. Mais, au sens social, elle est l’instrument logique par excellence, le procédé le plus puissant de diffusion imitative des idées et d’équilibration ascendante des croyances. Ceux que la rhétorique persuade sous la forme du livre, du journal ou du discours ont besoin d’être persuadés et sont presque toujours impuissants à se convaincre eux-mêmes. Un passage de Maudsley est bien propre à nous montrer la logique individuelle réduite à ses seules ressources : « Il y a des personnes, dit-il, qui ont l’habitude de peser leurs raisons si minutieusement (c’est-à-dire de se conformer si exactement aux règles de la logique individuelle), qu’elles prennent difficilement une décision et on les aide grandement si l’on répète simplement sur un ton de confiance les raisons qui les font pencher d’un côté. Ces personnes se sentent soulagées, bien qu’au fond elles puissent n’avoir aucune estime pour le jugement de celui qui les a conseillées. » Cette action prestigieuse d’un individu sur un autre se produit, on le voit, en violation de toutes les lois de la logique individuelle isolément considérée[23].

Il faut préciser davantage, car l’action sociale du raisonnement se manifeste de plusieurs manières. Le plaidoyer — il ne s’agit que de lui — est une forme franche ou dissimulée, violente ou mitigée du combat. Il cherche le succès, la victoire, le triomphe et, comme à la guerre, tout est bon, même la ruse. Ceci est vrai des discussions familières comme des plus hauts débats. C’est qu’il a sa source non dans l’égoïsme pur, mais dans la tendance du moi à l’expansion, à l’affirmation de lui-même et, s’il le peut, à la domination. Est-on convaincu, la croyance étant l’expression de nos désirs ou répulsions internes, on défend sa propre cause. Est-on peu ou point convaincu de la thèse qu’on soutient, en l’adoptant on la fait sienne et on la défend par amour-propre. Les deux cas imposent la même attitude.

Mais les grandes convictions seules créent la logique affective et par elle la maîtrise des âmes : par exemple, Savonarole entraînant les Florentines au sacrifice de leurs bijoux, de leurs vêtements de luxe, et le peintre Bartolomeo della Porta à brûler lui-même ses tableaux, À de telles œuvres, un ordre simple ne suffit pas ; pour que l’impératif soit obéi, il faut une accumulation de raisons émouvantes qui sont les moyens termes préparant la conclusion.

Après avoir étudié séparément les principales formes du raisonnement affectif et montré, en fait, qu’une classification nette, précise, complète est impossible, qu’une approximation seule est possible ; on peut, d’un point de vue plus général, tenter une réduction de ces formes d’après leurs origines,

Négligeons leur matière, leur contenu, l’agencement logique propre à chacune, leur fin particulière, pour ne considérer que la part contributive à la fin générale de l’individu.

La logique rationnelle est née du besoin de s’adapter par la connaissance au milieu extérieur, à ses propriétés et à ses attributs. Ce besoin d’abord pratique est devenu avec le temps spéculatif et pratique suivant les cas. Les formes de la logique des sentiments sont nées aussi de besoins et même plus impérieusement, puisqu’elles restent toujours pratiques, téléologiques et que ce caractère est, pour elles, inaliénable. Or si on les rapproche et les compare pour chercher à découvrir leurs affinités originelles, on voit qu’elles se laissent ramener à deux types, suivant qu’elles sont utiles à la conservation ou à l’expansion de l’individu.

La tendance à se conserver (négative en un certain sens), se traduit par des actes de défense, moyen préventif contre la diminution, l’amoindrissement ; ou bien si le mal est fait, par l’emploi de remèdes propres à réparer, à compenser les pertes, à réaliser autant que possible une restitutio ad integrum. À ce type appartiennent : les formes passives du raisonnement passionnel dont la timidité a servi d’exemple ; les raisonnements de justification et de consolation qui sont l’un un appui défensif contre l’ébranlement d’une croyance ; l’autre un effort pour recouvrer l’état antérieur.

La tendance à l’expansion (plutôt positive), sous une forme pacifique ou belliqueuse, a toujours pour fin un accroissement d’être et de puissance. Telle est du moins l’illusion de l’individu, et, dans la sphère toute subjective des sentiments, illusion et réalité se valent. À ce type, appartiennent les modes de raisonnement qui ont. pour fin un idéal ; comme les formes actives du raisonnement passionnel (ex. : l’amour), le travail latent qui produit les conversions et les transformations ; l’effort imaginatif pour deviner l’avenir ; enfin les nombreuses nuances du plaidoyer.

Les multiples manifestations de la logique des sentiments sont ainsi ramenées à deux tendances fondamentales de la vie affective, intimement liées chez les animaux supérieurs : la conservation, le développement.

  1. Cependant la thèse contraire a été soutenue par Balmèś. « On dit que la colère ne raisonne pas. Erreur. La colère raisonne, car elle subjugue l’intelligence et la force à servir ses intérêts ; et les services qu’elle en reçoit, elle les fut rend à son tour avec usure. On sait quelle énergie les passions donnent à l’esprit et les ressources imprévues que l’esprit déplore sous leur direction. Que la colère tombe et l’échafaudage de raisonnements qu’elle avait élevé tombera de lui-même. Art d’arriver au vrai, cité par Queyrat : La logique chez l’enfant, p. 150 (Paris, F. Alcan). .
  2. Consulter sur ce sujet deux excellentes monographies : Dugas, La timidité ; étude psychologique et morale (Paris, F. Alcan, 1808) ; et D’Hartenberg, Les timides et la timidité. In-8o (Paris, F. Alcan, 1901).
  3. Il faut remarquer que le langage ordinaire entend principalement par jalousie celle des amoureux. Spinoza, dans sa définition bien connue (Éthique, III, prop. 35) prend le mot dans ce sens exclusif. Il n’est pas sûr que, dans la vie, celle forme soit plus fréquente que les autres, mais elle est plus dramatique. En tout cas, il est certain que, psychologiquement, une différence doit être établie entre elle et les autres formes. D’abord, la jalousie amoureuse se développe en partie double elle vise celui qui trahit et celui qui aide à trahir (déposséder) ; elle peut avoir plusieurs sources selon qu’elle provient du sexe, du cœur, de la tête (jalousie par amour-propre, par vanité.) Elle diffère chez l’homme et chez la femme. L’homme agit de maître à esclave, il commande, emprisonne, s’arroge le droit de tuer. La femme agit d’esclave à maître : mensonge, ruse, rébellion. Enfin, elle présente cette particularité d’être quelquefois rétroactive (la jalousie contre le premier mari d’une divorcée, même d’une veuve), et l’on a pu dire que la dureté de la marâtre n’est que l’effet de la jalousie inavouée contre la première femme.
  4. Pour plus de détails sur cette question, je renvoie à mon Essai sur l’imagination créatrice, p. 283 et suiv.
  5. Je renvoie aux deux importantes études de J. H. Leuba dans American Journal of Psychology, l. VII, 1890, et de W. James : The Varieties of religions experience, 1902, p. 149 à 183.
  6. Si au lieu des conversions individuelles dont l’origine est intérieure, on considère les conversions en masse qui se rencontrent dans l’histoire (les Franks de Clovis, les Anglo-Saxons d’Élheibert, les Russes de Vladimir, etc.) dont l’origine est extérieure, étant due à l’obéissance au chef, à l’imitation, à un entraînement momentané, on voit, même en écartant les cas sans sincérité, combien l’œuvre de la conversion est superficielle et précaire, C’est qu’elle n’agit que sur l’intelligence : elle inculque au prétendu converti qui les comprend tant bien que mal, quelques nouveaux dogmes et préceptes ; ils s’ajoutent aux anciens sans les remplacer ni les supplanter ; la conversion réelle exige une transformation radicale des instincts, tendances et habitudes, de la manière de sentir et d’agir, une métamorphoses qui pénètre dans le tréfonds de l’individu, dans ses sentiments et sa volonté. Ce n’est pas un enseignement purement intellectuel qui pouvait changer les adorateurs d’Odin, ivres de sang et de carnage, en adeptes d’une religion de douceur et de charité. Aussi, on sait les conflits intérieurs entre les deux croyances et surtout les deux morales, les constants retours au culte des ancêtres chez ces convertis d’apparence. Même remarque pour le polythéisme gréco-romain.
  7. J’entends pour la psychologie, car il est l’effet de changements physiologiques dans l’individu.
  8. Par exemple, la tendresse que M. Guyon éprouve d’abord pour le P. Lacombe, son confesseur. Pour les documents, voir Leuba : « Les tendances fondamentales des mystiques chrétiens », dans la Revue philosophique de juillet 1902.
  9. Die Analogie im volkstümlichen Denken, Berlin, 1803.
  10. On trouvera sur ce point beaucoup de documents historiques et ethnographiques dans L. Bourdeau, Le Problème de la mort (Paris, F. Alcan), chap. v et vii,
  11. Summa theologiæ, I, 75, b, ap., Bourdeau, ouv. cité, p. 102.
  12. Sur ces questions, consulter l’ouvrage posthume de Myers, Human Personality and its survivance of bodily Death, 2 vol. Longmans, 1903.
  13. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Paris, 4 vol.
  14. Cette croyance à une corrélation directe entre les manifestations de la nature et les actes humains a été plus répandue qu’on ne pense chez les philosophies de l’antiquité. Dans la Chine ancienne, Ki-lse professe cette maxime : « Quand la vertu règne, la pluie vient à propos ; quand on rend les jugements équitables, le froid vient à son temps ». En Grèce, ce fait que les grandes écoles philosophiques ont discuté la divination, prouve combien les croyances religieuses d’une époque influent sur ceux mêmes qui se croient totalement émancipés.
  15. Ce fait a été signalé par les ethnologistes et mythographes qui consentent à dépasser la simple collection des faits : Voir Tylor, Primitive culture ; A. Lang, Mythes, cultes et religions (Paris, F. Alcan) ; mais surtout Frazer, The golden Bough, t. I, chap. iii.
  16. Les historiens ont constaté que, durant plusieurs siècles, le polythéisme gréco-romain a survécu sous la forme de la divination, plus forte que le christianisme qui la prohibait.
  17. Tarde, Logique sociale, p. 271 (Paris, F. Alcan).
  18. Les bases de la croyance, trad. franç., p. 157.
  19. Remarquons que la différence entre les deux procédés est un peu superficielle. Les théorèmes de la géométrie, les principes de la physique, actuellement matière à démonstration, ont été à l’origine le résultat d’une marche vers l’inconnu. Par contre, dans certains cas, pour des nécessités didactiques ou autres, on suppose le problème résolu. Alors la démarche logique prend la forme d’une démonstration, étant au fond un procédé de recherche.
  20. Les différences et les ressemblances entre la logique affective et les sophismes reconnus et classés par la logique rationnelle exigeraient une étude trop longue pour ce chapitre. Elle trouvera sa place dans la Conclusion…
  21. Quid aliud est eloquentia nisi motus animi continuus ? (Orator.)
  22. Il faut reconnaître que, dans ce cas, la logique des sentiments se rapproche beaucoup de la logique instinctive, organique, plutôt que psychique. Mais je rappelle que, sans appareil oratoire, sans mots, elle peut imposer une conclusion. J’en ai donné des exemples (chapitre précédent, [53]).
  23. Logique sociale, p. 76 (Paris, F. Alcan).