La logique des sentiments/Chapitre II

Felix Alcan (p. 21-64).

CHAPITRE II

LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA LOGIQUE DES SENTIMENTS

I

La vie affective — je comprends sous ce terme les instincts, tendances, désirs, aversions : les états plus complexes désignés sous le nom d’émotions, tels que là peur, la colère, etc. ; les passions, c’est-à-dire des émotions stables et intenses — peut agir de trois manières principales :

Sous : une forme physiologique qui la traduit directement, par les changements extérieurs et intérieurs du corps : c’est l’expression des émotions ;

Comme facteur de ce complexus qu’on nomme une volition, où les états affectifs sont mêlés à des états intellectuels, perceptions ou représentations, et forment avec eux un tout dont ils sont l’élément actif, c’est-à-dire celui qui meut ou arrête ;

Comme suscitent, groupant et enchaînant des séries plus ou moins longues de représentations, simples ou complexes, concrètes ou abstraites. À mon avis, cette troisième forme résume, au moins pour la plus grande part, ce que la psychologie des facultés signalait sous la dénomination vague « d’influence de la sensibilité sur l’intelligence ».

Toutefois, cette influence qui est quelquefois une impérieuse maîtrise, se produit sous deux formes que beaucoup de psychologues contemporains ont trop souvent confondues.

L’une, inférieure, est la simple association d’idées à base affective, évoquée et maintenue par une tendance, une émotion ou une passion : nous venons d’en parler.

L’autre, supérieure, suppose l’association, mais la dépasse. La disposition affective ne laisse plus la liaison des états de conscience se produire librement et comme au hasard ; elle pratique un choix, elle vise un but conscient ou inconscient, néglige ou supprime tout ce qui l’en détourne ; c’est le raisonnement affectif ou émotionnel, qui fera l’objet de cette étude.

Plusieurs auteurs ont parlé de « la Logique des sentiments » (A. Comte, Stuart Mill et quelques contemporains), mais je n’en connais aucun qui ait tenté de traiter, même sommairement, cette obscure question. J’avoue que je ne l’aborde pas sans défiance et que je ne présente ce travail que comme une ébauche et un essai.

Tout d’abord, affirmer une logique extra-rationnelle n’est-ce pas un paradoxe qui doit révolter les logiciens ? La nature affective de l’homme n’est-elle pas la cause la plus fréquente de l’illogisme ? Évidemment, ces deux formes que nous opposerons sans cesse l’une à l’autre — logique affective, logique rationnelle — doivent être très différentes. Pour les réunir légitimement sous une dénomination commune, il faut donc qu’elles aient un fond commun c’est le raisonnement, c’est-à-dire la matière propre de toute logique. Son mécanisme varie beaucoup de l’une à l’autre, comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre ; mais dans les deux cas, il conserve sa marque propre, la seule qui importe au psychologue, c’est d’être une opération médiate qui a pour terme une conclusion.

Il est inutile de transcrire ici les nombreuses définitions du raisonnement qu’on trouve dans les traités de logique beaucoup ont une forme purement intellectualiste, par suite non adaptée à notre but. De toutes ces variantes, il se dégage un caractère général : c’est que le raisonnement est une anticipation, un essai, une conjecture, une marche du connu à l’inconnu. Si cette formule paraît incomplète ou trop vague, on peut adopter la définition de Boole qui est précise : « Le raisonnement est l’élimination du moyen terme dans un système qui a trois termes ». On verra dans la suite que cette formule est rigoureusement applicable au raisonnement affectif.

Une longue civilisation a habitué les esprits même peu instruits, encore plus ceux qui ont été formés par la discipline scientifique, à admettre sans réflexion que la logique rationnelle, objective, exacte, s’est produite spontanément, naturellement, et que les logiciens n’ont eu qu’à en extraire leurs règles. Nous avons au contraire, théoriquement et en fait, d’excellentes raisons pour admettre que la logique rationnelle pure est le résultat acquis d’une lente différenciation. Quelque opinion qu’on adopte sur l’origine et l’évolution de l’humanité, il est certain qu’à un moment quelconque la faculté d’inférer s’est manifestée en elle ; mais sous une forme composite et hétérogène. Suscitée et maintenue par des besoins vitaux et des désirs, elle a été d’abord exclusivement pratique, nullement spéculative, et ses premières démarches ont dû être incohérentes et mal assurées[1].

Il convient d’insister sur ce moment primitif où les deux formes de logique, affective, rationnelle, sont si étroitement emmêlées et confondues qu’une séparation possible entre elles n’est pas même soupçonnée : on y voit en raccourci les ressemblances et les différences de ces deux logiques.

On a beaucoup écrit et conjecturé sur la constitution mentale de l’homme primitif. Ni les théories généralement admises ni les critiques et doutes qu’elles ont suscités n’importent à notre sujet : car, en dehors de cette reconstitution hypothétique de l’homme appartenant à la préhistoire, nous avons les sauvages actuels qui, à tort ou à raison, sont considérés comme équivalents. Sur ceux-ci on a des renseignements nombreux, variés, positifs. Ce qui en ressort, c’est le niveau très inférieur de leurs facultés logiques : inaptitude à l’abstraction, difficulté extrême à enchaîner les idées suivant des rapports objectifs, etc. Mais le sauvage est capable de raisonnement pratique, construit à l’aide de perceptions et d’images, moyens terme qui le conduisent au résultat désiré, c’est-à-dire à une conclusion. C’est la forme inférieure du raisonnement imaginatif que nous étudierons plus tard en détail et qui s’incarne en une création d’ordre matériel ou spirituel, Ces essais d’inférence ont leurs racines dans les nécessités vitales. Elles répondent aux questions que le sauvage se pose en face des agents naturels et surnaturels. Son raisonnement, comme tout autre, consiste à trouver des intermédiaires qui le conduisent au terme final. Pour s’en convaincre, que le lecteur se rappelle sommairement les procédés que l’homme primitif a combinés en vue de ses besoins pour sa nourriture (chasse, pêche), pour se protéger contre les intempéries, (vêtements, habitations), pour l’attaque et la défense contré les animaux et ses semblables (les armes qui deviendront plus tard des outils), sa conclusion sur l’existence d’un « double » résultant de ses conjectures sur les rêves, l’évanouissement, les maladies, etc. ; ses inductions sur les rites à observer, sur les actes propitiatoires envers les êtres surnaturels, surtout méchants. Dans tous ces cas — et l’énumération est loin d’être complète — il imagine, il invente, mais non librement : le travail imaginatif n’est pas une pure fantaisie, il est conditionné par le but. La série des perceptions et des images qui composent la construction de son arc, de son filet d’écorce ou de ses rites, sont pour l’homme non civilisé les moyens termes de ce raisonnement concret, en actes, dont le dernier terme est le succès ou l’échec.

Maintenant, remarquons l’inévitable conséquence de ces raisonnements concrets sans cesse répétés. C’est qu’il s’est établi à la longue une distinction très importante entre deux catégories de cas :

Ceux où la conjecture, l’attente, le raisonnement sont toujours ou le plus souvent justifiés par l’expérience ;

Ceux où le résultat contraire survient toujours, ou le plus souvent.

Il s’établit ainsi une distinction entre les cas certains et les cas incertains, Durant cette période de l’évolution logique, l’expérience est le seul moyen de contrôle, le critérium. Grâce à elle une différenciation se dessine : le raisonnement objectif, conforme à la nature des choses, probant, rationnel, tend à former un petit domaine dans le champ illimité du raisonnement subjectif, à conclusions simplement probables.

Cette ségrégation est le premier essai — naturel et spontané — d’une constitution de la logique pure qui à progressé, pari passu, avec les progrès de la technique. Il serait facile d’en donner les preuves en s’appuyant sur les documents historiques. La technique est mère de la logique rationnelle : l’invention des instruments, des outils, de la fonte des métaux, de la navigation, de l’astronomie, de l’arpentage, etc., en raison des nécessités pratiques qui la régissent, a habitué l’esprit humain à la discipline dans le raisonnement. Cependant n’oublions pas que cela ne s’est pas produit d’emblée et que l’inférence rationnelle n’a pas surgi d’un seul coup, pure de tout alliage affectif. Pour atteindre son but, que ce soit un piège à gibier, une tactique pour vaincre son ennemi, une guérison ou une des nombreuses fantaisies que nous ignorons, l’homme primitif a dû inventer les moyens termes. Parmi ces moyens obtenus par intuition, essais, hasard, les uns étaient efficaces, d’autres nuisibles, d’autres indifférents, et si l’expérience a mis en évidence ceux qui sont adaptés au but et ceux qui en éloignent, elle est restée muette sur le troisième groupe. Il est certain que les raisonnements primitifs qui ont réussi en raison de leur rationalité, c’est-à-dire de leur adaptation à la nature des choses, n’étaient pas purement rationnels, mais mêlés à des éléments émotionnels et imaginatifs qui étaient estimés d’égale valeur : tout cela formait bloc. On sait combien la technique primitive est empreinte d’un caractère hiératique. Des opérations aussi profanes pour nous que la fabrication d’un instrument ou l’édification d’une hutte, exigent pour le non-civilisé une intervention surnaturelle, des prières, des sacrifices, des incantations, des rites variés, des formules magiques. D’après sa manière de raisonner, ce sont des intermédiaires indispensables pour arriver au but. C’est la part de la logique des sentiments, et l’autre reste encore à demi enveloppée dans cette gangue. Ce n’est que par suite d’une longue culture que l’indifférence, la futilité de ces moyens apparaît clairement et que l’émancipation de la logique rationnelle est complète. Encore ne faudrait-il pas beaucoup d’effort pour découvrir, même de nos jours, dans des opérations analogues, des vestiges de la logique émotionnelle.

Ayant indiqué le moment de la séparation des deux logiques et les causes de ce divorce, nous n’avons rien de plus à dire de la logique rationnelle et de ses progrès, Rappelons seulement que très tôt elle s’est montrée. jalouse de rigueur et de pureté : on en trouve un excellent exemple dans la méthode précise des géomètres grecs, dans l’apriorisme affecté de leur science qui semble étrangère à l’expérience dans son origine, sans rapport avec elle dans son développement.

Lorsque le raisonnement, cet instrument naturel d’exploration, a été affermi et affiné par l’exercice, l’habitude et une application persévérante à des matières très diverses ; bref, après beaucoup de résultats atteints par les procédés rationnels, les logiciens sont venus qui ont analysé, débrouillé les inférences correctes et ont composé, après réflexion, des traités à prétentions régulatrices. Quoique la logique rationnelle soit totalement exclue de notre étude, il est instructif de rappeler l’ordre qu’elle a suivi dans son développement naturel. Elle n’a admis d’abord que les formes les plus abstraites et les plus rigoureuses du raisonnement (Aristote). Le culte de la logique formelle, comme type de la perfection, a été la règle dans l’antiquité et au moyen âge. L’induction a été surtout l’œuvre des modernes. Actuellement l’invasion de la psychologie dans les ouvrages de logique, « le psychologisme », comme l’appellent les purs logiciens qui protestent[2], est un pas de plus vers la réalité et la vie. On a pu dire avec raison « que si la logique moderne a ajouté quelque chose à l’ancienne, c’est en refusant de traiter la validité de la pensée comme une chose qu’on peut étudier et formuler en dehors des faits actuels de l’expérience », que sa tendance est de placer le critérium de validité dans les limites de la pratique. Le type de la vérité est ce qui peut être vérifié par l’expérience ; l’erreur, ce qui échoue dans l’action.

Tout ce qui précède peut se résumer ainsi : marche continue de l’abstrait au concret, du formel au réel, du nécessaire au contingent. Dès lors, n’est-il pas naturel de descendre encore plus bas en suivant cette pente : dans le monde chaotique, informe, dédaigné, de la logique des sentiments, et se demander ce qu’elle est ?

Probablement quelques-uns diront : Votre logique des sentiments est depuis longtemps connue et étudiée. Elle forme un chapitre de toute logique sous le titre de faux raisonnements, sophismes, paralogismes. Cette conception du sujet qui ne pourra être discutée utilement que plus tard, est inexacte et partielle. Il y a des sophismes qui n’ont rien d’affectif et des raisonnements affectifs qui ne sont pas des sophismes. La logique des sentiments et la sophistique ne sont pas superposables, sauf en quelques points. La différence de point de vue et de procédés entre le raisonnement rationnel et le raisonnement affectif exclut toute identification des deux cas : sans quoi, il y aurait non deux logiques, mais une seule.

L’inférence affranchie des procédés rationnels est forcément suspecte. Pourquoi donc cette forme de raisonnement inférieure, aléatoire, le plus souvent trompeuse, persiste-t-elle sans se laisser supplanter ? Parce que la logique rationnelle ne peut s’étendre au domaine entier de la connaissance et de l’action. Or, l’homme a un besoin vital, irrésistible de connaître certaines choses que la raison ne peut atteindre, d’agir sur certaines personnes ou choses, et que la logique objective ne lui en fournit pas les moyens. En un mot la logique des sentiments sert à l’homme dans tous les cas où il a un intérêt théorique ou pratique (au fond toujours pratique) à poser ou à justifier une conclusion et où il ne peut pas ou ne veut pas employer les procédés rationnels,

Après ce long préambule, abordons l’étude des éléments constitutifs de la logique affective : les termes, les rapports.

II

Les termes.

Un des caractères essentiels du raisonnement affectif, c’est qu’il se compose exclusivement ou principalement de concepts et de jugements à coefficient émotionnel, variable en degrés. Nous disons concepts et jugements, ce qui est au fond un pléonasme ; car le concept, comme on le verra ci-après, n’est qu’un résultat de jugements, une condensation, un abréviatif, On peut donc dire qu’il se compose de jugements affectifs,

Le raisonnement intellectuel est autre, Les matériaux qu’il emploie sont de nature diverse, mais doivent être purs de tout élément émotionnel : ce sont, en laissant de côté pour le moment la question des rapports : 1o de simples signes où symboles, comme dans les mathématiques, la syllogistique, les notations chimiques, etc. ; 2o les abstraits supérieurs qui sont des mots, accompagnés quelquefois d’une représentation vague, comme les concepts les plus généraux de la physique, de l’économie politique ; etc. ; 3o les abstraits moyens qui sont des représentations plus ou moins schématiques : ainsi l’image vague d’un homme comme substitut de tous les hommes ; 4o des états de conscience concrets, des perceptions ; par exemple, quand de l’acte d’une personne nous jugeons son caractère ou inversement. — À la vérité, quelques psychologues ont soutenu qu’aucun état intellectuel quel qu’il soit n’est complètement dénué d’un accompagnement affectif. Inutile de discuter cette assertion théorique dont l’examen serait trop long. Même en l’admettant, cet élément émotionnel serait si faible pour les formes les plus hautes de l’abstraction qu’on pourrait, dans la pratique, le négliger sans aucun risque d’erreur.

Au contraire, dans les concepts ou jugements que nous appelons affectifs, la représentation est un élément secondaire dont le seul rôle est de servir de substratum à l’état de conscience, de le fixer, de donner à la fluidité du sentiment une forme concrète, et, pour ainsi dire, de le coaguler. Dans ce composé binaire, dans ce couple représentatif-affectif, quoique ce dernier élément soit le principal par définition, l’expérience montre que sa prédominance peut varier de la simple tendance qui sollicite à peine la conclusion à l’entraînement aveugle qui l’impose, D’où ce résultat anticipé dont nous aurons la preuve : entre la logique des sentiments et la logique de la raison, il n’y a pas de séparation naturelle. Certains cas sont également assignables à l’une ou à l’autre. Si l’on opte, c’est arbitrairement, n’ayant aucun instrument de mesure pour peser et comparer les deux éléments coopérants.

Ainsi donc un rôle analogue à celui des idées générales ou abstraites dans la logique rationnelle est dévolu dans la logique émotionnelle à ces états de conscience particuliers que nous venons de mettre à part et de fixer grossièrement. Je les désignerai désormais sous les noms de concepts-valeur ou jugements de valeur ou simplement valeurs.

La notion de valeur a pénétré lentement et tardivement dans les sciences philosophiques. C’est de nos jours seulement qu’elle est devenue d’un emploi courant dans divers pays, mais on France jusqu’ici moins qu’ailleurs. Ce terme a pourtant l’avantage de fixer par une dénomination consacrée et définie une catégorie spéciale de concepts qui seule permet de comprendre et de traiter clairement la logique émotionnelle.

D’abord quelques mots sur sa courte histoire[3]. En Allemagne, on a prétendu la faire commencer avec Kant, d’après quelques passages d’une interprétation douteuse. Il eût été plus juste de citer Lotze dont la maxime favorite est que « là où deux hypothèses sont également possibles, l’une, qui s’accorde à nos besoins moraux, l’autre, qui les contredit, il faut toujours choisir la première », principe qui met en relief la notion de valeur. En réalité, cette notion est d’origine économique, C’est dans l’ouvrage classique d’Adam Smith sur La Richesse des nations qu’il convient d’en chercher la source : la valeur est ramenée à l’utilité, et l’utilité à la satisfaction des besoins et des désirs de l’homme ; le principe de la valeur est donc pour lui nettement psychologique, et cette conception subjective longtemps négligée par les économistes a repris faveur dans ces derniers temps. Taine et Guyau lui ont fait une place dans leurs études esthétiques ; mais le grand propagateur du mot et de la chose est Nietzsche, soit qu’il veuille établir une « table des valeurs », ou rétablir « l’équation aristocratique des valeurs », ou stigmatiser « les valeurs de décadence », ou bien refaire en sens inverse le travail des moralistes et des prêtres, en opérant une transmutation de toutes les valeurs (Umwerthung aller Werthe) ou célébrer les forts qui créent des valeurs ». Tandis que l’auteur de Zarathoustṛa jetait avec éclat ses idées dans le grand public, d’autres travaux d’allure plus scientifique se poursuivaient en Allemagne, surtout en Autriche, avec Ehrenfels, Kreibig, Meinong, Eisler, Colin, etc. ; en Amérique avec Urban : en France, je ne vois à citer que Tarde et ses théories sur le rôle capital de la croyance et du désir[4].

Outre ces études spéciales, il faut mentionner les travaux des logiciens contemporains sur la nature du jugement. En lisant les anciennes logiques, on pourrait croire que le jugement est toujours un acte absolument intellectuel, l’affirmation ou la négation d’un être qui est pure pensée. Cette conception schématique ne convient pas à la totalité ni même à la majorité des cas, et c’est un service que la psychologie, fondée sur l’observation et l’expérience, a rendu à la logique, de la transformer sur ce point, en montrant que le jugement nous conduit au cœur de l’individualité, qu’il est, comme la volonté, une prise de possession par la personnalité active, que souvent il la révèle. Suivant la remarque de W. Stern[5], la dynamique du jugement dépend si peu de son objet que des recherches sur des phénomènes très élémentaires (clarté, son, toucher, etc.), peuvent éclairer les processus compliqués de la vie courante. Fréquemment, le jugement implique des qualités qui ne sont pas d’ordre intellectuel, mais qui tiennent à notre nature affective ou active, telles que la décision ou l’indécision, la suggestibilité ou son contraire, etc.

Cette conclusion est, en d’autres termes, celle des logiciens contemporains qui ont répudié l’étude in abstracto et purement formelle du jugement. Ils distinguent d’une part les jugements de fait, de constatation, de description qu’ils nomment quelquefois « existentiels » ; d’autre part, les jugements d’appréciation, d’importance, de signification des choses, où suivant l’expression de Lotze, « l’élément déterminant est plutôt dans la convenance émotionnelle que dans la consistance logique » ce sont les jugements de valeur. Ces deux catégories sont irréductibles l’une à l’autre,

Ce bref exposé historique nous prépare à faire plus ample connaissance avec les valeurs en étudiant : 1o leur nature ; 2o leur domaine.

I. — La nature propre de ces jugements ou concepts apparaît déjà en gros. Le concept ou jugement de valeur contient deux éléments ;

L’un représentatif, constant, invariable : par là il ressemble aux concepts purement intellectuels ;

L’autre émotionnel, variable, instable, à caractère, dynamique.

L’élément rationnel est objectif, d’origine cosmique. Il tire sa substance de la Nature comprise au sens des Anciens, il essaie de l’exprimer et de la fixer dans les concepts des mathématiques, de la mécanique, de l’astronomie, de la physique, de la chimie ; bien moins exactement dans les concepts biologiques, très approximativement dans l’ordre psychologique et social.

L’élément émotionnel, lui, est franchement subjectif, anthropomorphique et il imprime cette marque distinctive à toute la logique des sentiments.

À titre d’éclaircissement et de supplément, je transcris, d’après les auteurs précités, quelques définitions de la notion de valeur.

Celle de Kreibig (loc. cit.) est la plus explicite : « Par valeur en général, je désigne l’importance que le contenu d’une sensation ou d’une pensée a pour le sujet, grâce à un sentiment actuel ou à l’état de tendance, qui est combiné avec ce contenu, immédiatement ou par association » (vermöge des mit ihm unmittelbar oder associativ verbundenen aktuellen oder dispositionnellen Gefühles).

Witasek (loc. cit.) : « Il y a des sentiments pour lesquels il ne suffit pas que leur objet soit seulement représenté, dont les conditions psychiques ne sont pas remplies par une simple représentation, mais qui exigent davantage : ce sont les sentiments de valeur » (Werthgefühle). « La valeur est toujours en rapport intime avec le désir. » « En morale, l’essentiel est la valeur ; là, toute valeur est sentiment et inversement tout sentiment est valeur. »

« La valeur n’a pas d’existence proprement objective ; elle est déterminée par le désir, lequel doit être rattaché au sentir : mais il est faux que le désir est nécessairement déterminé par le plaisir ou le déplaisir personnel » (Ehrenfels).

Pour Urban (loc. cit.) « La description et l’évaluation des valeurs émotionnelles est invariablement en raison de leurs rapports avec l’efficacité volontaire. Vues objectivement, elles apparaissent comme prédispositions causales à des jugements et à des actes. Vues intérieurement, ce sont des constantes dynamiques, c’est-à-dire que leur valeur est dans leur relation dynamique avec la volition. »

De ces formules auxquelles on pourrait en ajouter d’autres, trop souvent dépourvues de clarté, se dégage une conception presque identique : la seule différence, c’est que les uns inclinent dans le sens affectif pur ; les autres dans le sens dynamique (besoins, tendances, désirs), ce qui rapproche le jugement de valeur de la volition.

On peut aller plus loin. Puisque l’analyse des valeurs nous conduit aux manifestations les plus générales et les plus élémentaires de la vie psycho-organique, il est naturel de chercher son origine dans la biologie. C’est la thèse soutenue par Eisler. Pour lui, la notion de valeur est toute subjective, et l’objectiver « c’est commettre la faute de ceux qui objectivent la force : le concept de valeur est un simple auxiliaire de la description totale… L’explication vraie est celle qui ramène les valeurs aux fonctions génériques de l’activité vitale, c’est-à-dire au mode constant de réaction des éléments ultimes, aux processus élémentaires, qui finalement les déduit du principe de la conservation organique, entendu non au sens métaphysique, mais au sens empirique de l’oscillation autour d’un état d’équilibre parfait. » … « L’intelligence n’est pas créatrice de valeurs, elle ne fait que reconnaître les valeurs existantes, lesquelles sont biologiques en leur fond. » Quoique Eisler s’intéresse surtout aux phénomènes esthétiques, il serait facile de généraliser son hypothèse explicative et de la concevoir comme il suit instinct de la conservation, c’est-à-dire de l’équilibre vital, qui est la cause des réactions élémentaires, qui sont la cause des formes et degrés divers d’évaluation. Comme, d’une part, il y a une grande ressemblance dans l’organisation de tous les hommes, les cas extrêmes exclus, il en résulte une grande ressemblance entre les hommes dans leur détermination des valeurs, c’est-à-dire dans leurs réactions morales, sociales, esthétiques, religieuses, etc. Comme, d’autre part, il y a des différences d’organisation entre les individus, il en résulte des variations individuelles dans l’estimation des valeurs. — Avec cette hypothèse, on revient par une autre route à la conclusion que le développement historique de la faculté d’inférence nous avait suggérée : la logique des sentiments est une logique vitale ; ce sont les conditions de la vie qui l’ont créée et qui la maintiennent, malgré la concurrence de sa redoutable rivale — la logique rationnelle.

Pour rester strictement dans notre sujet qui n’est pas une théorie des valeurs, je néglige diverses discussions sur leur nature, d’autant plus qu’elles ne paraissent un peu oiseuses et scolastiques[6]. Il y en a une pourtant qui mérite d’être précisée : la valeur est-elle objective ou subjective ? Sur ce point les auteurs sont divisés. La question est ambiguë ou du moins complexe. Certains états de conscience sont nettement subjectifs telles une hallucination ou les fantaisies d’un romancier qui n’existent que dans le moi. D’autres états de conscience sont objectifs : nous les attribuons à des propriétés de la matière, indépendantes de nous, en dehors de nous, que la physique mesure et réduit à des vibrations dont elle calcule la durée et la vitesse. Quant aux états de conscience désignés sous le nom de valeurs, ils sont assurément subjectifs, puisqu’ils sont l’expression directe de notre individualité et qu’il n’y a pas d’évaluation sans un sujet qui évalue. D’autre part, ces états de conscience supposent des êtres, des actes, des choses auxquels ils s’appliquent ¦ phénomènes moraux, esthétiques, religieux, sociaux, qui existent en dehors de nous, indépendamment de nous. Ces phénomènes objectifs agissent comme stimulus ; ils excitent des réactions affectives et appétives, selon la nature de notre individualité physique et psychique. Pour un aristocrate convaincu, la noblesse est une très haute valeur, parce que les qualités, honneurs, privilèges inclus dans ce mot lui apparaissent comme très désirables, agréables, utiles. Pour le démocrate intransigeant, c’est une chimère, une non-valeur, parce qu’elle n’agit pas sur lui. Entre ces deux extrêmes, plusieurs degrés d’évaluation sont possibles, qui constituent « l’échelle des valeurs ». Ce qui sert à l’alimentation est pour l’immense majorité des hommes d’une grande valeur ; pour l’ascète hindou c’est presque une non-valeur ; pour celui qui est atteint de sitophobie ou décidé à mourir de faim, c’est une non-valeur absolue.

La valeur des choses étant son aptitude à provoquer le désir et la valeur étant proportionnelle à la force du désir, on doit admettre que la notion de la valeur est subjective essentiellement, non absolument.

Telle est la nature des termes dont le raisonnement émotionnel se compose principalement, mais non exclusivement : car, dans la vie ordinaire, comme nous le verrons, rien n’est plus fréquent que les formes mixtes où les concepts intellectuels, et les valeurs coexistent et tendent d’un commun accord vers une même conclusion[7].

II. — Où se rencontrent les jugements de valeur ? La réponse équivaut à une détermination du domaine de la logique des sentiments. Il est très étendu, mais sans limites fixes ; car il varie en fonction de la logique rationnelle, suivant que celle-ci perd ou gagne du terrain. On peut le déterminer négativement en disant qu’il est limité par le savoir positif, objectif, c’est-à-dire par ce qui est fait constaté ou lois extraites des faits, selon des procédés rationnels ; en d’autres termes, par le corps des sciences solidement organisées, en excluant toutefois les théories et hypothèses qui ne sont que des instruments d’ordre ou de découverte. Ce qui reste appartient ou peut appartenir à la logique des sentiments. On pourrait. l’appeler la sphère du variable.

« La sphère de l’évaluation, dit Kreibig, coïncide avec celle de la pratique ; la théorie des valeurs coïncide avec la philosophie pratique. » D’après Tarde : « La valeur, entendue dans le sens le plus large, embrasse la science sociale tout entière. Elle est une qualité que nous attribuons aux choses, comme la couleur ; mais qui, en réalité, comme la couleur, n’existe qu’en nous, d’une vie toute subjective. Elle consiste dans l’accord des jugements collectifs que nous portons sur l’aptitude des objets à être plus ou moins et, par un plus ou moins grand nombre de personnes, crus, désirés ou goûtés. Cette qualité est donc de l’espèce singulière de celles qui, paraissant propres à présenter des degrés nombreux, à monter ou à descendre cette échelle sans changer essentiellement de nature, méritent le nom de quantités.

« Cette quantité abstraite se divise en trois grandes catégories qui sont les notions originales et capitales de la vie en commun : la valeur-vérité, la valeur-utilité et la valeur-beauté[8]. »

Cette thèse nous paraît très admissible, si on l’entend de tous les phénomènes qui naissent et se développent par la société et en elle : activité morale, sociale (au sens restreint), religieuse, politique, esthétique, etc.

Outre cette division tripartite de Tarde, on a proposé diverses classifications des valeurs suivant leur nature ou leur objet. Celle de Kreibig est la plus simple. Il admet trois classes : valeurs personnelles (hygiène) ; interpersonnelles (morale) ; impersonnelles (esthétique). Cette répartition paraît peu satisfaisante et n’épuise pas la matière. Au reste, ce travail de division est indifférent à notre but et n’aiderait pas à pénétrer dans le mécanisme de la logique des sentiments. Aussi je me contenterai d’une esquisse à vol d’oiseau du territoire accessible à cette logique, simplement pour rappeler au lecteur les valeurs qu’elle emploie et sans prétendre à une énumération complète.

En morale, citons les concepts, actuellement favoris ou délaissés, du souverain bien, de l’impératif catégorique, du bonheur, de la sympathie, de la justice, de la charité, de la solidarité, de l’utilité individuelle ou générale, de l’obéissance à une loi révélée, à la tradition, etc. Cette section a été beaucoup plus soigneusement fouillée que les autres par les théoriciens de la valeur au sens psychologique. Plusieurs admettent deux degrés distincts d’évaluation les valeurs nécessaires et les valeurs de perfectionnement (Staudinger), les valeurs intrinsèques et celles qui servent d’instrument (Ehrenfels), les valeurs « morales et les valeurs « éthiques » (Meinong). Aucune valeur n’est absolue ; mais celles de la première catégorie seules rendent l’ordre moral possible : elles sont relativement permanentes. Ceci me paraît correspondre à ce qui s’appelle dans une autre terminologie : conditions d’existence de l’individu et de la société. Grâce au progrès de la faculté d’abstraire et de généraliser, il y a transformation des valeurs primaires en valeurs secondaires et inversement.

En esthétique si, au lieu des concepts abstraits de beau, laid, sublime, joli, gracieux, on considère les créations de l’art in concreto et dans leur développement historique, il est d’observation banale que l’évaluation varie suivant les temps et les lieux. Dans la poésie, le roman, l’éloquence, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, il y a des modes. Or qu’est la mode sinon un changement dans la table des valeurs ? Certains critiques soutiennent que tout ne change pas et qu’il faut faire deux parts : il y aurait les jugements de valeur relativement permanents qui expriment les conditions nécessaires de toute œuvre d’art et les jugements de valeur éphémères qui créent la mode. Même en admettant cette opinion, la part des variations serait encore très grande. Le goût, au sens esthétique, est d’ailleurs un excellent exemple de jugement affectif où l’élément sentimental peut varier de la discrétion de l’art classique à la violence de l’impressionnisme. En somme, tout système esthétique (création et critique) est fondé sur le choix conscient ou inconscient et sur la prédominance d’une valeur.

La politique abonde en concepts-valeurs qui agissent ou dépérissent suivant la quantité de foi qui s’y attache : théocratie, autocratie, monarchie, démocratie, féodalité ; idée de l’État variant du « salus populi suprema lex » à l’anarchie, etc.

En sociologie, le jugement de valeur — favorable ou défavorable — s’est appliqué aux diverses formes de la famille (matriarcat, patriarcat), du clan ; au régime des castes, de l’esclavage, du servage, du travail libre, du salariat ; aux modalités variables de la propriété (commune, privée, attribuée au seul chef de l’État, etc.).

Enfin les religions, que les théoriciens de la « valeur » ont ordinairement omises dans leurs spéculations. J’excepte Höffding qui, dans sa récente Philosophie de la religion, s’efforce de montrer que leur fond commun est « le principe de conservation de la valeur ». Toute religion étant une croyance, entre de droit dans la sphère des valeurs. Le croyant aveugle attribue à sa religion une valeur absolue et tient les autres pour des non-valeurs. Monothéisme, dualisme, polythéisme, dogmes, mythes, formes diverses des rites et de la prière : tout cela, en passant d’une religion à une autre, est diversement évalué. J’incline à penser que l’activité religieuse est la manifestation la plus complète de la logique des sentiments en tout cas, c’est une source où l’on peut puiser copieusement pour l’étudier.

En résumé, la matière propre de cette logique est le jugement subjectif. Le raisonneur, par une illusion fréquente, la transforme en un jugement objectif qu’il généralise. Les évaluations ne sont souvent que le produit des qualités spéciales d’un peuple, d’un temps, d’un homme, d’une profession, et nous les tenons valables pour l’humanité tout entière. Aussi peut-on soutenir avec Stern (loc. cit.) que la plupart des dissensions entre les hommes viennent non, comme le disait Leibniz, de ce qu’ils ne s’entendent pas sur la signification des mots, mais des sentiments différents qu’ils y joignent.

III

Les rapports

Après le vocabulaire, la syntaxe, Les concepts-valeurs, pour constituer un raisonnement, doivent s’agencer en un certain ordre, déterminé par un principe immanent qui règle leurs rapports. Il faut, pour en comprendre le mécanisme, examiner d’abord le point de départ du raisonnement, puis suivre le processus discursif jusqu’à son terme final (conclusion), enfin montrer que la logique des sentiments diffère de l’autre en ce qu’elle est sous-traite au principe de contradiction.

Le raisonnement affectif a-t-il son point de départ dans quelque proposition générale ? En négligeant les cas assez rares de raisonnement du particulier au particulier, on sait que toute inférence rationnelle suppose un principe ou un concept général d’où part ce mouvement de l’esprit, cette transition d’un ou de plusieurs jugements à un dernier qui conclut. Que ce principe ou concept général soit une simple condensation de l’expérience ou principe régulateur de notre pensée ; qu’on lui attribue telle nature qui plaira ; qu’il soit explicite ou implicite, la déduction et l’induction le supposent. En est-il de même pour la logique des sentiments ? Cette question ne comporte pas une réponse unique. Il n’existe pas de raisonnement affectif en général ; il se produit sous plusieurs formes que nous essaierons de classer dans le prochain chapitre. Provisoirement, on peut le ramener à deux types principaux, selon que le point de départ est un désir ou une croyance.

Dans le premier cas, le raisonnement affectif poursuit la solution d’un problème ; il va à la découverte par des procédés qui lui sont propres. Son mécanisme est celui d’une induction à base chancelante et à démarche aventureuse, mue et guidée par le désir de découvrir ce que la logique rationnelle ne peut révéler. Exemples : les essais pour découvrir l’avenir par anticipation, la conjecture divinatoire. Nous l’étudierons ultérieurement sous le nom de raisonnement imaginatif.

Dans le deuxième cas, le raisonnement affectif a l’allure apparente d’une démonstration, C’est la forme la plus connue, la seule qui, sous le nom de « Justification », ait été étudiée par les rares auteurs qui ont touché à notre sujet. Il a pour base un postulat — croyance, opinion, préjugé —, c’est-à-dire un ensemble d’idées plus ou moins systématique, tenu pour vrai ou préférable à tout autre. L’opération consiste à trouver des raisons, très solides pour le croyant, très futiles pour le non-croyant, qui doivent dissiper les doutes. Exemple justifier la Providence d’un désastre qui anéantit on masse des gens pieux.

La distinction des jugements en analytiques et synthétiques, qui pour la psychologie est un peu flottante et de médiocre importance, ressemble par certains points à celle entre la déduction et l’induction : le raisonnement déductif faisant sortir par analyse ce que le sujet pensant est censé posséder virtuellement ; le raisonnement inductif ajoutant une expérience à d’autres semblables ou analogues. Par suite on peut dire, en gros, que le raisonnement issu du désir se rapproche de l’induction ; le raisonnement : issu de la croyance, de la déduction. Mais, en raison de la différence foncière des deux logiques, il convient de ne pas trop insister sur ce rapprochement[9].

En dehors de ces deux types, il y a les formes frustes :

Le raisonnement affectif Inconscient, si on l’admet — ce qui sera discuté plus tard. Par sa nature, il échappe à toute hypothèse plausible sur son fondement ;

Le raisonnement passionnel, la forme la plus simple de la logique des sentiments, mais qui ne dépasse que d’un degré l’association d’idées à base affective ;

Enfin, la forme que nous proposerons d’appeler mixte ou composite. Par son infrastructure, elle appartient à la logique rationnelle et emploie son mécanisme ; par sa superstructure, elle en diffère, empruntant aux émotions des moyens auxiliaires pour persuader ou entraîner. Exemple le discours d’un orateur peu convaincu, mais éloquent. Dans ce cas, le principe est mixte comme le raisonnement lui-même.

Malgré son appareil analytique de décomposition en jugements successifs liés par des rapports, le raisonnement dans son ensemble est une synthèse — le raisonnement affectif comme l’autre. Prenons les exemples cités précédemment (conjecturer l’avenir, justifier la Providence), ils suffiront pour le moment.

Au premier abord, les termes échelonnés entre le point de départ et la conclusion paraissent disparates, juxtaposés plutôt que liés par des rapports déterminables. Voilà pour l’apparence.

En fait, la logique affective a son unité et elle marche vers son but aussi rigoureusement que l’autre. La discontinuité apparente est due aux procédés qu’elle emploie. Voilà pour la réalité.

Le principe qui confère cette unité et régit la logique des sentiments tout entière est le principe de finalité[10]. Le raisonnement rationnel tend vers une conclusion, le raisonnement émotionnel vers un but ; il ne vise pas une vérité mais un résultat pratique et il est toujours orienté dans cette direction. Par suite, il a une grande analogie. de nature, d’une part avec l’activité volontaire, d’autre part avec l’activité créatrice (invention, imagination), puisque quand on veut et quand on crée, la fin est posée d’avance et conditionne les moyens.

Le raisonnement intellectuel exige un enchaînement rigoureux. Il suit un ordre linéaire : quelquefois, dans la série des anneaux de cette chaîne, il arrive que l’un d’eux sert de point de départ à un raisonnement subsidiaire ; mais c’est pour renforcer l’argument principal. — Le principe de finalité qui est réductible à une tendance (ou à une croyance), à un désir, procède autrement : il suscite et ordonne les termes par deux procédés principaux : l’accumulation, la gradation.

1o Le procédé par accumulation est simple, mais le plus souvent dépourvu d’art et d’ordre : c’est la forme vulgaire. Il consiste en un entassement de moyens termes propres à suggérer ou à justifier la conclusion, Il sert à exciter, calmer, consoler, persuader et est d’un constant usage dans la vie courante. Le charlatan qui pérore devant un public de foire, éveille tour à tour la curiosité, le désir, la peur, l’hilarité ; il invite, gourmande, et à travers ce désordre apparent vise avec logique un seul but : l’écoulement de sa marchandise. La brocanteuse de mariage qui vante un parti, procède par une mise en valeur des qualités physiques, morales, intellectuelles, de la position, de la dot, omettant soigneusement les valeurs négatives. Le discuteur passionné se fait une arme de tout, au hasard, pour étourdir son adversaire. Ce procédé, qui très souvent réussit à persuader les autres et nous-mème, est conforme à la nature foncière de l’émotion qui agit par intensité ou par masse — ce qui équivaut à l’intensité,

2o Le procédé par gradation exige plus d’art et se rapproche davantage de la logique réfléchie, L’habileté, dans la logique rationnelle, consiste en la rigueur inattaquable du raisonnement, en un enchaînement serré de raisons : c’est un réseau dont on enveloppe celui qu’on veut convaincre, Dans la logique affective, l’habileté est autre. On suppose que l’auditeur est uniquement ou principalement capable d’émotion : il faut le persuader, le subjuguer, l’entraîner. Pour cela, le mieux est de l’ébranler peu à peu comme un arbre qu’on veut abattre et qui finira par tomber sous les coups. Débuter par un choc violent serait maladroit et hasardeux ; car si l’on échoue, la défaite est certaine : les secousses ultérieures n’y ajouteront rien et ne feront que l’affaiblir en agissant sur une sensibilité épuisée.

L’importance du procédé par gradation a été reconnue par les rhéteurs de l’antiquité et leurs continuateurs. Je ne les introduis pas ici sans raisons ; car les Traités de rhétorique anciens et modernes sont, à mon avis, des essais d’une logique des sentiments. Sans doute c’est une étude partielle, fragmentaire, non systématique, limitée à la littérature et surtout à l’art oratoire ; mais on y trouve des observations très justes sur les conditions psychologiques, le mécanisme et l’importance pratique de cette forme de raisonnement. Voici un court résumé de leurs règles et préceptes :

Suivre une gradation : « augeatur semper et crescat oratio ». Lorsque les arguments sont forts et pressants, il faut les présenter séparément ; lorsqu’ils sont faibles ou douteux, il faut les présenter en bloc pour agir par la — Ne pas trop multiplier les arguments ni les trop développer, parce qu’on diminue leur force et on produit la fatigue. — Ne pas prolonger le pathétique et ne pas y introduire des sentiments d’un autre genre ; etc. masse.

En somme, le raisonnement affectif implique entre son point de départ et sa conclusion au moins un terme intermédiaire, le plus souvent un grand nombre. Dans un discours politique, un plaidoyer, un sermon, une pièce de théâtre ou un roman à thèse, il y a une conclusion qu’on se propose de faire accepter : c’est la valeur-fin. Pour y arriver, on traverse une série plus ou moins longue de valeurs équivalant aux moyens termes du raisonnement rationnel : ce sont les valeurs-moyens. La différence c’est que dans le raisonnement rationnel les rapports s’établissent entre les moyens termes par ressemblance, analogie, passage de la partie au tout et du tout à la partie, inclusion, exclusion, etc., et que la série conditionne la conclusion ; tandis que dans la logique affective les rapports entre les valeurs-moyens s’établissent d’après une tendance unique, suivant un principe de finalité, par marche ascendante ou accumulation, par progression, ou régression, contraste, etc., et que la conclusion conditionne la série.

Une dernière remarque. Jusqu’ici nous avons considéré le raisonnement émotionnel comme se développant, ainsi que toute forme d’inférence avec l’aide des mots. C’est l’ordinaire ; mais, dans certains cas, il s’en passe complètement sans cesser, l’agir. Ce caractère lui est propre exclusivement. La logique rationnelle pure exclut tous les états affectifs ; ils sont en dehors d’elle et ne pourraient que l’adultérer. La logique des sentiments les admet tous, pourvu qu’ils servent à son but. Chez l’orateur, le prédicateur, l’homme passionné, tout ce qui tient à l’expression des émotions (intonation, gestes, etc.) est un facteur du raisonnement parce qu’il aide à produire la persuasion. Entre le discours entendu d’un grand orateur et le même discours lu, la différence est capitale quant à l’effet produit : la réalité vue et entendue entraîne, subjugue ; la lecture émeut simplement. C’est que, selon la nature de la logique des sentiments, l’intonation, le geste, les variations du mouvement oratoire sont des arguments ou du moins des renforcements de la quantité d’émotion qui agit par les mots.

Il y a plus : ces éléments expressifs peuvent agir seuls et, par un agencement habile, produire une sorte de démonstration, si l’on peut emprunter ce terme au vocabulaire de l’autre logique. La logique des sentiments ayant pour but de créer une conviction, une croyance, le procédé employé dans ce cas consiste à susciter une suite, un enchaînement d’états affectifs homogènes ou hétérogènes, qui s’accordent ou qui contrastent, mais tous tendent vers la même fin et ne sont pas suscités par des mots. À ceux-ci (ou aux signes abstraits du calcul), instruments nécessaires de la pensée rationnelle, on substitue des états concrets, des perceptions visuelles, tactiles, motrices. Nous en trouvons des exemples dans les rites d’initiation adoptés par diverses religions. Les mystères d’Éleusis faisaient passer le néophyte par les affres de la mort, traverser les représentations terrifiantes de l’Hadès pour entrer dans la lumière resplendissante du séjour de la Déesse : c’était l’enseignement d’une mort conduisant à une autre vie. On évoquait chez l’Initié une série d’états d’âme dont la conclusion était une croyance nouvelle (probablement en l’immortalité) : les actes symboliques qu’il accomplissait, les spectacles qu’il contemplait étaient les moyens termes de cette démonstration sans mots. — Les mystères d’Isis étaient aussi considérés comme la représentation d’une mort volontaire conduisant à une renaissance. — L’histoire des religions (Frazer, Golden Bough, Goblet d’Alviella) nous apprend que l’initiation par des procédés analogues se rencontre chez des peuples non civilisés et aussi différents que les Australiens, les Peaux-Rouges, les indigènes de la Nouvelle-Guinée, et par conséquent que cette logique en action est naturelle à l’esprit humain. À l’âge de puberté, les jeunes gens feignent de tomber morts, puis, après des rites variables et compliqués, ils ressuscitent et on leur communique les traditions de la tribu. Chez d’autres tribus, ils doivent se retirer quelque temps dans la solitude, simuler d’avoir perdu toute mémoire et être rééduqués comme de petits enfants. Ici encore la fin désirée est de renaître en devenant autre comme on ne peut tuer le vivant pour le façonner à nouveau et le ressusciter, on procède par analogie, imitation, simulacre, et la série des rites a pour but d’inculquer au croyant cette conclusion, qu’il est re-né.

IV

Pour en finir avec les généralités, il nous reste à chercher pourquoi le principe de contradiction qui régit la logique rationnelle est étranger à celle des sentiments.

Il faut d’abord prévenir un malentendu possible. Fréquemment, la contradiction existe chez un homme entre une affirmation raisonnée et une affirmation affective ; entre ce qu’il pense et ce qu’il sent. Il y a peu de gens, même très rationalistes, qui n’aient quelque superstition éphémère qu’ils tiennent l’ailleurs pour absurde. On a connu des esprits forts qui jugent impossible l’apparition d’un fantôme ou d’un revenant et qui pourtant en ont peur dans l’obscurité. Le savant qui en entrant dans son laboratoire, laisse sa religion à la porte, est un exemple de cet état d’esprit a divisé »[11].

Les cas de ce genre, demi-intellectuels, demi-affectifs, sont hors de notre sujet. Il s’agit ici d’une position contradictoire — ou prétendue telle — entre deux jugements affectifs, entièrement incluse dans la sphère des sentiments. Il n’est pas rare que des gens professent sincèrement une religion de charité comme le christianisme et le boudhisme et soient violents, même cruels envers les incrédules. Voici qui choque encore plus la raison. Aux époques de syncrétisme, telles que le iiie siècle de notre ère, beaucoup de Romains pratiquaient simultanément des religions dont les Dieux avaient des attributs et des prétentions inconciliables ; ils allaient sans scrupule du sanctuaire d’Isis aux temples des dieux nationaux. De nos jours, il se rencontre des Musulmans qui prient devant le tombeau de saint Augustin à Bône, comme devant la kouba d’un grand marabout ; et il serait facile de rencontrer des catholiques convaincus se livrant à des opérations d’occultisme que l’Église tient pour diaboliques. La Renaissance italienne, au xve siècle, si riche en hommes d’une culture raffinée en même temps que demi-barbares de mœurs, impétueux, passionnés, violents, abonde en apparentes contradictions dans le caractère de l’individu : tels César Borgia, l’une des idoles de Nietzsche ; Filipo Sforza, l’un des plus grands de cette famille, qui croyait fermement à l’astrologie, par conséquent à une fatalité cosmique inexorable et qui invoquait une légion de saints pour sa protection ; un Malatesta condottiere et massacreur impitoyable, qui pleurait à la vue d’une belle tête ou en entendant un beau sonnet.

Cette insouciance de la contradiction dont la cause est dans notre nature affective, si frappante dans la vie des individus, l’est encore plus dans le développement des sociétés. L’histoire, sous toutes ses formes, est faite de contradictions et ne peut être autre. Elles ont été relevées avec amertume par des historiens plus imbus de logique que de psychologie. « Ils s’étonnent souvent, dit Tarde, de remarquer à certaines époques l’alliance de l’intolérance et de la licence. Ils signalent, par exemple, les Florentins du xiiie siècle comme aussi indulgents pour les grands désordres de conduite que sévères pour le moindre soupçon d’hérésie.[12] » Dans les mythes et même dans des conceptions religieuses plus hautes, « l’imagination collective traduit la même indifférence à la contradiction logique. Elle admet, en même temps et sans y voir de difficultés, que Dieu est un et qu’il y a plusieurs Dieux, que Dieu est le monde et qu’il est hors du monde qu’il a fait la matière et qu’elle est éternelle comme lui, que l’âme fait la vie du corps et qu’elle lui est entièrement étrangère ; qu’elle subit le contre-coup de tout ce qui lui arrive et qu’elle est logée en lui comme un principe inviolable[13]. »

C’est parce que ces croyances ne sont pas l’œuvre de la raison raisonnante, mais qu’elles répondent à des désirs très vivaces et très forts chez certains hommes, qu’elles peuvent vivre en paix côte à côte. Pas de lutte entre ces opinions hétérogènes et irréductibles ; l’une n’essaie pas de supplanter l’autre.

Les cas de ce genre, qui abondent dans la vie et dans l’histoire, renferment-ils réellement une contradiction ? Oui, si on les juge au point de vue de la raison, principe d’ordre qui exige dans l’individu l’unité, l’accord avec soi-même. Non, si l’on ne considère dans l’homme que sa, nature affective : alors le principe de contradiction est sans signification, sans valeur, sans emploi légitime. Sous une forme plus générale, posée psychologiquement, la question : « Pourquoi la coexistence d’affirmations rationnellement inconciliables ? » est d’une réponse facile. Parce que chacune est sentie comme nécessaire par l’individu ou le groupe social. Posée logiquement, la position change ; elle est intellectualiste. La contradiction est évidente parce qu’elle est jugée du dehors, objectivement, par des procédés rationnels.

On s’étonne souvent de voir un esprit supérieur, rompu aux méthodes sévères des sciences, admettre en religion, en politique, en morale, des opinions d’enfant qu’il ne daignerait pas discuter un seul instant, si elles n’étaient pas les siennes. Mais ce désaccord intérieur paraîtra moins étrange et même explicable si on le rapproche de faits plus grossiers, qu’on juge plus impartialement, parce qu’ils n’ont qu’une valeur individuelle, — par exemple une passion aveugle : amour, avarice, ambition, qui demeure inaccessible à toutes les raisons, immuable parce qu’elle est enracinée dans l’individu et épuise sa sève tout entière. Les études contemporaines sur les caractères nous ont familiarisés avec ces esprits mal unifiés qui ont les deux logiques à leur service ; et nous découvrons ici, du même coup, l’une des causes essentielles de la différence entre ces deux logiques.

1o Le raisonnement intellectuel n’a qu’un but : connaître la vérité objective. Il est une adaptation aux faits (qualités, rapports ou signes qui les représentent). Bien que dans aucun raisonnement l’élément subjectif ne puisse être absolument éliminé, il est si faible, dans les cas corrects, qu’il est pratiquement négligeable. La fonction de la raison est d’unifier, tout au moins de systématiser. Elle anéantit toute contradiction, parce que si l’adaptation à l’objet est A, elle ne peut en même temps être non-A. J’omets les cas de devenir qui ont servi de fondement à la logique des contradictoires.

2o Le raisonnement émotionnel est une adaptation aux croyances, aux désirs et aversions. Sa position est subjective. Or, l’observation montre que la vie affective, livrée à elle seule, s’accommode très bien de la pluralité des tendances et même de leur anarchie : l’unité n’est pas essentielle à sa nature et ne pénètre en elle que par la prédominance d’une passion (amour, ambition, etc.), ou par une intrusion intellectuelle qui impose l’ordre. C’est un fait d’expérience que deux désirs ou croyances, réputés contradictoires, peuvent coexister dans le même homme sans qué l’un supprime l’autre. L’instinct offensif qui s’exprime par la colère, les actes violents et sanguinaires, a sa fin propre, comme le besoin esthétique a la sienne (cas de Malatesta). Le désir du salut dans une autre vie est un but ; le désir de jouir de la vie présente est un autre ; en tant que désirs, ils ne s’excluent pas. En un mot, la logique des sentiments ne cherche que des moyens de satisfaction et de succès, sans considérer si les voies qu’elle suit sont rationnellement contradictoires. Tous les besoins, aspirations, passions qui nous font agir sont des valeurs irréductibles les unes aux autres et qui ne sont contradictoires qu’autant qu’elles ont été rationalisées, c’est-à-dire élaborées par la réflexion.

On peut objecter que quelquefois deux fins inconciliables coexistent dont l’une doit annihiler l’autre, Sans doute toutefois ceci n’est pas une contradiction logique, formelle ; c’est une opposition de fait ; une lutte entre deux forces antagonistes. Si l’une est anéantie, c’est qu’elle poursuit une fin qui viole non le principe abstrait de contradiction, lequel ne règle que les démarches de notre entendement ; mais le principe objectif, concret, des conditions d’existence qui régit la vie organique et psychique de tous les êtres.

Contraire, contradictoire sont des notions intellectuelles, étrangères à la vie affective et qu’on lui applique indûment. Nous les employons pour la commodité de notre pensée qui intellectualise tout. Nous disons que le plaisir et la douleur, sont des contraires ; c’est une simple forme de langage : comme nous avons essayé de le montrer ailleurs, ils ne sont pas contraires, mais autres.

Pour terminer, résumons les caractères principaux du raisonnement affectif en les comparant à ceux du raisonnement intellectuel,

La logique de la raison, sous sa forme correcte, est déterminée par la nature et l’ordre objectif des phénomènes, soit qu’elle constate, soit qu’elle conjecture, comme dans la découverte. Elle est constituée par des états intellectuels (perceptions, images, surtout concepts) aussi purs que possible de tout alliage émotionnel.

La logique des sentiments est déterminée par la nature subjective du raisonneur qui se propose d’établir, pour lui-même ou pour les autres, une opinion, une croyance. Son origine est dans un désir positif ou négatif qui poursuit un simulacre de preuve. Elle est constituée principalement par des « valeurs », c’est-à-dire des concepts ou jugements variables d’après les dispositions du sentiment et de la volonté. Parmi ces valeurs » la fin posée détermine le choix des unes et le rejet des autres.

Dans les cas pratiques, les seuls accessibles à la fois aux deux modes de raisonnement (pour les cas scientifiques, un seul mode est possible), la logique rationnelle procède plutôt par analyse, la logique des sentiments plutôt par synthèse.

Soit une conclusion par conjecture comme l’issue d’une maladie, d’une affaire ; le raisonnement rationnel décompose le problème en ses éléments : constitution du malade, gravité des symptômes, habileté du médecin, possibilité de soins assidus, etc. ; la conclusion finale est une somme de conclusions partielles. Pour une affaire, examen impartial, exact, complet des données ; calcul à la manière de Franklin, qui, dans les cas douteux, inscrivait chaque jour les raisons pour et contre pendant un temps suffisant, puis comparait, compensait, balançait pour faire surgir la conclusion. Soit une conclusion de fait, par exemple déterminer le caractère d’une personne : le travail intellectuel l’analyse, le résout en ses éléments, déduit, induit et, de l’ensemble des jugements partiels, extrait un jugement final.

Dans la logique des sentiments, au contraire, la conclusion est toujours déterminée d’avance, au moins virtuellement. Si le raisonnement est conjectural, elle dépend du caractère optimiste ou pessimiste, hardi ou timide, enclin à l’espoir où inquiet du raisonneur. S’il s’agit d’une appréciation, comme ci-dessus, elle dépend d’une disposition stable ou momentanée : sympathie ou antipathie, confiance ou défiance, qui détermine le jugement de valeur. La synthèse de ces valeurs par accumulation ou gradation prend l’apparence et donne l’illusion d’une démonstration. Souvent, en effet, la logique rationnelle procède de même : la conclusion est posée d’avance (un théorème, un problème mathématique qu’on suppose résolu, un principe de physique) ; le raisonnement est consacré à la vérifier ; mais la différence foncière entre les deux cas n’a pas besoin d’être signalée.

Ces généralités ne donnent qu’une connaissance très incomplète de la logique des sentiments. Quoiqu’il soit difficile de les réduire à des formes concrètes, suffisamment distinctes pour être étudiées isolément, nous l’essayerons dans le prochain chapitre.

  1. Comment la logique s’est-elle formée dans la tête de l’homme ? Certainement par l’illogisme dont le domaine à l’origine a dû être immense. Une quantité innombrable d’êtres qui déduisaient autrement que nous déduisons maintenant a dû disparaître, Cela semble de plus en plus vrai. Celui qui, par exemple, ne parvenait pas à découvrir assez souvent les similitudes pour ce qui est de la nourriture, ou pour ce qui en est des animaux ses ennemis ; celui donc qui établissait trop lentement des catégories ou était trop circonspect dans ses subsomptions, diminuait ses chances de durée plus que celui qui, pour les choses semblables, concluait immédiatement à l’égalité. Pourtant, c’est un penchant prédominant à traiter, dès l’abord, les choses semblables, comme si elles étaient égales — penchant illogique en somme, car en soi il n’y a rien d’égal — qui a le premier créé toute base de la logique. Nietzsche. Le gai savoir, liv. III, § 111.
  2. Voir notamment Palagyi, Der Streit der Psychologisten und Formalisten in der modernen Logik, Leipzig, 1001 ; Husserl, Logische Untersuchungen, Halle, 1900,
  3. Pour les détails de cette histoire voir Segond, Revue philosophique, 1902, septembre, l. LIV, p. 262 et suiv.
  4. J’indique le titre des principaux ouvrages utiles à consulter sur cette question Ehrenfeis, System der Werththeorie, 2 vol., 1897-1898, Leipzig, Reisland ; Meinong, Psychologisch-ethische Untersuchungen zur Wert-Theorie, 1804 ; Graz ; Kreibig, Psychologische Grundlegung eines Systems der Wert-Theorie, Wien, 1892 ; Eisier, Studien zur Wert-Theorie, Leipzig, 1902 ; Colin, Beiträge zur Lehre von Wertungen, ap. Zeit, f. Philos., Bd. 110, p. 120 ; Witasek, ap. Archiv f. system, Philosophie, Bd. 8, Heft 2, 1902 ; Urban, Psychological Review (mai et juillet 1901), et article Value dans le Dictionary de Baldwin ; Tarde, Logique sociale et Psychologie économique, etc.
  5. Psychologie der individuellen Differenzen, chap. x.
  6. Ainsi on a discuté si, dans le jugement de valeur, le jugements est primitif et le sentiment secondaire, ou inversement. Les Intellectualistes, notamment Meinong, soutiennent que c’est le jugement qui constitue la valeur : elle est un sentiment de plaisir, mais ce plaisir n’est reconnu comme tel que par un jugement qui par suite est la condition nécessaire d’existence de la valeur, Pour leurs adversaires, le concept de valeur est défini par le sentiment, le jugement ne fait qu’exprimer la valeur, mais ne la constitue pas.
  7. J’ai traité ailleurs (Psychologie des sentiments, 1re partie, chap. xiii ; Imagination créatrice, 3e partie, chap. 1) le sujet très obscur des abstraits émotionnels, en montrant par des exemples qu’ils sont plus qu’une simple notation intellectuelle fixée par un mot. Ce sont des extraits d’émotions analogues, antérieurement éprouvées, conservant leur caractère affectif, leur ton émotionnel, mais moins intenses, plus vagues, moins définis que les émotions originelles qu’ils résument. Dans un travail publié assez récemment (Zeitschrift für Psychologie, XXII, p. 194-217) Elsenhans arrive à la même conclusion. De prime abord, il semblerait que ces abstraits émotionnels ont leur place marquée dans le raisonnement affectif. Il n’en est rien. Si peu serrée que soit cette forme de logique, elle exige pourtant quelque enchaînement, et les sentiments ainsi généralisés y sont impropres. Les abstraits émotionnels ont leur emploi ailleurs : dans certaines formes de rêverie, dans la création esthétique, etc. Nous y reviendrons dans le chapitre iv.
  8. Tarde, Psychologie économique, l.I, p. 63 (Paris, F. Alcan).
  9. Pour plus de détails sur ces questions, dont l’examen sort de notre sujet, consulter : J. Sully, Human Mind, l.. 1, p. 460 et suiv. ;  ; Bosanquel, Logic, II, 418 et suiv. D’après ce dernier : « La distinction entre l’induction et la déduction est principalement une distinction d’aspects… L’induction est l’inférence vue du côté de l’universel. Psychologiquement, le principe. est essentiellement le même dans les deux cas : il s’agit d’atteindre un jugement-conclusion en se fondant sur un autre jugement qui en est la raison explicative.
  10. Les mots fin, finalité sont employés ici dans un sens tout empirique, comme synonyme de but, indépendamment de toute théorie transcendante sur les causes finales ; sur leur rôle réel ou supposé dans la nature inorganique et vivante. Dire que la logique affective est régie par le principe de finalité se réduit à cette constatation indiscutable que l’homme a la faculté de concevoir un but et les moyens pour l’atteindre. J’élimine donc toute hypothèse propre à la métaphysique ou à la théorie de la connaissance, entre autres celle-ci que la finalité consiste à envisager l’effet nécessaire d’une cause opérante comme étant un but qui sollicite cette cause à agir, un motif l’incitant sans cesse à renaître », — hypothèse qui aurait pour conséquence dernière l’identification des deux logiques.
  11. C’est sous ce titre que Paulhan a étudié les caractères de cette calégorie dans son livre sur Les esprits logiques et les esprits faux (Paris, F. Alcan). Il en donne d’excellents exemples, p. 330 et suiv..
  12. Logique sociale, p. 77 et suiv. (Paris, F. Alcan).
  13. Lévy-Bruhl, La morale et la science des mœurs, p. 242.