La logique des Stoïciens (Deuxième étude)

Études de philosophie ancienne et de philosophie moderneLibrairie Félix Alcan - maisons Félix Alcan et Guillaumin réunies Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 239-251).

XII

LA LOGIQUE DES STOÏCIENS

(deuxième étude)


Dans une étude intitulée La Logique des stoïciens, publiée en 1892 dans l’Archiv fur Geschichte der Philosophie[1], j’ai essayé de déterminer les caractères distinctifs de la logique stoïcienne et d’en montrer le véritable sens et la portée. Les stoïciens sont ouvertement nominalistes. Comme l’avait déjà dit Antisthène, les individus seuls existent. Il n’y a aucune place dans toute leur philosophie pour le concept, pour les genres et les espèces qui sont des choses intemporelles, c’està-dire non réelles.

Dès lors on doit s’attendre à ce que leur logique, s’ils en ont une, soit nettement différente de celle d’Aristote, fondée tout entière sur la considération des genres et des espèces. C’est, en effet, ce qui arrive, et, dès qu’on prend la peine d’examiner attentivement les documents relatifs à cette question que l’antiquité nous a laissés, on s’aperçoit que les historiens de la philosophie ou de la logique se sont trompés quand ils n’avaient vu dans la logique stoïcienne qu’une reproduction affaiblie de celle d’Aristote.

Ce n’est pas la logique de l’Organum, c’est une tout autre logique fondée sur un principe différent et animée d’un tout autre esprit, quoique tout aussi rigoureuse ou, comme il dit, apodictique, que Chrysippe a prétendu constituer.

La théorie de la définition, celle du jugement, la préférence accordée aux syllogismes hypothétiques et disjonctifs, la forme de ces raisonnements, leur réduction à cinq types principaux, sans qu’il puisse être jamais question de figures, enfin la théorie des signes indicatifs, tels sont les principaux arguments qui prouvent l’irréductibilité de la logique stoïcienne à la logique aristotélique. L’idée de la loi est substituée à l’idée d’essence, la logique tout entière est fondée sur l’idée de séquence nécessaire. Une telle conception, surtout dans un système sensualiste, implique de toute évidence un fréquent recours à l’expérience. C’est pour cette raison et quelques autres encore que j’avais cru pouvoir rapprocher la logique des stoïciens de celle de Stuart Mill.

M. O. Hamelin, dans un article publié dans l’Année philosophique (dirigée par F. Pillon, douzième année, 1901 ; Paris, 1902), a repris la question à son point de vue, et a soutenu une interprétation de la logique stoïcienne différente de celle que j’en avais proposée.

M. Hamelin ne conteste pas le nominalisme des stoïciens ; il reconnaît qu’ils ont substitué l’idée de loi à celle d’essence, et il accorde, ce qui était après tout l’objet principal de notre travail, que, dans sa forme extérieure, dans son expression, telle que la fournit la théorie du jugement et du raisonnement, la logique stoïcienne diffère profondément de la logique d’Aristote fondée sur le principe de contradiction. La différence entre l’essence et la loi n’empêche pas qu’en dernière analyse l’une et l’autre expriment la même chose, et on pourrait une fois de plus adresser aux stoïciens ce reproche, si souvent formulé par les anciens contre leur morale, d’avoir innové dans les mots plutôt que dans les choses. Par suite le rapprochement que je m’étais cru autorisé à faire entre la logique des stoïciens et celle de Stuart Mill serait tout à fait extérieur et même sans exactitude, car, si elle était empirique, cette logique perdrait son caractère de nécessité et de rationalité que les stoïciens ont eu visiblement à cœur de maintenir. Ce n’est pas de Stuart Mill, c’est plutôt de Spinoza qu’il faudrait, si l’on voulait à toute force lui trouver une analogie dans la philosophie moderne, rapprocher la logique des stoïciens.

Les arguments de M. Hamelin méritent une très sérieuse considération : en particulier il a mis en lumière, avec plus de précision et de force que personne ne l’avait fait avant lui, le caractère de rationalité et de nécessité apodictique que les stoïciens ont voulu par-dessus tout conserver à leur logique ; et, s’il était certain qu’il ne peut y avoir de nécessité et de rationalité que là où règne le principe de contradiction appliqué à des notions, il faudrait bien lui concéder que la logique des stoïciens, puisqu’elle est une logique, ne diffère pas très profondément de celle d’Aristote. Cependant, après mûr examen, il ne nous a pas semblé que la thèse de M. Hamelin fût exacte de tous points ; et comme il s’agit après tout d’une question assez importante pour l’histoire de la philosophie, on nous excusera d’y revenir encore une fois et d’essayer, malgré les difficultés qu’elle présente, d’y apporter quelque lumière.

Les textes indiqués par M. Hamelin à l’appui de son interprétation ne sont pas décisifs. Le passage de Sextus (Pyrrh., II, 101, 104) où se trouve formulée la définition du signe indicatif ou, ce qui revient à peu près au même pour les stoïciens, du signe en général, montre bien qu’entre l’antécédent et le conséquent il y a un rapport nécessaire. Il ne dit pas que ce rapport se réduise en dernière analyse à une identité, c’est seulement une séquence constante et nécessaire. On sait que c’est justement sur ce point qu’un long débat s’est élevé entre les stoïciens et les épicuriens, ces derniers admettant que le conséquent suit invariablement l’antécédent, les premiers exigeant en outre l’ἀκολουθία, c’est-à-dire l’impossibilité de poser l’un des termes sans l’autre. À la vérité, d’après un autre texte de Sextus et un autre de Plutarque indiqués également par M. Hamelin, certains stoïciens se montraient encore plus exigeants et voulaient que le lien unissant les deux termes fût ce qu’ils appelaient ἔμφασις (Pyrrh., VIII, 254 ; Plut., De εἰ ap. Delph., p. 387). Ce qui signifie que l’un et l’autre doivent être identiques, mais cette opinion nous est présentée comme ayant été défendue par quelques stoïciens, peut-être par ceux qui, harcelés par les objections des adversaires, apercevaient mieux les difficultés de la thèse stoïcienne. Nulle part il ne nous est dit que cette thèse ait été celle du Portique tout entier. Au contraire, la définition courante du signe indicatif est celle que nous venons de rappeler, et les exemples invoqués à l’appui de cette définition : Si un homme est blessé au cœur, il mourra ; Si une femme a du lait, elle a accouché (Adv. Math., VIII, 252), attestent jusqu’à l’évidence qu’il s’agit d’une séquence empirique et non d’une identité logique.

On peut soutenir sans doute que la séquence n’est vraiment nécessaire au sens absolu du mot que si elle recouvre ou implique une identité. S’il est logiquement impossible de concevoir autrement la séquence nécessaire, c’est une question sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. Pour le moment, contentons-nous de remarquer que les stoïciens ne disent expressément rien de semblable.

Mais il faut pénétrer plus avant et essayer de dégager le sens exact des formules stoïciennes. Est-il possible de parler d’identité logique dans une doctrine aussi nominaliste que l’est le stoïcisme ? M. Hamelin admet avec nous qu’en raison de leur nominalisme, les stoïciens ont complètement modifié l’appareil extérieur de leur logique ; est-il possible de croire qu’ils en soient venus là et qu’un changement de point de vue si important n’ait pas imposé une modification complète du fond aussi bien que de la forme ? Je crois bien qu’il y a contradiction à admettre, d’une part, le caractère nominaliste de la logique stoïcienne, et, d’autre part, l’identité de cette logique avec celle d’Aristote. Entre les deux points de vue il y a contradiction absolue, et Chrysippe n’était pas homme à reculer devant les conséquences qu’entraîne nécessairement la thèse nominaliste.

On peut bien, en effet, parler d’identité entre les deux termes d’une proposition ou les diverses propositions d’un raisonnement lorsqu’avec Platon et Aristote on admet que la proposition ou le raisonnement porte sur des idées, sur des genres ou des espèces entre lesquels on peut concevoir des rapports de contenance, ou de convenance, ou d’inhérence, ou, pour employer un terme plus ancien, une participation. Ce n’est pas que cette conception même ne présente des difficultés, ainsi que l’atteste le long débat soulevé par la théorie platonicienne de la participation. Ce n’est pas sans peine que cette conception s’est imposée ; mais, quoi qu’il en soit, elle a prévalu, et il est admis à titre de postulat, si l’on veut, qu’une même chose, l’idée, peut être à la fois en elle-même et hors d’elle-même, une et multiple. Mais quand on abandonne à tort ou à raison ce point de vue, quand on s’interdit de propos délibéré de spéculer sur des idées déclarées irréalisables, il en est tout autrement. La proposition et le raisonnement stoïciens portent uniquement sur des réalités, et en cela sans doute leur Logique ressemble à celle d’Aristote ; et on voit ici la différence du point de vue antique et du point de vue moderne ; il n’y a pas dans l’antiquité de Logique formelle au sens que les modernes donnent à ce mot. Mais les stoïciens se séparent tout aussitôt d’Aristote en déclarant que les réalités dont il s’agit sont des êtres individuels, et il faut savoir qu’ils refusent expressément d’admettre que deux êtres, même deux grains de blé, même deux œufs ou deux cheveux, soient assez semblables entre eux pour être indiscernables. Ce n’est plus sur ce qu’il y a de commun entre les êtres que porte le raisonnement, mais au contraire sur la différence, sur le propre, ἰδίως ποιόν, ou encore la qualité essentiellement individuelle. Dès lors, si les stoïciens sont d’accord avec eux-mêmes, s’ils ne veulent renoncer ni à leur nominalisme ni à leur réalisme, il faut bien que leur théorie logique n’implique pas des identités partielles ou totales entre les éléments soit de jugement, soit de raisonnement.

En fait, les textes prouvent jusqu’à l’évidence que ce qu’affirme uniquement la proposition, c’est, non pas que deux choses d’ailleurs différentes soient identiques, mais seulement qu’elles se suivent constamment. S’il y a ressemblance ou identité, c’est uniquement dans l’ordre de succession et non pas dans les choses elles-mêmes. C’est ainsi que l’idée de loi se substitue d’elle-même à celle d’essence, et il s’agit ici, non d’une différence de détail, mais d’une différence profonde commandée par la logique même du système.

On peut s’assurer que tel est bien le point de vue des stoïciens en se rappelant leur théorie de la définition et leur théorie de la démonstration.

La théorie de la définition qu’ils substituent à celle d’Aristote est très significative. Il ne s’agit plus ici de genre prochain et de différence spécifique ; surtout il n’est plus question d’assurer ici une hiérarchie de caractères considérés les uns comme primordiaux et en quelque sorte dominateurs, les autres comme dérivés ou subordonnés. Précisément Alexandre d’Aphrodisias, fidèle à la pensée de son maître, reproche aux stoïciens d’avoir altéré sa doctrine sur ce point.

La définition, en effet, n’est plus pour eux que l’indication des caractères propres (ἰδίου ἀπόδοσις) et, comme je l’ai déjà fait remarquer, Stuart Mill a retrouvé une conception toute semblable. On a suffisamment défini un être ou une chose quand on a énuméré les caractères, si nombreux qu’ils soient, qui la distinguent de toute autre, et ces caractères unis sont donnés comme juxtaposés les uns aux autres ; le lien qui les unit est uniquement un lien de concomitance ou de succession, c’est une relation dans le temps.

Il en est de même de la théorie du raisonnement et de celle de la démonstration. Ce qui est affirmé dans le syllogisme stoïcien, c’est que si un individu présente un certain caractère, si Socrate est homme, il présentera aussi un autre caractère, Socrate sera mortel. Ici encore il n’y a point de rapport d’inclusion ou d’exclusion entre des concepts, mais un rapport de concomitance ou de séquence entre des qualités particulières. Dira-t-on que, malgré tout, ce syllogisme, comme celui d’Aristote, est fondé sur une ressemblance, car l’humanité affirmée de Socrate dans la proposition hypothétique est la même qui est affirmée dans la proposition : or Socrate est homme, et qu’ainsi le syllogisme est fondé sur une identité partielle, qu’en fin de compte, comme dans la Logique aristotélique, il repose sur le principe de contradiction, le raisonnement revenant à dire que, ayant posé les deux prémisses, on ne peut sans se contredire ne pas poser la conclusion. Il faut bien en convenir, et c’est assurément le principe de contradiction qui est le nerf du syllogisme dans toute Logique ; mais il faut ajouter que, dans la Logique stoïcienne, l’objet propre du raisonnement n’est pas d’affirmer une ressemblance, mais de passer de cette ressemblance à une autre qui lui fait suite dans le temps.

Mais surtout, en accordant que le syllogisme est fondé sur une identité, on n’en peut dire autant de la démonstration. Un syllogisme peut être correct sans être vrai ; il n’en est plus de même de la démonstration de la proposition qui lui sert de point de départ. Ce que les stoïciens appellent le signe n’est pas, comme dans le syllogisme classique, une identité, mais une séquence. Or, c’est là l’essentiel, c’est ce qui fait toute la force de la démonstration.

S’il en est ainsi, il semble bien que la définition et la démonstration reposent en dernière analyse sur l’expérience ; car l’expérience seule peut nous apprendre que des qualités d’ailleurs distinctes s’accompagnent ou se suivent dans le temps. C’est ainsi que Stuart Mill fait reposer sa théorie de la définition et par suite toute sa logique sur les données sensibles. Du nominalisme à l’empirisme la transition est facile et peut-être nécessaire. C’est aussi ce qu’avaient fait avant Mill les épicuriens, sensualistes et nominalistes comme les stoïciens, et nous savons que, sur ce point, une longue et subtile controverse s’était établie entre eux et les continuateurs de Chrysippe. Cependant les stoïciens sont et veulent être rationalistes. L’esprit de leur Logique tout entière, leurs affirmations réitérées, leur polémique avec les épicuriens ne laissent aucun doute sur ce point, et M. Hamelin a eu raison d’y insister. Entre l’antécédent et le conséquent il y a un rapport, non seulement de succession, mais de succession nécessaire, et cette nécessité, c’est la raison qui en est juge. La liaison est à la fois nécessaire et rationnelle, nécessaire parce que rationnelle. C’est ce qu’on voit très clairement dans leurs polémiques avec les disciples d’Épicure.

Comment comprendre cette nécessité intelligible qui est le trait prédominant de la Logique stoïcienne ?

Il semble bien qu’elle ne puisse s’expliquer que par une identité entre les deux termes rapprochés. Si c’est la raison qui prononce a priori sur la nécessité, ne faut-il pas que ce soit parce qu’elle fait une analyse, parce qu’elle reconnaît les deux termes comme s’impliquant l’un l’autre, ou identifiés l’un à l’autre. Sans doute notre intelligence imparfaite n’aperçoit pas directement cette identité, mais une intelligence plus puissante l’apercevrait et notre esprit qui la devine prend sur lui de l’affirmer.

Peut-être les stoïciens ont-ils eu tort de ne pas aller jusque-là. Peut-être peut-on les accuser de n’avoir pas été jusqu’au bout de leur principe. Mais je crois bien qu’ils auraient récusé cette interprétation, et il faut convenir qu’ils avaient pour cela un motif assez sérieux, c’est qu’elle est incompatible avec leur nominalisme. Ils n’auraient pu y souscrire en effet, comme on l’a vu, qu’en admettant des rapports d’inclusion ou d’exclusion entre des idées ou des concepts, et c’est précisément ce qu’ils n’ont pas voulu faire.

Il faut donc, si l’on veut pénétrer le vrai sens de la doctrine, pousser les recherches un peu plus loin et voir s’il n’y aurait pas un moyen de concilier le nominalisme des stoïciens avec leur rationalisme. Il y a peut-être un moyen de comprendre la nécessité inintelligible ou rationnelle sans faire appel à l’analyse, et si on parvient à résoudre cette question, il s’en présentera tout aussitôt une seconde : comment et dans quels cas cette nécessité que notre esprit devine plutôt qu’il ne l’aperçoit est-elle légitimement affirmée ? Telles sont les deux difficultés les plus graves que présente l’interprétation de la logique stoïcienne.

À côté de la nécessité logique on peut en concevoir une autre qu’on appellera, si l’on veut, avec Leibniz, hypothétique. Cette nécessité n’est pas moins rigoureuse en fait que la première, puisque, l’antécédent étant donné, le conséquent arrive infailliblement.

Elle n’est pas non plus moins intelligible ou moins rationnelle, si du moins on admet que la liaison entre l’antécédent et le conséquent a été établie en vue du plus grand bien, soit par une volonté transcendante comme celle de Dieu, soit par une intelligence immanente. Si notre raison faible et bornée a besoin de recourir à l’expérience pour la connaître, une intelligence plus puissante et même la nôtre, lorsqu’elle est arrivée à la vraie science, la comprend directement. Et lorsque nous dépassons les données incomplètes de l’expérience, lorsque nous anticipons sur l’expérience future, c’est en quelque sorte parce que nous pressentons la sagesse qui a disposé toutes choses en vue de fins et que nous avons confiance en elle. Sur ce fondement rien n’empêche d’établir une logique rigoureuse et rationnelle ; elle reposera à la fois, pour parler le langage de Leibniz, sur le principe de contradiction et le principe de raison suffisante.

On peut s’assurer que telle a bien été la conception stoïcienne de la nécessité, si on considère la doctrine de Chrysippe sur les possibles. Rappelons seulement sa controverse avec Diodore de Mégare, telle qu’elle est rapportée dans le De Fato de Cicéron.

Selon Diodore, il n’y a de possible que ce qui est arrivé ou arrivera. Selon Chrysippe, il y a des possibles qui auraient pu se réaliser et ne se réaliseront jamais. Entre ces derniers et ces premiers il faut bien qu’une volonté ou une intelligence ait fait un choix, et ce choix ne peut être fondé que sur la considération du bien. C’est la différence du fatalisme et du déterminisme. Diodore était un logicien qui se réclamait uniquement du principe de contradiction et n’avait égard qu’à la nécessité abstraite, Chrysippe appliquait à sa manière le principe de raison suffisante, et son déterminisme était lié à son optimisme. Cette parenté entre le stoïcisme et la doctrine de Leibniz a été reconnue par Leibnitz lui-même de la façon la plus expresse, notamment en divers passages de sa Théodicée.

Dès lors, si l’on veut chercher des ressemblances entre la Logique des stoïciens et celle des modernes, ce n’est pas, comme le veut M. Hamelin, chez Spinosa, c’est chez Leibniz qu’on trouvera les analogies les plus importantes. On peut même dire qu’entre la conception de Spinoza et celle des stoïciens il y a une opposition radicale : c’est Spinoza, en effet, qui prend parti pour la nécessité absolue, celle que Leibniz appelle métaphysique, par opposition à la nécessité hypothétique ou morale. Leibniz a signalé lui-même la différence qui le sépare sur ce point de Hobbes et de Spinoza. On s’assurera qu’il ne s’agit pas ici d’une divergence sans importance, si l’on considère qu’il n’y avait rien à quoi Spinoza fût plus opposé que la conception de la nécessité telle qu’elle apparaît chez Leibniz.

Déjà Descartes avait reproché aux anciens d’assujettir la volonté des dieux au Styx. Spinoza, dans le deuxième scolie de la proposition 33, partie 1, écarte comme la plus fausse de toutes la doctrine qui place le bien au sommet des choses et y subordonne la volonté même et l’intelligence de Dieu. Il est si éloigné de cette conception qu’il préférerait encore, quoiqu’il la juge inacceptable, la théorie cartésienne de la volonté arbitraire de Dieu. Par une interversion des rôles qui nous paraît étrange, mais qui s’explique très clairement, c’est Spinoza qui reproche aux philosophes de l’école de Leibniz de tout soumettre à la nécessité, et c’est lui qui prend contre eux la défense de sa liberté. Il est vrai que cette dernière consiste, suivant lui, dans le développement nécessaire et déterminable more geometrico des attributs et des modes de la substance éternelle.

Quoi qu’il en soit, il reste à savoir dans quel cas et à quelles conditions l’esprit humain est en droit d’affirmer une liaison nécessaire entre deux choses conçues d’ailleurs comme distinctes l’une de l’autre. Ici il faut bien recourir à l’expérience, car il est clair que la raison ne peut se prononcer arbitrairement. On s’attendrait à rencontrer ce que les modernes appellent une théorie de l’induction, qui serait le complément indispensable de la Logique stoïcienne. Cependant nous ne trouvons rien de pareil. Il semble que, pressés de questions embarrassantes sur ce point délicat, les stoïciens se soient bornés à dire et à répéter que le signe indicatif diffère du signe commémoratif par la nécessité du lien qu’il affirme entre l’antécédent et le conséquent, que cette nécessité est connue par la raison, et qu’ils se soient refusés à s’expliquer davantage. Natorp, exposant la polémique des stoïciens, demande : « D’où les stoïciens savent-ils qu’il y a un lien nécessaire entre l’humanité et la mortalité ? » et il répond : « Peut-être parce que le stoïcisme l’exige ainsi ».

Il faut convenir qu’il y a ici dans la logique stoïcienne une véritable lacune. Toutefois il paraît impossible qu’une question de cette importance ait entièrement échappé à l’attention d’un logicien tel que Chrysippe. Si elle ne trouve pas dans son système une solution expresse, c’est peut-être parce qu’elle est implicitement résolue ou encore parce que la question est autrement posée.

On n’a peut-être pas assez pris garde, dans les interprétations qu’on nous a données de la logique stoïcienne, à la théorie de la πρόληψις ou anticipation. Que les notions générales, expressions verbales et en elles-mêmes irréelles des liens qui existent entre les êtres de la nature, viennent uniquement de l’expérience, c’est ce qui est hors de doute. Elles sont, suivant la définition consacrée par Diogène Laërce, des souvenirs de phénomènes antérieurs souvent donnés ensemble. Sur ce point la définition stoïcienne ne diffère pas de celle d’Épicure ; mais en même temps il nous est dit que la πρόληψις est un critérium de la vérité. C’est la formule même de Chrysippe, et ces termes montrent que les stoïciens la considéraient comme aussi infaillible que la sensation elle-même ou la représentation compréhensive. Or cela signifie sans aucun doute que les rapports impliqués entre les divers éléments d’une notion générale existent réellement dans les choses ; les notions sont les copies fidèles et rigoureusement exactes des choses existantes. Lors donc que, pour les appliquer à un cas particulier, notre pensée réfléchit, les décompose et les analyse, elle ne fait autre chose que développer ce qui y est implicitement contenu. Si nous savons avec certitude qu’il y a un lien nécessaire entre la cicatrice et la blessure, c’est l’expérience seule qui nous l’a appris. Rien ici ne ressemble à l’innéité ou à ce que les modernes appellent synthèse a priori, et il ne s’agit pas davantage d’une analyse a priori. Elle n’en a que l’apparence, ou du moins c’est l’analyse d’une synthèse qui a été faite une première fois a posteriori.

En un sens cependant il y a dans ce mode de connaissance quelque chose de rationnel.

Si les προλήψεις sont un critérium infaillible, c’est qu’elles ont été fournies sans réflexion et sans art. Elles sont l’œuvre de la nature ou, ce qui revient au même, de la raison qui gouverne les choses, et c’est précisément parce que l’examen, la critique n’y sont pour rien, qu’elles méritent toute notre confiance. Dès lors rien d’étonnant à ce que les produits de cette raison spontanée nous représentent la réalité elle-même ; en analysant les concepts que l’expérience a formés, notre raison ne fait autre chose que se retrouver elle-même, elle reprend en quelque sorte son bien, et quand elle affirme dans un cas particulier la nécessité du lien qui fait joindre l’antécédent au conséquent, elle se place en quelque sorte dans l’absolu, elle parle au nom de la Raison universelle.

Ici l’empirisme et le rationalisme se confondent en quelque manière, l’expérience n’est pas autre chose qu’un premier acte, une première manifestation de la Raison.

Notons ici un trait curieux et très particulier de la Logique stoïcienne. Si la πρόληψις est infaillible, c’est précisément parce qu’elle est l’œuvre spontanée de la Nature, elle se forme en nous sans notre participation. En d’autres termes, une théorie de l’induction telle que la conçoivent les modernes, serait non seulement superflue, mais même contraire à l’esprit du système.

Les épicuriens, qui n’ont pas dans la nature la même confiance superstitieuse que les stoïciens, et qui ne peuvent la charger de leur expliquer tout ce qui les embarrasse, se placeront, du moins ceux de la nouvelle génération, à un point de vue tout opposé. Ils comprendront qu’avant de passer du semblable au semblable il faut s’assurer, par de nombreuses et patientes observations et par de véritables expérimentations, que les ressemblances affirmées entre plusieurs choses ne sont pas accidentelles, mais essentielles.

C’est par là qu’ils seront avant les nouveaux sceptiques les véritables initiateurs de la méthode expérimentale et les précurseurs de Bacon et de Stuart Mill.

Les stoïciens, au contraire, tournent le dos à la science moderne. Pour parler le langage de Bacon, l’ experientia literata leur paraît suspecte parce qu’elle substitue le travail de l’homme à celui de la nature. Pour eux le critérium de la vérité, c’est l’induction per enumerationem simplicem.

On le voit, à aller au fond des choses, la Logique stoïcienne diffère profondément de celle de Stuart Mill. Il n’en est pas moins vrai qu’elle lui ressemble par son nominalisme et par ce qu’elle contient d’empirisme, par sa théorie de la définition, par l’esprit, sinon par la lettre, de sa théorie du raisonnement ; mais je ne fais point difficulté d’avouer que les différences sont beaucoup plus essentielles que les ressemblances. Sans aucun doute les stoïciens se rangent du côté des rationalistes ; mais ce n’est pas avec Spinoza, encore moins avec les idéalistes hégéliens, qu’ils présentent le plus d’analogie. Rien n’est plus éloigné de Spinoza que leur conception finaliste et optimiste. Si l’on veut à toute force leur trouver des analogies avec la philosophie moderne, c’est de Leibniz qu’il faut les rapprocher, et l’auteur de la Théodicée, comme nous l’avons vu, a signalé lui-même les ressemblances profondes entre sa doctrine et celle de Chrysippe et des vieux stoïciens.

  1. C’est l’étude précédente.