La guerre des dieux, poème en dix chants (éd, 1808)/10

Chez Debray, Libraire, au Grand-Buffon (p. 206-230).

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CHANT DIXIÈME.


Combat général. Bravoure de St. Joseph. Épouvante et fuite de Jésus-Christ. Sac du Paradis. Situation très-critique de la Vierge et de la Trinité. Arrivée de Saint Priape, et triomphe du christianisme. Épilogue, fin du monde, et fin du poème.


Divin pigeon, ma piété tremblante
Se plaint à vous de vos propres bienfaits.
Pourquoi toujours à mes pinceaux discrets
Présentez-vous quelque image galante !
Je l’ai quitté ce pays des amours,
Pays charmant, malgré tous ses orages,
Pays des fous envié par les sages,
Où j’ai perdu la moitié de mes jours.
Il part ainsi l’homme qu’un sort contraire
Force à voguer vers un autre hémisphère,
Un vent léger que le nord a produit
Vient arrondir la voile déployée ;

La mer écume et la terre qui fuit
À l’horizon semble déjà noyée ;
En soupirant il lève encor sa main
Pour saluer le rivage lointain,
Et gardera dans son ame attendrie
Un doux regret pour la douce patrie.
Au seul repos je restreins mon bonheur.
Voudriez-vous réveiller dans mon cœur
Des souvenirs que ma raison redoute ?
Voudriez-vous me tenter ? Non, sans doute :
Dictez-moi donc de plus sages accords ;
Laissons en paix les vestales chrétiennes ;
Et, pardonnant à leurs saintes fredaines,
Du sombre Odin repoussons les efforts.
Notre avant-garde occupait la frontière,
Et du matin récitait la prière,
Quand les païens lui tombent sur les bras.
À leur retour on ne s’attendait pas.
Chacun pourtant fait bonne contenance ;
Au pas de charge, on s’ébranle, on avance ;
Mais à l’aspect de ces fiers ennemis,
De ces géans que le nord a vomis,

Aux longs sourcils, à l’œil creux et sauvage,
Nés dans les bois, durcis par les hivers,
Et d’acier brut grossièrement couverts,
Nos gens en vain rappelaient leur courage.
Surpris, tremblans, et pâles de terreur,
Ils se disaient : Allons, n’ayons pas peur.
Bientôt après on fuit à toutes jambes,
Jamais poltrons ne furent plus ingambes.
De notre armée ils rejoignent le gros,
Font volte-face, et semblent des héros.
Le grand Michel sourit de leur vaillance ;
Odin arrive, et l’action commence.
Or, dites-nous, esprit inspirateur,
Qui le premier sut renverser son homme,
Ce fut Joseph. Pourquoi rire, lecteur ?
Ce fut Joseph lui-même, et voici comme.
On le voyait, de son rabot armé,
Sortir des rangs, montrer son poing fermé,
Puis sur ses pas reculer au plus vite.
Un Scandinave à la fin irrité
De son audace et de sa lâcheté,
Sur le pauvret court et se précipite.

Le bon Joseph s’était apparemment
Laissé conter, et croyait fermement
Que l’on échappe à l’ours le plus farouche
Lorsque par terre à plat ventre on se couche :
Il s’y jeta, disant ce fameux han
Qui n’est qu’à lui, qu’on a mis en bouteille,
Et dont l’église honore la merveille.
L’autre emporté par son rapide élan,
Du pied le heurte, et trébuche, et culbute
Dix pas plus loin : Joseph pendant sa chûte
Se relevant, sur lui fond aussitôt,
Et sur ses reins promène le rabot.
L’ange Uriel dont la voix l’encourage,
S’écrie alors : « Ce début glorieux
De la victoire est pour nous le présage.
Marchons, chrétiens, exterminons ces dieux. »
Il marche donc et sur sa tête altière
L’Olympien lance un foudre vengeur.
Ce foudre est vieux ; de sa flamme première,
À peine il reste une faible chaleur ;
Mais cependant divine est sa nature ;
Mais il partait d’une main ferme et sûre ;

Mais il est lourd ; et s’il ne brûle pas,
Il peut du moins casser têtes et bras.
L’ange étendu sur la céleste arène
Sans mouvement, sans pouls, et sans haleine,
À l’hôpital fut soudain emporté.
Cet incident, ici-bas ordinaire,
Des fanfarons rabattit la fierté.
Un oremus leur semble nécessaire ;
Et Raphaël s’écrie avec humeur :
« Vous faites bien d’invoquer le Seigneur ;
Mais le Seigneur, qui vous croyait plus braves,
Vous répondra ; Païens et Scandinaves
Seront vaincus, si vous avez du cœur. »
Comme il parlait, un second foudre arrive ;
Ses yeux il rase et de clarté les prive.
Voilà nos gens qui tremblent derechef.
Quelqu’un alors leur dit : « La chose est triste,
Mais un moment nous rendra notre chef.
Vous savez tous qu’il est bon oculiste. »
À l’aile droite on se défendait mieux.
De Gabriel la bravoure tranquille
Y soutenait un combat difficile.

Thor sur son char se dresse furieux,
Et fait voler sa massue invincible :
L’Ange l’évite en inclinant son front ;
Elle revient ; mais notre Ange est plus prompt :
Son bras nerveux décharge un coup terrible
Sur l’un des boucs au timon attelés.
Le feu jaillit de sa corne divine ;
Saisi d’effroi, de douleur il piétine,
Heurte le char dans ses bonds redoublés.
Se jette à gauche, et toussant à voix forte,
Son compagnon et son maître il emporte.
Le loup Fenris, l’aigle de Jupiter,
Dans ce combat d’éternelle mémoire
À nos dépens se couvrirent de gloire.
L’un dévorait. L’autre plane dans l’air ;
De tems en tems il fond comme un éclair
Sur nos héros ; son adresse est extrême,
Et vainement on voudrait regimber ;
Puis il remonte, et laisse retomber
Sur chaque tête, à l’endroit du baptême,
Les casques lourds qu’il enleva lui-même.
Sur leurs coursiers les trois filles d’Odin

D’une aile à l’autre allaient avec vitesse,
Caracolant et combattant sans cesse.
Malheur à ceux qui barrent leur chemin !
Les lances d’or à dix pas les renversent.
Les bataillons sous leurs pas se dispersent.
Mais Gabriel de loin s’offre à leurs yeux :
Tranquille et fier, beau, brillant, radieux,
Cet ennemi leur paraît digne d’elles.
Un triple coup frappe son bouclier ;
Un autre suit ; de l’élastique acier,
Qui retentit, sortent mille étincelles.
L’Ange étonné recule quelques pas,
En souriant remarque leurs appas,
Et dit ensuite : « Avec trop d’avantage
Vous m’attaquez, et de votre courage
En ce moment d’autres pourraient douter.
Sur ces chevaux vous n’avez rien à craindre ;
Je suis à pied, je ne peux vous atteindre.
À vos efforts si je sais résister,
Que dira-t-on ? que devient votre gloire ?
Si vos coursiers vous donnent la victoire,
Un tel triomphe a-t-il de quoi flatter ?

Voyons pourtant, et gardez-vous de croire
Qu’ici je tremble : on ne refuse pas
D’être battu par d’aussi jolis bras. »
Non, attendez, et nous allons descendre,
Dit Gondula, sensible à ce propos.
Et les trois sœurs sautent de leurs chevaux ;
Et Gabriel songeait à se défendre,
Mais tout-à-coup il s’arrête et reprend :
« Ce sacrifice, entre nous, n’est pas grand.
Je n’ai sur moi qu’une robe très-fine ;
Un dur acier couvre votre beau corps.
Pourquoi gêner cette taille divine ?
Dégagez-la, nous combattrons alors. »
Ces mots adroits qu’il prononce avec grace,
Et dont le sens est écrit dans ses yeux,
Font beaucoup rire et n’en valent que mieux :
La grace est tout, avec elle tout passe.
« Il a raison, dit la vive Rista. »
On rit encore, et l’armure on ôta.
Quel doux moment ! la transparente gaze
Laisse admirer à l’Ange connaisseur
De mille attraits la forme et la blancheur.

Muet, l’œil fixe, il semblait en extase.
Filles d’Odin redoutez ce lutteur.
« Mais allons donc, et mettez-vous en garde,
Dit Gondula d’un air malin et doux. »
L’Ange répond : « Dès lors qu’on vous regarde,
Il faut céder, la victoire est à vous.
Comment peut-on lever sur tous ces charmes
Un fer tranchant, les blesser, les meurtrir,
Lorsqu’on voudrait de baisers les couvrir ?
Point de combat, ou prenons d’autres armes ;
Luttons plutôt. » Nouvel étonnement,
Nouveaux coups d’œil, nouveaux éclats de rire ;
Et Gondula répète : « Il est charmant,
À sa demande il faudra bien souscrire.
Je veux le vaincre ; il n’importe comment. »


Gabriel & Gondule.


À l’aile droite à lutter on s’apprête ;
À l’aile gauche on criait au secours ;
Et vers le centre on se battait toujours.
Le grand Michel avait Odin en tête,
Et résistait ; c’est tout dire en deux mots.
Ce général monte un coursier rapide.
Son fier maintien, son courage intrépide

De ses soldats font presque des héros.
Odin frémit de honte et de colère ;
Et, brandissant un long épieu pointu,
Qui lui paraît une paille légère,
Sur son rival il fond comme un tonnerre
Dont le fracas au loin est entendu.
L’Ange s’incline, et l’arme meurtrière,
De son beau casque emportant le cimier,
Frappe à l’épaule un innocent guerrier,
Qui par malheur se trouvait là derrière :
C’est saint Thomas. Sur le parquet d’azur,
Le ventre en l’air, ce vénérable apôtre
Tombe aussitôt, disant : Il est bien dur
Dans un combat de payer pour un autre !
Au même instant le redoutable Odin
Tire son glaive ; et Michel qu’il menace,
D’un coup heureux entamant sa cuirasse,
De sa peau dure écorche le chagrin.
Le dieu sourit, et sa riposte est prête,
Si rudement tomba l’acier fatal,
Qu’il pourfendit et le casque et la tête,
Le cavalier, la selle et le cheval.

Les deux moitiés séparément tombèrent ;
Les deux moitiés soudain se rajustèrent ;
Mais la douleur fait succomber Michel,
Et d’un pas faible il rejoint Raphaël.
Quel contre-tems ! sa chûte et sa retraite
De ses soldats annonçaient la défaite.
Pour s’échapper chacun formait son plan.
Sauve qui peut ! crie alors un quidam.
Tous le pouvaient ; la déroute est complète.
Du paradis observant tout cela
Le saint Trio craignait pour son empire.
« Va, dit soudain le vénérable Sire,
Cours, mon cher fils, et prends ces foudres-là. »
En rechignant Jésus prit le tonnerre,
Et dépouilla d’un mouton débonnaire
Les traits heureux. Sur ses membres bénis
De blanc linon il déploie un surplis ;
Son cou divin s’entoure d’une étole ;
Il élargit sa brillante auréole,
Grossit sa voix, raffermit son maintien,
Marche à grands pas ; bref, il était très-bien.
Ce nouveau chef qui doit être invincible,

Rends aux chrétiens l’espoir et la valeur ;
Le plus poltron se croit déjà vainqueur.
Jésus, armé de la foudre terrible,
Tourne la tête, et la lance au hasard ;
Soudain Heimdall est couché sur l’arène.
Ce premier coup l’anime ; un autre part ;
Du grand Odin il brise l’étendard,
Et de héros renverse une douzaine.
Le dieu piqué se retourne vers Thor :
« Cours ; et punis cet abbé téméraire.
Son père ici ne s’offre pas encor ;
Fils contre fils, tu vaincras, je l’espère.
Entre les mains je remets mon tonnerre. »
Le vaillant Thor de plaisir transporté,
Vole au combat ; et d’un autre côté
L’on voit aussi Jupiter qui s’avance.
Des attributs de leur triple puissance
Ces fiers rivaux s’entourent à la fois.
Les vents fougueux accourent à leur voix ;
De toutes parts s’assemblent les nuages,
Les tourbillons précurseurs des orages,

Et les frimas enfans des noirs hivers.
En même tems se heurtent dans les airs
Le chaud, le froid, et le sec, et l’humide,
La blanche neige, et la grêle rapide,
Les flots de pluie, et le givre perçant,
L’obscurité, l’éclair éblouissant,
Les feux follets errans dans l’atmosphère,
Et les éclats de ce triple tonnerre
Que prolongeait l’écho retentissant.
L’homme étonné d’un désordre semblable,
Se cache et dit : il fait un tems du diable.
Jésus alors certain de son pouvoir,
Se croit vainqueur, et dans ce doux espoir,
Par un sourire aux païens il insulte.
Mais au milieu de cet affreux tumulte,
Qui dans le ciel ramenait le cahos,
Sur lui soudain fondent ses deux rivaux ;
Et déjà même aux foudres insensible,
L’Olympien, impétueux, terrible,
Tendait le bras pour le prendre au collet :
Notre sauveur à ce geste frissonne ;

Son front pâlit, la force l’abandonne ;
Il fuit : que dis-je ? en fuyant il volait.
Près de son père il retourne au plus vîte ;
Et reprenant sa forme favorite,
Triste, honteux, de chagrin il bêlait.
Lorsque son Dieu prend la fuite, sans doute
L’homme chétif a droit d’en faire autant.
Gabriel seul aurait pu d’un instant
De nos soldats retarder la déroute ;
Mais autre part on a su l’arrêter.
Vous occupiez le plus beau de nos Anges,
Filles d’Odin ; et sans vous en douter,
En l’occupant vous battiez nos phalanges.
Tout fuit, tout cède au vainqueur courroucé.
D’un saut rapide il franchit le fossé
Que fraîchement avait creusé la crainte ;
Du paradis il inonde l’enceinte ;
Le sanctuaire est aussitôt forcé.
Ô honte ! ô crime ! on rosse les Puissances,
On jette à bas six mille Intelligences
Qui figuraient dans les processions,

De leurs gradins les Trônes on renverse,
On foule aux pieds les Dominations,
Et des Vertus le troupeau se disperse.
Du saint Trio les gardes résistaient ;
Et d’une main tenant la balustrade,
Par de grands coups de l’autre ils écartaient
Les insolens qui tentaient l’escalade.
Mais l’on empoigne et l’on jette à leurs nez,
Devinez quoi ! les têtes chérubines
Aux frais mentons, aux lèvres purpurines,
Que dans un coin trouvent ces forcenés.
La garde fuit, à l’autel on fait brèche,
Et l’on arrive à ces esprits divins
Qui jour et nuit brûlent sur leur bobèche :
Dessus l’on souffle, adieu les Séraphins.
En attendant, lecteur, qu’on les rallume,
L’aigle s’abat sur le tendre pigeon
Qui s’enfuyait, le grippe sans façon,
Et dans les airs il fait voler sa plume.
Le Saint-Esprit, qui m’inspire, prétend
Qu’il eut grand’peur dans ce critique instant.

Le loup Fenris du beau mouton s’empare.
Assez souvent tu te laisses croquer,
Criait le monstre ; et sous sa dent barbare
Les os divins commençaient à craquer.
Il faut tout dire. Odin, qui sur son siége
Voyait la Vierge immobile de peur,
Vers elle étend une main sacrilége,
Jure par F, et pour comble d’horreur
Il ajoutait : « C’est le droit du vainqueur ;
Et vous cachez en vain, belle Marie,
Ce que vos Saints nomment l’ignominie. »


Odin et la Vierge.


Voici bien pis. Le père, en pâlissant,
Pour s’échapper de son trône descend ;
Mais Jupiter l’arrêtant par la manche,
Saisit de plus sa barbe longue et blanche.
« N’arrachez pas ! n’arrachez pas, morbleu !
Dit le Pater. Écoutez, je tiens peu
À mon autel, à l’encens qu’on me donne,
Et sans regret je vous les abandonne ;
Mais laissez-moi ma barbe, au nom de Dieu ! »
L’autre sourit, et d’un effort coupable,

Il secouait ce menton adorable.
À cet excès d’abomination,
Complète fut la désolation.
Tous les chrétiens prosternés en silence,
À demi-morts, attendaient leur sentence.
Mais un bravo mille fois répété
Se fait entendre ; on voit soudain paraître
Un animal que l’on croit reconnaître,
Coiffé d’un froc, de laine empaqueté,
Les reins serrés d’une blanche ficelle,
Montant à pic vers la voûte éternelle,
Et dans les airs par six Anges porté :
C’était Priape, il dit d’une voix forte :
« Paix-là, faquins ! à quoi bon ces combats ?
Ici l’on plaide, et l’on juge là-bas.
L’homme a jugé ; bien ou mal, il n’importe.
De Constantin voici l’édit fatal.
Dès aujourd’hui, païens, on vous supprime.
Cédez l’Olympe à cet heureux rival,
De tous vos droits héritier légitime.
N’en croyez point au reste mon rapport ;

Baissez les yeux, et voyez votre sort. »
Il n’avait pas menti ; sur notre terre
S’exécutait la sentence sévère.
En ce moment de ces pauvres païens
On renversait les temples, les statues :
Au préalable on confisquait leurs biens ;
On insultait leurs prêtres dans les rues ;
Et ce seul cri retentissait dans l’air :
Vive la croix ! au diable Jupiter !
À l’évidence il fallait bien se rendre.
Le dieu du nord, l’aigle et le loup Fenris,
Au même instant lâchent ce qu’ils ont pris,
Ce qu’ils serraient. Odin, sans plus attendre,
En les sifflant rappelle ses soldats,
Et fier encor marche vers ses états.
La forte main, cette main si coupable
Qui secouait le menton du Seigneur,
Du moindre effort tout-à-coup incapable,
Mollit, et s’ouvre, et tombe avec langueur.
Des autres dieux semblable est l’aventure :
Paralysés, faibles, et tremblans et doux,

Sans résistance, et même sans murmure,
Sur le Parnasse ils dégringolent tous.
Ainsi finit cette guerre funeste.
Elle avait mis nos bons Saints sur les dents.
La paix revint au Charenton céleste,
Et les mortels disaient : il fait beau tems.


FIN DU DIXIÈME ET DERNIER CHANT.

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ÉPILOGUE.


Mon cœur est pur, et ma bouche est sincère.
En vérité, frères, en vérité,
Ce qu’on m’a dit je vous l’ai répété.
Or maintenant qu’au-dessus du tonnerre
J’ai fait asseoir nos Saintes et nos Saints,
Du Paradis je quitte les gradins,
Et satisfait, je descends sur la terre.
Qu’y vois-je ? ô crime ! ô désolation !
Fille du ciel, romaine Sulamite,
Toi, du Français l’antique favorite,
Il te repousse ; et la confusion
Règne aujourd’hui dans la triste Sion.
Tout est changé : tes rivales impies,
D’un long exil brusquement affranchies,
Auprès du tien élèvent leur autel.
Que dis-je ? hélas ! leur encens criminel
Insolemment parfume tes églises,
Que des ingrats au partage ont soumises.
Tu ne peux plus promener dans Paris

Ta riche croix, tes bannières pesantes,
De tes Stentors les voix retentissantes,
Tes encensoirs, tes choristes fleuris,
Ta mitre d’or et tes mains bénissantes.
On a dans l’ombre exilé ton soleil,
On a brisé de tes cloches fidelles
L’airain sacré si fatal au sommeil,
Tes gros serpens et tes aigres crecelles.
Les tems prédits sont pour nous arrivés,
Voici la fin de ce coupable monde ;
De l’Antechrist la malice profonde
Des justes même a fait des réprouvés.
Pour égarer la française sagesse,
Ce monstre adroit prend de la liberté
Le nom chéri, la voix enchanteresse,
Les traits, le geste, et la mâle beauté.
Sans peine alors il séduit, il entraîne.
Par lui l’Europe a soulevé sa chaîne.
De nos couvens il brise les verroux.
On voit du Christ les amantes pudiques,
De cet hymen rompant les nœuds mystiques,
Leur préférer de palpables époux.

De nos autels le coupable ministre,
Laissant du deuil le vêtement sinistre,
Ose former un profane lien :
Il devient homme, et père, et citoyen.
On a permis à cette infortunée,
Que tourmentait un maître impérieux,
De renoncer à ce joug odieux,
Et de chercher un plus doux hyménée.
Mais l’heure approche, ô mortels corrompus !
Par ces forfaits, dont frémit la nature,
Race d’Adam, tu combles la mesure :
Tu vas périr, tu péris, tu n’es plus.
Ainsi finit l’humaine impertinence.
Quel calme alors ! quel vaste et beau silence !
Mais tout-à-coup un Ange dans les airs
Fait retentir la trompette éclatante.
Ce son terrible ébranle l’Univers,
Dans les tombeaux il porte l’épouvante.
« Morts levez-vous ! » À ces mots chacun d’eux
Se dégageant du linceul qui le presse,
Montre à demi son visage terreux,
En clignotant au jour ouvre les yeux,

Étend les bras, et sur ses pieds se dresse.
Mais quelques-uns, du sommeil amoureux,
Ou devinant leur prochaine sentence,
Dans leur réveil mettent plus d’indolence.
L’Ange leur crie : « Allons donc, paresseux !
À vos tombeaux vous preniez goût, je pense. »
Voici leur juge : ô spectacle effrayant !
Dans un orage ainsi l’on voit la foudre
Avec l’éclair partir de l’orient,
Et tout-à-coup embraser l’occident.
« Eh bien : tonnez, réduisez-nous en poudre,
Disent alors les pécheurs. » Vain désir !
On peut revivre, on ne peut remourir.
« Puisqu’on refuse à nos veux le tonnerre,
Ajoutent-ils, ouvre tes flancs, ô terre !
Etna, Vésuve, Alpes, tombez sur nous ! »
Mais pour si peu vous n’en serez pas quittes ;
Un tel chapeau sur vos têtes proscrites
Serait encore un supplice trop doux.
Un morne effroi saisit le juste même ;
Le cœur lui bat : mais l’arbitre suprême
Parle en ces mots : Innocentes brebis,

Qui du salut prîtes la route étroite,
Venez enfin, placez-vous à ma droite ;
Séparez-vous des boucs ; je les maudis.
À cette voix, chaque brebis docile
Fait ses adieux, vers la droite elle file,
Et nous bêlons un cantique à Jésus.
Tout en bêlant, je compte des élus
Le petit nombre : ô sagesse ineffable !
Hélas ! des boucs la foule est innombrable.
Mais quel fracas ! quelle confusion !
Du mouvement et de l’attraction
La loi n’est plus ; nos fidelles planètes,
Notre soleil si fixe jusqu’alors,
Et notre lune, et nos folles comètes,
Et Sirius, et ces immenses corps,
Ces millions de mondes et d’étoiles,
Qui de la nuit enrichissent les voiles,
Par la tangente aussitôt s’échappant,
À droite, à gauche, à grand bruit se heurtant,
Viennent du Christ seconder la colère,
Et s’abîmer sur notre pauvre terre.
Vaincu trop tard, l’incrédule docteur,

Qui n’avait pas calculé ce miracle,
Blême et tremblant, contemple avec stupeur
De l’univers l’effroyable débacle.
Moi qui, plus sage, ai cru sans examen,
Au ciel je monte en frissonnant encore ;
J’entre, et tandis qu’auprès d’Éléonore
Je suis assis dans le céleste Éden,
L’enfer reçoit nos soldats téméraires
Qui de Jésus houspillent les vicaires,
Les persifleurs du culte de nos pères,
Et les amans des filles de nos mères,
Et les frondeurs de mes rimes sincères,
In sæcula sæculorum ; amen.