La guerre des dieux, poème en dix chants (éd, 1808)/09

Chez Debray, Libraire, au Grand-Buffon (p. 181-205).

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CHANT NEUVIÈME.


Minerve raconte ce qu’elle a vu dans les paradis des différentes nations. Les dieux du nord viennent au secours des dieux païens. Occupations nocturnes dans un couvent de femmes.


Durant le jour, frileux et sédentaire,
Au coin du feu qu’ont attisé mes mains,
Contre l’hiver j’exhale mes chagrins,
Et mon ami sourit de ma colère.
Le tems se passe en frivoles discours.
Mais quand la nuit au milieu de son cours
Entre deux draps sagement me rappelle,
Quand du sommeil la tranquille douceur
Dans tous mes sens se glisse avec lenteur,
Un songe heureux m’emporte sur son aile,
Je pars, je vole au bout de l’univers ;
De Tavernier j’achève les voyages ;

Ainsi que lui, de vingt peuples divers
Je fais les mœurs, j’invente les usages ;
Otaïti me retarde un moment,
Sur le Japon je passe brusquement,
Je vois la Chine, et traversant l’Asie,
Avec le jour j’arrive en Géorgie.
Arrêtons-nous un peu : femme et jolie
Ne font qu’un mot dans ce pays charmant ;
J’y veux rester : mais mon guide m’entraîne.
Et dans Paris son aile me ramène.
C’était au ciel qu’il fallait me porter.
J’aurais suivi Minerve dans sa course ;
Et du midi voyageant jusqu’à l’ourse,
J’aurais pu voir ce que je vais conter.
Voilà Minerve ; elle parle : on écoute :
« Grand Jupiter, et vous, dieux immortels,
Ou qui du moins jadis passiez pour tels,
À votre avis j’ai bien tardé sans doute ;
L’impatience allonge les instans :
Vous jugerez si j’ai perdu mon temps.
Vers le midi d’abord j’ai pris ma course.
Les dieux du Nil, que j’ai vus les premiers,

M’ont fait accueil ; mais ils sont peu guerriers.
Dans un combat quelle faible ressource
Qu’un bœuf Apis, des poireaux, un faucon,
Une cigogne, une chienne, un oignon !
Au Sénégal je trouve une rivière,
Un arbre antique aux rameaux étendus,
Et des serpens de venins dépourvus.
Ces immortels n’étaient pas mon affaire.
Je tourne à gauche, et soudain j’aperçois
Un ridicule et grotesque assemblage
D’objets mêlés sans dessein et sans choix.
D’un peuple noir ils se disent l’ouvrage.
Dans ce pays chaque homme est créateur.
Lorsqu’au matin, d’une main diligente
Ouvrant sa hutte, il reprend son labeur,
Ce qui d’abord à ses yeux se présente
Devient son dieu, son gris-gris, son sauveur,
Durant le jour dans le ciel il le niche ;
La fin du jour est celle du fétiche.
Le lendemain autre opération,
Nouveau gris-gris, même adoration.
Pendant la nuit tout ce peuple est athée,

D’un prompt succès je m’étais trop flatté.
Cherchant partout, ne trouvant jamais rien,
Enfin j’arrive à l’Olympe Indien.
Je comptais peu sur l’aîné des trois frères,
Le grand Brama : l’emploi de créateur
Ne permet point les combats sanguinaires.
Le bon Vistnou, dont le soin protecteur
Conserve tout, déteste aussi les guerres.
Au seul Shiven j’adresse mes prières.
« De mon métier, moi, je suis destructeur,
Me répond-il, et je m’en fais honneur.
Mais de Brama je connais l’insolence :
Tout irait mal ici dans mon absence.
Tu sais sans doute, ou bien tu ne sais pas,
Qu’au temps jadis il épousa sa mère ;
À lui permis : d’une fille il fut père.
Un jour qu’au loin j’avais porté mes pas,
À cette fille il trouve des appas,
Et la surprend dans un lieu solitaire.
Elle s’enfuit : pour mieux courir après,
Il prend d’un cerf la forme et la vitesse,
Il la poursuit à travers les forêts,

La joint, l’arrête ; et forçant sa faiblesse,
Il la viole. Il fallait le punir,
Et de ma nièce au moins venger l’injure.
Le bon Vistnou n’y pouvait consentir ;
Tout châtiment répugne à sa nature.
Je m’en chargeai. Le drôle en ce tems-là
Dressait en l’air cinq têtes bien comptées.
J’en arrache une, et dûment souffletées
Je lui laissai les quatre que voilà.
Si je quittais les Indiens domaines,
Monsieur Brama ferait encor des siennes ;
Vistnou pourrait travailler avec fruit,
Et réparer tout ce que j’ai détruit :
Je reste donc. Mon chagrin est extrême
(Et cet aveu ne doit pas t’étonner)
De ne pouvoir ensemble exterminer
Tes ennemis, tes amis, et toi-même. »
D’un tel discours je ne m’offensai pas ;
Il était juste et dans son caractère.
Je repris donc ma route solitaire ;
Vers le Japon je dirigeai mes pas.
Mon espérance y fut encor trompée.

De ce pays des singes sont les dieux.
De leur laideur je fus d’abord frappé ;
Mais, à leurs traits accoutumant mes yeux,
Je saluai ces confrères étranges,
À leur beauté je donnai des louanges,
Et je finis par leur parler de nous.
Avec sang-froid ils m’écoutèrent tous.
Au dernier mot ils firent deux grimaces,
Une gambade et trois sauts périlleux ;
Puis, reprenant un air majestueux ;
Le plus âgé me dit : « Dans vos disgraces
Aucun de nous ne peut vous secourir.
Nous n’avons pas un instant de loisir.
Dès le matin au temple il faut descendre
Et rester là cloués sur notre autel
Jusques au soir : c’est un ennui mortel.
Par le sommeil nous laissons-nous surprendre,
On nous secoue, on nous force d’entendre
Des oraisons le refrain éternel.
Le dîné vient ; de plats on nous entoure,
Et de bonbons sans pitié l’on nous bourre.
Il faut manger, ou le peuple dévot

Aux médecins livrerait aussitôt
Notre santé qu’il croirait affaiblie.
Voyez un peu quelle chienne de vie ! »
En finissant, la cabriole il fait ;
Et d’un seul saut il descend sur la terre.
Je m’en allai répéter ma prière
À d’autres dieux, mais toujours sans effet.
Dans un recoin laissant les deux principes
Vieillis par l’âge et de faim languissans,
Je vis ailleurs deux objets indécens,
Tout enfumés de la vapeur des pipes,
L’un masculin et l’autre féminin,
Énormes, noirs, velus, affreux enfin,
Droits sur des pots ainsi que des tulipes.
Je ne pouvais rien offrir au dernier ;
L’autre s’offrait à moi : je passai vite,
Et, traversant un hémisphère entier,
Au grand Odin je fis une visite.
Là le succès surpassa mon espoir.
Odin nous aime, il prend notre défense :
Suivi des siens sur mes pas il s’avance ;
Avec honneur il faut le recevoir.

Elle achevait ces paroles flatteuses ;
Et tout-à-coup des phalanges nombreuses,
Fondant du nord, couvrent le firmament.
Le vif Heimdall les devance et les guide.
De cet argus l’œil perçant et rapide
Devant Odin veille éternellement.
Du haut des cieux il voit, dit-on, sans peine
Au fond des mers la perle se former ;
Sa fine oreille entend l’herbe germer,
Et des brebis croître la douce laine.
Au large fer qui pend à son côté,
À son front calme où siège la fierté,
À ses sourcils, à sa haute stature,
À sa démarche, à sa brillante armure,
Au foudre énorme allumé dans sa main,
On reconnaît le redoutable Odin.
Son vaillant fils, Thor, commande aux nuages ;
Son doigt puissant dirige les orages.
Il monte un char de panaches orné,
Et par deux boucs rapidement traîné.
Ses gants de fer et sa lourde massue
Des plus hardis épouvantent la vue.

Par lui lancée ainsi qu’un javelot,
Dans le combat toujours l’arme terrible
Frappe le but, et revient aussitôt.
Le loup Fenris, des loups les plus horrible,
Qui doit enfin dévorer l’univers,
Pour un seul jour a vu briser ses fers.
Admirez vous les trois filles chéries
Du fier Odin, les belles Valkyries ?
Des lances d’or arment leurs blanches mains ;
Blanc est leur casque, et blanche leur armure,
Et blancs encor sont leurs coursiers divins :
Leur bras toujours porte une atteinte sûre ;
Voyez plus loin, voyez ces autres dieux,
Dont l’air féroce épouvante les yeux.
Voyez aussi cette foule innombrable,
Robuste, étrange, altière, infatigable,
De combattans unis sous leurs drapeaux.
De ces guerriers le moindre est un héros.
Le faible a tort chez ces durs Scandinaves :
Leur paradis ne reçoit que des braves.
On en bannit la grace et les attraits
D’un sexe tendre et formé pour la paix.

Là n’entre point le soldat sans courage
Qui recula dans le champ du carnage,
L’infortuné que la fièvre vainquit,
Ni le vieillard qui succomba sous l’âge :
Malheur et honte à qui meurt dans son lit !
Au son guerrier des brillantes fanfares,
Les dieux païens en bataille attendaient.
Humiliés, entre eux ils répétaient :
Puisqu’il le faut, honorons ces barbares.
Mais Jupiter fit un signe ; on se tut.
Odin approche ; on remplit son attente ;
Aux champs l’on bat, les armes on présente,
Et des drapeaux on donne le salut.
Très-satisfait, poliment il s’avance
Vers Jupiter qui s’avançait aussi ;
Et lui serrant la main : « Sois mon ami ;
Je suis le tien ; marchons en diligence ;
Point de discours : demain, je t’en réponds,
Dans ton palais ensemble nous boirons. »
Ce Scandinave oubliait que le sage
Boit sobrement, et ne répond de rien.
Il se repose en vain sur son courage.

De notre foi digne et nouveau soutien,
À ses sermens Priape était fidèle.
Un prompt succès a couronné son zèle.
Sa voix prêchait l’obéissance aux grands,
Aux chefs, aux rois, fussent-ils des tyrans :
Aussi les rois, et les chefs et les grands,
Favorisaient ces vastes entreprises.
De toutes parts s’élèvent des églises,
De saints châteaux, et de riches couvens.
Sur son autel tranquille et recueillie,
La Trinité, dans un repos flatteur,
S’applaudissait de l’humaine folie,
Et contemplait sa future grandeur.
Ce sont plaisirs que l’on nomme ineffables.
Avec Panther et quelques Saints aimables
La Vierge alors discourait à l’écart.
Sur l’avenir on parlait au hasard.
Leurs yeux voulaient et ne pouvaient y lire
Les lois, les mœurs, et les goûts clandestins,
Et les secrets des couvens féminins.
« Facilement je pourrai vous instruire,
Leur dit Panther : de ces secrets piquans,

Que votre zèle a deviner s’applique,
Un joli songe, un songe prophétique,
M’a cette nuit occupé très-long-tems.
Je crus entrer chez les Visitandines.
Minuit sonnait ; sans doute après matines
Les jeunes sœurs ont repris leur sommeil.
Je vais sans bruit de cellule en cellule.
Vous soupirez, belle et dévote Ursule.
Qui peut ainsi causer votre réveil ?
Avez-vous vu le démon dans un songe ?
Non, le démon ne fait pas soupirer.
C’était un ange, et je n’ose assurer
Que vous preniez quelque goût au mensonge :
Mais ces yeux bleus qui s’ouvrent à regret,
Cet abandon, cette molle attitude,
Parlent assez ; de la béatitude
L’ange à coup sûr vous a dit le secret.
« N’écartez point, jeune et modeste Hortense,
Le voile épais dont le poids vous offense,
Il est utile. Où va donc votre main ?
D’un sein de neige effleurant le satin,
Négligemment s’égare l’inconstante

Moins sage encor… Arrêtez, imprudente,
Et n’ôtez rien au trésor de l’amour :
De ce trésor vous rendrez compte un jour.
Là sur l’albâtre on voit naître l’ébène,
Et sous l’ébène une rose s’ouvrir ;
Mais jeune encore elle s’ouvrait à peine.
Un joli doigt, qu’assouplit le desir,
En l’effeuillant y cherche le plaisir. »
« Plus loin je vis la fervente Cécile.
Un long roman charmait sa longue nuit.
Des voluptés ce brûlant évangile
La fait rêver, et l’enflamme, et l’instruit. »
« Dans les ennuis d’une sainte clôture,
L’art peut du moins remplacer la nature.
Certain bijou qui d’un sexe chéri
Offre l’image et le trait favori,
Sert de Zoé la langueur amoureuse.
Sur l’oratoire où Jésus et présent
Fume déjà le lait adoucissant.
Poursuis, Zoé ; sans risque, sois heureuse.
Ces amans-là ne sont point indiscrets ;
Point négligens, et ne trompent jamais. »


Zoé au dortoir.

« Vous écrivez ! à qui donc, jeune Claire ?
Lisons : En vain mon inflexible père
De mon bonheur interrompit le cours ;
Je fus à toi : j’y veux être toujours.
Au fond du cœur je garde ton image ;
De tes baisers j’y conserve le feu.
Esclave ou libre, aimer est mon partage ;
Tu seras seul et ma vie et mon dieu.
Infortunée ! au moment où ton ame
Sur le papier épanche ses soupirs,
Une autre Claire à l’objet de ta flamme
Vient d’accorder d’infidèles plaisirs. »
« Combien Agnès de ces vierges diffère !
Un sommeil pur va fermer sa paupière ;
Elle a fini sa nocturne oraison.
Du monastère Agnès est le modèle :
Tous les huit jours cette sainte nouvelle
De ses péchés fait la confession ;
Mais quels péchés ! un innocent mensonge,
Durant la messe une distraction,
Le mot d’amour prononcé dans un songe,
Quelques regards jetés sur le miroir,

Quelques soupirs échappés au parloir,
Pensers confus touchant le mariage
À ses attraits pour jamais interdit,
Et quelque trouble, alors que son esprit
De ce bonheur veut se faire une image.
Le confesseur, de ses doigts paternels,
Forme le signe au démon redoutable ;
Puis en latin il absout la coupable
De ses péchés qu’elle croyait mortels. »
« Dans ce couvent, s’il faut être sincère,
Toutes les sœurs ne sont pas des Agnès ;
Mais à confesse on ne redit jamais
Certains péchés ; c’est assez de les faire. »
« À l’amitié cependant on peut bien
Les avouer ; et trois jeunes professes,
Que j’entendis dans un libre entretien
Se confiaient leurs goûts et leurs faiblesses.
L’une commence : Hélas ! pour mon malheur
J’aimais Florval ; et comme l’hyménée
Dut à la sienne unir ma destinée,
Je cachai peu le penchant de mon cœur.
Il est si doux d’avouer que l’on aime !

Ce joli mot échappe de lui-même,
Et sur la bouche il vient à chaque instant ;
Il plaît surtout à celui qui l’entend.
Oui, de Florval il redoubla l’ivresse.
À mes genoux, tout-à-coup prosterné,
Il s’écria d’un ton passionné :
« Ô de mon cœur l’épouse et la maîtresse !
Dans le desir je languis et je meurs.
Me faudra-t-il, pour complaire à l’usage,
Du seul devoir attendre ces faveurs
Qui de l’amour doivent être le gage ? »
Je l’avoûrai, je ne répondis rien ;
Et son discours me parut sans réplique.
De mon silence il profita trop bien.
Ingrat Florval ! Imprudente Angélique !
Plaisir trompeur, et pourtant regretté !
Je m’enchaînai par ces mêmes caresses
Qui préparaient son infidélité.
Bientôt Florval retira ses promesses ;
Il me laissa l’amour et les remords.
Pour l’oublier je fis de longs efforts,
Mais sans succès. De larmes abreuvée,

Je pris le monde et moi-même en horreur,
Et dans ce cloître où je fus élevée
Je vins cacher ma honte et ma douleur.
Hélas ! j’eus tort. On dit que sur son aile
Le tems emporte et nos biens et nos maux ;
Oui le tems seul m’eût rendu le repos ;
Et j’aurais pu remplacer l’infidèle.
Quelques soupirs terminent ce récit.
Thècle à son tour prend la parole et dit :
« Mon aventure est assez singulière.
J’aimais aussi, car on aime toujours ;
À dix-sept ans qu’a-t-on de mieux à faire ?
Rien, si ce n’est d’épouser ses amours.
Ce mieux pourtant déplaisait à mon père.
Pour le fléchir mes pleurs coulaient en vain.
De sa rigueur je ne sais point la cause,
Mais à Nelson il refusa ma main,
Moi, je jurai qu’il aurait autre chose.
Je tins parole. Il nous reste un moyen,
Dis-je à Nelson, un seul ; que ton amante
Devienne mère ; alors il faudra bien
Qu’à nous unir ma famille consente. »

D’un tel discours il parut enchanté ;
Et ce projet soudain exécuté,
Le fut si bien, qu’une taille moins fine
Trahit bientôt ma flamme clandestine.
À cet aspect, mon père furieux,
Loin de hâter un hymen nécessaire,
Avec dépit m’éloigna de ses yeux.
Cinq mois après vainement je fus mère :
Dans ce cachot son injuste courroux
Ensevelit mes penchans trop faciles,
Mes dix-huit ans désormais inutiles,
Et ces attraits dont l’empire est si doux.
« Des miens encor je n’ai pu faire usage,
Dit sœur Inès ; mais mon jeune cousin
Y pourvoira peut-être dès demain.
Beau comme un ange, il en a le langage.
Pour lui souvent je descends au parloir ;
J’aime à l’entendre, et sur-tout à le voir.
Ses yeux charmans, où le desir pétille,
Semblent toujours se plaindre et demander ;
Et quelquefois j’ose tout accorder.
Vaine faveur ! l’inexorable grille

S’oppose à tout, et défend le plaisir.
Nous y touchons, sans pouvoir le saisir.
Mon ami veut… mais il veut l’impossible.
Enfin hier, en déplorant son sort,
Cet insensé me dit avec transport :
— À mes tourmens si vous étiez sensible,
Si vous m’aimiez ? — Eh bien si je t’aimais ?
— Non, chère Inès, vous n’oserez jamais ;
Tout vous étonne, et vous craignez sans cesse.
— Voyons. — Un mur entoure le jardin ;
Pour le franchir il faut un peu d’adresse ;
J’en ai beaucoup. — Imprudent ! quel dessein !
— Et vous m’aimez ? — Peux-tu bien entreprendre…
— Oui, je peux tout, pour aller jusqu’à toi.
— Mais au jardin je ne saurais descendre ;
Et les verroux qui se ferment sur moi
T’arrêteront. — Laisse de la fenêtre
Tomber deux draps attachés bout à bout.
— Risquer tes jours ! — L’Amour est un grand maître,
Charmante Inès, et je réponds de tout.
Par ce discours, par sa persévérance,
Il a vaincu ma longue résistance,

Et j’ai dit oui. Demain donc il viendra.
Dieu, quel moment ! De tout ce qu’il fera
Je vous promets l’entière confidence. »
« À demain donc, Inès, car je prétends
Du rendez-vous entendre aussi l’histoire.
J’avais pensé que la jeune Victoire
Plus sagement occupait ses instans.
J’entre, et je vois une cellule étroite,
Un oratoire élégamment orné,
Un Christ à gauche, une Vierge à la droite,
Un bois grossier en table façonné,
Un lit sans plume au sommeil destiné,
Au sommeil seul ; Victoire est si modeste !
Un homme arrive ; ô vengeance céleste !
Anges discrets ; vierges du Paradis,
Détournez-vous, fermez vos yeux bénis.
À femme jeune et sûre de ses charmes
La nudité ne cause point d’alarmes.
Le voile tombe, et laisse dispersés
De longs cheveux bouclés par la nature,
Et que le fer n’a jamais offensés.
Dieu ! que d’attraits sous la toile et la bure !

Jamais Vénus dans les bras d’un amant
Ne fut plus tendre et plus ingénieuse.
La volupté tranquille et paresseuse,
Prend chez Victoire un air d’emportement.
L’entendez-vous ? Innocentes faiblesses !
Ô de l’amour ineffable douceur !
Ange du ciel, ange de mon bonheur,
Le paradis ne vaut pas tes caresses.
« Dans ce couvent c’est en vain qu’il fait nuit,
Et de vingt sœurs pas une ne sommeille.
Luce dormait, la voilà qui s’éveille,
Et chez Thérèse elle arrive sans bruit.
Pour quel dessein ? Ces compagnes fidelles
Veulent sans doute échanger leurs secrets ?
Non, le silence est observé par elles ;
Mais un seul lit a reçu leurs attraits.
L’une à-la-fois et se tait et soupire ;
D’un sexe absent l’autre usurpe l’empire.
Voilà leurs corps dans un groupe charmant,
Leurs jolis bras enlacés mollement,
Leurs seins pressés qui s’enflent avec peine.
Le fol espoir, la vive émotion,

De leurs baisers la douce illusion,
Hâte ou suspend leur amoureuse haleine.
La volupté les trompe tour-à-tour ;
De vains desirs leur ame est consumée,
Et quelquefois d’une bouche enflammée
Sortent ces mots : Change mon sexe, Amour !
Couple insensé ! puisque dans la retraite
Avec ses sens on emporte son cœur,
Puisqu’on soupire, et puisque du bonheur
On cherche encore une image imparfaite,
Brisez vos fers, cherchez loin des autels
Le bonheur même, et des baisers réels. »


Luce et Thérèse.


« C’est sous mes yeux ce que fit Célestine.
Depuis deux ans elle est Visitandine.
Le jeune Elmon, qui la chérit toujours,
Par ses écrits à la fuite l’engage.
Belle, sensible au matin de ses jours,
De sa prison elle hait l’esclavage :
Elle fuit donc. De sa chambre elle sort,
Pâle de crainte et retournant la tête.
Au premier pas elle tremble, et s’arrête
Pour écouter : non, dit-elle, tout dort ;

Puis elle avance et retient son haleine.
Dans la longueur du corridor obscur
Pour s’appuyer sa main cherche le mur,
Et sur l’orteil son pied se pose à peine.
Elle descend l’escalier tortueux.
Ce fer léger que l’art industrieux
Façonne exprès pour aider le mystère,
Ce fer proscrit est souvent nécessaire,
De la serrure il tourne les ressorts
Sans aucun bruit, sans bruit on le retire,
Sur ses deux gonds la porte roule alors,
L’amour triomphe, et la pudeur soupire.
Un mur épais entoure le verger :
Elmon y place une échelle propice ;
Jusqu’au sommet il parvient sans danger,
Puis du sommet adroitement il glisse,
Et l’espalier qui s’étendait sous lui
Prête à ses pieds un favorable appui.
À terre il saute, et cherche son amante.
Elle arrivait incertaine et tremblante.
En revoyant l’objet qu’elle a pleuré,
Elle rougit et jette un cri timide,

Tombe sans force, et sur la terre humide
Penche aussitôt son front décoloré.
Le jeune Elmon la prend évanouie,
Et la soutient dans ses bras caressans.
Ses pleurs, sa voix, ses baisers renaissans,
Avec lenteur la rendent à la vie.
Par des soupirs faiblement entendus
Elle répond à cette voix chérie,
À ces baisers si doux et si connus.
Son sein baigné de larmes étrangères
S’enfle et palpite ; elle ouvre ses paupières,
Lève les yeux, regarde son amant,
Et dans ses bras retombe mollement.
Ne tardons plus, dit Elmon, le tems presse ;
Puis vers le mur il conduit sa maîtresse,
Sur l’espalier place son pied tremblant,
Guide ses mains et soutient sa faiblesse,
Jusqu’au sommet l’enlève avec adresse,
Fixe l’échelle, et sans risque descend.
Leurs pas alors deviennent moins timides.
Un char traîné par six coursiers rapides
Les attendait ; ils y montent joyeux.

Tout en rêvant je les suivais des yeux.
Le char s’éloigne, et roule vers la Suisse :
Dans ce pays l’Hymen les unira.
Que dieu vous garde, et qu’Amour vous bénisse !
Criai-je alors ; ce cri me réveilla. »


FIN DU CHANT NEUVIÈME.