BISMARCK ET LA PAPAUTÉ
LA GUERRE (1870-1872)

II[1]
LA FORMATION DU CENTRE ET LES NATIONAUX-LIBÉRAUX

Lorsque la dépêche d’Ems, insidieusement remaniée par Bismarck, fit à travers l’Allemagne un bruit de fanfare, la Prusse tout entière se dressa. Les catholiques du Rhin, dont beaucoup, après 1815, n’avaient endossé qu’avec mauvaise humeur l’uniforme des Hohenzollern, s’apprêtèrent tout de suite à venger les susceptibilités germaniques. Un de leurs prêtres, Janssen, qu’allaient bientôt illustrer ses travaux d’histoire, avait, dès 1861, dénoncé la France comme une convoiteuse, et dressé la liste amère de tous nos manques de respect envers l’inviolable Rhin. Poète à ses heures, ou citait de lui, aussi, quelques vers à Frédéric Barberousse ; il semblait qu’il y fit surgir l’Empereur, et que la même épée dont autrefois Barberousse avait menacé le Pape, dût aujourd’hui viser ailleurs, et frapper ailleurs.

Un autre catholique avait à son tour chanté : « Quand s’éveillera-t-il, le vieux dormeur du Kyffhaüser ? Au peuple uni manque un pasteur, à l’Empire uni manque un Empereur. » Cette strophe datait de 1862 ; elle était du médecin Weber, que plus tard son roman des Treize Tilleuls devait rendre populaire dans tous les pays où l’on dit Ia. Weber, en 1870, nous traquant jusque dans nos bibliothèques, adressait à Bismarck un poème pour réclamer de la Prusse triomphante qu’elle nous reprît le fameux manuscrit de Manesse, jadis apporté de Heidelberg, et qui contenait les strophes de plus de 120 Minnesinger. On eût dit que Weber excitait au butin, comme Janssen au combat ; et c’est en chantant une marche de Weber que les hussards rhénans scandaient chez nous leurs chevauchées.

Le converti Bernhard, beau-père du grand tribun catholique Mallinckrodt, affichait la haine de la France ; Mallinckrodt lui-même s’offrait, dès le début de la guerre, pour remplir en Alsace un poste administratif. Dans le dernier Parlement de l’Allemagne du Nord, le 26 novembre 1870, Pierre Reichensperger exultait : « Je ne mets pas en doute, s’écriait-il, qu’à nos yeux s’ouvriront les portes du Kyffhaüser et que nous saluerons à son aurore le réveil de l’Empire. » Ainsi réapparaissait en plein Parlement, évoqué par ce juriste catholique, le même mythe dont s’étaient enchantées les imaginations érudites d’un Weber ou d’un Janssen. « Je prendrai aux Français l’Alsace et la Lorraine, disait à son tour son frère Auguste, et je leur octroierai le comte de Chambord comme roi. Les pauvres diables, du moins, auraient de nouveau un principe sous les pieds. »

Les catholiques de la Westphalie et du Rhin détestaient dans la France du second Empire la puissance qui avait humilié la catholique Autriche par l’affranchissement de l’Italie, et qui avait indirectement humilié l’Allemagne par l’affaiblissement de l’Autriche ; avec une étrange partialité, ils en voulaient à Napoléon, beaucoup plus qu’à Bismarck, de tout ce qu’ils trouvaient de douloureux dans les conséquences de 1866. Puisque la « Grande Allemagne » n’était plus, ne pouvait plus être, et puisqu’une occasion s’offrait de tirer vengeance et de faire en même temps, peut-être, quelque chose de grand avec la « Petite Allemagne, » avec l’Allemagne amputée de l’Autriche, ils s’en iraient vers Sedan, et même plus loin… L’histoire diplomatique regarde Sedan comme la suite de Sadowa ; mais leur mysticisme, à eux, considérait Sedan comme la revanche de Sadowa, comme une punition divine, accablant à jamais celui que Janssen appelait l’aventurier Welche, ce Napoléon qui avait permis aux Hohenzollern de vaincre les Habsbourg.

Ils détestaient, encore, dans la France impériale, la puissance centralisatrice dont les maximes administratives, reprises en tous pays par les pouvoirs forts, menaçaient les autonomies locales ; et si le joug prussien pesait sur eux d’un poids trop lourd, ils s’en prenaient derechef à cette France à laquelle on empruntait, pour les asservir, certains principes de gouvernement. Ce qu’en un mot ils détestaient dans la France de Napoléon III, c’était la France révolutionnaire elle-même, sur laquelle jadis le génie de Joseph Goerres, un Rhénan, avait vomi l’anathème comme un volcan crache sa lave. Et l’on voyait les catholiques de Prusse, allègres, enthousiastes, marcher côte à côte, sous les enseignes du roi Guillaume, avec des protestans à la mémoire longue, qui se targuaient de faire expier la Révocation de l’Edit de Nantes et de découronner une grande puissance catholique ; avec des « libéraux, » lointains bâtards de la France de 1792, qui, par la conquête de l’Alsace et par l’unification germanique, prétendaient sanctionner le principe révolutionnaire des nationalités. L’esprit au nom duquel s’était fait Sadowa et l’esprit qui, sourdement, continuait de protester contre Sadowa, avaient soufflé, l’un et l’autre, dans les drapeaux de la Prusse, pour les pousser au-delà du Rhin ; une force supérieure, la discipline prussienne, les empêchait de se quereller entre eux, et même, sous le bivouac, de garder le sentiment de leur conflit ; mais du fond des consciences, consciences ennemies qui toutes étaient des consciences d’Allemands, ils continuaient de souffler, et les drapeaux d’avancer.

Dans les Etats du Sud, les chefs parlementaires des catholiques avaient en général déploré la guerre ; ils craignaient que l’ « autel du prussianisme » — le mot est du Bavarois Ringseis — n’en fût rehaussé. Le 17 juillet encore, une feuille catholique de Munich télégraphiait à Paris que la Bavière n’accorderait pas un kreuzer pour la mobilisation. Mais, trois jours après, sans grands tiraillemens, la Chambre bavaroise elle-même, où les catholiques dominaient, votait les crédits militaires réclamés. L’opinion des plus mécontens se reflétait, avec une subtile exactitude, dans un mot du publiciste Joerg, directeur des Feuilles historico-politiques, qui avait combattu les crédits : il appelait de tous ses rêves une intervention de l’Autriche entre les deux belligérans, et il ajoutait : « Sinon, le triomphe de la Prusse sera la perte de la liberté germanique, le triomphe de la France sera la perte de l’honneur germanique. » Pour n’être pas d’un bismarckien, le propos était encore d’un bon Allemand.

Les hommes d’État de Berlin et les amis qu’ils s’étaient faits en Bavière demeuraient inquiets ; leurs soupçons, dont témoignent les Mémoires de Hohenlohe, se concentraient sur les prêtres. On accusait le clergé de vouloir provoquer, dans les populations bavaroises, un mouvement d’hostilité contre la Prusse et contre la nécessité de se battre ; un journal qui s’appelait La guerre populaire allemande prodiguait cette accusation. Mais avant la fin d’août, le national-libéral Marquardsen croyait constater que les soldats bavarois étaient devenus grands amis des Prussiens, et qu’à leur retour ils feraient propagande pour l’unité. N’avait-on pas vu, même, un arrondissement rural de Bavière blâmer solennellement son député, qui avait voté contre la guerre ? Au demeurant, l’heure des discussions était close, et faisait place à celle de l’action ; dans nos champs de France, les catholiques du Sud n’étaient pas les moins ardens à réaliser la pensée bismarckienne, à la façon bismarckienne, par le fer et par le sang, par un sang qui, souvent, était le leur.

Il n’est pas de gestes plus forts que les gestes des mourans ; il n’en est pas devant qui s’incline, avec une passivité plus aveugle et plus pieuse, la docilité des survivans. « Ultramontains » du Sud et luthériens du Nord, de ce geste même avec lequel ils tombaient ensemble, paraissaient inviter l’Allemagne à s’unir ; et l’idée bismarckienne avait désormais pour interprète le langage des morts.

Mais, à l’écart de ces poignantes mêlées, des polémiques en Allemagne commençaient de se dessiner ; et tandis que les boutades de Bismarck, quotidiennement notées par Busch, n’incriminaient jamais le patriotisme des soldats catholiques, la presse nationale-libérale s’attachait à semer certaines rumeurs et à développer certaines suspicions.


I

Depuis neuf ans, les nationaux-libéraux s’occupaient d’unifier l’Allemagne. Entre eux et Bismarck, de longues luttes s’étaient déroulées, au sujet de la méthode d’unification ; Bismarck les avait domptés, sinon toujours convaincus. Eux étaient des doctrinaires, fort attachés à leurs négations ; il était, lui, un croyant, qui faisait, en bon élève de Machiavel, une politique de sceptique. Le Christ rédempteur, auquel Bismarck savait gré d’être Bismarck, était en grande défaveur chez les nationaux-libéraux ; on lui reprochait de couvrir de son nom respecté les aspirations de ce que Mommsen appelait la prêtraille, et de mettre en péril, par-là même, le progrès et l’humanité. Aussi n’aimait-on, dans ce parti, ni les catholiques, ni les protestans croyans ; on comptait sur des persécutions pour avoir raison des premiers ; on se sentait plus désarmé vis-à-vis des seconds, et la colère qu’on leur vouait était d’autant plus rageuse, qu’elle désespérait de pouvoir s’assouvir sous le règne d’un Hohenzollern orthodoxe. Bluntschli, grand juriste et philosophe de mince envergure, était le penseur du parti, penseur emphatique et morose, qui ne pouvait se consoler de n’être pas ministre en Bade, et qui prenait, comme pis-aller, le fauteuil présidentiel dans les congrès du protestantisme libéral et dans les congrès maçonniques. C’était dans ces congrès, c’était dans les groupes ou dans les loges qui s’y faisaient représenter, que les sous-officiers locaux de l’armée nationale-libérale allaient chercher une conception du monde et de la vie, ou, pour le moins, la phraséologie qui leur donnerait l’illusion d’en avoir une ; Bluntschli leur fournissait des formules, très sonores, très enflées, et qui se pavanaient ensuite avec tant d’éclat sur les lèvres de ceux qui les répétaient, qu’ils finissaient par s’admirer eux-mêmes.

Peu à peu, ces formules étaient devenues impérieuses ; elles avaient voulu passer à l’acte. En août 1869, une foule chaotique, à Berlin, fit assaut contre un cloître : les nationaux-libéraux en conclurent que le peuple avait parlé, et proposèrent des lois contre les moines. Bismarck fit comprendre qu’il n’avait pas le temps. La réforme du régime scolaire était leur autre idée fixe ; elle échouait également. Bismarck leur disait : Avant tout, faisons l’Allemagne. Bluntschli, qui venait l’entretenir, sur un ton doctoral, des « satisfactions intellectuelles à donner à la nation, » prenait le parti d’attendre, en soupirant ; et l’Israélite Lasker trouvait l’expectative assez sage : on allait d’abord édifier la maison, la couvrir d’un beau toit, solidement charpenté, et sous le toit, plus tard, discussions et disputes pourraient impunément commencer. Mais les nationaux-libéraux n’étaient pas sûrs de Bismarck ; et muselés à la Chambre, ils faisaient tapage dans le pays.

L’assemblée protestante de Worms, en mai 1869, applaudissait au discours de Bluntschli proclamant qu’il fallait marcher pour la « liberté allemande » contre les influences intellectuelles romaines. Celle de Berlin, en octobre, manifestait contre l’école confessionnelle. A la Pentecôte de 1870, un autre congrès, réuni à la Wartburg, apprenait de la bouche de Bluntschli qu’un grand combat se préparait, que toute science, toute liberté, toute culture étaient menacées ; et l’on décidait que l’année suivante Bluntschli parlerait contre les Jésuites et Baumgarten contre « le papisme dans le protestantisme, » ce qui signifiait, en bon allemand, contre l’orthodoxie.

Ainsi se vérifiait, d’une inquiétante façon, ce cri d’alarme qu’avait poussé, dès le mois de décembre 1869, le catholique Weber : « Nous sommes entrés, pour l’instant, dans l’ère antichrétienne : la rage contre toute confession positive, spécialement contre la catholique parce qu’elle est la plus positive, est incroyablement grande. Il y a des contagions morales plus pernicieuses et plus rapides que les contagions physiques. Dieu aide les siens ! Nous devons avoir cessé d’être un peuple chrétien. » L’archevêque Ledochowski, moins pessimiste, se montrait néanmoins anxieux : « Pour mon compte, écrivait-il en 1870, je suis convaincu que le gouvernement s’efforcera de conjurer la tempête. Réussira-t-il ? C’est une autre question. Le cas échéant, nous nous défendrons. Mais, hélas ! la défense, dans des cas pareils, n’arrête pas le mal, ordinairement. »

Des anecdotes scandaleuses ou terrifiantes, colportées par les feuilles locales, propageaient la contagion que diagnostiquait Weber. On faisait surtout du bruit autour d’une séquestration de nonne, à Cracovie ; toutes les « feuilles d’intelligence » (Intelligenzblatt), auxquelles trouvait attrait, ne fût-ce qu’en raison de leur titre, l’épaisse vanité de beaucoup de lecteurs, racontaient avec de copieux détails cette macabre histoire. Les magistrats firent la lumière, qui justifia le couvent ; mais la presse étouffait la lumière, ne rectifiait rien, et plus tard, Mallinckrodt, dénonçant au Reichstag ce parti pris contre la vérité, tressaillait d’une telle fureur que son banc en tremblait devant lui. Le fantôme émacié de la nonne Barbara Ubryk continuait d’obséder les imaginations ; et les nationaux-libéraux, grands prêtres de la religion de l’humanité, osaient reprocher aux autres sacerdoces de brandir des épouvantails.

Les soldats de l’Allemagne, nationaux-libéraux ou non, ne se souciaient plus, une fois en France, ni de Barbara, ni de la civilisation, ni de l’humanité. Mais en Allemagne, le parti poursuivait ses desseins. L’heure approchait où le toit serait construit, où les « satisfactions intellectuelles » deviendraient urgentes. Déjà des enfans terribles s’impatientaient. « D’abord les Français, ensuite les Jésuites, » écrivait dès le 5 août, dans un journal de Gœttingue, un obscur référendaire. « Le parti ultramontain, expliquait un autre, doit être acculé, par la guerre franco-allemande, à une situation analogue à celle des révolutionnaires badois après 1849, et les soldats victorieux mettront un terme aux manœuvres de ce parti. »

Dans cette terre badoise qui, depuis dix ans, servait de champ d’expériences pour l’offensive « anticléricale, » le député catholique Baumstark notait d’effrayans symptômes : à Constance, chaque victoire sur la France était fêtée comme un triomphe sur l’ennemi intérieur, sur le catholicisme ; ailleurs, on défendait aux catholiques de tenir un meeting, en les qualifiant de traîtres à la patrie. « Les nationaux-libéraux, écrivait Baumstark en septembre, déploient les plus grands efforts pour influer sur la politique future de la patrie unifiée et réaliser enfin, autant que possible, leurs plans depuis longtemps caressés. »

Leur tactique était très captieuse. S’ils parvenaient à faire croire que les prêtres catholiques avaient souhaité la défaite de l’Allemagne, et puis à établir, d’autre part, que les victoires allemandes étaient des victoires du protestantisme, ils mettraient ainsi les catholiques en dehors de la nouvelle Allemagne, et ce serait l’affaire de quelques votes, ensuite, pour les mettre en dehors de la loi… On épia donc les propos des curés ; et les espions, fatigués, finirent par en inventer : on disait qu’ils faisaient prier pour la victoire des Français ; que, dans le secret du confessionnal, ils prêchaient la désertion ; qu’à la frontière, ils trahissaient ; que, dans le Palatinat, ils cherchaient à empoisonner les soldats du prince royal. Les démentis indignés survenaient ; le patriotisme des prêtres hessois était solennellement reconnu par des enquêtes judiciaires.

Mais alors surgissaient, à la rescousse des anecdotiers ainsi confondus, de fort ingénieux dialecticiens, dont l’adresse consistait à faire comprendre que l’attitude prêtée à ces curés n’avait, en définitive, rien d’absurde, puisque, avec l’Allemagne, c’était le protestantisme qui triomphait. « Les armées allemandes marchent sur Paris, lisait-on dans une gazette protestante de Leipzig. La prépondérance des élémens germains sur les élémens latins doit se manifester avec une entière évidence ; c’est ce qui a déjà eu lieu, il y a dix ans, sur le terrain colonial du Nord de l’Amérique ; le Sud, catholique et romain pur sang, ne put résister au Nord protestant et germanique ; force lui fut de plier sous lui ; ainsi, dorénavant, sur le continent européen, le protestant germain doit être le premier, et le catholique romain le second. » D’audacieuses équations étaient posées : allemand et protestant, welche et catholique, devenaient des termes synonymes[2]. Un prédicateur de la cour de Berlin, le Wurtembergeois Guillaume Hoffmann, avait prophétisé, comme suite de Sadowa, la conquête de toute l’Europe, y compris la Turquie, par l’évangile de Luther : telle était la prochaine besogne de l’Allemagne, et les catholiques n’auraient rien à dire, puisque germanisme égalait protestantisme. Un certain colonel de Holstein écrivait insolemment à Emile de Girardin : « Comment un homme comme vous n’a-t-il pas vu que l’avenir appartient aux races septentrionales ou protestantes ! L’Allemagne, terre classique du libre examen, qui avait Luther quand on ne savait pas chez vous ce qu’est la logique, l’Allemagne est destinée à être pour l’Europe ce que le pays de Franklin est pour l’Amérique. » Et sans doute semblait-il à ce colonel qu’il parachevât la gloire de sa patrie, lorsque, chez nous, maître de notre sol avant de l’être de notre langue, il accablait de son insulte le « catholicisme idiotifié. »

Quelque abîme qu’il y eût entre le mysticisme d’un Luther et le rationalisme des nationaux-libéraux, ils aimaient cette thèse facile d’après laquelle, à Sedan, Luther en personne avait gagné la partie. Ils pouvaient alléguer, à l’appui, quelques actes de l’épiscopat français : « Demandons à Dieu de vouloir bien nous faire triompher pour notre honneur de nation catholique, avait écrit l’évêque Plantier, de Nîmes. Demandons-lui la même grâce au nom de son Eglise, pour le moins aussi menacée que la France par les développemens exagérés de la Prusse dissidente. » Les nationaux-libéraux se faisaient une arme de tous les textes qui laissaient deviner un antagonisme entre l’Eglise romaine et le nom prussien. On entendait même courir certains bruits, d’après lesquels la France, si le succès l’eût favorisée, aurait fait une croisade anti-protestante : le prince royal, écoutant ce qui se disait en Alsace, notait, dès le 9 août 1870, ces étranges rumeurs ; et l’on racontait dans le Palatinat que si nos turcos avaient passé le Rhin, ils auraient coupé la tête aux paysans protestans. La coupable légèreté d’un journaliste affirmait, dans un grand organe parisien, que des souscriptions s’organisaient pour les Prussiens dans les populations protestantes du Languedoc ; et parmi ces populations couraient des bruits sinistres : elles s’attendaient à des massacres, le 9 août à Nîmes, le 15 août en Alsace, le 6 septembre dans les Cévennes. L’invraisemblance même de nos désastres, déconcertant nos prévisions, déroutant nos jugemens, rendait les esprits accessibles à d’autres invraisemblances, celles du mensonge ; et de ce chaos d’absurdités émergeait pour certains cette redoutable conclusion, que la guerre des deux peuples était, en son essence, le duel de deux confessions. Les nationaux-libéraux goûtaient ce genre de formules, à la faveur desquelles leurs compatriotes catholiques, soldats victorieux d’une armée victorieuse, paraîtraient, avec toute leur Eglise, englobés par le Dieu de Luther dans la providentielle disgrâce de l’ennemi vaincu.


II

Il était naturel qu’à l’encontre de pareilles manœuvres, l’opinion catholique s’armât et s’organisât. Entre 1852 et 1863, la Chambre prussienne avait possédé une fraction catholique, dont nous avons naguère raconté la grandeur et la décadence. Les campagnes parlementaires et populaires dirigées en 1869 contre les cloîtres avaient invité les fidèles de Rome à se grouper de nouveau ; et leurs bonnes volontés, laborieuses, tâtonnantes, avaient ébauché plusieurs projets. L’un d’eux, élaboré par Pierre Reichensperger, était adressé à la Gazette populaire de Cologne le 11 juin 1870 ; un autre, qui portait la date du 28 octobre, s’était lentement préparé dans la petite ville westphalienne de Soest, devenue pour les catholiques de Prusse, on s’en souvient peut-être, un laboratoire d’études sociales. Ces deux programmes réclamaient le maintien des libertés religieuses garanties par la Constitution, le maintien du caractère confessionnel de l’école, et des allégemens fiscaux ; le manifeste de Soest contenait, par surcroît, certaines motions sociales en faveur du petit métier et de la classe ouvrière. Rien de menaçant, ici, pour la paix des esprits et des Eglises ; ces revendications n’aspiraient, en définitive, qu’au maintien des lois et coutumes existantes ; et si elles faisaient éclat, c’est que la notoriété des menaces hostiles les y contraignait. La Chambre prussienne devait se renouveler le 16 novembre 1870 : les ordinaires de Cologne, de Trêves, de Munster, de Culm, signalèrent aux fidèles la gravité du péril et la portée religieuse de leurs votes. Le 16 novembre, on s’en fut aux urnes : une soixantaine de catholiques furent élus.

Pierre Reichensperger, à vue d’œil, les jugeait. « diablement hétérogènes ; » il fallait un peu d’ordre dans leur petite cohue. Savigny, fils du grand jurisconsulte, vice-chancelier de la Confédération du Nord, était parmi les plus notables ; il invita quelques-uns à dîner, pour causer. Le vicaire Müller, de Berlin, proposa de former un parti nettement confessionnel : il eut contre lui tous les laïques illustres qui devaient être, quelques mois plus tard, les chefs du Centre allemand. Les discussions s’échauffèrent, et puis traînèrent ; Windthorst fatigué s’en alla dormir ; Pierre Reichensperger, Savigny, Kehler, reçurent finalement mission de faire quelques démarches pour la formation d’un parti, que Mallinckrodt voulait étiqueter « catholique conservateur. » Ils se remuèrent, et convoquèrent pour le 13 décembre tous leurs coreligionnaires du nouveau Landtag. C’est vers la dénomination de Centre que penchait Pierre Reichensperger : au dernier instant, il fut malade ; et c’est à son frère Auguste et à Savigny que revint l’honneur de faire adopter son projet. Cinquante députés à peu près se trouvèrent d’accord pour s’organiser en une fraction qu’ils appelèrent « Centre, parti de la Constitution ; » le premier mot, volontairement pâle, systématiquement neutre, laissait le groupe ouvert aux protestans ; le second terme, qui valait un programme, indiquait le parti pris de défendre les garanties religieuses accordées par la Constitution de 1850. Une douzaine de catholiques, auxquels cette initiative demeurait suspecte, s’éparpillèrent dans les autres fractions de l’Assemblée. Quant au Hanovrien Windthorst, de crainte que les sympathies guelfes dont on l’accusait ne le rendissent compromettant, il se tint d’abord à l’écart.

C’était un honnête et pacifique parti, qui ne cherchait même pas à faire du bruit ; un parti de bons fonctionnaires, qui étaient en même temps de bons chrétiens. Les deux Reichensperger appartenaient à la magistrature ; Savigny occupait un haut poste au ministère des Affaires étrangères. Ces loyaux serviteurs de la monarchie étendaient leurs mains chrétiennes sur la Constitution prussienne, qui avait affranchi les Eglises, et la proclamaient intangible. Ils apparaissaient comme un parti d’éventuelle défensive : rien de plus. Ils faisaient même figure de ministériels : Auguste Reichensperger et Mallinckrodt prirent la défense de Mühler, ministre des Cultes. Ils avaient si grande peur, enfin, de déchaîner eux-mêmes les débats religieux, qu’ils renoncèrent, pour l’instant, à soutenir certaines revendications catholiques au sujet de l’Académie de Münster.

Mais, sans même attendre les actes, les nationaux-libéraux reprochaient au jeune parti d’exister ; ils dénonçaient la « bande des noirs, la gendarmerie noire ; » à leur instigation, Auguste Reichensperger qui, dans ce nouveau chœur parlementaire, remplissait à son corps défendant le rôle de « premier violon, » fut exclu de la vice-présidence de la Chambre ; et la Gazette d’Augsbourg, organe lointain de leurs colères, s’indignait que « la terre rhénane et westphalienne, la partie la plus florissante, la plus éclairée, la plus active de l’Allemagne, » eût envoyé à la Chambre prussienne un si grand nombre d’ultramontains. « Une bataille perdue sur la Loire, gémissait la Gazette, serait un moindre malheur pour la nation… Une organisation mécanique a jeté sur nous un filet… Ainsi va progressant, dans l’ombre, la conjuration contre l’Etat, contre la civilisation… »


III

Bismarck, lui, là-bas à Versailles, se réservait : sincèrement étranger à l’intolérance naturelle de ces parlementaires, il voyait sans colère la formation du nouveau groupe, qui, pour l’instant, ne paraissait le menacer d’aucune gêne. En cet automne de 1870, la construction de l’Empire absorbait sa pensée : petits et grands plénipotentiaires des Etats du Sud étaient mandés à Versailles, non pour apporter des pierres à l’édifice nouveau, mais tout simplement pour y mettre à l’alignement, bien en retrait derrière le balcon du roi Guillaume, les fenêtres pavoisées de leurs propres souverains. La besogne marchait bien ; mais à l’horizon flottaient certains nuages, qui mécontentaient Bismarck contre les catholiques. Les souverains n’étaient pas tout : dans cette bâtisse neuve et somptueuse, où leur humilité complaisante prendrait désormais logis, il fallait que leurs peuples, aussi, consentissent à s’engouffrer. Or, Bismarck entendait dire que, dans l’Allemagne du Sud, des Allemands demeuraient encore rétifs ; que la perspective d’être à demi vassaux d’une puissance protestante troublait leurs consciences catholiques ; et que du moins ils tenteraient, avant de dire Ia, d’obtenir certaines garanties, Et comme il lui paraissait, à lui, qu’en dehors de l’architecture aménagée par lui-même, il n’y aurait plus de place au soleil, désormais, pour un seul bras vraiment allemand, pour un seul cœur vraiment allemand, les résistances qu’il pressentait l’agaçaient. On poserait des conditions à l’Allemagne pour continuer de lui appartenir ; on demanderait des gages au Roi qui venait de faire l’Allemagne. Bismarck savait où l’on voulait en venir ; il avait là, sur sa table, une lettre de Ketteler, datée du 1er octobre : l’évêque de Mayence lui représentait que les victoires de la Prusse étaient interprétées comme le succès de la Réforme ; que les Français, pour s’attacher l’âme alsacienne, accuseraient les Allemands de la rendre protestante, et qu’il conviendrait de couper court à tous ces bruits en inscrivant dans la Constitution même du prochain Empire, en faveur de tous les catholiques d’Allemagne, les mêmes garanties dont jouissaient les catholiques prussiens. Le souvenir de cette lettre épiscopale, d’ailleurs laissée sans réponse, agitait Bismarck.

Rois, grands-ducs et petits princes humiliaient leurs couronnes ; les difficultés diplomatiques, redoutées par tant de prophètes de malheur, s’arrangeaient comme d’elles-mêmes ; l’orgueil des puissans capitulait silencieusement. Mais à la rescousse de l’esprit particulariste ainsi déconcerté, voici qu’accouraient, sous les yeux surpris de Bismarck, les exigences des consciences. De quoi se mêlaient-elles, ces tatillonnes et poltronnes consciences, de vouloir subordonner à la reconnaissance des droits de l’Église leur entrée dans l’État nouveau ? Bismarck, qui n’était homme, ni à comprendre leur fierté, ni à la tolérer, leur faisait donner un premier avertissement, en novembre, dans la circulaire par laquelle son auxiliaire Hans Blum annonçait au peuple allemand la publication d’une revue nouvelle, les Grenzboten. On lisait dans cette circulaire qu’un parti national composé d’élémens fort divers (Mittelpartei) se formerait bientôt « pour le service de l’homme d’État directeur, surtout si les agitateurs sociaux du Nord trouvaient pour alliée la troupe sans patrie des Romains du Sud (die heimatlose Schar der Römlinge des Südens) dans la commune hostilité à l’Etat allemand. »


Les Romains du Sud étaient prévenus ; derrière ces lignes, violentes par calcul, ils pouvaient pressentir qu’on les accuserait un jour d’être les ennemis de la patrie et les ennemis de l’ordre social, des traîtres et des révolutionnaires ; que, tout noirs qu’ils fussent et parce qu’ils étaient noirs, on les incriminerait d’alliance avec les rouges ; et qu’on aurait ainsi deux raisons de les traiter comme on traite un péril public. En présence d’une confession religieuse qui faisait mine de vouloir défendre son autonomie, la circulaire des Grenzboten apparaissait comme la première parade de l’État bismarckien.

Les catholiques du Sud comprendraient-ils ? et s’inclineraient-ils ? Le double désir d’achever l’Empire et de prendre les catholiques en faute invitait les nationaux-libéraux à se mettre aux écoutes et à ramasser des notes. En Bade, il n’y avait pas de délinquans. Le 16 décembre, à la Chambre, Baumstark déclarait au nom de ses collègues : « Nous sommes vaincus comme partisans de la Grande-Allemagne ; nous voulons entrer dans le nouvel édifice allemand, sans réserve, en toute loyauté. » Alors le national-libéral Kiefer s’attendrissait : « Que de telles paroles sortent d’une bouche ultramontaine, proclamait-il, c’est la plus grande bénédiction de notre époque. » Il n’était pas jusqu’au ministre Jolly qui, de ses lèvres sectaires, ne laissât tomber un hautain merci.

Mais la Bavière demeurait inquiétante. « Pour l’instant, avait écrit Barth à Miquel, à la date du 22 août, la crainte de devenir prussien et luthérien, que nos curés ont su inspirer aux paysans, subsiste encore dans la majorité. » Messagers du nationalisme libéral, Bennigsen et Lasker faisaient, à Munich, un voyage d’étude et d’action. Simson, en novembre, écrivait à Lasker que la Bavière déchaînerait peut-être les forces centrifuges de l’Empire et deviendrait une petite Autriche. A mesure qu’approchait l’heure où la représentation bavaroise signerait ou déchirerait les traités préparés à Versailles, l’excitation croissait. « Si la Bavière reste en dehors de la Confédération, insistait Kiefer en décembre, il est à craindre que par le fait des piètres elle ne devienne un asile pour toutes les mauvaises entreprises. » « Les ultramontains, s’ils le peuvent, donneront le coup de mort au traité de Versailles, notait Hohenlohe ; alors nous resterons isolés, et les ultramontains ont assez de pouvoir dans le pays pour consommer son isolement et le lui faire accepter. Puis la clique austro-franco-ultramontaine fera son possible pour nous mettre à la discrétion de l’Autriche. »

Il semblait, à entendre Hohenlohe, que la résistance de la Bavière risquait de dérober à la Prusse une partie des fruits de Sadowa. L’affolement devenait tel, parmi les nationaux-libéraux, qu’on s’humiliait jusqu’à prier l’un des membres du Centre prussien, — de ce Centre tant attaqué, — de vouloir bien écrire aux députés catholiques bavarois, pour ébranler leurs résistances : Lasker et Bennigsen mendiaient une lettre de Pierre Reichensperger. Il consentit, et le national-libéral Marquardsen, à Munich, applaudissait à ce message comme à une bonne diversion ; mais Marquardsen, toujours proche du désespoir, aurait voulu que Reichensperger accourût lui-même, en personne. La Chambre des Seigneurs accepta les traités, le 30 décembre ; les évêques eux-mêmes les votèrent ; et le catholique Franckenstein, qui les combattit, trouva peu d’alliés. On redoutait, dans cette sage assemblée, que la Bavière, divorçant d’avec l’Allemagne, ne tombât dans un isolement dont on ne pouvait entrevoir les conséquences ; cette obscurité faisait peur ; et 37 voix contre 3 donnèrent, à demi honteuses, leur assentiment à un mariage forcé. On résistait, en revanche, dans la commission de la seconde Chambre : 12 voix contre 3 chargeaient le catholique Joerg de présenter un rapport concluant au rejet des traités, et invitant Louis II à négocier sur d’autres bases avec la Confédération du Nord. Ainsi fit Joerg ; les nationaux-libéraux dénonçaient dans ses actes la main de l’évêque Senestrey, que son « romanisme » rendait suspect aux champions du « germanisme. »

Le 11 janvier, les débats s’engagèrent, se traînèrent durant onze jours ; et lorsque, le 18, l’Empire fut proclamé à Versailles, la Bavière, insensible aux Hoch, n’avait pas encore achevé d’articuler Ia. Plusieurs orateurs catholiques, surtout des prêtres, firent le procès de la Prusse. « C’est elle, s’écriait le curé Pfahler, qui, en 1815, a empêché la renaissance de l’Empire allemand ; en 1870, elle a entamé une guerre qui dépasse en barbarie tout ce qu’on a vu jusqu’ici… La couronne des Wittelsbach brillait déjà depuis longtemps dans l’Allemagne entière, avant que l’affaire de banque que l’on sait n’eût introduit dans le monde le trône des Hohenzollern. » « Le peuple chrétien, reprenait le curé Mahr, ne considère pas comme dignes du papier qui les supporte ces traités saints et éternels, surtout quand Bismarck est un des contractans. » Joerg développait cette thèse, que les traités équivalaient à une abdication de la Bavière. D’autres orateurs objectaient que dans l’Empire une fois organisé, on pourrait réclamer des garanties constitutionnelles au profit de l’Eglise, et que ce serait une bonne fortune pour les sujets catholiques de certaines principautés protestantes. « Vade Satanas ! » grondait une voix. C’était celle du curé Mahr, qui ne voulait pas qu’on acceptât de tels cadeaux.

Mais un jour, — c’était le 19 janvier, — Louis II félicita l’archevêque Scherr pour le vote de la Chambre des Seigneurs et laissa croire, — on se rappelle à la suite de quelles manœuvres bismarckiennes, — que Rome souhaitait l’acceptation des traités. Le curé Mahr voulait faire taire Satan, et voici qu’on disait : C’est le Saint-Siège qui a parlé ! Il y avait 150 votans : 102 écoutèrent Satan, ou le Saint-Siège ; 48 seulement demeurèrent inflexibles. Les traités étaient approuvés ; et le président Weis signifia que, par cette décision, l’œuvre de l’unité allemande était achevée.

Bismarck n’était pas dupe de ses propres manèges ; et dans son for intime, ce n’est pas au Saint-Siège qu’il faisait honneur de l’abdication bavaroise. Il gardait bien plutôt quelque rancune aux « Romains du Sud » pour les incertitudes émouvantes dont quelque temps durant il avait souffert. Jusqu’à la dernière heure, au contraire, leurs ennemis nationaux-libéraux avaient bataillé, par l’action, la parole ou l’intrigue, pour l’achèvement de l’Empire ; et plus tard, beaucoup plus tard, lorsque, entre eux et Bismarck, la paix religieuse creusera un fossé, ils sauront lui rappeler, dans leur presse, qu’« il n’eût suffi, ni des victoires, ni de la diplomatie pour faire l’unité allemande ; que l’opinion, troublée par l’étrange bouleversement de toutes les conditions politiques, avait dû être gagnée aux idées de Bismarck : et que cela n’aurait pas été possible, sans eux. »


IV

L’Empire était fait ; et d’un bout à l’autre de l’Allemagne s’agitaient les cerveaux et les langues, pour l’élection du Parlement. Les catholiques entrèrent dans la mêlée. Savigny, Mallinckrodt, les deux frères Reichensperger, fondateurs du Centre prussien, s’unirent au Wurtembergeois Probst, au Bavarois Freitag, au Hanovrien Windthorst, au prince de Lœwenstein, pour rédiger le manifeste d’un Centre allemand. Auguste Reichensperger en fit le brouillon : il conjurait les électeurs d’envoyer au Reichstag des hommes « désintéressés, » des hommes « de caractère, » qui fussent attachés à trois grands intérêts : d’abord, le bien moral et matériel de toutes les classes populaires ; puis la conservation « des particularités spéciales, » en tant qu’elles ne nuisaient pas à l’ensemble de l’Empire ; enfin la liberté des Eglises. Le Centre allemand ne faisait encore qu’aspirer à naître ; et déjà il s’affichait comme social, comme particulariste, et comme visant à la défense religieuse.

Social, il était naturel qu’il le fût : le catholicisme allemand de l’année 1848, au lieu de se ranger du côté des puissans apeurés, s’était tourné vers les humbles, pour les guider et les relever. Compagnons groupés par Kolping, paysans défendus contre l’usure par les Schorlemer au Nord, par les Hafenbraedl au Sud, ouvriers écoutant un Ketteler exposer leurs droits et presque leurs rêves, étaient devenus, tout à la fois, les protégés et les protecteurs de l’Eglise : le Centre voulait leur rendre dévouement pour dévouement.

Représentans de la grande industrie et du capital mobilier, les nationaux-libéraux avaient en horreur ces façons d’apostolat ; elles ne pouvaient être, non plus, du goût de Bismarck. Non pas assurément qu’il partageât l’hostilité du libéralisme contre les réformes sociales, lui qui, dès 1862, avait proposé au ministère prussien l’établissement d’une caisse de secours pour les travailleurs frappés d’invalidité, et qui même, en Silésie, avait fait subventionner par la cassette royale une coopérative ouvrière de production. Mais ce qu’il y avait d’acceptable dans le socialisme devait, à ses yeux, être étudié par l’Etat, déterminé par l’Etat, réalisé par l’Etat : il n’aimait pas que des Eglises s’en mêlassent, et tout de suite il accusait le Centre de coquetteries avec les révolutionnaires. Un de ses hommes de plume, Maurice Busch, lui racontait à Versailles, le 4 février, que les ultramontains négociaient, moyennant finances, le concours électoral de l’Association générale des travailleurs. « Dites à la presse, ordonnait le chancelier, de parler de temps à autre du parti Savigny-Bebel. » Busch promettait, gagnait la porte, et Bismarck lui criait : « Ou bien, de la fraction Liebknecht-Savigny. »

D’être particulariste, c’était, aux regards de Bismarck, une tare plus sérieuse encore ; et l’alliance des catholiques avec un homme d’Etat comme Dalwigk, le ministre hessois, lui paraissait moins pardonnable, sans doute, que leurs avances à la masse ouvrière. Les papiers de Boulier, emportés du château de Cerçay par l’armée d’invasion, révélaient qu’en 1868 Dalwigk, causant avec le général Ducrot, avait invoqué l’action de la France pour empêcher la prussification de l’Allemagne.

Ainsi, tandis que Bismarck poussait l’Allemagne chez nous, pour y couronner l’unité, Dalwigk avait voulu nous pousser en Allemagne, pour l’entraver. Bismarck voyait là un crime. Or le criminel, malgré l’esprit assez laïque qui animait les Chambres hessoises, avait accordé à l’évêque Ketteler, aux prêtres, aux moines, de nombreuses libertés ; il avait mis à la tête de la justice un catholique du nom de Frank, qui passait pour ennemi de la Prusse ; il projetait une nouvelle géométrie électorale qui risquait, disait-on, d’être favorable aux ultramontains. Bismarck, indigné, commandait contre Dalwigk un article qui fait l’effet d’une exécution en effigie. « Il est impossible, lisait-on dans les Grenzboten, que dans l’empire nouveau nous vivions avec un Dalwigk. Les ministres du nouvel Etat unifié doivent avoir d’autres qualités que celles du chat, qui retombera toujours sain et sauf sur ses pattes. Il faut forcer ce ministre et son Frank à s’en aller, puisqu’ils n’y sont pas induits par les devoirs d’honneur et de conscience des simples mortels. » Par-dessus la tête du grand-duc de Hesse, la presse bismarckienne signifiait au ministre hessois qu’il n’avait qu’à disparaître. Et si cette grossièreté justifiait les suspicions particularistes et révoltait les catholiques, auxquels ce ministre était cher, ils n’avaient qu’à prendre note des deux épithètes que collait Hans Blum au nom de Dalwigk : il l’appelait undeutsch-ultramontan, ce qui voulait dire ultramontain et sans patrie. L’alliance de ces deux mots était destinée à faire fortune : elle exposait les catholiques eux-mêmes à certaines sanctions que pourrait dérouler, à la longue, la colère de Bismarck. Dès le 24 avril 1870, Hohenlohe, causant à Berlin avec des unitaires, avait noté dans son journal : « Si les ultramontains regimbent contre l’idée d’unité, qu’ils s’arment pour la guerre. Ici l’on semble s’y préparer. »

Ils s’étaient armés, — armés pour la paix religieuse ; mais Bismarck leur savait mauvais gré de certaines escarmouches où leur zèle pour la défense religieuse les avait engagés : rien de plus, rien de moins. Le comte de Frankenberg, catholique d’origine qui représentait un arrondissement catholique de Silésie, se trouvait en France, dans l’entourage du chancelier, lorsqu’une lettre du prêtre Majunke lui demanda des gages : avant d’élire Frankenberg, les catholiques voulaient avoir l’assurance qu’il s’associerait aux hommes politiques désireux d’introduire, dans la constitution même du nouvel Empire, quelques articles précis et fondamentaux en faveur de la liberté religieuse. Un meeting de catholiques bavarois imposait aux futurs députés un semblable engagement. Ainsi la revendication qu’avait naguère adressée Ketteler à Bismarck devenait un programme électoral : le chancelier considérait comme une erreur les garanties données à l’Eglise par la Constitution prussienne, et l’Eglise au contraire voulait avoir, dans le reste de l’Empire, les mêmes droits qu’en Prusse. Bismarck la trouvait indiscrète : une lettre de Ledochowski, un mandement et un sermon de Ketteler, échauffaient le zèle des électeurs et donnaient courage à leurs exigences ; l’Eglise faisait descente au forum, pour dire ce qu’elle voulait être, ce qu’elle devait être dans l’Empire ; Bismarck estimait que c’était à lui, non à elle, de régler ces questions-là. « On en finira bientôt avec les catholiques, » disait publiquement Miquel, à Berlin, devant un certain nombre de fonctionnaires, au lendemain de la proclamation de l’Empire. L’Eglise, en face de cette jactance, concertait certaines précautions ; et c’est de quoi on lui faisait un grief.

Le 5 mars on vota. Dès le premier tour, le Centre avait quarante-trois élus ; seize d’entre eux battaient des libéraux, dix-sept évinçaient des conservateurs. Les conservateurs, c’étaient pour Bismarck des amis d’autrefois, ceux à l’aide desquels, aux heures de crise, il avait maîtrisé la vieille Prusse. Les libéraux, c’étaient les alliés d’hier et d’aujourd’hui, qui venaient de l’aider à maîtriser l’Allemagne. Il voyait surgir un groupe qui bousculait indifféremment les uns et les autres, et qui aspirait à prendre une place dans la politique allemande. Le programme social et religieux de ce groupe exerçait un tel ascendant sur certaines populations, que des hommes tout nouveaux, des obscurs, des inconnus, remportaient d’incroyables victoires. Il y avait en Silésie quelques circonscriptions qui semblaient dominées, à jamais, par des aristocrates catholiques apparentés au monde de la Cour : le Centre était survenu, les avait interpellés ; habitués à ce qu’on votât pour leurs personnes, ils avaient subi l’humiliation d’être interrogés sur leurs idées ; il leur suffisait jadis d’afficher leurs particules ; ils avaient dû, cette fois, soumettre leurs programmes. Ils avaient jusque-là siégé parmi les « conservateurs libres : » on avait voulu qu’ils entrassent dans le Centre ou qu’ils sortissent de la vie publique. Un vicaire berlinois, un roturier, un Müller — nom banal et plébéien — avait osé se mesurer avec le duc de Ratibor, frère du prince de Hohenlohe et du cardinal de Hohenlohe. Les fonctionnaires, les nombreux agens que faisaient vivre les exploitations du prince de Pless, voire quelques gros curés, captifs sans doute des générosités seigneuriales, avaient bataillé pour le duc ; mais au nom des intérêts religieux, ce Müller, que l’on qualifiait d’intrus, était devenu député. La défaite de Ratibor par un « chapelain » du Centre apparaissait comme une menace pour d’autres hégémonies, à demi féodales, qui se croyaient consacrées par la périodique docilité des suffrages. Verrait-on une démocratie ecclésiastique offusquer l’aristocratie patriarcale ? L’audace du Centre irait-elle jusqu’à modifier les mœurs électorales elles-mêmes ?

C’est devant le fantôme des « Romains du Sud » qu’avait tressailli naguère l’anxieuse imagination de Bismarck ; mais la contagion dont maintenant il s’alarmait avait en Prusse même son foyer. Bismarck, trois mois avant, ne s’était pas ému de la formation du Centre prussien. « Je maintiendrai, » telle aurait pu être, on s’en souvient, la devise de ce parti : les catholiques de Prusse se jugeaient heureux, quoique menacés, et demandaient à rester tels. Mais puisqu’il y avait en Allemagne des Etats où les catholiques souffraient, un parti de défense religieuse, entrant dans un Parlement de l’Allemagne, devait se présenter comme un parti de revendications, comme un parti qui réclamerait, et qui dès lors gênerait. Les mêmes hommes qui, membres du Centre prussien, s’étiquetaient parti constitutionnel, allaient être amenés, comme membres du Centre allemand, à se conduire, au Reichstag, en parti d’opposition. Or, sur 35 députés que les pays rhénans envoyaient au Reichstag, 30 appartenaient à cette fraction-là ; elle s’honorait d’enrégimenter le cinquième des députés qui représentaient le royaume de Prusse au Parlement de l’Empire. « Si les catholiques de Bade, de Wurtemberg et de Bavière avaient voté comme ceux du Rhin et de la Westphalie, écrivait Auguste Reichensperger, nous aurions des forces presque égales à celles des nationaux-libéraux. » Reichensperger calculait bien, et c’est justement ce qui devait irriter Bismarck : une fraction toute neuve faisait brèche, ayant au sujet de l’Empire, dont l’organisation s’imposait, des idées, des méthodes, des visées qui n’étaient pas celles du chancelier ; et cette fraction qui, après le second tour de scrutin, comptait 57 membres, trouvait sa racine, son point d’appui, dans le royaume même de Prusse, qui avait conduit la guerre et fait l’Empire.

Des accès de colère furent commandés aux journalistes : « Nulle part autant que dans la province rhénane, grondaient les Grenzboten, on n’a vu que l’Eglise catholique, telle qu’elle est conçue et exploitée par les ultramontains, ne doit être rien autre chose qu’un mécanisme destiné à la domination temporelle d’une certaine caste, se recrutant à la façon des Mameluks. » On commençait à dire aussi, pour discréditer le Centre, qu’il avait pour fondateurs Windthorst et Ketteler, un Guelfe impénitent, et un évêque que l’on dénonçait comme le complice de Dalwigk. C’étaient là des traits de polémique, mais non des vérités d’histoire : Ketteler ne fut pas consulté pour la création du Centre ; et le Centre était déjà né, lorsque Windthorst, député de Meppen, s’attardait encore à former à lui tout seul, en sauvage, une fraction qu’on appelait, par plaisanterie, la fraction Meppen. L’heure sonna très vite, assurément, où Ketteler, par le seul fait de son adhésion, assura le prestige du Centre dans les cercles d’Église ; et où Windthorst, par son adroite façon d’entrer en contact avec tous les élémens particularistes du Reichstag, accrut la force de rayonnement du nouveau parti ; mais les vrais parrains du Centre allemand demeuraient des « Romains » du Nord, d’anciens sujets de Guillaume, d’anciens fonctionnaires de Bismarck ; et c’étaient eux qui, dans l’Empire nouveau, allaient défendre pied à pied toutes les autonomies, territoriales et religieuses, lentement et savamment cernées par le parti national-libéral.


V

Le 9 mars 1871, Bismarck rentra à Berlin. Un article paraissait, le 2, dans la Gazette de l’Allemagne du Nord : Maurice Busch triait le Reichstag ; il distinguait les députés nationaux et les autres… Les autres, c’étaient les membres du Centre : on eût dit, à lire Busch, qu’entrer au Reichstag, sous un tel drapeau, équivalait à sortir de la nation. Il concluait par cette alternative : être Allemand ou non Allemand ; être d’accord avec l’unification de l’Allemagne sous l’empire des Hohenzollern, ou être mécontent de la marche des choses. Ketteler sauta sur sa plume : « Il y a dans la Gazette, écrivit-il à Bismarck, un article abominable contre les catholiques. » Busch mit sa prose sous les regards du maître : « Tout cela est vrai, s’écria Bismarck ; le bon Ketteler est tout à fait dans les filets de Savigny ; il est hors de lui, que nous n’ayons pas sauvé le Pape. »

Ketteler bientôt demanda audience ; Bismarck le reçut. L’évêque-député reprit les argumens qu’exposait déjà sa lettre du 1er octobre ; il demanda que l’Allemagne entière bénéficiât désormais des mêmes libertés religieuses que la Prusse. L’entretien dévia ; on causa théologie. Il semble que Ketteler voulut tâter les idées du chancelier sur le catholicisme. « Croyez-vous, lui demanda-t-il, qu’un catholique ne puisse pas faire son salut ? » — « Un laïque, oui, répondit Bismarck ; un prêtre, non, car il y a en lui le péché contre le Saint-Esprit. » Ketteler prit congé : il sortait damné, mais assez content ; il emportait cette impression qu’ « une motion du Centre ne trouverait pour l’instant, et cela pour des motifs politiques, aucun soutien de la part du gouvernement, mais qu’on ne la regarderait pas comme un acte d’opposition ; » et tout au fond de lui-même, il inclinait à penser que le chancelier se montrerait bienveillant.

Du haut de sa dignité nouvelle, Bismarck planait sur les manœuvres des partis, dans une altitude d’effacement, hautaine et volontairement distante. Sous ses pieds les hommes s’agitaient ; il se flattait qu’il saurait les mener. Il suivait, de haut et de loin, les fiévreux manèges où se dépensaient les nationaux-libéraux pour coaliser à l’avance contre le Centré une majorité compacte. Marquardsen et Lasker échangeaient leurs vues ; on cherchait quels hommes de Droite, ou penchant vers la Droite, se laisseraient gagner, peut-être, par un plan d’action commune contre l’ultramontanisme. Hohenlohe, par exemple, avait chance d’être attiré sur ce terrain ; on y pouvait amener, aussi, certains féodaux du parti « conservateur libre, » pareils, disait ironiquement Reichensperger, à ces groupes qui, « dans l’Enfer de Dante, se pressent derrière des girouettes. » Ce serait flatteur pour les bourgeois du nationalisme libéral, surtout pour les Israélites, de nouer aux dépens de l’église des amitiés politiques aussi nobles, aussi imprévues, et de faire bloc, contre elle, avec des collègues si bien nés.

Le 21 mars, le Reichstag s’ouvrit : les catholiques, qui savaient écouter, devinèrent dans le discours du trône une réponse implicite aux vœux qu’ils avaient émis, depuis six mois, en faveur de Pie IX : cette réponse semblait être un refus. Guillaume signifiait que l’Allemagne, garante de la paix européenne, se contenterait de s’occuper de ses propres affaires et respecterait l’indépendance de tous les autres États. Au demeurant, le discours s’élevait, d’un essor pacifique, au-dessus de toutes les discussions qui allaient troubler le nouvel Empire : tous les partis y étaient respectés, toutes les confessions aussi.

La Germania qui, depuis le 1er janvier, était à Berlin même l’organe du Centre, réclamait davantage : « Nous, catholiques d’Allemagne, y lisait-on, nous désirons la paix religieuse du plus profond de notre cœur ; mais tant que des partis, dans le pays, menacent l’église et l’école, nous ne pouvons pas nous taire, nous ne nous tairons pas. » Les catholiques se sentaient menacés, et c’est pourquoi ils allaient parler ; mais les nationaux-libéraux accentueraient ensuite les menaces, en faisant aux catholiques un grief de leurs paroles. Un choc était inévitable ; et les yeux de Bismarck, embusqués sous l’épaisse broussaille des sourcils, guettaient, sans lièvre, l’incident fatal.

Une adresse s’imposait en réponse au discours du trône : Lasker, national-libéral, en prépara le brouillon. Il était d’origine juive : dans la capitale de l’État qui, vingt-deux ans plus tôt avait été proclamé chrétien par la bouche même de Bismarck, un fils d’Israël, aujourd’hui, tenait la plume au nom du peuple, pour l’hommage solennel au roi devenu empereur. La Commission fit de légers amendemens au projet, et le porta devant l’assemblée. Une phrase était ainsi conçue : « Les jours de l’immixtion dans la vie intérieure d’autres peuples ne reviendront plus, nous en avons l’espoir, ni sous aucun prétexte ni sous n’importe quelle forme. » Cette phrase s’accrochait, docilement, aux lignes impériales qui promettaient respect à l’indépendance des Etats ; mais elle tirait de ces lignes une conséquence pratique, et ce que voulait dire Lasker, c’est que pour l’Empire allemand, il ne devait plus y avoir de question romaine. Ledochowski, les chevaliers de Malte, Bonnechose, et puis, à la date du 18 février, cinquante-six membres du Centre prussien, avaient prié l’Empereur et Bismarck de songer au Pape ; l’Empereur et Bismarck, accentuant chacun à sa manière la même réponse vague et dilatoire, avaient dit uniformément : Ce sera pour le lendemain de la guerre. L’échéance était venue, et les premières paroles impériales donnaient prétexte au Reichstag de signifier au Pape, implicitement, qu’il n’avait pas à compter sur l’Allemagne. On voulait employer, à cette fin, une de ces formules générales, dont ensuite la diplomatie risquait elle-même d’être gênée, et dont elle dut, au reste, peu de mois après, s’affranchir à demi, lorsqu’elle crut devoir intervenir pour les Israélites de Roumanie[3]. Le Centre proposa un contre-projet d’adresse, d’où cette formule était absente : pour le fond et pour la forme, avouait la Gazette d’Augsbourg, ce contre-projet était supérieur à celui de la majorité, et vraisemblablement il eût été accepté, si l’on n’avait pas craint des visées cléricales mystérieuses. Le Reichstag n’avait encore que trois jours d’existence, et s’annonçait singulièrement turbulent, comme toutes les assemblées où les partis se demandent compte, non de leurs pensées avouées, mais de leurs arrière-pensées, supposées ou réelles.

Interprète pondéré des nationaux-libéraux, Bennigsen soutint que, pour « dissiper les inquiétudes de certaines nations étrangères, » la phrase incriminée était nécessaire. Miquel, plus audacieux, précisa : il nomma le Pape ; on avait rêvé d’une Allemagne intervenant en sa faveur ; cette Allemagne devait répondre non. Le nom de Rome, celui de Pie IX, surexcitaient les nationaux-libéraux, ceux du Sud surtout. Vœlk, de la Bavière, annonçait un prochain combat de l’esprit germanique contre le servage du romanisme ; Rœmer, du Wurtemberg, résumait en deux mots la question : Rome ou l’Allemagne. Auguste Reichensperger, Ketteler, Windthorst, faisaient front à ces orages. Reichensperger, très pressant, demandait pourquoi l’Allemagne se priverait d’exercer des interventions diplomatiques, des interventions morales. On ne répondait pas, on feignait de croire que le Centre voulait lancer l’Allemagne dans une expédition de Rome, et remettre en question la paix de l’Europe.

Il semble que Bismarck, avant la séance, avait tenu ou fait tenir à Launay, ministre de Victor-Emmanuel à Berlin, certains propos susceptibles de rassurer complètement l’Italie. L’importance des intérêts en jeu, à la fois religieux et diplomatiques, ne pouvait échapper au chancelier. On le voyait, cependant, systématiquement négligent, n’entrer en séance que tardivement ; puis, assis à son poste, tantôt écoutant, tantôt travaillant pour lui ; quelquefois lorgnant les dames, quelquefois toisant Ketteler, il laissait se dérouler ce débat dans lequel le nouvel Empire était présenté à l’Allemagne et au monde par le député Bennigsen. Bismarck abandonnait à ce national-libéral le soin de définir le rôle de l’Allemagne ; et la définition se ramenait à ce double axiome, que l’Empire des Hohenzollern n’offrait plus rien de commun avec l’antique Saint-Empire, et qu’il avait à remplir certaines missions civilisatrices (Culturaufgaben). Ce dernier mot renfermait tout un programme, l’accomplissement de ces prétentieuses missions nécessiterait une lutte, qu’au jour venu l’on appellerait une lutte pour la civilisation (Culturkampf).

Pie IX avait refusé de se faire le serviteur de Bismarck ; Bismarck, impassible, se taisant avec affectation, laissait se livrer dès cette première heure, entre les désirs de Rome et l’esprit du Reichstag, un duel d’où Rome sortirait vaincue et déçue.

Au vote, le contre-projet du Centre ne réunit que 63 voix : il s’en trouva 243, dans les droites et dans les gauches, pour expédier à l’Empereur le texte décisif qui visait Pie IX. Guillaume répondit, avec un « cordial merci, » que les paroles de son discours du trône avaient été très exactement saisies. On interpréta la satisfaction du Roi comme un indice de la joie du chancelier : le langage de Guillaume avait rompu le silence de Bismarck. On apprit bientôt que Dœnniges, ministre de Louis II à Florence, s’associait, par un toast significatif, au vote du Reichstag. C’était une façon d’offense pour le Vatican, gratuitement infligée par la « catholique » Bavière.


VI

L’Empire que Bennigsen avait caractérisé devait être pourvu d’une constitution. Il suffisait d’amalgamer l’ancienne constitution de la Confédération du Nord et les traités signés à Versailles entre la Prusse et les divers Etats ; c’était au Parlement de mettre tous ces textes au net et de ratifier l’ensemble. Fidèles au programme auquel ils devaient leur mandat, les membres du Centre proposèrent quelques additions : ils voulaient, en particulier, que, dans toute l’Allemagne, les Eglises fussent libres, comme elles l’étaient en Prusse depuis 1850, et que cette liberté fût inscrite dans la Constitution de l’Empire.

Ainsi disparaîtraient, dans un certain nombre de petits Etats luthériens, les derniers vestiges des vieilles intolérances. Il n’y avait pas bien longtemps que dans les principautés de Lippe-Detmold et de Waldeck, et dans le grand-duché de Gotha, les catholiques étaient considérés, juridiquement, comme les ouailles de l’Église protestante et ne pouvaient, sans licence du pasteur, faire accomplir certaines cérémonies de leur culte. Le Brunschwick, en 1869 encore, venait de refuser à la communauté catholique la reconnaissance qu’elle réclamait ; le Mecklenbourg, en 1871, refusait à M. l’abbé Belmont, actuellement évêque de Clermont, le droit d’exercer son ministère auprès de nos prisonniers. Une maxime fondamentale, insérée dans la charte organique de l’Empire, et proclamant la pleine liberté religieuse, balaierait les dernières survivances de la pratique fort peu chrétienne qui s’était implantée en Allemagne au lendemain de la Réforme, et qui imposait aux sujets la religion du prince. La devise : cujus regio ejus religio, était un archaïsme, avec lequel le Centre voulait en finir.

Et puis, en même temps qu’il corrigerait ainsi les erreurs du passé, il préviendrait celles de l’avenir. Les nationaux-libéraux un peu partout disposaient des batteries contre l’Eglise : de par un tel article constitutionnel, l’Eglise d’avance serait à l’abri. Les garanties religieuses données par la Constitution prussienne étaient en butte à des partis hostiles, qui visaient à les supprimer ; de par un tel article, dont la portée s’étendrait à tout l’Empire, elles seraient au contraire sanctionnées. Ce serait une entrave immédiate pour les projets des partis antireligieux : le document sur lequel reposerait l’Empire protégerait ainsi les églises contre les innovations législatives des diètes locales et même du Reichstag ; et s’il était vrai, comme le prétendaient les nationaux-libéraux, que les batailles de 1870 fussent un triomphe de Luther, une barrière serait ainsi posée, qui empêcherait le protestantisme d’abuser de sa victoire.

Ainsi le Centre, dominé par le souci de la défense religieuse, et mis en éveil par les provocations mêmes des partis hostiles, prétendait enchaîner les caprices législatifs des divers Etats ; il se composait d’autonomistes, de fédéralistes, de particularistes ; et l’on entendait tous ces défenseurs chatouilleux des indépendances locales et territoriales réclamer de l’Empire centralisé l’affirmation de certains principes généraux sur la vie des Eglises. En 1867, au parlement de la Confédération du Nord, Mallinckrodt, déjà, avait émis un pareil vœu : Savigny, alors commissaire de la Confédération, l’avait fait échouer, en alléguant les droits particuliers des Etats. En 1869, à la demande des Juifs de Mecklenbourg, le même Parlement avait décidé qu’aucun citoyen ne pouvait, en raison de son Credo religieux, encourir une limitation quelconque des droits civils ; Windthorst, bien qu’en principe il approuvât la proposition, avait parlé contre et voté contre, en invoquant le respect où devait être tenue l’autonomie législative de chaque Etat. Voici qu’aujourd’hui, le même Savigny, le même Windthorst, s’associaient avec Mallinckrodt, avec tout le reste du Centre, et qu’ils immolaient aux intérêts de la paix religieuse leurs susceptibilités particularistes ; et c’étaient au contraire les nationaux-libéraux, partisans passionnés d’un Empire très fortement unifié, qui allaient rompre des lances pour les droits particuliers des Etats en ce qui regarde le régime des Eglises. Si vivante et si brûlante était déjà la question religieuse, dans ce Reichstag à peine ouvert, qu’elle amenait les particularistes à jouer un rôle d’unitaires, et qu’elle imposait aux unitaires une attitude de particularistes.

Dès le 1er avril, sous ces masques d’emprunt, qu’ils semblaient avoir échangés entre eux, les deux partis s’apprêtaient à se mesurer. Les divers articles de la Constitution proposée défilaient un à un devant les députés ; mais les esprits s’évadaient vers le prochain champ de bataille. Soudain, la voix d’un Polonais s’éleva, demandant que les provinces polonaises fussent considérées comme étrangères à l’Empire allemand ; et l’on vit le chancelier de l’Empire se lever, et laisser tomber quelques paroles. « Vous n’avez rien derrière vous, que vos fictions et vos illusions ; vous vous imaginez que vous avez été élus par le peuple polonais pour représenter la nation polonaise : vous avez été élus pour défendre les intérêts de l’Eglise catholique ; et si vous le faites, aussitôt que ces intérêts seront ici sur le tapis, vous aurez rempli votre devoir envers vos électeurs. »

Après ce coup de boutoir, le chancelier se reposa. Les Polonais seuls paraissaient frappés, mais les catholiques, aussi, étaient visés. A l’heure où les Polonais déclaraient n’être pas Allemands et voulaient qu’on prît acte de leur profession de foi, à l’heure où ils demandaient à ne point faire partie de l’Empire, Bismarck les renvoyait à leur besogne : défendre l’Eglise. Au jour venu, se tournant vers l’Eglise, il lui dirait : Voyez vos défenseurs, ce sont les ennemis de l’Empire ; ce sont ceux qui ne voulaient même pas appartenir à l’Empire. Ainsi préparait-il, longtemps à l’avance, en vue d’une lutte possible, des argumens contre le « romanisme, » comme derechef il faisait fondre, en vue d’une guerre nouvelle, des boulets de canon contre la France.

Ce même jour, 1er avril, les additions proposées par Reichensperger commencèrent d’être discutées : la bataille remplit trois séances. Elle mit aux prises deux conceptions du libéralisme : celle de 1848 et celle des nationaux-libéraux. Sur les lèvres des frères Reichensperger et de l’évêque Ketteler, l’esprit de 1848 se réveillait : ils demandaient la liberté pour les Eglises et ils imploraient du Parlement une « Grande Charte » de la paix confessionnelle. 1848 ! Cette seule évocation, désagréable pour les conservateurs, faisait, d’autre part, sourire Kiefer, le national-libéral badois, qui persiflait comme une duperie cet archaïque libéralisme ; elle faisait rire Miquel, qui rappelait que seule la confession catholique avait profité des libertés octroyées en ce temps-là, et que l’établissement religieux protestant, officiellement encadré dans l’Etat, n’avait jamais pu bénéficier de ce somptueux cadeau. Un autre national-libéral, le canoniste Dove, redoutait ces libertés-là comme un nouveau cheval de Troie. On voyait s’afficher, désormais, sous le nom de libéralisme, un système de doctrines qui, s’il le fallait, éclaireraient l’humanité malgré elle et la feraient progresser malgré elle ; et comme des conflits étaient à prévoir entre ce système et l’Eglise, les libéraux de cette nouvelle école voulaient avoir les mains libres, pour enchaîner et frapper l’Église. C’est ce que Marquard Barth expliquait sans ambages, au nom des nationaux-libéraux de la Bavière. La Bavière est-elle donc plus vieille que Rome ? ripostait Mallinckrodt. Mais entre les deux conceptions, entre les deux partis, aucun terrain d’entente ne pouvait s’aplanir. On en eut le sentiment, très aigu, lorsque l’historien Treitschke déclara que la motion du Centre permettait aux évêques des divers Etats de faire impunément rébellion, et lorsque l’évêque Ketteler lui répliqua : « Ne donnez jamais votre assentiment à des lois qui s’insurgent contre la volonté de Dieu, et nous ne serons jamais rebelles. » Du droit constitutionnel, on passait à la théologie : « Nous n’entendons plus ici que des discussions religieuses, » s’écriait M. Bebel.

Au vote, la proposition Reichensperger recueillit 59 voix ; 223 députés la repoussaient. Le catholique Frankenberg et plusieurs de ses amis silésiens avaient voté contre : ainsi prenaient-ils congé du Centre, avec un geste de guerre.

Des profondeurs de l’Assemblée s’élevait lentement, sourdement, la vague des passions anti-catholiques ; et dans son flux puissant, elle entraînait, avec les nationaux-libéraux, la foule des conservateurs. Bismarck, en silence, regardait ces phénomènes parlementaires ; il épiait, calculait, se taisait encore.

« Le Centre, écrivait peu de jours après Auguste Reichensperger, a démasqué les sycophantes de la liberté… Le gouvernement a gardé jusqu’à présent une stricte neutralité ; le prince de Bismarck est sûr de ses myrmidons, et il est en même temps assez fin politique pour ne pas irriter sans nécessité contre le nouvel ordre de choses les catholiques fidèles… Ses desseins et ses vues se portent bien plus haut qu’à se faire l’instrument des mesquines rancunes des croque mitaines du catholicisme. »

Auguste Reichensperger disait vrai ; mais qu’adviendrait-il, le jour où les rancunes déjà prolixes des nationaux-libéraux, tâtant et frôlant les rancunes assourdies du prince de Bismarck les provoqueraient à faire explosion ?


VII

« Le caractère de l’empereur Guillaume, ajoutait Reichensperger, répugne également à servir les passions libérales de ces sortes de gens. » On ne pouvait avec une finesse plus exercée saisir une plus exacte nuance ; la confiance que les catholiques gardaient dans Guillaume reposait un peu sur l’esprit d’équité qu’ils lui prêtaient, mais prenait sa source, surtout, dans ce qu’ils savaient de son peu d’affection pour les nationaux-libéraux, « ces sortes de gens. »

Guillaume, comme Bismarck, croyait à Dieu et au Christ ; il n’y avait pas, entre sa foi d’homme et ses actes d’empereur responsable, cette cloison étanche, épaisse, infranchissable, que l’on constatait chez Bismarck entre le chrétien et le politique. Roi par la grâce de Dieu, Guillaume se considérait comme devant être le réalisateur des desseins de Dieu : les doctrines politiques des nationaux-libéraux devaient offusquer son idéal. Entre deux intransigeances dont l’une aurait voulu réaliser l’Etat chrétien, et l’autre l’Etat laïque, il aurait plutôt opté pour la première. Il défendait ouvertement la divinité du Christ ; un jour que Ketteler l’en avait remercié : « Je ne suis pas piétiste, lui répondait-il ; mais je sais ce que je dis et ce que je veux… » Les affinités des nationaux-libéraux avec les écoles protestantes les plus incroyantes n’étaient pas de nature à lui plaire. Assurément il retrouvait dans leurs rangs beaucoup de ses frères en franc-maçonnerie ; et c’était un franc-maçon très fidèle et très pratiquant que l’empereur Guillaume Ier. Mais dans l’ordre franc-maçonnique, dont il aimait à être le royal protecteur, il ne voyait rien autre chose qu’une institution de philanthropie, à laquelle ses propres discours franc-maçonniques assignaient expressément deux fondemens : « la Bible, et la doctrine des Evangiles ; » et il désapprouvait hautement toutes les aspirations qui visaient à détacher de ses assises chrétiennes la franc-maçonnerie de son Empire.

Guillaume Ier ne cédait à aucun esprit de secte ; son protestantisme, pieux et sincère, n’avait rien d’agressif. « Plus Votre Majesté évitera tout commerce avec le pape romain et toute tentation de soutenir sa puissance, lui écrivait le 28 mars 1871 un protestant d’Elberfeld, plus elle poursuivra cette politique allemande protestante, plus Dieu la bénira. » De tels propos, et le souvenir des traditions protestantes de sa maison, pouvaient peut-être, à la longue, agir sur l’Empereur, mais à la longue seulement. On se tromperait fort en voyant en lui un prosélyte, pressé d’exploiter ses victoires pour faire progresser dans ses États la Réforme aux dépens de l’Eglise romaine. En lui, ce sera le souverain, non le protestant, qui deviendra, souvent à contre-cœur, persécuteur de l’Eglise : il persécutera sans passion, en croyant faire son devoir, au nom de la raison d’Etat telle qu’il la concevra ; il persécutera sans allégresse parce qu’il devra, à chaque étape nouvelle qu’il fera dans la voie du Culturkampf, vaincre toujours plus complètement sa vieille antipathie pour les nationaux-libéraux, pour ces « sortes de gens. »

Jeune encore, à l’âge où les princes, naïfs, croient avoir le droit d’aimer, il s’était pris d’un culte pour Elisa Radziwill ; elle était morte depuis un demi-siècle, quand le vieil empereur s’arrêtait, tout ému, presque contemplatif, devant une jeune fille qui la lui rappelait. Elisa Radziwill était une catholique. Auprès de lui, les catholiques trouvaient une autre avocate que cette inoubliable disparue : c’était l’Impératrice elle-même, à laquelle Guillaume s’était loyalement donné. Augusta cherchait dans les deux confessions l’élément chrétien qui leur était commun ; elle visait à s’élever au-dessus de leurs divergences. Herder, Hegel, interprétés par son âme religieuse, lui semblaient prêcher cette aspiration pacifique. Elle détestait les polémiques, les luttes confessionnelles, les persécutions, les exclusivismes ; on observait que ses femmes de chambre étaient le plus souvent des catholiques, et les œuvres catholiques jouissaient de ses bienfaits. Le général de Loe, qui fut trente ans auprès d’elle, célèbre son attachement solide à la foi évangélique : il doit être cru. Evangélique, oui, l’impératrice Augusta l’était… « Je suis évangélique plutôt que protestante, » disait-elle un jour, définissant ainsi, d’une façon subtile et profonde, l’attitude de son âme, à laquelle déplaisait sans doute tout ce qu’il y avait eu, dans la Réforme, de négatif, de polémique et d’insurrectionnel.

Mais dans toutes les consciences « évangéliques » vraiment actives et vraiment vivantes, il y a peut-être, quoi qu’elles veuillent parfois, une brèche ouverte pour le catholicisme. Le noble travail intérieur par lequel elles tentent de se parachever elles-mêmes sous l’action directe d’un Dieu lointain, les autorise et les amène à prendre, partout où elles les trouvent et même dans l’autre Eglise, certains élémens de perfectionnement : dès lors qu’ils leur apparaissent comme susceptibles de rapprocher d’elles ce Dieu qui souvent se cache, elles font acte de « liberté évangélique » en se les assimilant. Augusta, chaque soir, lisait ce petit chef-d’œuvre d’ascétique catholique qui s’appelle le Combat spirituel. Au cours d’un tel travail, un jour peut venir où les sacremens romains se révèlent comme étant, eux-mêmes, des élémens de perfectionnement : alors l’autonomie des âmes « évangéliques » est à la veille de s’épanouir en docilité, et du haut de la pente sur laquelle les avaient engagées leurs méthodes « évangéliques » de penser et de vivre, elles aperçoivent, soudainement, sur l’autre versant, cette Rome où tous les chemins conduisent. La marquise Pauline de Castellane, qui chaque semaine correspondait avec Augusta, gardait le secret espoir de l’élever jusqu’à cette vision. La princesse de Sayn Wittgenstein, aussi, paraît l’avoir partagé. Le marquis de Castellane va jusqu’à dire : « Il n’est pas bien sûr que ma mère n’ait pas réussi. » On aurait tort d’épiloguer longuement et de fouiller comme un problème historique la conscience d’Augusta : on dérogerait sans doute, ainsi, à l’esprit même de sa piété, qui n’aspirait point à être si complexe. Assurément elle mourut cinq ans trop tôt : elle aurait aimé cette admirable lettre Praectara, qu’expédiait « aux princes et aux peuples, » d’un beau geste évangélique, le pape Léon XIII.

Grande chrétienne sur le trône d’Allemagne, l’impératrice Augusta, en avril 1871, avait assez de perspicacité politique pour voir s’amasser des nuages sur la tête des catholiques ; elle s’alarmait des incidens de Silésie, des conflits entre le Centre et certains magnats. Le 16 avril, Hohenlohe vint à Berlin, vit l’Empereur ; Augusta, qui savait les haines du prince, lui demanda, avec une sorte d’anxiété, s’il avait parlé des questions religieuses avec Guillaume. Hohenlohe répondit non ; l’Impératrice fut rassurée. « Elle a une perpétuelle frayeur des luttes confessionnelles, notait-il. Elle refuse de voir que les Jésuites ont engagé la lutte et voudraient par surcroît réduire leurs adversaires à la souffrance passive. Ici l’on ne reconnaît pas le danger. » Ainsi le 16 avril, Hohenlohe, quittant la cour de Berlin, déplorait qu’on n’y songeât pas à se brouiller avec l’Eglise : l’espoir que mettait Auguste Reichensperger dans les dispositions de l’Empereur était jusqu’alors justifié.

Mais Foerster, prince-évêque de Breslau, ayant pu approcher certains cercles officiels, éprouvait une moindre sécurité ; et quant aux coulisses du Parlement, l’esprit de secte y faisait rage. « De tous côtés, écrivait Auguste Reichensperger, on bombarde incessamment notre Centre. » — « La rage fanatique, constatait Joerg, s’enflamme plus violemment que jamais, au dedans et au dehors de l’Assemblée. »

Une circulaire se propageait, expédiée par le Comité de l’Association des protestans libéraux (Protestantenverein) : « Nous avons constaté pendant la guerre, y lisait-on, que partout, en France, en Allemagne, en Italie, le parti des Jésuites a combattu à côté de nos ennemis et soulevé contre nous, Allemands, le fanatisme des populations ignorantes ; » et le comité faisait appel, contre ce parti, aux forces vives de l’esprit protestant. Des pétitions survenaient au Reichstag, pour demander l’invalidation de certains élus catholiques ; et le Reichstag y déférait avec joie. L’organe des nationaux-libéraux badois prévoyait comme imminente la « seconde partie de la résurrection de l’autonomie nationale, » c’est-à-dire la guerre contre l’Eglise.

Entre un Parlement qui voulait la guerre et un maître qui ne la voulait pas, Bismarck se réservait. Il commandait à ses journalistes des articles contre le Centre, spécialement contre Savigny, dont il expliquait le nouveau rôle politique par le désir de venger certaines déceptions. Mais voulait-il par de tels articles attiser encore le feu qui couvait ? J’inclinerais plutôt à croire qu’il s’essayait, soit à détacher les catholiques du Centre, soit à décourager le Centre d’exister. « La tendance agressive de cette fraction, écrivait-il le 17 avril à un correspondant bavarois, doit pousser le gouvernement à une défensive dans laquelle, pour une protection efficace, il peut se voir forcé de passer lui-même à l’offensive. » Je crois ces lignes sincères, à cette date : il ne suivait pas les nationaux-libéraux dans leur désir fiévreux d’assaillir le Centre ; mais il reprochait aux hommes du Centre d’être de leur côté des assaillans. Une première victoire venait d’être gagnée sur eux : il avait si bien manœuvré, sa presse avait crié si fort, que finalement, à Darmstadt, Dalwigk était congédié et remplacé, à la tête du gouvernement, par un ancien ministre de Hesse à Berlin ; et Ketteler, battu deux fois dans les discussions du Reichstag, risquait d’être atteint par les répercussions de cette crise. Bismarck était si content que, Dalwigk ayant fait un procès aux Grenzboten, le chancelier paya lui-même l’avocat de cette revue. On pouvait dès lors se demander si certaines lignes des Grenzboten, dont les catholiques pouvaient trembler, traduisaient l’opinion de Hans Blum ou celle de Bismarck, celle du directeur ou celle du bailleur de fonds.

Une puissance historique hostile est ressuscitée, lisait-on dans cette revue. Une écrasante majorité parlementaire a compris qu’il ne s’agissait pas d’une question doctrinale de droit public ou d’une question de politique pratique, mais d’une attaque contre le nouvel Empire, contre le cœur de la vie nationale. Bismarck parlera, quand sera venu le moment de la décision pratique. Il faudra un jour ou l’autre régler par un droit d’Empire les rapports entre l’État et l’Église.


Le Reichstag venait de refuser au Centre l’insertion, dans la Charte d’Empire, de certaines formules qui garantiraient la paix religieuse ; et les Grenzboten annonçaient, pour le jour où Bismarck aurait parlé, le vote de certaines lois d’Empire dont on pouvait prévoir que la guerre religieuse sortirait.

Mais ce Bismarck, dont ses propres organes jouaient ainsi comme d’un fantôme, gardait encore ses lèvres closes ; et l’Allemagne continuait d’ignorer encore ce qu’officiellement le chancelier pensait.


VIII

C’est que Bismarck, au cours de ce mois d’avril, entamait une causerie avec Rome : et ce qu’il pensait, c’est là qu’il le disait. Le 17, il invitait Taufkirchen, ministre de Bavière auprès du Pape, à signaler au Saint-Siège le manque de tact et l’allure agressive du Centre, et le bénéfice que tiraient d’un tel spectacle les ennemis du Pape et de l’infaillibilité. Vingt-quatre heures après, il mandait Busch, et lui remettait, pour la Gazette de l’Allemagne du Nord, un brouillon d’article : une plume qui ne se nommait pas, — celle, sans doute, du chancelier lui-même, — expliquait dans cet urgent papier que, si les anti-infaillibilistes progressaient en Bavière, la faute en était à la mauvaise impression que produisait le Centre au Reichstag. Ainsi la presse devait-elle préparer les voies à Taufkirchen, chargé de prévenir le Pape, charitablement, presque par obligeance, que les hommes du Centre nuisaient à son prestige spirituel par la besogne qu’ils tentaient et le bruit qu’ils faisaient.

Taufkirchen, dès le 21 avril, télégraphiait au chancelier qu’Antonelli déplorait et désapprouvait, comme manquant de tact et comme inopportune, l’attitude du Centre ; il écrivait, le 10 mai, que Pie IX avait parlé de même à Kalnoky, et que les excès de zèle des ultramontains allemands seraient ultérieurement censurés. Sur ces entrefaites, Frankenberg rendit visite à Bismarck : il était le représentant de ces catholiques silésiens qui, parce qu’hostiles au Centre, obtenaient le renom de loyaux sujets. « Voyez ce que pense Antonelli, » lui dit victorieusement Bismarck. Quelques jours s’écoulaient ; et tandis qu’on recevait à Rome une lettre de Keudell, inspirée par Bismarck, et soumettant, vaguement, tout de suite, en guise d’apparente récompense, certains projets positifs tendant à garantir la souveraineté papale, Frankenberg mettait en émoi ses électeurs catholiques en leur annonçant que Rome désapprouvait le Centre.

La presse nationale-libérale triomphait. Mallinckrodt proclamait que le bureau du Centre n’avait reçu aucun avertissement. Jésuitisme, lui criait-on, c’est un des vôtres qui la reçu et qui le cache ! Ketteler, le 28 mai, écrivait à Antonelli ; le cardinal lui répondait, le 5 juin, qu’« ayant cru comprendre par les journaux que les catholiques avaient voulu pousser le Reichstag à émettre une opinion sur une intervention en faveur du pouvoir temporel, il avait trouvé cela prématuré et l’avait dit à Taufkirchen, mais qu’il n’avait pas blâmé les efforts du Centre pour défendre les droits du Saint-Siège, et que ces efforts, même, étaient un devoir de conscience. » La lettre était trop complexe pour que Ketteler la publiât ; mais le 10 juin, la Correspondance de Genève, qui s’inspirait au Vatican, niait formellement que le Saint-Siège eût blâmé le Centre.

Bismarck s’énervait. Dans une élection, les catholiques venaient de faire alliance avec les démocrates : rien à ses yeux n’était plus inexpiable ; quand les noirs feignaient de marcher avec les rouges, il voyait rouge. Une moitié des membres du Centre venaient de voter contre la dotation de 4 millions de thalers, qui devait récompenser les chefs de l’armée allemande ; il n’était pas admissible qu’on dût attendre plusieurs semaines pour savoir si le Vatican acceptait ou répudiait de tels défenseurs. Bismarck aimait les réponses rapides. Les catholiques, par surcroît, continuaient de pétitionner en faveur du pouvoir temporel ; Bismarck résolut d’acculer le Vatican. Le 19 juin, il griffonna pour Frankenberg une lettre, où il rappelait la « sympathie » de Pie IX pour la fondation de l’Empire et les témoignages de « satisfaction et de confiance » envoyés par lui à Guillaume. Il ajoutait que le Centre s’était allié aux élémens qui combattaient et niaient l’Empire, et qu’Antonelli et Pie IX le regrettaient. Bismarck avait le pli sur son bureau, quand Hohenlohe vint le voir ; il le lui montra. Hohenlohe, qui partout soupçonnait les Jésuites et qui craignait encore, peu de jours avant, que le chancelier ne devînt leur captif, se sentit rassuré : « Voilà une lettre, s’écria-t-il, dont les cléricaux ne seront pas agréablement impressionnés. » — « Je ne veux non plus rien leur dire d’agréable, » repartit Bismarck, et il annonça, brutalement, les remaniemens qu’il projetait dans le ministère prussien des Cultes. Unruh survint ensuite, membre influent du parti national-libéral ; Unruh lut le papier, exprima sa joie pour la politique anticléricale qui s’annonçait.

« Le plus tôt sera le mieux, » ajouta-t-il. Bismarck fronça le sourcil, détestant, sans doute, qu’un député lui donnât de l’éperon. « Eh bien ! s’écria-t-il, si cela doit arriver, nous viendrons aussi à bout de cette partie-là. » La lettre fut mise à la poste, à l’adresse de Frankenberg, et bientôt publiée.

La conservatrice Gazette de la Croix, le 22, définissait la situation, sur un ton d’ultimatum : elle accusait le Centre, allié du Jésuitisme, de revivifier les anciennes prétentions de la papauté et de réveiller les antagonismes confessionnels. Assurément, Antonelli l’avait blâmé ; mais « si le Centre persistait dans sa politique ou si ses protecteurs à Rome prévalaient, l’Empire, dans le plus bref délai, répondrait par l’agression à une agression prolongée, et cela, au dehors comme au dedans. » Le publiciste insinuait que l’Eglise s’en trouverait mal. « Il y a trois cents ans, concluait-il, le germanisme fut plus puissant que le romanisme ; à plus forte raison aujourd’hui, puisque Rome n’est plus que la capitale de l’Italie, et puisque c’est un Allemand, non un Espagnol, qui porte la couronne impériale. »

Antonelli et le Pape étaient prévenus. Ils devaient désavouer le Centre ; la paix était à ce prix. Le jour même où la Gazette de la Croix menaçait d’une offensive, Bismarck chargeait Taufkirchen de représenter au Pape que l’alliance du Centre avec les partis révolutionnaires pouvait déterminer l’Empire à prendre telles mesures défensives qui seraient en contradiction avec ses sympathies pour la personne de Pie IX. Le 23 juin, Taufkirchen voyait Antonelli : il se présentait comme désireux de lui rendre service, en évitant que le Souverain Pontife ne fût en Allemagne compromis par le Centre. Antonelli affirma qu’il n’avait aucune part, ni directe, ni indirecte, aux actes de ce parti ; Taufkirchen eut la conviction qu’il disait vrai, que l’union des noirs avec les rouges n’avait pas d’adversaire plus décidé, et que c’étaient probablement les Jésuites qui régnaient sur le Centre, beaucoup plus que le Saint-Siège.

Mais le courrier suivant apportait au cardinal le texte de la lettre de Bismarck à Frankenberg. Antonelli fut choqué de l’indiscrétion. « Quand nous prétendions regretter l’attitude du Centre, dit-il à Taufkirchen, nous n’avions pas sous les yeux les comptes rendus parlementaires ; en fait, le Centre ne semble pas avoir réclamé l’intervention de l’Allemagne à Rome ; il a seulement voulu rayer quelques lignes qui condamnaient l’Allemagne à ne jamais intervenir. » Querelle de mots ! interrompait Taufkirchen. Antonelli ne répondait rien : le Vatican cessait de blâmer le Centre. Il déclarait d’ailleurs à Taufkirchen que la Curie n’avait pas l’intention d’exercer une influence directe sur la conduite politique des catholiques en Allemagne. C’est à cette formule que désormais s’en tiendrait le Vatican : il s’engageait, par-là même, à ne pas provoquer l’action du Centre ; mais c’était, non moins clairement, un refus de l’entraver.

Taufkirchen, en transmettant à Bismarck cette conversation d’Antonelli, sut la présenter et la commenter de façon que le chancelier ne perdît pas tout espoir ; mais Bismarck ne voulait plus attendre. « Le Centre et le clergé, répondit-il le 30 juin au ministre de Bavière, marchent d’accord avec les courans antinationaux. Si ce parti est plus fort que le Vatican, l’Église en souffrira : nous serons obligés à une résistance que nous devrons soutenir très sérieusement par tous les moyens. Si l’on peut, au Vatican, se décider à rompre avec le parti, et à empêcher ses attaques contre nous, c’est tout ce que nous désirons ; sinon, nous déclinons la responsabilité des conséquences… »

Bismarck parlait encore une langue diplomatique ; les Grenzboten, qu’honoraient ses inspirations, commençaient d’en parler une autre :


Ce n’est pas avec des moyens de discussion, disait cette revue, que l’on combat une opposition qui déploie comme un drapeau politique l’ordre du vicaire du Christ. Ici l’État doit se tourner vers le maître du drapeau et lui dire : Est-ce d’après tes indications que l’on déroule ce drapeau contre moi ? Suivant que le Pape dit oui ou non, l’on punira le déploiement du drapeau comme un abus, ou l’on aura affaire au Pape lui-même comme ennemi, »


Le 1er juillet, Brassier de Saint-Simon, ministre de Prusse à Florence, prenait avec le prince Humbert la route de Rome et allait banqueter au Quirinal. L’adhésion discrète de Bismarck encourageait M. Visconti Venosta à transporter à Rome la capitale et à s’y faire suivre par les légations. C’est la faute du Centre, redisait Taufkirchen à Antonelli le 22 juillet 1871, et le cardinal, cette fois, répondait d’une façon catégorique « que le Vatican ne romprait pas avec cette fraction. »


Bismarck, depuis un an, avait demandé au Vatican trois services politiques ; après les deux premières demandes, la troisième à son tour échouait. Il avait tour à tour voulu que le Pape, au nom de son pouvoir spirituel que le concile avait encore rehaussé, intervînt auprès des catholiques de France, de Bavière, de toute l’Allemagne ; le Pape s’y était refusé. Alors Bismarck, après avoir chargé Brassier de Saint-Simon de faire à Pie IX roi l’affront définitif, se tourna franchement du côté des hommes qui continuaient de protester contre le Concile et qui voulaient soulever le monde contre l’autorité spirituelle de Pie IX pontife. Le même Bismarck, qui avait souhaité de ce pontife une immixtion minutieuse et dictatoriale dans des affaires d’ordre politique, allait s’aboucher avec les vieux-catholiques, qui ne permettaient même pas au Pape de régir la foi et les mœurs, et qui, bien loin de lui accorder le droit de régner sur les députés, lui refusaient le droit de régner sur les consciences. Lui qui avait importuné un pape italien, un cardinal italien, pour qu’ils s’ingérassent en Allemagne, allait bientôt dire à Frankenberg, sans croire se contredire : « Les gens du Centre font de nous des Italiens. »

Il ne projetait pas encore, à cette date, tous les détails de sa collaboration politique avec les nationaux-libéraux, et toute la série des vexations qui s abattraient sur un tiers des sujets de l’Empire, sur un tiers des anciens combattans de 1870, et qui leur donneraient un rôle de parias dans cet Empire en partie créé par eux. Mais, persuadé que le Vatican favorisait secrètement une fronde dans l’Etat, il allait commencer les représailles en demandant à une fronde d’Eglise les moyens ou les prétextes d’ennuyer et d’affaiblir l’Eglise : les nationaux-libéraux seraient aux aguets, et tout de suite, plus rapides que Bismarck, plus impatiens que Bismarck, ils en profiteraient.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1910.
  2. Le professeur Lichtenberger, dans la Revue chrétienne de 1871, éleva contre ce « nationalisme » protestant, au nom de l’Alsace, d’éloquentes protestations.
  3. Sur l’origine et les disgrâces de l’idée d’intervention au XIXe siècle, on trouvera d’excellentes pages dans la belle synthèse d’histoire que M. Charles Dupuis a publiée sous ce titre : Le principe d’équilibre et le concert européen de la paix de Westphalie à l’Acte d’Algésiras. Paris, Perrin.