La fille du brigand/Comme quoi l’amour se communique

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 33-42).

CHAPITRE III

COMME QUOI L’AMOUR SE COMMUNIQUE


À l’entrée de Sainte-Foye, sur une petite éminence, était située une jolie petite maison, proprement blanchie, avec des contrevents noirs ; on y arrivait par une avenue étroite, bordée de sapins et d’érables. Le soleil venait de se lever et éclairait de ses rayons d’or cette charmante habitation ; des oiseaux perchés sur toutes les branches et sous le toit de la chaumière faisaient entendre leurs doux ramages, mêlés au murmure d’un petit ruisseau qui coulait au pied du coteau et allait se perdre au milieu du gazon et des fleurs des prairies environnantes. Une calèche verte et presque entièrement couverte de boue était renversée sur le pan de la maison. Maître Jacques et sa fille venait d’arriver. Une grosse paysanne joufflue, en jupon d’étoffe, nommée Madelon, et une petite fille joviale et élancée s’empressaient de couvrir une table de porc fumé, de légumes et de lait chaud.

Maître Jacques et Helmina étaient assis sur un banc de jonc vis-à-vis d’un feu ardent allumé dans l’âtre. Helmina tenait constamment la vue baissée.

— Dépêche-toi, Madelon, dit maître Jacques, dépêche-toi, je ne puis faire long séjour ici.

— Dans un instant, maître Jacques ; oh dame ! par exemple, vous n’s’rez pas servi comme à l’Albion, j’n’ons pas eu l’temps pour ça.

— N’importe ce que tu auras, ma bonne fille, nous avons faim, tout est superbe alors, n’est-ce pas, Helmina ? Mais dis donc, ma fille, comme tu as l’air triste aujourd’hui ! que diable pourtant, ma mignonne, indépendamment de l’orage que nous avons essuyé, tu as eu assez d’agrément dans ta promenade. Hein ! pas vrai ?

— C’est vrai, mon père, j’ai goûté d’autant plus de plaisir avec vous qu’il m’arrive rarement de jouir aussi longtemps de votre présence.

— Bravo ! mon enfant, dit maître Jacques avec contentement ; voilà qui est bien répondu, sur mon âme. Viens m’embrasser, Helmina, tu es maintenant mon unique consolation sur la terre.

Helmina sauta au cou de son père et l’embrassa avec effusion. Maître Jacques aperçut une grosse larme sur la joue pâle de sa fille.

— Helmina, lui dit-il avec un air de douceur, tu pleures, je vois bien que tu me caches quelque chose ; si tu savais comme ce manque de confiance de ta part m’afflige.

— Je n’ai point de secret pour vous, mon père ; cette larme m’est arrachée par l’amitié que je vous porte, par la séparation que vous allez faire. — Oh ! mon père, pourquoi aussi ne pas toujours demeurer avec moi ? Quelles affaires si multipliées peuvent vous retenir aussi longtemps absent ?

Maître Jacques fronça le sourcil ; il éluda promptement les questions de sa fille.

— J’espère, Helmina, qu’un jour je pourrai vivre continuellement avec toi ; ne te chagrine pas, mon enfant. En attendant tu ne manqueras de rien, tu auras tout ce qui te fera plaisir ; mais sois gaie, ma chère, heureuse ; imite ta petite compagne Julienne ; regarde-la, elle est toujours comme l’oiseau sur la branche, chantant, sautant ; imite-la, ma fille.

— Ah ! bien oui, la Julienne, dit Madelon avec humeur, elle saute bien qu’trop, elle, par exemple ; j’vous dis, maître Jacques, qu’il n’y a pas à en jouir, ma bonne vérité.

— Allons, de la patience, Madelon, elle est jeune, elle deviendra plus sage.

Et maître Jacques s’approcha de la table, et se mit à manger avec précipitation et appétit.

— Dieu le veuille ! dit Madelon en prenant de suite deux ou trois prises de tabac.

Le mari de Madelon venait d’atteler le cheval de maître Jacques.

— Adieu donc, Helmina, dit maître Jacques, je reviendrai dans quinze jours au plus tard, sois bonne fille.

Maître Jacques monta dans sa grosse calèche et partit en faisant claquer son fouet. Helmina se retira dans sa chambre pour pleurer plus librement.

— C’est toujours bien curieux, Maurice, dit Madelon en s’adressant à son mari, que c’t’homme-là n’a pas encore passé ici c’qui s’appelle une journée depuis que nous avons sa fille.

— Eh bien quoi ! dit Maurice avec rudesse, c’est qu’il a d’s’affaires, c’t’homme.

— Mais d’s’affaires tant que tu voudras, à la fin un homme n’est pas un chien, faut qu’il se r’pose.

— Qui t’a dit à toi qu’il n’se r’posait pas ailleurs ?

— V’là c’que j’voudrais savoir. J’cré, ma parole d’honneur, que tu manigances avec lui, Maurice, dit Madelon en le regardant attentivement. Tu m’as l’air à connaître quelque chose.

— Tiens, te v’là encore avec tes croyances, dit Maurice en devenant pâle. Comment ça, si tu veux ?

— Comment ça ? parce que d’abord tu as toujours comme lui de l’argent à pleine poche, et ensuite parce que vous vous parlez toujours à l’oreille. Pourquoi ne contez-vous pas vos affaires tout haut ?

— Pourquoi ? dit Maurice d’un air embarrassé, parce que… dame, parce que… parce que enfin ça n’vous r’garde pas, entends-tu ? On va-t-il fourrer notre nez dans vos affaires, nous autres ? Eh bien ! chacun les siennes.

Madelon voyant son mari impatienté, n’ajouta plus rien et continua son ouvrage en grommelant.

Maurice sortit.

— C’te pauvre enfant-là a du chagrin que je n’connaissons point, Julienne, dit Madelon en entendant les sanglots entrecoupés d’Helmina. Pauvre enfant, si jeune et tant pleurer, si belle et avoir tant de chagrins ! Là ! là !

— Et pourtant si heureuse ! ajouta Julienne.

— Heureuse ? Julienne, heureuse un peu.

— Pourquoi ? n’a-t-elle pas tout ce qu’il lui faut ?

— C’est vrai, mais n’est-ce pas chucotant au moins pour elle de n’pas connaître encore les affaires de son père, de n’pas savoir queu rang elle tient dans le monde ? Son père est riche, Julienne, c’est vrai ; mais comment amasse-t-il son argent ? Il y a à présent tant de… que sais-je enfin ?

— Que voulez-vous dire ?

— C’que j’veux dire, Julienne ; ma foi, j’veux dire qu’un homme qui se cache comme M. Jacques et qui a toujours comme lui sa bourse bien garnie, ne peut faire rien de bien relevé.

— Vous pensez ça ?

— N’ai-je pas raison de l’penser ?

— Comme ça, dit Julienne en remuant la tête ; mais t’nez, je pense, moi, que mademoiselle Helmina a d’autre chose encore sur le cœur ; à son âge, voyez-vous, on commence à avoir des chagrins de jeune fille.

— Des chagrins de jeune fille ? qu’est-c’que t’entends par là, Julienne ?

— J’entends que mademoiselle Helmina peut avoir de l’amour. À seize ans, voyez-vous, on dit qu’c’est le bon temps pour ça.

— Mais comment veux-tu qu’elle aime ? la pauvre enfant, jamais elle ne voit personne ici ; v’là c’qui m’chagrinerait bêtement à sa place : par exemple, on sait bien c’que c’est à la fin, on aime à avoir des amis quand on est jeune.

— Et qui vous a dit que dans les promenades qu’elle a faites avec son père, elle n’a pas rencontré quelqu’un qui lui plût ?

— Ça s’pourrait, ça s’pourrait, Julienne. Oh ! pour le coup, ça s’rait ben terrible pour elle d’aimer quelqu’un et de ne pouvoir le lui dire ; pauvre Helmina ! mais je l’saurai, oui, elle me l’dira certainement.

Helmina sortit de sa chambre en ce moment et mit fin à la conversation ; elle était pâle et abattue ; ses yeux rouges et creux dans lesquels on voyait encore rouler des larmes annonçaient qu’elle avait beaucoup pleuré. Elle essaya cependant de paraître gaie, car elle donna à Julienne un sourire forcé qui la remplit de joie.

Helmina et Julienne étaient unies et s’aimaient comme deux sœurs, et cependant leur amitié ne datait que d’un an. C’était maître Jacques qui, pour donner une compagne à sa fille, avait emmené Julienne et la nourrissait chez Maurice. Julienne avait quatorze ans. Elle était d’une beauté commune, mais d’un caractère riche et précieux. Julienne ne connaissait encore ni les peines, ni les inquiétudes ; le chagrin n’avait pas encore ridé son front, ni troublé son cœur. Toujours riante, toujours heureuse, elle ne connaissait que le jeu et le badinage, elle n’avait d’autres chagrins que ceux qu’elle partageait avec Helmina. Aussi en la voyant plongée dans la tristesse, elle n’avait pu s’empêcher de verser des larmes ; mais lorsqu’elle la vit sourire, sans penser si ce sourire tenait du désespoir ou de la gaieté, elle sentit, dans son cœur la douce espérance et la ferme persuasion qu’elle s’était trompée dans ses conjectures, que le chagrin d’Helmina ne serait que passager et momentané, comme celui qu’elle avait toujours montré chaque fois que maître Jacques l’avait quittée.

Elle s’approcha donc d’Helmina en riant et en sautant.

— Irons-nous dans les champs aujourd’hui, Helmina ? lui demanda-t-elle.

— Oui, ma bonne Julienne, dit Helmina, nous irons cette après-midi. Puis s’adressant, à Madelon, je vais me reposer un peu, lui dit-elle ; vous m’éveillerez à midi, s’il vous plaît. J’ai un mal de tête effrayant.

— Vous êtes malade ? dit Madelon ; je m’en doutais ben qu’vous aviez queuque chose.

Elle suivit Helmina dans sa chambre et demeura auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle fût endormie.

Son repos fut assez paisible, seulement de temps en temps elle s’éveillait en sursaut comme si elle eût été sous l’influence de quelque rêve effrayant, ou bien d’une fièvre maligne. Cependant les pulsations régulières de son pouls n’annonçaient rien d’inquiétant, et Madelon en appliquant sa large main sur le front pâle d’Helmina, vit avec plaisir qu’il n’était pas aussi brûlant que lorsqu’elle s’était mise au lit.

Madelon se promit bien de ne pas l’éveiller.

— Vous n’irez pas aux champs aujourd’hui, dit-elle à Julienne, Helmina est trop malade, il faut qu’elle se r’pose, et j’espère qu’elle sera mieux ben vite.

Mais à midi le bruit que Maurice fit en rentrant rompit le sommeil d’Helmina.

— Pourquoi donc vous lever sitôt, ma chère ? dit Madelon en la voyant paraître. Êtes-vous mieux au moins ?

— Oui, Madelon, je me sens très bien, grâce à vos soins ; assez bien pour accompagner Julienne à la promenade. Vous ne l’avez pas oublié, ma chère ?

— Oh non, allez ! dit Julienne ; pourtant si cela allait vous rendre malade ?…

— Ne craignez rien, Julienne, au contraire, je crois que l’air me rétablira parfaitement.

— Prenez garde, lui dit Maurice d’un ton moitié brusque moitié respectueux ; prenez garde, nous en répondrions à maître Jacques.

Après avoir pris quelque chose, Helmina et Julienne sortirent et se trouvèrent bientôt dans les prés fleuris qui avoisinaient leur habitation.

Il y avait à quelques arpents de la maison une espèce de petit coteau fait en forme de pain de sucre, aplati au sommet et tout couvert de petits sapins qui, par leur verdure et l’entrelacement de leurs branches, formaient un bocage assez épais pour empêcher le soleil d’y pénétrer. Ce jour-là la chaleur était brûlante et excessive, pas le moindre air, pas le moindre souffle.

Helmina, couverte de sueurs, proposa à Julienne d’aller se reposer à l’ombre des branches pour se soustraire un peu aux rayons du soleil.

Aussitôt qu’elles y furent rendues…

— Ma chère amie, dit Helmina en prenant la main de Julienne, si je suis venue aujourd’hui avec vous, ne croyez pas que ce soit uniquement pour faire une promenade ; non, Julienne, j’y suis venue d’abord pour vous faire plaisir, mais surtout, vous le dirais-je ? pour vous confier un secret qui m’accable.

Julienne fixa attentivement Helmina ; elle était d’une pâleur livide ; ses yeux respiraient une mélancolie grave et réfléchie, sa figure un air d’élévation et de douceur angélique. Julienne ne put s’empêcher de frémir en apercevant le changement subit qui venait de s’opérer sur les traits d’Helmina.

— Il y a bientôt six ans que je suis ici, continua Helmina, et depuis ce temps, ma chère Julienne, malgré les peines que j’ai eues, notamment celle que me cause la conduite cachée et mystérieuse de mon père, je n’en ai jamais éprouvé de plus cuisante que celle d’aujourd’hui ; car je vous l’avouerai Julienne, quoique mon chagrin ne paraisse pas à l’extérieur d’une manière aussi frappante que ce matin, il n’en existe pas moins encore dans mon cœur et m’occupe entièrement. J’aime à vous parler de ma douleur, ma tendre Julienne, parce que je sais que vous m’aiderez à la supporter, parce que je sens qu’il est doux pour une amie de s’épancher dans le cœur de son amie ; et assurément je n’en ai point, je n’en aurai jamais de plus sincère, de plus attachée que vous.

Helmina serra la jeune fille contre son cœur.

— Vous pleurez ! Julienne, que j’aime cette marque de tendresse !…

— Hier au soir, ajouta précipitamment Helmina, pour terminer au plus vite une conversation aussi pénible, hier au soir nous entrâmes dans une mauvaise auberge pour laisser passer l’orage.

— Dans une auberge ! dit Julienne tout étonnée, dans une auberge !

— Oui, Julienne, dans une auberge ; que cela ne vous surprenne pas, c’était le seul asile qui nous fût ouvert ; mais ce qui devra vous surprendre autant que moi, c’est que mon père m’a paru connaître depuis longtemps cette infâme maison, et être très familier avec la maîtresse qui se nomme Mme  La Troupe.

Mme  La Troupe, dites-vous ?

— Oui, Julienne ; la connaîtriez-vous ? auriez-vous eu des relations avec cette femme ?

— Je vous le dirai dans un autre moment, ma chère Helmina ; continuez, s’il vous plaît. Mme  La Troupe aubergiste ! répéta-t-elle à demi-voix, qui l’aurait pensé ?

— Et qui aurait pensé aussi, ma chère Julienne, dit Helmina sans prendre garde à la surprise de son amie, que mon père qui paraît tant se respecter, qui a en effet l’air si respectable, qui aurait pensé qu’il eût des connaissances comme cette Mme  La Troupe ? Oh ! je souhaite bien que mes craintes ne se réalisent jamais, mais…

Helmina n’acheva pas, dans la crainte de porter à l’égard de son père, qu’elle respectait d’ailleurs, un jugement trop sévère et trop peu fondé.

— Continuez, dit Julienne, qui, pensant encore à la nouvelle situation de Mme  La Troupe, n’avait pas paru prendre garde à ce que Helmina venait de cacher ; continuez, est-ce là votre grand secret ?

— S’il n’y avait que cela, dit Helmina, je me croirais trop heureuse ; sachez donc, Julienne, que dans cette vilaine auberge, j’ai rencontré…

— Un jeune homme ? dit Julienne, pour épargner à Helmina la difficulté d’un pareil aveu. Je m’en doutais, ma chère amie ; ce matin même j’ai cru m’apercevoir que votre chagrin venait de là, j’en ai fait la remarque à Madelon. Mais connaissez-vous son nom ?

— Non, Julienne, dit Helmina d’une voix entrecoupée, et en baissant la vue, je ne connais rien de lui, et cependant je ne puis chasser son image de mon esprit ; il me semble que je pourrais passer ma vie à l’entendre et à le voir, tant il est aimable, tant il s’exprime avec douceur et avec tendresse ; je pense continuellement à lui… je le vois partout… enfin, je l’aime, Julienne, oui, je l’aime ; et pourtant vous connaissez mon père, s’il venait à l’apprendre !

Helmina ne put résister plus longtemps, elle, se cacha le visage dans ses deux mains et pleura amèrement.

— Pourquoi, ma chère Helmina, vous abandonner à un chagrin aussi terrible, sans connaître les dispositions de votre père ?

— Je ne les connais que trop, Julienne, il me les a apprises plus d’une fois ; il n’y a pas plus que deux semaines encore, si vous saviez le tableau peu avantageux qu’il me fit du mariage et de l’amour ! et vous croyez qu’aujourd’hui il puisse entendre favorablement…

— Il faut l’essayer.

— Jamais, jamais je ne l’oserai.

— Et si j’osais, moi ?

— Il rira de vous, il ne vous écoutera pas.

— Eh bien ! je conterai tout à Madelon et à Maurice ; votre père ne rira pas de tout le monde, je suppose ; il finira par le croire.

— Prenez garde, Julienne, mon père a une terrible colère ; s’il allait se fâcher !

— Laissez-moi faire, Helmina ; regagnons la maison, il n’est peut-être pas bon pour vous de rester si longtemps dehors ; le soleil commence à baisser, allons.

Helmina s’appuya sur le bras de Julienne.

Elle avait essuyé ses larmes et repris son air de calme et de sérénité apparente. En arrivant chez elles, les jeunes filles se retirèrent dans leur chambre, et Helmina pria Julienne de lui dire ce qu’elle savait de Mme  La Troupe. Julienne lui fit le récit suivant, récit peut-être trop naïf et trop détaillé, mais que nous jugeons nécessaire pour la suite de notre histoire et pour mettre en relief le caractère de Julienne.