Éditions Édouard Garand (30p. 49-52).

II


On se rappelle la série des événements tragiques qui se déroulèrent à la suite de l’arrestation de Germain Lafond. J’ai devant moi une liasse de découpures de journaux racontant ces faits. Je vais les transcrire à titre de mémoire.

Le soir même de l’arrestation de l’ingénieur, le « Monde », grand quotidien de Montréal, publiait toute une page sur ces tragiques événements.


« L’AFFAIRE LAFOND SE COMPLIQUE. — CE QUI EXPLIQUERAIT POURQUOI LE CERCUEIL ÉTAIT VIDE ».


(De notre correspondant spécial)


Québec, 2 Août. — Germain Lafond, ingénieur civil à l’emploi du gouvernement fédéral, n’a pas été assassiné comme on l’a prétendu. Il était même inscrit au Château Frontenac, ce matin, et a été la cause de toute une sensation alors qu’un individu, voulant le personnifier, a été arrêté par la police locale. Notre jeune compatriote s’était retiré au Château dans le but de vendre à certains magnats de la finance canadienne, une mine excessivement riche qu’il a découverte dans la région de l’Abitibi. C’est au moment où le marché allait être conclu qu’un individu s’est présenté et a déclaré être le vrai Germain Lafond. Heureusement, le financier avec lequel transigeait le hardi explorateur, a exposé le personnage et a demandé son arrestation.

Lafond se serait tenu caché depuis de longs mois afin de faire échouer le complot d’une bande organisée dans le but de le frustrer de sa découverte. On y serait probablement parvenu sans l’intervention si à propos de Monsieur Henri Morin, le financier avec lequel transigeait l’ingénieur.

Dame Rumeur veut que la mine de Lafond soit ce que l’on a découvert de plus riche depuis les placers du Pérou ».

Et le journal continuait : « Comme le « Monde » a été le premier quotidien à l’annoncer, il y a quelques jours, les autorités fédérales ont ordonné l’exhumation du cercueil de Germain Lafond, ce jeune ingénieur canadien-français que l’on disait être mort accidentellement à Golden Creek. Or ce cercueil était vide. Un de nos confrères montréalais avait même été jusqu’à annoncer l’arrestation du meurtrier présumé. Malheureusement pour la feuille de la rue Sainte-Catherine, notre information était fondée et son canard tombe à l’eau puisque Germain Lafond est bel et bien vivant. Bien plus, nous sommes aujourd’hui en présence de deux Germain Lafond. Il est vrai d’ajouter qu’au moment où nous allons sous presse, l’un d’eux est derrière les barreaux d’une prison ».

Mais le lendemain, la « Nation » répliquait : « Notre épais confrère de la rue Saint-Jacques a voulu faire de l’esprit, hier, sur notre information. Il a traité de canard l’annonce de l’arrestation du nommé Paul Durand, arrestation constatée par documents officiels, et, à son tour, il a lancé le plus piteux canard qui n’ait jamais vu le jour sous les auspices d’un journal digne de ce nom.

Interrogé par notre représentant à Québec au sujet de la prétendue arrestation opérée au Château Frontenac, hier matin, le chef de police de la vieille capitale a déclaré n’avoir donné aucun ordre à cet effet et n’avoir même reçu aucun prisonnier quelconque aux quartiers généraux de la police depuis plus de trois jours.

— Mais enfin, Chef, vous avez dû prendre connaissance de cette information parue dans un quotidien montréalais à l’effet qu’un individu voulant se faire passer pour Germain Lafond, aurait été arrêté au Château Frontenac ?

— Vous êtes la première personne à m’en parler… et cependant, si tel avait été le cas, vous m’avouerez que j’aurais dû en être informé.

— Mais, alors, ce ne serait ?…

— Qu’un canard ? Songez, mon ami, que dans deux mois la chasse sera ouverte. À tout événement, je vous prierais de lui couper les ailes au plus tôt, notre devoir de gardien de la paix publique est déjà assez ardu sans que l’on vienne émouvoir inutilement l’opinion avec des contes en l’air. »

Interrogé à son tour, le gérant du grand hôtel québecquois déclare à notre correspondant :

— Ce n’était qu’une fumisterie de la part de l’un de nos pensionnaires ayant par trop caressé la dive bouteille…

— Mais enfin, Lafond est-il descendu à votre hôtel ?

— Nous avons le nom de Germain Lafond dans nos registres ; mais, je vous le répète, ce n’est qu’une fumisterie de la part d’un de ses anciens amis qui, après de trop généreuses libations, avait trouvé élégant de troquer son nom d’Elzébert Mouton en celui de Germain Lafond.

— Comment ? votre Lafond est un mouton ? Dieu que c’est drôle ! Et peut-on l’interviewer ?

— Je regrette ; mais notre homme, qui a la douceur de l’animal dont il porte le nom, sommeille depuis hier midi et vous perdriez votre latin à vouloir lui arracher même… un bêlement.

— Et l’autre Lafond ? Celui que l’on a arrêté ?

— Mon ami, depuis hier matin, il s’est présenté deux Lafond et deux Morin, chacun, contestait son nom à l’autre. De braves gens qui nous arrivent du « dry » Ontario et à qui la facilité avec laquelle ils se procurent des spiritueux en notre province fait perdre toute mesure de prudence.

— Encore une question, Monsieur le Gérant. Y a-t-il réellement eu arrestation hier matin ?

— Pas à ma connaissance, du moins. On m’a bien rapporté qu’une dispute s’était élevée dans un corridor de l’hôtel et j’ai moi-même remarqué la sortie de deux hommes en entraînant un troisième qui me parut assez échauffé. J’allais m’interposer quand un quatrième personnage s’approcha de moi et me dit à voix basse : « Laissez-les l’amener, il a pris quelques coups de trop. » Je suivis le groupe des yeux et, comme il arrivait à l’extrémité de la terrasse, je constatai que l’individu avait cessé toute résistance, il semblait même causer très amicalement avec ses compagnons.

— Et le nommé Morin ?

— Les nommés Morin, voulez-vous dire, car, je vous le répète, nous en avons eu deux. De braves types qui voulaient sans doute se payer nos têtes. Ils ont laissé l’hôtel dans la journée. C’est même l’un d’eux qui m’a demandé de ne pas attacher d’importance à la sortie de votre pseudo Lafond.

— Vous ne vous êtes pas avisé de les questionner ?

— Je vous avoue franchement que l’idée ne m’en est pas venue. Nous sommes habitués à ces genres de facéties. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire ironique, je ne suis pas journaliste…

Il ressort de ces témoignages irrécusables que la fable de la résurrection du malheureux Lafond n’est qu’une… fable et que notre confrère si bien renseigné vient, une fois de plus, de mettre les pieds dans les plats ».

Comme on devait s’y attendre, le « Monde » n’était pas de taille à accepter la botte sans broncher. Dans un extra, publié le même soir, on pouvait lire :


GERMAIN LAFOND EST VIVANT ! IL A ÉTÉ IDENTIFIÉ PAR SA FIANCÉE ET SES DEUX COMPAGNONS ! INTERVIEWS DE MADEMOISELLE JEANNETTE CHEVRIER, DE PAUL DURAND ET D’ELZÉBERT MOUTON !


En première page apparaissaient les photographies des principaux acteurs de ce drame mémorable. On y voyait trois poses du malheureux ingénieur, la photo de sa fiancée, celles de Durand et de Mouton, de la maison de la rue Mignonne et du bouge de la rue Cadieux avec croix indiquant la chambre où Jeannette avait été retenue prisonnière et enfin, une dernière illustration représentait le campement rustique de Lafond au milieu de la forêt nord ontarienne.

Au cours de deux longues pages de texte serré, des reporters prolixes donnaient le récit plus ou moins fidèle des événements que nous connaissons déjà.

En troisième page se trouvaient les interviews obtenues de Jeannette Chevrier, de Durand et de Mouton.

Mouton, dont les idées n’étaient pas encore très claires et que l’on avait dû arracher à son lourd sommeil d’ivrogne, affirmait mordicus avoir bien et dûment reconnu son ami Lafond dans le personnage que l’on avait arrêté. Interrogé sur le but de son voyage à Québec, il racontait comment, en apprenant l’arrestation de Durand, arrestation qui confirmait la mort de Lafond, il avait eu l’audace de demander la main de Jeannette Chevrier. La fiancée de son ancien ami n’avait pas dit non ; mais elle avait promis donner sa réponse à Québec, où ils avaient pris rendez-vous pour le lendemain, au Château Frontenac.

C’est cette partie de l’interview de Mouton qui, colportée de journal en journal, amplifiée à chaque nouvelle insertion, a provoqué l’article libelleux du « New-York Gazette » ; mais comme aucun de nos journaux ne s’est fait l’écho de ce champion du jaunisme, inutile de parler de ce malheureux incident.

Durand s’était montré plus loquace que son compagnon, il avait fait un récit très circonstancié des divers événements qui s’étaient produits depuis sa première visite à la maison de la rue Mignonne, il avait narré en détail l’enlèvement de l’orpheline, sa délivrance, sa propre arrestation, les menaces qu’on lui avait faites ainsi qu’à son ami Mouton, sa mise en liberté sans avoir même eu à comparaître devant un magistrat, son arrivée au Château Frontenac juste au moment où Germain Lafond en sortait escorté de deux policiers, les deux mêmes qui l’avaient arrêté lui-même.

Sur la demande d’un reporter de produire les lettres de menace reçues, Durand s’était empressé de les chercher, mais en vain, toutes étaient disparues, et cependant, il était bien positif de les avoir mises en sûreté dans son portefeuille.

Jeannette n’avait pu être interviewée que le lendemain matin, à sa demeure de la rue Mignonne, où un taxi Diamont venait de la débarquer. Elle était encore très nerveuse et lasse. Elle racontait qu’en s’éveillant de son évanouissement, elle s’était trouvée confortablement installée dans une chambre luxueusement meublée du Château Frontenac. Près de son lit veillaient une garde-malade et un médecin. Elle voulut parler ; mais la garde s’interposa :

— Ne vous fatiguez pas, Mademoiselle, essayez de dormir, il vous faut une bonne heure de repos et ça n’y paraîtra plus.

— Mais enfin, je voudrais savoir ?

— Plus tard, dit le médecin, pour le moment, il faut vous reposer.

Devant cette volonté bien arrêtée, elle s’était soumise à l’attente, avait tourné la tête du côté du mur et avait feint le sommeil ; mais au bout d’une demi-heure à peu près, elle avait entendu un bruit de pas dans la chambre voisine, une porte s’était ouverte et une voix avait chuchoté : « Docteur ! » Et cette voix qui n’était ni celle de Germain Lafond, ni celle de celui qui avait ordonné l’arrestation de son fiancé, lui était cependant connue…

— Comment va-t-elle, Docteur ?

— Très bien, elle repose.

— Sera-t-elle en état de prendre le bateau ce soir ?

— Mais certainement, mon ami, certainement.

— J’en suis heureux, car je dois partir immédiatement et j’aurais été inquiet. Voulez-vous lui remettre cette enveloppe quand elle sera réveillée ?

Cette voix ! Mais oui, c’était celle du mystérieux personnage qui depuis plusieurs mois semblait s’être donné pour mission de veiller sur elle. Cette enveloppe ! comme elle était anxieuse d’en connaître le contenu. Mais le médecin se penchait vers elle, prenait sa main : « La pulsation est normale, la respiration est bonne, quand elle s’éveillera, nous pourrons la quitter. Je puis m’en aller à mon tour, à son réveil, voulez-vous avoir la bonté de lui remettre cette enveloppe ? »

Inutile de dire qu’aussitôt le praticien sorti de la chambre, l’orpheline avait ouvert les yeux.

— Bien ! cela va mieux, maintenant, n’est-ce pas ?

— Très bien, garde, je vous remercie de vos bons soins.

— Je vous quitte, vous pourrez vous lever quand vous le désirerez. Tenez, voici une lettre que l’on m’a priée de vous remettre.

— Merci, Mademoiselle. Je prendrai probablement le bateau de ce soir pour Montréal, je voudrais vous revoir avant mon départ.

— Je reviendrai, Mademoiselle. Au revoir, alors.

Dès qu’elle avait été seule, Jeannette avait ouvert l’enveloppe. Elle ne contenait qu’une petite feuille de carnet avec ces mots écrits au dactylographe : « Ayez plus que jamais confiance, l’épreuve achève, une grande joie vous attend.

Henri Morin. »


Avec encore plus de fermeté que Mouton et Durand, elle déclarait d’ailleurs avoir reconnu son fiancé. Au reporter qui lui avait demandé si elle n’avait pas reconnu Pierre Landry dans le pseudo Morin, elle expliquait que, trop émue par l’apparition soudaine de Lafond, elle était incapable d’identifier les autres personnages.

Dans son éditorial, le journal ajoutait :

« Un fait inouï vient de se produire dans la vieille capitale ! En plein jour, devant une foule de quelque cent personnes, dans l’un des hôtels les plus fashionables du pays, d’audacieux bandits ont enlevé le malheureux Germain Lafond, ce noble jeune homme qui revenait au pays le cœur plein d’espérances après trois années de durs labeurs.

Il revenait l’âme en fête, anxieux de retrouver en notre ville la fiancée fidèle, la Pénélope amoureuse qui, depuis son départ, tendait de toute la force de son cœur et de son âme vers cette heure tant désirée de la réunion. Il revenait riche, colossalement riche, non seulement de sa jeunesse, de ses aspirations et de ses rêves ; mais d’une richesse matérielle qui lui permettrait de donner libre cours à ses désirs, de combler tous les vœux de celle qui devait partager sa vie.

Et voilà qu’au moment même où il croyait atteindre le but, à l’instant où il croyait arriver à la félicité, le sort farouche l’arrête, qu’il est entraîné on ne sait où, par des gens sans foi ni loi, que sa liberté, que sa vie même sont menacées.

Ces richesses qu’il avait désirées avec tant d’ardeur, comme moyen d’arriver au bonheur, lui ont été fatales. Durant ses longues pérégrinations à travers les forêts du nord, Lafond aurait découvert une mine d’or d’une valeur inestimable, d’une richesse telle que les placers du Klondyke et les rocs de Porcupine ne peuvent y être comparés et que, pour en avoir une faible compréhension, il faudrait évoquer les richesses fabuleuses d’Orphir et du Pérou. Comme preuve de cet avancé, nous avons le témoignage de ses deux compagnons, Durand et Mouton, nous avons surtout la conduite de ces financiers, ces éperviers toujours à l’affût de nouvelles victimes, écumeurs sans entrailles, le pseudo Morin et consorts, qui tentèrent d’acheter de Mouton, enregistré à l’hôtel sous le nom de Lafond, la mine découverte par l’ingénieur.

En constatant qu’ils allaient faire fausse route, que le Lafond auquel ils s’adressaient n’était pas le véritable propriétaire des trésors qu’ils convoitaient, ils conçurent sans hésitation un plan dont le machiavélisme dénote le criminel professionnel : enlever Lafond afin de lui arracher la signature d’un acte de vente de sa découverte.

Et à quelles extrémités n’auront pas recours ces rapaces pour obtenir cette signature ? Les lettres de menaces qu’ils ont envoyées aux deux trappeurs, la séquestration qu’ils ont fait subir à la fiancée de l’ingénieur, l’audacieux enlèvement de Lafond, enlèvement opéré avec une hardiesse et un sang froid merveilleux, ne sont-ils pas une preuve que ces gens ne sauraient reculer devant rien ?

En face du danger qui menace l’un des nôtres, pourrions-nous rester insensibles ? Ne pourrions-nous rien faire pour secourir ce malheureux ? Dieu merci, il reste encore un fier esprit de chevalerie en notre bon peuple de Québec ! Nous remuerons ciel et terre, s’il le faut, mais nous arracherons Germain Lafond des mains de ses bourreaux, nous rendrons son fiancé à l’adorable jeune fille qui l’attend avec amour depuis trois ans !

Le « Monde », qui est surtout et avant tout le journal du peuple, offre une récompense de cinq cents piastres à quiconque lui fournira une indication pouvant conduire à la délivrance de Germain Lafond. »