La cuisine des pauvres/Mémoire ſur les Pommes de terre

Claude-Marc-Antoine Varenne de Beost
La cuisine des pauvres,

ou Collection des meilleurs mémoires qui ont paru depuis peu , soit pour remédier aux accidens imprévus de la disette des grains, soit pour indiquer des moyens aux personnes peu aisées de vivre à bon marché dans tous les tems.

Mémoire ſur les Pommes de terre & ſur le Pain économique, par M. Muſtel.



MÉMOIRE


SUR LES


POMMES DE TERRE


ET SUR LE


PAIN ÉCONOMIQUE,


Lu à la Société Royale d'Agriculture de Rouen, par M. MUSTEL, Chevalier de l’Ordre Royal & Militaire de Saint Louis, Associe.




Parcimonia, lucrum.



AVERTISSEMENT.


La Société Royale d'Agriculture de Rouen s'étoit interdit l’uſage de publier ſéparément aucune de ſes productions, avant qu'elles euſſent paru dans ſes volumes ; mais le Mémoire ſuivant ayant été annoncé dans les Papiers publics ; ſans l’aveu de l’Auteur & de la Société ; elle a un devoir s'écarter des règles qu'elle s'étoit preſcrites en faveur d'un objet qui intéreſſe la ſubſistance des Hommes, & qui a excité l'empreſſement des vrais Citoyens. Cependant on ne doit conſidérer cet Ouvrage que comme un premier eſſai. La Société ſe propoſe de préſenter ce même objet avec plus d'étendue dans les obſervations & les recherches dont il eſt ſuſceptible. On y joindra des planches gravées qui faciliteront l’intelligence des inſtruments indiqués pour la culture des Pommes de terre & la manipulation du Pain économique.


M É M O I R E


SUR LES


POMMES DE TERRE


ET SUR LE


PAIN ÉCONOMIQUE.



première partie


Différentes eſpèces de Pommes de terre, leur culture & leur uſage.


LES Naturalistes diſtinguent en pluſieurs eſpèces, la Plante connue ſous le nom générique de Pomme de terre. Les Agronomes trompés par ſes différentes dénominations dans les Pays où elle eſt cultivée, ont cru que ſes variétés étoient plus nombreuſes qu'elles ne ſont en effet. Le Grundbir d'Allemagne, le Potàtoc d'Angleterre, la Pomme de terre de France, ſont la même chose. Ces mépriſes ont répandu de la confuſion dans les idées, & ont dégoûté de la culture de cette Plante. Pour les prévenir, nous devons diſtinguer & définir les trois eſpèces. vraiment différentes ; la Patate, la Pomme de terre & le Topinambour.

La Patate eſt un Convolvulus que nous reconnoiſſons que par les Naturaliſtes & les Voyageurs. Elle ne croît que ſous la Zone torride, & ne peut réuſſir dans nos Climats tempérés.

La Pomme de terre, Solanum tuberoſum eſculentum G. B. P. est une Plante originaire du Chilly. Les Amériquains naturels l’appellent Papas. II eſt étonnant que les Européens n'en aient fait uſage qu'au commencement du dix-ſeptieme ſiecle. Les Irlandois furent les premiers qui la cultivèrent. De l’Irlande elle paſſa en Angleterre, en Flandre, en Hollande, en Allemagne, en Suiſſe, où elle s'eſt tellement multipliée, qu'elle eſt devenue la nourriture des deux tiers du Peuple. On la cultive auſſi en Alſace, en Lorraine, dans le Lyonnois & quelques autres Provinces de la France.

Cette Plante, selon M. Duhamel, pouſſe des tiges de deux ou trois pieds de hauteur, grosses comme le doigt, anguleuſes, un peu velues ; elles penchent de côté & d'autre, & se diviſent en pluſieurs rameaux qui partent des aiſſelles des feuilles qui ſont conjuguées & compoſées de pluſieurs folioles d'inégale grandeur. A l’extrêmité de ces rameaux, qui eſt d'un verd terne, il ſort, des aiſſelles des feuilles qui y sont placées, des bouquets de fleurs formées d'un calice diviſé en cinq parties, d'un pétale qui repréſente une étoile de couleur gris de lin. Les étamines jaunes & raſſemblées au centre, forment par leur réunion une eſpèce de clou. Le piſtil se change en une groſſe baie charnue qui devient jaune en mûrissant, & dans laquelle ſe trouve quantité de ſemence. Cette Plante pouſſe en terre, vers son pied, un grand nombre de groſſes racines tubéreuſes qui reſſemblent en quelque façon à un rognon de veau. Sur la ſuperficie de ces racines, on apperçoit des trous doit ſortent les tiges & les racines chevelues qui nourriſſent la Plante, & qui donnent naiſſance à de nouvelles Pommes. II y a de ces Pommes dont la peau eſt d'un rouge de pelure d'oignon, d'autres ſont d'un jaune pâle ; d'autres, ſont, preſque, blanches. Mais la pulpe étant la même, le goût & les propriétés étant à peu près ſemblables, on ne peut pas en faire des eſpèces différentes ; quoique la couleur de la peau & la forme du fruit varient, il n'y a point de différence caracthériſtique dans les feuilles ni dans les parties de la fructification.

La Pomme de terre est nourriſſante, légère & facilite le ſommeil ; c'est un excellent antiſcorbutique.

Le Topinambour Heliantemum tuberoſum indicum, ſive Corona ſolis tuberoſâ radice 1NST.

Cette Plante forme une tige plus ou moins groſſe, ſelon le terrein où elle croît. J'en ai vu de deux à trois pouces de diamètre & de plus de douze pieds de hauteur. L'écorce en eſt verte, rude au toucher. Des différents points de cette tige, ſortent des feuilles, larges vers la queue, & qui ſe terminent en pointe ; elles ſont d'un verd foncé, rude au toucher : du haut de la tige il croît des boutons qui, en s'épanouiſſant, produiſent des fleurs radiées comme le tourneſol ou ſoleil des jardins, mais plus petites, & rarement elles portent graine en France. Au pied de cette Plante, on trouve en terre de gros tubercules d'un rouge verdâtre & de figure irréguliere, dont cependant la plupart reſſemble aſſez à nos Poires, ce qui les fait nommer Poires de terre.

Cette Plante est originaire de l’Amérique Septentrionale.. Elle n'a pas les mêmes propriétés que celle de la Pomme de terre ; elle a beaucoup plus de crudité & un goût d'artichaux qui ne plait pas également à tout le monde.

La Poire de terre produit plus abondamment que la Pomme, s'accommode mieux de toute sorte de terrein, n'exige presque point d'engrais ni de préparation. J'en ai vu réussir dans un sol sabloneux & aride, où des Pommes de terre que j'avois planté à, côté, périrent toutes..

Le Topinambour a encore d'autres avantages ; les bestiaux en mangent les feuilles ; on prétend même que les vers à soie pourroient s'en nourrir. Son écorce préparée comme celle du chanvre, peut ſervir aux mêmes uſages. J'en ai fait des cordes très-fortes ; ſes tiges groſſes & ligueuſes, brûlent très-bien, & ſeroient une reſſource dans les Pays où le bois eſt rare, Sa moelle peut ſervir à taire des mèches, comme celle du ſureau.

La Pomme de terre beaucoup plus délicate que le Topinambour, ne réuſſit pas également par-tout, & ſes productions ſont toujours proportionnées à la bonne ou mauvaiſe qualité du sol, au plus ou moins d'engrais qu'on lui donne, & dont elle ne peut se paſſer. Il est vrai qu'elle enrichit le Cultivateur ; car non-ſeulement ce légume est celui de tous qui rend le plus à l’industrie humaine, en proportion de ce qu'il en reçoit, mais encore les ſoins que l’on ſe donne pour ſa culture, & les frais qu'elle exige, ſont amplement récompenſés par la récolte du Froment que l’on ſème ensuite. Cette Plante n'épuiſe point le sol, Les Anglois & les Allemands recueillent de très-baux Bleds ſur les terres où ils l’ont cultivée. Leurs méthodes ſont différentes, mais les réſultats sont également heureux.

Les Allemands donnent d'abord un ou deux labours à la terre ; & vers la fin d'Avril, ils y répandent du fumier qu'ils en enfouiſſent par un labour plus profond : en quelques cantons, on traverſe à plat, & on herſe ; enſuite, ſoit avec la charrue, ſoit avec des houes, on ouvre des ſillons de cinq à ſix pouces de profondeur, diſtants l'un de l'autre d'environ deux pieds : c'eſt dans ces ſillons que l’on dépoſe les Pommes de terre, entières ſi elles sont très petites, ou coupées par tronçon ; de façon cependant qu'il y ait un ou deux yeux à chaque morceau, enſuite on les recouvre : c'eſt ordinairement l’ouvrage des femmes & des enfants, qui jettent ces morceaux de Pomme de terre dans le ſillon, à environ ſix pouces de diſtance.

Lorsque les tiges ſe ſont élevées d'un demi-pied, on fouille la terre entre les rangées, pour les rechauſſer, & l’on répète encore la même opération quand elles ont atteint douze ou quinze pouces, ayant ſoin de ne pas couvrir celles qui ſe couchent. Plus le champ a de profondeur, plus l’on trouve de terre pour ce réchauffement, & la récolte eſt meilleure.

Vers la fin de Septembre, on fauche les feuillages, que l’on donne aux beſtiaux, Cette opération ſert auſſi à faire groſſir ſes racines.

En Octobre & Novembre, on fait la récolte. Les Pommes de terre ſe gardent pendant l’hiver, dans des fous-terreins où elles puissent être à couvert & préservées des fortes gelées. Il eſt mieux de ne les pas mettre en tas les unes ſur les autres, Vers la fin d'Avril, les yeux s'enflent & pouſſent peu après.

Si l’on veut conſerver les Pommes de terre pendant tout l’été, il faut les expoſer au soleil, qui les flétrit & en détruit le germe ; on les met enſuite dans des greniers aérés. Elles reviennent en peu de temps dans leur état naturel, en les mettant tremper dans de l’eau chaude.

La méthode Angloiſe eſt plus pénible & plus dispendieuſe au temps de la plantation ; mais elle n'eſt précédée ni ſuivie d'aucun autre travail. On fait dépoſer en tas, le long du champ, la quantité de fumier peu conſommé que l’on y deſtine ; on ouvre à l’une de ſes extrémités, une tranchée d'environ trois pieds de largeur, & d'un pied de profondeur. La terre qui ſort de cette excavation, eſt tranſportée à l'autre extrémité du champ ; on remplit le fonds de cette tranchée, de fumier, que l’on diſtribue également de l’épaiſſeur d'environ trois pouces ; enſuite on fait à côté, & du même ſens, c'eſt-à-dire, dans toute l’étendue de la largeur du champ, une autre tranchée de la même profondeur ; & la terre qui ſort de celle-ci, eſt rejettée ſur le fumier que l’on a mis dans la première, & ſert à la combler. On garnit pareillement de fumier le fonds de cette tranchée, & on la remplit des terres qui ſortent de celle que l’on fait à côté, & ainſi ſucceſſivement juſqu'à l’extrêmité du champ, où la derniere tranchée eſt comblée par les terres de la première, qui ont été tranſportées pour cet effet. Au moyen de cette opération, toute l’étendue du champ ſe trouve garnie à un pied de profondeur, d'un lit de fumier de trois pouces d'épaiſſeur, c'eſt ſur ce lit que l’on plante les Pommes de terre, avec un piquet qui facilite & accélère ſingulièrement l’opération.

Ce piquet ou plantoir, eſt un morceau de bois rond, de trois pieds & demi de longueur, droit comme le manche d'une bêche, mais inégal dans ſon étendue. La partie d'en-bas, renforcée & taillée en pointe, eſt armée & couverte d'un fer de la forme d'un cône tronqué & renverſé, dont la baſe a trois pouces de diamètre ; celui de la partie tronquée n'a que quinze à ſeize lignes ſeulement. Ce fer doit avoir dans toute la longueur, neuf pouces} immédiatement au-deſſus, eſt une forte cheville quarrée, fermement attachée, à angle droit, au manche, au moyen d'une mortaiſe, & dans la même direction que la piece qui eſt en croix ou double poignée à l’extrêmité de ce manche.

Un homme tenant de chaque main chaque partie de la poignée de ce plantoir, & appuyant du pied droit ſur la cheville, fait des trous ſans être obligé de ſe courber, & avec la plus grande célérité.

Cet homme eſt suivi d'un autre qui jette les Pommes de terre dans les trous qu'on remplit avec le râteau ou tout autre inſtrument.

Non-seulement cette cheville ſert à enfoncer le piquet avec le pied, mais encore à régler à neuf pouces la profondeur des trous, ce qui met la Pomme de terre ſur la ſuperficie du fumier. Ces trous ſe font sur la même ligne, de neuf pouces en neuf pouces, & on laiſſe dix-huit pouces de diſtance entre chaque ligne ou rangée.

Cette méthode n'exige aucuns labours ni avant ni après : on ne rechauſſe point, & il n'eſt besoin que de purger le champ des mauvaiſes herbes, ſoit en ſarclant, ſoit en ſerfouiſſant ; mais l’opération qui précède la plantation telle que je viens de la détailler, est longue, & celle de la récolte est auſſi plus difficile, attendu qu'il faut fouiller tout le terrein à un pied de profondeur, pour en tirer les Pommes, au lieu que ſelon la méthode Allemande il n'eſt queſtion que de gratter avec un crochet ou avec une fourche, de droite & de gauche, le ſillon qui a été élevé par le réchauffement. La récolte s'en fait plus facilement, & il en reſte beaucoup moins en terre ; ce qui eſt de grande conſidération, car elles nuiraient autant que des mauvaiſes herbes, aux productions de l’année ſuivante.

L'utilité des Pommes de terre eſt généralement reconnue dans tous les Pays que j'ai cités ; elles ſervent également à la nourriture des hommes & des beſtiaux, & un Cultivateur aimerait mieux voir manquer toute autre récolte. Les pauvres en mangent par néceſſité, & les riches par goût. J'en ai vu servir en Allemagne, aſſaiſſonnées de différentes façons, ſur la table des Princes, où l’on aurait dédaigné de ſervir des Fèves ou d'autres légumes ſemblables, tant les uſages, les opinions & les goûts ſont différents parmi les hommes.

Il n'y a point de Militaire qui ne ſache combien ce légume a puiſſamment contribué à la ſubſiſtance de nos Armées en Allemagne. Les Soldats & même les Officiers en mangeoient dans leurs ſoupes, & apprêtées de différentes façons. Il n'y avoit guere de feux aux Gardes de nos Armées, où les Soldats n'en fiſſent cuire pour les manger toute la nuit. La preuve la plus certaine que ce légume est ſain & de facile digeſtion, c'eſt que, malgré les excès qu'ils en faiſoient, ils n'en étoient point incommodés,

Dans les Pays où l’on cultive les Pommes de terre, ceux des Habitants qui ne ſont point en état de ſe procurer d'autres nourritures, les mangent cuites dans l’eau ou dans les cendres chaudes ; d'autres les aſſaiſonnent avec du beurre ou du laitage ; ceux qui peuvent avoir de la viande, ſur-tout du lard, les font cuire enſemble après les avoir pelées, & pour lors on en fait d'aſſez bons potages, & elles en ont plus de ſaveur.

Ce légume aprêté en différons ragoûts avec les viandes, & même pluſieurs eſpèces de Poiſſons, tel que le Cabéliau & la Morue, eſt plus délicat & plus ſain que nos Navets, qu'on eſtime peu dans les Pays où l'on fait uſage des Pommes de terre.

On en nourrit avec ſuccès, ſes Chevaux, ſes Vaches, les Moutons, les Cochons : on les fait cuire les premières fois qu'on leur en donne ; mais lorſqu'ils y ſont accoutumés, ils les mangent très-bien toutes crues.

Il en eſt de même de la Volaille en général, Les Poules, Pigeons, Dindons, Canards, &c. les mangent avec avidité, & s'engraiſſent avec cette ſeule nourriture.

De tous les uſages auxquels on peut employer les Pommes de terre, le plus véritablement utile, eſt celui d'en faire du Pain, ſelon la méthode que j'ai imaginée ; j'en vais détailler les procédés : heureux ſi leurs effets peuvent contribuer à l'utilité publique !

PAIN


ÉCONOMIQUE.



deuxième partie.


Calcul des profits.


Depuis que j'ai imaginé de faire du Pain avec des Pommes de terre & de la Farine de Froment, les Ouvrages de M. Duhamel m'ont appris qu'on peut tirer de ce légume, une Farine très-blanche, & propre au même uſage[1]. Il ſeroit à déſirer que ce ſavant Obſervateur, qui mérite notre confiance, à tant de titres, ſe fût plus étendu ſur ce ſujet, & en eût indiqué la méthode : ſes lumières m’auroient guidé ; je ne ſerais pas arrêté par une difficulté que j'y trouve. II n'est pas aiſé de concevoir comment on parvient à réduire en Farine ce légume naturellement aqueux & ſans conſiſtence ; ce n'eſt vraisemblablement qu'en le deſſéchant au point de lui faire perdre beaucoup de ſa ſubſtance & de ſa qualité. Ma méthode, en épargnant les inconvéniens de la deſſication, les frais & les embarras du Moulin, me donne le produit des Pommes de terre, ſans rien perdre de leur fraîcheur & de leur suc ; elle consiste à réduire ces Pommes en bouillie. Je m'étois ſervi d'abord d'une râpe à ſucre ; mais conſidérant que ce moyen occaſionnoit une grande perte de temps & de matière, voici la Machine que j'ai inventée. -

C'est une espèce de varlope renverſée, portée ſur quatre pieds, telle que celle des Tonneliers, qu'ils appellent Colombe : le fût a six pouces de largeur, ſur trois à quatre pieds de longueur, & trois à quatre pouces d'épaiſſeur : le fer doit avoir quatre pouces ſix lignes de largeur, placé comme tous les fers de varlope ordinaire, mais un peu moins incliné ; il laiſſe neuf lignes de bois de chaque côté ; la lumière, c'eſt-à-dire, l’eſpace vuide entre le fer & le bois, ne doit avoir que deux à trois lignes.

Sur cette varlope, on met une eſpece de petit coffre ſans fonds, de la même largeur que le fût, de quinze à seize pouces de longueur, & de huit à neuf pouces de hauteur. Les planches d'aſſemblage de ce petit coffre, ne doivent avoir que huit lignes d'épaiſſeur, c'eſt-à-dire, un peu moins que le plein du fût de chaque côté du fer ; fur chaque côté long de ce coffre, eſt clouée extérieurement une planche qui déborde en deſſous de douze à quinze lignes. Ces planches ſervent à embraſſer la Colombe, & à aſſurer ainsi la direction du coffre, lorſqu'on le met en mouvement ; & pour la mieux aſſurer encore, il eſt bon d'attacher vers le milieu de ces planches, dans toute leur longueur, une petite tringle de quatre à cinq lignes de largeur & de même épaiſſeur. Cette tringle engagée, mais librement, dans une rainure de pareille largeur & profondeur, pratiquée dans le fût de chaque côté, tient toujours le coffre fixé ſur la Colombe, & l’empêche de se déranger en travaillant. Un bout de cette Colombe, forme une ſellette ſur laquelle le travailleur s'aſſeoit comme à Cheval, ce qui rend l’opération plus commode, & ſert encore à mieux aſſurer la poſition de cette ſellette. On remplit à peu près aux trois quarts ce coffre, de Pommes de terre que l’on a pelées auparavant, & on les couvre d'une planche un peu peſante & moins grande en tous ſens, que l’intérieur du coffre. Pour donner le poids néceſſaire à cette planche, on la surcharge de plomb ; elle doit être percée de pluſieurs trous, pour laiſſer paſſage à l’eau que l’on verſe de temps en temps ſur les Pommes, pendant l’opération, pour la faciliter.

Au moyen de deux chevilles, ou mains placées de chaque côté du coffre, on l’agite, en pouſſant en avant & retirant à ſoi. La planche qui pèse ſur les Pommes contenues dans ce coffre, les aſſujettit au fer, & ce qui s'en trouve grugé à chaque coup de main, tombe par la lumière en bouillie fine que reçoit un vaſe placé deſſous.

La planche baiſſe à mesure que le volume des Pommes diminue, & l’on n'attend pas qu'il n'en reſte plus dans le coffre pour le remplir, ce que l’on fait ſucceſſivement, jusqu'à ce que l’on ait préparé la quantité dont on a beſoin. Ce travail n'eſt ni long, ni pénible.

J'ai dit que l’on pelé les Pommes de terre avant de les râper, c'eſt afin que le Pain ſoit plus blanc & plus délicat ; mais cette attention n'eſt pas abſolument néceſſaire. Il n'en réſulterait jamais la même différence qu'il y a du Pain blanc au Pain bis de Froment, car la proportion de l’épiderme à la pulpe de cette groſſe racine, n'eſt pas à beaucoup près, la même que celle de l’écorce d'un grain de Bled, au peu de Farine qui y eſt contenue. Si l’on vouloit faire une grande quantité de ce Pain, & qu'on n’y recherchât pas une blancheur ni une délicateſſe extrême, on épargnerait le temps & la peine de cette opération, qui d'ailleurs ne peut ſe faire ſans perte. II n'eſt pas plus néceſſaire de faire cuire les Pommes. Étant râpées toutes crues, le Pain n'en eſt pas moins bon. J'ai même remarqué que la bouillie faite de ces Pommes fraîches, ne s'incorpore que mieux avec la Farine de Froment. On y joint telle quantité que l’on veut de cette Farine, ſelon l’abondance ou la rareté du Bled, & le plus ou moins de qualité que l’on veut donner à ce Pain. Avec un tiers de Farine & deux tiers de Pommes de terre, on fait du Pain très-mangeable, à parties égales ; le Pain eſt bon ; & si l’on met deux tiers de Farine ſur un tiers de Pommes, le Pain eſt tel qu'il eſt difficile de s'appercevoir qu'il n'eſt pas de pur Froment.

Ce mélange étant fait, on pétrit avec du levain ordinaire, & en même quantité que l’on a coutume d'en mettre, II faut peu d'eau, puiſque cette bouillie en contient preſqu'autant qu'il eſt néceſſaire. Cette pâte leve très-bien ; on en fait des Pains plus ou moins grands, que l’on met cuire au Four à l’ordinaire, obſervant de ne le pas tant chauffer. Un trop grand degré de chaleur brûlerait ce Pain, ou tout au moins, le rendrait noir à l’extérieur, quoique l’intérieur n'en fût pas moins blanc. II ſe fait une tranſſudation conſidérable ſur la ſurface, qui étant frappée d'une grande chaleur, la noircirait ; & comme d'ailleurs ce Pain n'exige pas une ſi forte cuiſſon, il faut moins chauffer le Four, & c'eſt encore une économie.

Avec cette attention, on aura de fort beau Pain, qui ne différera point en apparence du Pain de Froment. II eſt léger, très blanc & de bon goût. La groſſe Farine qui ne donnerait que du Pain bis, étant mêlée avec les Pommes de terre, donne du Pain plus blanc, qui a l’avantage de se conſerver frais bien plus longtemps que le Pain de Froment. J'en ai gardé pendant quinze jours : il étoit encore bien mangeable, & tel que ſerait le Pain ordinaire, après cinq ou six jours de cuiſſon, On peut s'en ſervir de même dans le potage.

Ceux qui connoiſſent les bonnes qualités de la Pomme de terre, ne peuvent douter que ce Pain ne ſoit très-ſain. De quelle reſſource ne ſeroit-il pas dans les temps de diſette ? Et pourquoi n'en feroit-on pas toujours uſage dans les Campagnes, les Communautés peu riches, les Hôpitaux, &c. où l’on ne mange souvent que du Pain de mauvais grains ?

Des Curés, des Seigneurs de Paroiſſes qui font des diſtributions de Pain aux Pauvres, trouveraient de l’avantage à donner de celui-ci. Ils doubleraient leur aumône, ſans augmenter la ſomme qu'ils y deftinent, où ils en réserveraient la moitié pour d'autres beſoins, Ces Pauvres n'en ſeroient ni moins bien nourris, ni moins ſains, II reſte à conſidérer & à calculer les profits qui en réſultent,

Il eſt reconnu qu'un arpent de terre qui produirait douze cens livres peſant de Froment, en peut produire vingt mille peſant de Pommes de terre. II s'enfuit que ſi une livre de Farine valoit trois fols, une livre de Pommes de terre ne devroit valoir que deux deniers, Suppoſons que la livre de Pain ordinaire coûte deux ſols, une livre de pain fait avec moitié Pommes de terre & moitié Farine de Froment, ne coûterait qu'un ſol & deux deniers : mais comme il faut obſerver qu'une livre de Pommes crues a perdu au moins un quart de son poids, après la cuiſſon du Pain, la livre de ce Pain pourrait être évaluée à un ſol & : trois deniers,

Ainsi ce ſeroit d'abord neuf deniers de gagnés par livre ; ce qui peut faire un objet d'économie conſidérable ſur une grande quantité, encore eſt-ce un calcul au plus haut. Premièrement, on peut faire du Pain très-mangeable, à moins de partie égale de Farine. La quantité de Pommes de terre que j'évalue à trois deniers, peut dans le vrai, être comptée pour rien, par celui qui cultive cette plante dans une portion de terre ſouvent inutile. On eſt dédommagé des frais de la culture par le vert que l’on fauche, que les Chevaux, & ſur-tout les vaches mangent très bien. Les engrais qu'on y met, vont au profit de toute autre eſpece de production qu'on y veut cultiver enſuite.

On doit de plus conſidérer que la Pomme de terre met le Cultivateur en état d'avoir un plus grand nombre de Beſtiaux qu'elle nourrit de ſes tiges & de ſes racines ; par ce moyen, elle lui procure plus d'engrais ; ainſi ceux qu'elle conſomme, n'en ſont qu'une eſpèce de reſtitution, qui, comme je l’ai dit, tourne encore au profit de la production qui lui ſuccède.

Les terres qu'on laiſſe en jachères, peuvent être employées à cette culture, qui améliorera celle du Bled ; la façon n'en fera point retardée, puiſque ces Pommes ſe tirent de terre en Octobre & Novembre, & que ce n'eſt qu'alors que l’on ſeme le Froment. La terre déjà bien diſpoſée par leur récolte, n'exigera qu'un labour.

Un Cultivateur peut donc compter que les Pommes de terre ne lui coûteront preſque rien, & qu'il épargnera la moitié ou le tiers ſur le prix du Pain qui en ſera composé.

Tant d'avantages reconnus, doivent faire eſpérer que la culture des Pommes de terre ſi précieuſe à tous les Peuples qui la ſuivent, ne ſera plus négligée dans pluſieurs Provinces de France, & ſur-tout en Normandie, où cette plante est preſque ignorée ou mépriſée par préjugé.

On pourra adopter, ſelon la nature du ſol, la méthode Allemande ou l’Anglaiſe. Je penſe que dans les terres légères, ou qui auraient peu de fond, la première doit être préférée; ou ſi l’on ſuivoit la derniere., au lieu de creuſer les tranchées d'un pied, on en réduirait la profondeur à ſept ou huit pouces ; mais alors on ne pourrait ſe diſpenser de rechauſſer au moins une fois.

Les Obſervations que j'ai rapportées ſur la culture & l’uſage des Pommes de terre, étoient déjà connues, Je n'ai d'autre mérite que d'en avoir raſſemblé les détails, pour les indiquer à mes Compatriotes : mais la manière d'en faire du Pain, telle que je l'ai exposée, n'avoit point encore été pratiquée. Les divers Eſſais que j'en ai préſentés à la Société, ont eu ſon approbation, & 1’uſage que j'en ai fait, m'a convaincu de ſes bonnes qualités.

On ſe feroit illusion, ſi l’on craignoit que cette reſſource, ſi utile aux Pauvres, pût avilir le prix du Bled.

Toutes les Provinces de France ne sont pas, à beaucoup près, également riches en cette production de première néceſſité. On ſçait que c'eſt par la voie des Marchés, qu'elle ſe trouve pouſſée & tranſportée ſucceſſivement, & enfin répandue dans tout le Royaume, à raiſon de la quantité des beſoins des Habitans de chaque lieu.


  1. Lorsque j'ai lu ce Mémoire à la Société, elle m'a averti que M. Dumesnil-Côté & M. Richard, Recteur d'Atton en Bretagne, lui avoient communiqué leur expérience ſur le même objet. Celui-ci a fait du Pain avec la pulpe de la Pomme de terre cuite dans de l'eau, & un tiers de Farine de Seigle.