La cité dans les fers/Le pèlerinage chez les ancêtres

Éditions Édouard Garand (p. 38-42).

XVII

LE PÈLERINAGE CHEZ LES ANCÊTRES


Les morts parlent ! De leurs tombeaux ils s’élèvent des voix qui pour être muettes, n’en pénètrent pas moins jusqu’au fond de l’âme. Les morts parlent, ce que je ne sais quoi de mystérieux qui gît au fond de nous, qui nous étonne parfois, et qui fait qu’à certains jours nous nous retrouvions avec des pensées et des impulsions dont nous ignorons la provenance.

Depuis longtemps André Bertrand projetait d’accomplir un pèlerinage chez ses ancêtres. Il voulait en se recueillant devant les quelques pieds de terre qui les recouvrent puiser les leçons de courage, d’énergie et de persévérance dont il avait besoin.

Plus que jamais, l’idée s’implanta en lui, impérieuse de leur rendre visite. Fier de son passé, ayant conscience d’avoir accompli son devoir, il était sûr que ceux de qui il tenait la vie, frémiraient d’orgueil dans leur tombe. Le fils n’avait pas renié tout un passé de labeurs obscurs mais féconds, et les ascendants pouvaient voir dans sa montée vers les Sommets l’apothéose de leurs efforts soutenus.

D’autres causes attiraient André Bertrand vers Sainte-Geneviève. C’était là, dans ce coin de pays aux mâles beautés, que son cœur s’était ouvert pour la première fois. Là en face du couchant, un soir de mai, il avait compris le sens de la Vie et son épanouissement en poésie et en beauté par l’amour.

Il voulait refaire le trajet qu’il avait fait ce soir-là, s’imprégner les yeux du paysage pour retrouver dans sa pureté première, l’émotion qui avait fait vibrer son être.

La journée est magnifique, le soleil fastueux. Il se prodigue à toute la Création. Amoureusement il embrasse les êtres et les choses qu’il recouvre de sa magie.

Après avoir expédié la besogne du jour, le Président sauta dans son auto et se rendit chemin du Belvédère à la résidence de Vincent Gaudry.

Ce pèlerinage, il ne voulait pas l’accomplir seul. Dans les heures de fièvre qu’il vivait, le désir de soulager son cœur de tout ce qui le comblait d’enthousiasme et de ferveur, avait crée en lui l’obsession de Lucille. Il voulait partager avec elle, toutes ses pensées ; depuis quelques jours il ne l’avait vue, absorbé par le travail énorme qu’il avait dû accomplir. Maintenant qu’il s’accordait cette journée d’accalmie, il la voulait revoir et s’épancher entièrement et sans réserve avec elle. Il était sûr qu’elle le comprendrait, il était sûr que chaque battement de son cœur trouverait un écho en elle. Il songeait à la douceur de lui conter en franchissant la montée Saint-Charles, que là, pour la première fois, il l’avait aperçue, et en longeant le bord de la rivière, de lui dire qu’au cours d’une promenade à ces endroits, il avait eu la révélation de son amour.

Lucille accepta l’invitation, heureuse de l’avoir à elle, rien qu’à elle, pour cette journée.

Elle s’ennuyait depuis quelques jours. Elle avait beau essayer de se distraire, rien ne parvenait à chasser le spleen qui la possédait.

Elle avait peur que, pris tout entier par sa besogne auguste, il ne vienne à l’oublier. Elle tremblait aussi pour lui, des dangers qu’il courrait. Depuis le jour où, piétinant son orgueil, elle lui avait avoué le sentiment qui l’attirait vers lui, elle s’était abandonnée à la douceur d’aimer.

Lui l’aimait pour elle, rien que pour elle. Non pour son argent, non pour sa situation.

Lui c’était l’Homme, celui qu’elle avait toujours rêvé, un mâle, un lutteur, un énergique, un homme au vrai sens du mot, et qui comme tel, avait aussi la faiblesse d’être tendre, tendresse qui est plutôt une force.

Elle pensait à lui toujours, toutes les heures, toutes les minutes. Le soir elle dévorait les journaux pour y lire ses faits et gestes. Elle éprouvait une sensation légitime de fierté en songeant que cet homme fort s’était penché vers elle, que c’était elle qu’il avait choisi d’entre des milliers de femmes. Il voulait associer son existence à la sienne pour l’éternité.

Malgré le tragique des temps, la route était remplie de promeneurs. Tout le long de la rue Sherbrooke les autos se suivaient sans interruption.

Dans sa puissante routière, Lucille à côté de lui, Bertrand ne parlait presque pas. Pourtant oui, il parlait mais intérieurement. Son âme parlait et l’âme de la jeune fille le comprenait. Il éprouvait un bonheur immense d’être là à ses côtés ; le fait seul de sa présence, c’était du bonheur et quand elle lui parlait il se surprenait à écouter cette voix fluide, presque religieusement. Dès qu’ils eurent franchi la ville de Lachine, ils s’engagèrent dans le chemin qui conduit à Sainte-Anne et qui longe le lac Saint-Louis, en contournant chaque baie.

— J’aurais voulu que vous soyiez au Champ de Mars, hier soir, lui dit-il, brisant le silence. Vous auriez vu tout un peuple soulevé par une foi ardente en l’avenir.

— J’y étais en pensée.

— J’ai connu là, l’une des plus grandes ivresses de ma vie. Cette foule je la possédais. Pour un geste tous jusqu’au dernier se seraient tués. Le décor avait quelque chose de saisissant, ces costumes divers, ces drapeaux, qui claquaient, ces corps de musique dont les cuivres vibraient jusqu’à éclater… J’en ai eu les nerfs malades toute la nuit.

— Et moi, m’aimez-vous plus que votre œuvre ?

— Autant !

— Pas plus ? Si je vous disais : Choisissez entre moi et votre idéal politique, que feriez-vous ?

— Ce que je ferais ? C’est une question inutile puisque jamais vous ne me la poseriez. Voyez-vous, Lucille, c’est vous qui m’avez insufflé cette ambition d’être le libérateur de mon pays. Tout ce que j’accomplis c’est pour vous mériter davantage, me rendre plus digne de vous.

— Quelquefois, je suis jalouse. Depuis trois jours vous ne me m’avez donné signe de vie. J’ai peur que vous ne m’oubliez.

— Jamais je ne vous oublierai. Le voudrai-je que je ne le pourrai pas. Le pourrai-je, je ne le voudrais pas. Vous disparue, la vie devient fade, insignifiante. Si je ne vous ai pas vue ces trois derniers jours, c’est parce que je ne le pouvais pas. On me suivait partout. J’étais filé.

— Est-ce que l’on vous en veut ?

— Si l’on pouvait me faire disparaître, MacEachran, le général Williams et beaucoup d’autres seraient au comble de leurs vœux.

— Votre vie est menacée ?

— Il n’y a aucun danger.

Sur le lac, quelques chaloupes à voile faisaient des taches blanches. Il y avait de petites paillettes d’argent sur l’eau, le soleil les faisait luire et remuer à son caprice.

— N’est-ce pas qu’il fait bon vivre, lui dit-il.

— Oui, quand on est avec vous…

Et, câline, penchant sa tête vers lui : M’aimez-vous ?

— Oui je vous aime.

— Beaucoup.

— Beaucoup. Je vous immolerais ma vie si cela pouvait assurer votre bonheur.

— Qu’est-ce que vous aimez chez moi.

— Tout ! vos yeux, votre voix, votre démarche. Tout ! votre âme.

On avait dépassé la Pointe Claire. L’auto s’engagea bientôt sur le chemin de Senneville. Chaque côté de la route, étaient bâties des résidences somptueuses entourées de pelouses où des carrés de fleurs étalaient leurs couleurs plus claires sur le vert du gazon. On appelle cet endroit : « la place des millionnaires », et avec raison. C’est l’endroit fashionable dans les alentours de Montréal. C’est là que les gros financiers industriels et les marchands cossus se sont faits construire de véritables châteaux.

Le site est admirable. Presque toutes les propriétés donnent soit sur le lac Saint-Louis ou les lacs des Deux Montagnes. Les baies nombreuses ont des fantaisies de dessins et de courbes qui brisent la monotonie de la nappe verte ou bleue jaune de l’eau. Des arbres bordent le chemin le recouvrant à certains endroits, comme un dôme découpé dans l’azur.

Ils contournèrent la pointe de l’île et pénétrèrent dans le haut de Ste-Geneviève. On voyait, sises à quelque cent pieds du chemin, les vieilles maisons de pierre grises, et dont les murs ont abrité des générations et des générations de terriens, tous fidèles à la terre ancestrale.

André les montrait à Lucille, et lui disait le nom des habitants qui y remuaient encore la terre pour en tirer les récoltes blondes.

— Nous sommes dans mon pays, lui dit-il. Tenez, ici, dans cette vieille maison que vous voyez à gauche, ce sont les Jobin, là-bas, plus loin, ce sont les Lapierre.

Il les énuméra tous jusqu’à la montée de Saint-Charles.

— Là, dit-il, en arrêtant le moteur de l’auto. C’étaient les Bertrand.

— Et à présent ?

— À présent c’est encore un Bertrand, qui, pour avoir quitté la terre n’en va pas moins s’y retremper souvent le moral.

Il l’aida à descendre.

— Vous rappelez-vous ce chemin ?

— Oui, répondit-elle en rougissant. J’étais plus insouciante alors qu’aujourd’hui. J’étais l’enfant gâtée, habituée à tous ses caprices, adulée… encensée… Maintenant…

— Maintenant ?

— Votre amour m’a fait voir les choses sous un tout autre aspect.

Il était dans les environs de midi. La maison accueillante souriait au soleil.

— Je vais vous présenter à mon gérant et à sa femme. Ce sont de braves gens. Vous venez ?

— Partout où vous irez, j’irai.

— Nous dînerons ici. Ce sera un changement pour vous. Je parie que vous n’avez pénétré que rarement dans l’intérieur de nos bonnes vieilles maisons canadiennes.

— En effet. Voyez-vous, moi, j’appartiens à la ville. C’est là que je suis née, c’est là que j’ai vécu, je n’en suis jamais sortie que pour aller dans d’autres villes ou aux plages à la mode. Je vous suivrai et je vous assure que je vais faire honneur au repas de vos gens. Cette petite randonnée m’a aiguisé l’appétit.

Avant même qu’ils fussent arrivés à la porte d’entrée, Mme Lebœuf s’avançait au devant d’eux, la figure épanouie.

— Bonjour M. André. Il y a bien longtemps qu’on ne vous a vu. Bonjour mademoiselle.

— Bien près d’un an, Mme Lebœuf. Vous me permettez de vous présenter ma fiancée, Mlle Lucille Gaudry.

Mme Lebœuf s’essuya le creux de la main sur les revers de son tablier et la tendit, large et cordiale.

— Je suis heureuse Mademoiselle de vous connaître et je vous félicite.

— Vous la félicitez de quoi Madame Lebœuf, dit Bertrand en riant.

— Mais d’être votre fiancée, Monsieur André… Vous allez entrer ? À cette heure-ci, je suppose que vous n’avez pas dîné.

— Tout juste et je vous demande l’hospitalité pour ce midi. Votre mari est-il à la maison ?

— Non, il est allé au village tantôt. Je l’attends d’une minute à l’autre.

Ils pénétrèrent dans la maison.

Alerte, Madame Lebœuf allait devant eux, empressée à les servir. À gauche du passage, elle ouvrit une porte qui donnait sur le bureau du politicien, son cabinet de travail, quand il venait passer quelque temps à la campagne.

— Vous serez mieux ici.

La pièce était grande et confortable. C’était la plus spacieuse de l’habitation. Au mur, un vieux foyer en pierre, lui gardait son cachet antique. C’était le foyer des débuts qu’à l’encontre d’un peu partout ailleurs, on n’avait pas fait murer.

Il a vu bien des rêves germer à son feu alors que l’adolescent au sortir du collège, s’amusait les soirs d’automne à y voir crépiter les bûches de merisier. Des soliveaux couraient sous les plafonds. Les murs étaient encombrés de photographies, de peintures, de vieilles estampes. Sur les planchers, en guise de tapis, des peaux de bêtes étaient jetées çà et là. Au-dessus de la porte un fusil était accroché.

Une table massive dans le centre de la pièce, deux bibliothèques à rayons le long de la muraille et quelques fauteuils de cuir composaient l’ameublement.

— Ici, c’est mon véritable chez moi, dit André à la jeune fille. C’est ici que je travaille avec le plus d’aise et le plus de goût.

Intéressée elle examinait les photographies sur le mur.

Soudain elle tressaillit.

Dans un cadre d’ébène, une jeune femme souriait ; au bas, il y avait ces mots :

À André.
Yvette.

Le politicien remarqua le trouble de la jeune fille.

— Cette photographie vous intrigue ?

Avec une moue, elle répondit :

— Non.

Il rit d’un bon rire, joyeux et franc.

— Je suis content que ça vous déplaise. Au moins c’est une preuve que je ne vous suis pas indifférent. Je veux vous expliquer comment il se fait que ce cadre soit là.

— Je ne vous demande pas d’explication…

— Je vous en donne… Ce n’est pas une ancienne flamme… C’est une amie à moi d’autrefois. Vous la connaissez. C’est Yvette Gernal, l’artiste de la Renaissance. Elle m’avait envoyé sa photo, et comme la photo était jolie et qu’Yvette était une artiste d’une grande célébrité, je l’ai mise là sur le mur… Il fallait bien la déposer quelque part.

Et comme le joli visage de l’aimée s’était rembruni, il lui prit les deux mains qu’il tint prisonnières entre les siennes et la regarda dans les yeux :

— Regardez-moi Lucille. Je vous jure que cette femme n’a jamais été rien pour moi. Me croyez-vous ?

— Je vous crois, répondit-elle simplement.

Pour toute réponse il lui serra la main avec plus d’effusion.

— Merci, dit-il.

On frappa discrètement à la porte. C’était son gérant qui venait de rentrer.

— Bonjours mon cher Lebœuf.

— Bonjours M. André…

— Ma fiancée.

— Enchanté Madmoiselle. J’ai vu votre auto à la porte… Vous passez quelque temps avec nous.

— Quelques heures seulement. Je retourne à Montréal ce soir.

— J’ai vu que les affaires marchent rondement.

— Un peu. Qu’est-ce qu’on dit ici.

— On est content.

— Si vous voulez approcher pour dîner, fit Mme Lebœuf… c’est servi.

Le dîner était succulent. La femme de Lebœuf était une cuisinière consommée qui, avant son mariage avait suivi les cours de l’école Ménagère. Elle savait tirer parti de tous les produits de la ferme et les apprêter à la satisfaction des plus difficiles gourmets.

Ses hôtes y firent honneur.

Ils dégustèrent, sur la vérandah une tasse de café et André Bertrand partit accomplir le pèlerinage qui constituait le but même de sa visite à Sainte-Geneviève.

— Vous venez avec moi Lucille, lui demanda-t-il.

— Je vous ai dit tantôt que partout où vous irez j’irai. Vous avez la mémoire courte.

— C’est vrai.

Quelques minutes de trajet et ils arrivèrent devant l’église, l’un des plus beaux spécimens d’architecture que nous ayons au pays.

L’église tourne le dos à la Rivière des Prairies. À côté se trouve le cimetière.

Bertrand en poussa la grille de fer et y pénétra.

En face, de l’autre côté, on distinguait le village de l’Île Bizard et l’église de Saint-Raphaël qui fait face à celle de Sainte-Geneviève.

Dans les allées du cimetière, l’herbe poussait. Quelques tombes étaient abandonnées, celles des familles éteintes. Des monuments de marbre blanc, bleu et gris se dressaient çà et là.

Tout près du calvaire de bronze, un carré de gazon était entouré d’une petite clôture basse en fer. Cinq croix de granit semblaient sortir du sol.

— C’est ici le terrain des Bertrand.

Ils s’agenouillèrent sur un gradin de pierre et quelques instants leurs pensées s’élevèrent vers Celui qu’un jour, comme le représentait le grand Crucifix de Bronze du Calvaire, avait souffert pour racheter l’humanité.

— Sous la première que vous voyez, repose Jacques Louis Bertrand, capitaine de navire… C’était l’ancêtre. C’est lui qui a bâti la maison où nous sommes arrêtés ce midi. Il est mort à 80 ans. C’est le premier de notre race qui s’est établi au pays. Il venait de Rouen. Ici c’est son fils André-Marie, médecin. Toute sa vie, il a aimé les pauvres au point qu’après un travail incessant de nombreuses années, il mourut pauvre lui-même.

Il était reconnu pour sa bonté, sa science très considérable pour le temps, et son humeur toujours égale devant les épreuves. Voici maintenant Marcellin, son fils. Il dut passer une partie de sa jeunesse dans les chantiers pour amasser l’argent nécessaire à la sauvegarde du patrimoine. Quand il mourut le domaine était de 100 acres de terre, payés et clairs d’hypothèque. Bâti pour vivre cent ans, il s’usa à la besogne et s’éteignit après soixante ans. Voici maintenant Léon, mon grand-père, cultivateur lui aussi. Député du comté durant 10 ans, homme intègre et consciencieux, qui ramassa une fortune assez rondelette et permit à mon père de suivre un cours complet d’études classiques, ce qui dans le temps était très rare.

Et puis voici l’endroit où repose André, mon père. Héritier de biens considérables, cultivé, instruit, il étudia l’agriculture à Oka où il décrocha son titre de docteur. Malgré l’attirance de la ville, où ses relations de collège, son instruction, et sa fortune lui offraient une vie facile et aisée, il resta sur la terre ancestrale avec la volonté ferme de faire de son exploitation agricole quelque chose de moderne pouvant rivaliser avec n’importe quels établissements anglais d’Ontario ou même des États-Unis. Il décrocha la Médaille du Mérite agricole et la terre des Bertrand eut la réputation d’être la terre modèle par excellence de toute la province.

Voici quels sont mes ascendants ! Des lutteurs, des énergiques, des courageux. De leurs tombes je les entends qui me parlent, et me crient la fidélité au Devoir et le Courage devant la Vie. Ce sont tous des professeurs d’énergie. Sur ces simples croix, ces simples noms, ce sont des pages d’histoire, obscures peut-être, mais héroïques. Quand le découragement me tiraille, je vais m’agenouiller sur leurs tombes, et là, je rêve qu’ils sortent, qu’ils s’incarnent à nouveau. Ils me prennent par le bras, et m’indique la route à suivre, la route droite où l’on trouve au bout la satisfaction du devoir accompli.

Lucille l’écoutait, emportée par le rêve. Elle songeait elle aussi, à ces fils de la glèbe, morts sur le même coin de terre qui les avait vus naître, et qui avaient tout sacrifié, pour être fidèles eux-mêmes. Elle songeait à cet héritier d’un tel passé, trait-d’union entre l’avenir et qui regardait cet avenir comme un conquérant.

André Bertrand se tut et à son tour s’absorba dans une rêverie douce et pleine de réconfort.


Vers la fin de l’après-midi, il amena la jeune fille avec lui, par les champs, à l’endroit précis où il avait reçu en lui la conviction qu’il l’aimait. Le lac des Deux Montagnes était calme, l’air silencieux. Seul un roucoulement d’oiseau égayait de temps à autre ce silence.

— Un soir, il y a plus d’un an, en me promenant à ce même endroit que foulent vos pieds, j’ai fait une constatation.

— Laquelle ?

— Que je vous aimais. En face du couchant, je me suis juré que rien ne me séparerait de vous. Et cependant, j’ignorais tout de vous-même. Je ne savais qu’une chose, c’est que je vous aimais. Je vous aimais follement, éperduement, et cela, pour avoir entendu fuser votre rire, et briller vos yeux glauques. Lucille, devant ce paysage qui a assisté à l’éclosion de mon amour, je veux que vous me disiez que vous m’aimez.

— Je vous aime.

— Me jurez vous que vous m’aimerez toujours, malgré tout.

— Je vous le jure.

— Que vous auriez confiance en moi, malgré les apparences, toujours.

— Je vous le jure.

Il l’attira près de lui, et sur ses lèvres déposa un baiser brûlant de toute la fièvre qui le rongeait.

— Lucille ! l’Avenir est à moi.

Et tout son être tendu, il regarda devant lui, comme s’il envisageait par delà les jours, tout le Futur.

— Je ne crains rien maintenant. Vous m’avez insufflé une force nouvelle. Je puis affronter tout ce que demain me réserve d’incertain. Demain m’appartient puisque tu m’appartiens.