La cité dans les fers/Le doute qui germe

Éditions Édouard Garand (p. 42-45).

XVIII

LE DOUTE QUI GERME


Vers cinq heures, Sir Vincent Gaudry arriva chez lui. Il venait d’Ottawa d’où il avait appris les événements extraordinaires survenus à Montréal. Il avait assisté le matin à une entrevue du général Williams avec les membres du Cabinet réunis pour étudier la situation et chercher les moyens d’y faire face.

— Mademoiselle Lucille est-elle sortie, demanda-t-il au domestique qui l’aida à se dévêtir.

— Elle est sortie pour une promenade.

— Seule ?

— Non… Un homme est venu la demander.

— Vous ne savez pas qui ?

— Je crois que c’est monsieur André Bertrand.

— C’est bien. Aussitôt que Mademoiselle Lucille rentrera, vous lui direz de passer à mon bureau… Je ne descendrai pas pour dîner. Faites servir en haut.

— Bien, monsieur.

Le solliciteur s’enferma dans son bureau. C’était une immense pièce à deux étages éclairée de hautes fenêtres aux verrières enchâssées dans le plomb. Tout y respirait le luxe. Par terre, des tapis d’Orient soyeux, moelleux, aux dessins fantastiques, aux couleurs chatoyantes.

Les meubles d’une grande richesse, étaient de bois précieux sculptés, ébène, palissandre et acajou.

Sir Vincent s’installa à sa table. Il paraissait affaissé. Il venait de traverser depuis une semaine une crise morale dont sa figure tourmentée conservait encore des vestiges.

Il tira quelques bouffées de son cigare et nerveusement arpenta la pièce.

Des pensées désagréables l’obsédaient. C’était donc vrai que sa fille était éprise d’André Bertrand. Il ne lui fallait plus que cela maintenant. Tout tourbillonnait en lui. Il essayait à voir clair dans son âme. Une dépression physique l’accablait. La fatigue du voyage, le combat livré à lui-même depuis plusieurs jours, et la nouvelle que sa fille, le seul être au monde pour qui il avait un peu d’affection, avait passé la journée avec celui qu’il détestait, non pas comme un adversaire mais comme un ennemi !

C’était de la haine qu’il éprouvait à l’égard du chef républicain, une haine mortelle. Il le détestait cordialement, souverainement, avec impétuosité. Le solliciteur général était las ; il était las de penser, las d’agir, las de lutter.

Le domestique entra avec un flacon.

Il se versa une rasade, qu’il but d’une lampée.

— Apportez-moi mes pantoufles et ma robe de chambre.

Le domestique l’aida à se déchausser. Il se revêtit de sa robe de chambre en soie moirée, et brodée d’argent.

— Vous pouvez vous retirer. Vous ne m’apporterez mon dîner qu’à huit heures et demie. S’il vient des visiteurs ou si l’on m’appelle au téléphone, je n’y suis pas.

Depuis une semaine, il avait lutté, lutté contre lui-même. Dans son for intérieur, il admettait le bien fondé des exigences nationales. Il savait que le coup d’état d’André Bertrand n’était que la conclusion logique des persécutions faites à sa race et à sa religion.

Tout son passé politique se dressait devant lui, et lui faisait honte ; passé de compromissions et de lâchetés, où il avait sacrifié sur l’autel du parti ses convictions personnelles.

Plein de talent, doué par l’action « débater » influent, il aurait pu mettre au service des siens ses qualités primordiales. Il n’en avait rien fait. Jeune, il voulait arriver. Peu lui importaient les moyens. Il avait soif des honneurs, plutôt que de l’honneur tout court. L’honneur ! qu’est-ce ? Un mot. C’est quelque chose d’impalpable, d’impondérable. Les honneurs ? ce sont une réalité. Cela grise comme un vin vieux.

Se rangeant du côté du plus fort, il avait de suite réussi à attirer l’attention des chefs. En peu de temps, il fut lui-même l’un des chefs des radicaux. Il eut tout ce qu’il désirait, les honneurs, la fortune, voire la popularité.

Pour cela, il dut fouler aux pieds souventes fois, les droits de ses compatriotes. Il le fit si habilement que très rares furent ceux qui s’en doutèrent.

Et maintenant ?

Le tableau de l’exacte situation se dressa devant lui.

De quel côté se rangerait-il ?

Continuerait-il à servir les maîtres d’autrefois ou se rangerait-il avec ceux d’aujourd’hui ?

Le maître d’aujourd’hui. C’était André Bertrand. Cela, lui, acolyte de Bertrand, jamais.

À MacEachran, ce matin, il donna la réponse que le premier ministre attendait.

— Je vous suis fidèle. Comptez sur moi pour écraser la rébellion.

Le souvenir humiliant de la Nomination au marché de St-Jacques l’oppressait encore. En lui, quand il y pensait, une rage sourde bouillonnait. Une haine de ses compatriotes l’envahissait. Le symbole vivant du Canada français c’était Bertrand. Il enveloppa toute la race dans la haine qu’il lui portait et délibérément, sciemment, il l’avait reniée.

Sir Vincent s’écrasa dans son fauteuil. Il se prit la tête à deux mains, et réussit enfin à chasser loin, bien loin de lui, tous les sentiments obscurs qui s’opposaient à son reniement fatal.

C’était fini, le remords n’aurait plus de prise sur lui. Sa ligne de conduite était adoptée.

De ce qu’il avait fait et dit ce matin au Conseil des Ministres ne lui causerait plus aucun regret, dut-il en coûter à sa province des larmes et du sang.

En se remémorant le plan de campagne discuté et froidement accepté, un rire méchant tordit ses lèvres. Dans peu de jours, Bertrand et les siens seraient écrasés impitoyablement et à tout jamais.

— Bonjour papa, tu voulais me voir, fit la voix claire de Lucille. Quand es-tu revenu d’Ottawa ?

— Cet après-midi.

— Comme tu es changé depuis une semaine.

— Tu trouves cela toi aussi. C’est vrai. J’ai eu tellement d’ouvrage. Viens m’embrasser Lucille, pour me compenser du chagrin que tu me fais.

— Je te fais du chagrin ? Comment cela.

— Avec qui étais-tu cet après-midi ?

— Avec… avec…

— Tu as peur de me le dire…

— J’étais avec André Bertrand, qui m’aime et que j’aime.

Si on lui avait dit que sa fortune à laquelle il tenait tant s’était écroulée et qu’il ne lui restait plus un sou, si on lui avait dit qu’il était en disgrâce auprès du ministère, le solliciteur n’aurait pas été plus abasourdi qu’il le fut à l’énoncé de ces simples mots.

La catastrophe, si terrible pour lui qu’il ne la croyait pas possible, s’était donc produite ! Lucille, sa fille unique, le seul lien sentimental qu’il possédait, le délaissait pour son ennemi. Lucille Gaudry la femme d’André Bertrand ! André Bertrand, son fils par alliance ! Non ! jamais. Cette enfant qu’il avait caressée et chérie, cette enfant deviendra un jour la chose du chef républicain. Elle lui appartiendra corps et âme. Il aura des droits sur elle ! Ce n’était pas possible. Ah ! cette fois il avait bien frappé. Il avait visé juste au seul endroit du cœur où subsistait une fibre sensible. Son sang devint figé dans ses artères. Une main de fer lui martela les tempes. Il essaya de parler mais en proie à des sentiments les plus divers qui se développaient au fur et à mesure qu’il en était saisi, à l’état de paroxysme, il ne put articuler une seule parole. Un vieux fonds de tendresse qui se réveillait et souffrait à l’idée de perdre sa Lucille ; une haine féroce qui commandait une vengeance atroce, une brûlure d’orgueil de constater son impuissance de lutter puisqu’il lui fallait briser le cœur de sa fille, tout cela se fondait en une douleur intolérable.

Il crut voir Bertrand le narguer. Il vit son sourire des assemblées contradictoires, son sourire insolent qui exaspérait.

Non ! jamais ! Il n’accorderait Lucille à cet homme qui le méprisait.

Mais elle l’aimait ! Chez la femme, le cœur domine ! Écouterait-elle ses raisonnements. Se servir de son autorité de père ! Elle souffrirait et l’obstacle au lieu de l’amoindrir augmenterait d’intensité cet amour qui le tuait.

Le faire disparaître ? Elle le pleurerait toute sa vie. Ah ! comme il avait frappé juste.

Le sang s’était retiré de ses joues ; son front était devenu moite, des sueurs y perlaient. Il rageait d’impuissance. Il se débattait dans l’incertitude. Comment frapper ! En le frappant c’est elle qu’il atteignait.

Se sacrifier ? Il revit encore une fois les sourires ironiques de Bertrand, il crut l’apercevoir devant lui, lui jeter narquoisement à la figure :

— Ah ! Sir Vincent ! Je suis plus fort que toi. Je suis ton maître, même chez toi. Je commande même à ta propre fille. L’affection qu’elle te portait je te l’ai enlevée.

— Papa ! qu’avez-vous ? Vous êtes pâle ?

Le solliciteur balbutia.

— Verse-moi un peu de liqueur.

Il porta ses lèvres tremblantes au verre où brillait la boisson dorée et avec peine en avala le contenu.

— J’ai su que tu te commettais publiquement avec André Bertrand. On t’y a vu une fois avec lui au Windsor. Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Depuis quand vous voyez-vous ?

Elle ne répondit pas.

— Et aujourd’hui tu as passé la journée avec lui ? Où êtes-vous allés ?

— À Ste-Geneviève.

— Et tu ne m’avais jamais dit qu’il te fréquentait. À moi, ton père, tu as caché tes visites, des visites d’où dépendra peut-être ton malheur plus tard.

— Je savais que vous ne l’aimiez pas et que vous m’auriez défendu de le voir. Ça été malgré moi que je l’ai aimé. Je ne voulais pas d’abord, mais ce fut plus fort que ma volonté.

— Eh ! bien si je t’ordonnais de ne plus jamais le voir m’obéirais-tu ?

— Je vous désobéirais.

Le solliciteur était désemparé. L’irréparable était donc fait. Pourquoi n’avait-il pas ouvert les yeux plus tôt. Pourquoi n’avoir pas étouffé ce sentiment dès sa naissance.

Une idée lui traversa le cerveau. Il savait qu’elle ferait bien du mal à sa fille, mais il mit cela sur le compte de son bonheur qu’il voulait sincèrement. Il savait qu’en racontant ce mensonge il était injuste mais pour lui, la fin justifiait les moyens.

— Lucille, tu sais que je t’aime, que tu es mon seul amour sur terre. Je vais te faire de la peine et cela me brise le cœur. Ce que j’ai à te dire est pour ton bien. Es-tu bien sûre qu’il n’y a pas d’autres femmes dans sa vie, qu’il n’aime que toi, toi seule.

— J’en suis sûre. Il me l’a dit.

— Il peut mentir.

— Je vous défends de parler ainsi.

— Eh ! bien Lucille, ce galant homme qui t’a prise au piège avec ses paroles mielleuses, a eu une aventure avec une femme et il aime encore cette femme.

— Papa !

— Ne t’a-t-il jamais parlé de ses relations avec Yvette Gernal ? Es-tu une personne à te contenter des miettes qui tombent de la table d’une actrice ?

— Papa ! Comme c’est mal à vous de parler ainsi.

— C’est toi qui m’y as forcé. Il n’y avait pas d’autres moyens de faire voir la vérité. Ce n’est le secret de personne qu’André Bertrand a été…

Il n’eut pas le temps d’achever. Les beaux yeux glauques s’étaient voilés de larmes. Elles descendaient le long des joues…

Lucille se leva et pour cacher les sanglots qu’elle pressentait devoir éclater, elle se sauva à sa chambre. Une souffrance aiguë la tenaillait. Sa vie, goutte à goutte, s’en allait. Du feu lui brûlait la poitrine.

Elle pleurait et ses larmes étaient chaudes et elles semblaient en coulant sur les joues y tracer des sillons jusque dans sa chair.

Ce n’était pas vrai ! Lui si loyal, si franc, la tromper à ce point ! Tout tournoyait devant elle… Elle lui pardonnerait sa trahison ! Et par ce pardon se rendrait davantage digne de son bonheur ! Le bonheur ne s’acquiert que par la souffrance.

Aussitôt la phrase de son père lui bourdonna dans la tête.

« Se contenterait-elle des miettes tombées de la table de l’actrice ? »

Ne plus le voir ! Ne plus jamais sentir peser sur elle ses beaux yeux bruns, d’un brun chaud, si vivants, si clairs. Ses yeux ne mentent point. Ne plus entendre sa voix, ne plus sentir près d’elle sa chère présence ! Ne connaître plus le goût de ses lèvres sur les siennes ! Jamais ! Ce n’est pas vrai ce qu’on vient de lui apprendre !

Alors pourquoi cette photographie chez lui : À André, Yvette.


Mon Dieu pourquoi souffrir comme cela ! Sa tête lui fait mal. Ses dents claquent, la fièvre la dévore. Et la pupille dilatée, elle regarda devant elle, abîmée de désespérance.

« Les miettes d’une actrice ».


Tout son orgueil se cabre dans un soubresaut. Et cette petite phrase s’enfonce dans son cœur comme une vrille. Et la plaie s’élargit par où s’en va le sang.

« Les restes d’une actrice ».


C’est faux, il ne l’a pas aimée ! Il l’a juré cet après-midi. Et il était sincère…


Pourquoi gardait-il ce portrait dans son bureau ?


Et le doute, s’infiltra en elle… Le doute… La jalousie… Lui à une autre. Ce soir peut-être… Non… Non… Elle se débat au milieu de résolutions contradictoires.


Et pendant que Lucille, dans sa chambre, souffre l’agonie de son amour, Sir Vincent Gaudry se félicite du résultat heureux que ses paroles perfides ont obtenu. Il oublie Lucille pour ne songer qu’à André Bertrand, à ce qu’il endurera de tortures morales quand le bonheur qu’il croyait saisir, s’échappera loin, bien loin, de sa main.