La cité dans les fers/Cherchez la femme

Éditions Édouard Garand (p. 5-7).

III

CHERCHEZ LA FEMME


« Dans toutes les catastrophes, dit la Sagesse des Nations cherchez la femme ». C’est ce que se dit André Bertrand dès qu’il eut franchi l’enceinte du tribunal.

Ayant lu dans sa jeune enfance quelques récits de Conan Doyle où se trouvent magnifiés les exploits de Sherlock Holmes, il en avait conclu que, pour déchiffrer des problèmes de prime-abord inextricables, la méthode déductive est la plus infaillible.

La visite des détectives, chez lui, la veille, l’avait surpris et intrigué.

Comment ? par qui ? avait-on pu découvrir ses menées secrètes ?

C’est ce qu’il s’agissait de connaître pour sortir du filet que la police avait étendu autour de lui. Il lui fallait, du moins pour quelques heures, avoir ses coudées franches et sa pleine liberté d’action.

Grâce à son merveilleux sang-froid, il avait réussi par l’interversion des rôles, c’est-à-dire par la capture de ceux qui le venait capturer, à briser la première maille.

Les détectives expédiés à destination, il se rendit chez l’un de ses principaux lieutenants, Mtre. Boivin. Il lui conta l’affaire, comme quoi on l’avait trahi, que demain il serait traîné devant les tribunaux.

— Tout ce que j’ai pu savoir jusqu’ici c’est que Donald Ferguson a déposé contre moi. Mais qui l’a renseigné ? Boivin ne savait pas. Il lui demanda alors de faire renvoyer la plainte par n’importe quels moyens, sauta dans un taxi et se fit conduire chez différents adeptes de la société dont il était le chef.

Il apprit finalement que souvent Flibotte s’était trouvé en compagnie de Ferguson, que, depuis quelques jours sa conduite paraissait louche ainsi que celle de Dufort.

Il vit à les faire disparaître de Montréal, pour un temps indéterminé, prit une chambre pour la nuit dans le premier hôtel qu’il trouva sur sa route, et dormit profondément, sans aucune inquiétude sur l’issue de son procès.

On l’a vendu à Ferguson.

Pourquoi ce dernier a-t-il acheté le droit de le dénoncer aux Autorités Compétentes.

Oui ! Pourquoi ?

Après avoir pesé les différents motifs d’une telle action il en vint à la conclusion qu’au fond de toute l’affaire se trouvait une femme.

Dans ce temps-là, au théâtre Renaissance, bâti depuis six mois à peine, rue Sherbrooke, jouait une troupe d’artistes de grande renommée, engagés à prix d’or par un mécène et provenant des meilleurs théâtres de France.

La grande vedette féminine, Yvette Gernal, était une personne d’une rare beauté dans toute la fleur de sa jeunesse — 28 ans — et que Bertrand avait connue lors d’un dîner, les premiers temps de son arrivée au pays.

L’artiste, dès le début, s’était sentie attirée vers cet homme dont la personnalité constituait un singulier mélange de force et de raffinement. L’éclat des yeux noirs et le timbre métallique de la voix chaude comme un airain qu’on bat, l’avaient séduite.

Bertrand était resté sourd aux avances de la comédienne.

Pourquoi ? C’est ce que de nombreuses gens se demandaient, qui enviaient son sort.

Yvette Gernal était très répandue. Mais jusqu’ici personne ne pouvait se vanter d’en avoir obtenu la moindre faveur.

Elle n’avait d’attention que pour André et n’aimait que lui. Sans retour.

S’il se laissait aller à la visiter, s’il se permettait de l’inviter à dîner, c’était plutôt pour le plaisir d’être vu en compagnie d’une femme aussi recherchée dans les endroits où selon l’expression d’Étienne Lany « il est intéressant de voir et encore plus intéressant d’être vu ».

Mais depuis le moment où il s’était aperçu que sa présence n’était pas indifférente, bien loin de là, il avait adopté une attitude un peu distante et empreinte de froideur.

André Bertrand n’aimait pas Yvette Gernal. Il lui avait laissé entendre à plusieurs reprises.

Dernièrement, il lui signifia, d’une façon peut-être brutale, qu’il ne serait pour elle ni un mari, ni un amant. Cette entrevue, la dernière, qu’ils eurent ensemble, s’était passée une semaine avant son arrestation.

Tout l’attirail formidable de moyens que possède la femme lorsqu’elle veut attendrir, l’artiste y eut recours.

Bertrand, agacé, lui répondit :

— Mademoiselle, gardez vos effets pour la galerie. Vous n’êtes pas sur la scène.

Elle le toisa et, dédaigneuse à son tour, ce fut entre ses dents qu’elle siffla :

— Imbécile que vous êtes ! Comme je vous déteste ! Paysan… Je vous ferai payer ces humiliations.

— À vos ordres, sourit-il.

Et il se retira.

En se rappelant tous ces détails, André n’eut aucun doute sur la source de ses ennuis. Ferguson était l’instrument dont elle se servait pour le frapper.

Fier de sa découverte, il se rendit à l’appartement de l’artiste, rue de l’Université. Il était environ onze heures et demie.

Il supposait qu’à cette heure, elle serait chez elle, la répétition du matin étant d’habitude terminée.

Il pénétra dans une pièce bizarre, encombrée de coussins aux couleurs les plus criardes, jetés pêle-mêle, à terre, sur les chaises, sur les divans.

Aux murs recouverts de nattes japonaises, des dessins, couraient de dragons fantastiques. Au milieu de la chambre, jurant avec le reste du décor, un secrétaire Empire, en ébène, incrusté d’or. Çà et là, sur les guéridons et les tables, des livres, des revues et des journaux.

Ce fut Yvette qui le reçut. Le croissant harmonieux de ses sourcils s’écarquilla sous la surprise de cette visite.

— André.

— Lui-même… À moins que ce ne soit son ombre. Vous ne vous attendiez pas à me voir ici ce matin n’est-ce pas ?… Vous tenez parole Yvette. Je vous en félicite.

Vous êtes une femme de tête… Vous irez loin… Ah ! vous avez cru, comme cela, qu’on viendrait à bout de moi… tout de suite… du premier coup… que je me laisserais emprisonner, que je compromettrais mon œuvre parce qu’il aura plu à une femme d’être amoureuse de moi, qu’il m’aura plu de n’être pas amoureux d’elle.

— André !

— Vous ne niez pas, vous n’essayez pas de nier que c’est vous, vous seule, qui êtes la cause de mon arrestation, que vous vous êtes servi pour cela d’une des nombreuses marionnettes que vous faites jouer à votre guise. Je vois très bien la scène d’ici : Ferguson vous suppliant de l’écouter, d’être moins insensible, d’agréer, avec les bijoux qu’il vous envoie, son cœur qu’il vous a donné, et vous, saisissant le moyen de vous venger, profitez de son emballement pour le lancer contre moi. Je ne lui en veux pas. C’est naturel à un amoureux transi d’être l’instrument de la Dulcinée qu’on adore.

Pour vous faire plaisir il a essayé quelque traquenard après avoir rencontré par un bien heureux hasard, deux traîtres dans mon entourage et les avoir achetés. Il a cru naïvement que je disparaîtrais pour un temps assez long… assez long pour vous permettre de m’oublier… et ensuite…

— André !

— Ensuite… il sera l’élu de votre cœur, celui à qui rattache une grande reconnaissance pour avoir purgé la société d’un être qu’on abhorrait ! Non je ne lui en veux pas ! Je ne vous en veux pas, non plus, je vous plains.

— André laissez moi vous expliquer !… Je souffrais tellement, tellement à cause de vous que j’ai cru vous détester…

— À quoi bon m’expliquer votre état d’âme ; il est classique… Vous avez deux larmes dans les yeux… Elles pourraient en tombant laisser un sillage sur le rose velouté de vos joues…

Yvette, continua-t-il en changeant brusquement de ton, je vous avertis de ne plus vous immiscer dans mes affaires sinon j’oublierai que vous êtes femme. Vous me comprenez n’est-ce pas, et vous me connaissez suffisamment pour savoir que je pense ce que je dis et que j’exécute ce que je propose.

Et reprenant le ton ironique de tantôt :

Mademoiselle Gernal, j’ai l’honneur de vous saluer et de vous offrir toutes mes condoléances pour l’échec que vous venez de subir. Le chagrin de me voir libre par les rues de Montréal quand je devrais être, selon vos prévisions, derrière les grillages d’une cellule à Bordeaux…

— Vous êtes odieux !… Allez-vous en ! Je ne veux plus vous voir… Sortez.

— Voilà précisément ce que je me proposais de faire.

Au revoir, Mademoiselle… Mes regrets à Monsieur Ferguson.