LA VOÛTE CÉLESTE



Nous éprouvons, surtout lorsque le ciel est parsemé d’étoiles ou couvert de petits nuages nettement distincts les uns des autres, l’impression d’avoir au-dessus de nos têtes une voûte. D’où vient cette illusion ? Quelles sont les conditions dont elle dépend ? Quelle est la forme de cette voûte apparente, quelles en sont les dimensions, à quelle distance de nous paraît-elle se trouver ? Ce sont ces questions, qui d’ailleurs se tiennent, que je me propose d’examiner ici brièvement. Je m’appuierai, d’ailleurs, pour essayer de les résoudre, exclusivement sur des faits qui me paraissent bien établis et que quiconque voudra s’en donner la peine pourra vérifier.

Un premier point sur lequel il convient d’insister, c’est que la voûte céleste n’est pas ou n’est qu’à un faible degré affaire d’imagination ; elle est essentiellement un phénomène de perception. En effet, lorsqu’on regarde avec un seul œil, l’illusion s’atténue et se modifie considérablement ; l’imagination, s’il s’agissait d’imagination, devrait cependant influer de la même manière lorsqu’on observe avec un œil que lorsqu’on regarde avec deux. Ce fait que l’illusion est beaucoup moins nette lorsqu’on observe avec un œil prouve, en outre, que l’illusion est essentiellement, du moins chez l’homme normal, un phénomène de vision de vision binoculaire. On constatera facilement la différence à l’égard de l’illusion considérée entre la perception monoculaire et la perception binoculaire en observant, la nuit, la voûte étoilée, en maintenant quelque temps un œil fermé, en regardant ensuite avec les deux yeux, et en répétant ainsi les alternances de vision avec un œil et avec deux.

Un autre fait prouve encore que l’illusion n’est pas ou est peu une affaire d’imagination : c’est que la voûte paraît plus petite, plus rapprochée de nous la nuit ou par temps sombre, que le jour, par temps clair. S’il s’agissait d’imagination, on ne comprendrait pas que l’illusion ne fût pas la même la nuit et le jour.

L’illusion n’est pas due à l’existence d’une atmosphère autour de la terre ; elle est peu marquée en effet ou même ne se constate pas lorsqu’il n’existe devant le regard que cette atmosphère, c’est-à-dire lorsque nous ne voyons au ciel ni étoiles ni nuages, lorsque nous n’apercevons que le ciel uniformément bleu. Elle est également peu marquée par temps de brouillard, lorsque le ciel est uniformément gris. Inversement, elle est très nette lorsque le ciel est couvert de petits nuages qui cachent les régions supérieures de l’atmosphère. L’expérience suivante permettra de constater qu’on n’a pas l’illusion nette d’une voûte, surtout quand on regarde dans la direction du zénith, lorsque le ciel est uniformément bleu ; qu’on s’étende sur le dos en plaine ou au bord de la mer et qu’on essaie de projeter au zénith une image consécutive, par exemple l’image obtenue après avoir fixé une pièce de 0 fr. 50, ou encore le soleil couchant : on constatera que la projection à une distance définie est difficile, que la tendance naturelle est de projeter l’image très près de soi. Au contraire, s’il existe des nuages, on projettera facilement à la distance apparente des nuages l’image considérée. On reconnaît d’ailleurs qu’on projette l’image loin ou près à la grandeur qu’elle parait avoir : ainsi, l’image du soleil, projetée à la distance des nuages, paraîtra presque aussi grande que le soleil lorsqu’il est haut dans le ciel, tandis que, projetée à une faible distance, elle pourra paraître, par exemple, grande comme une pièce d’un franc.

L’illusion d’une voûte céleste se produit avec ciel étoilé et avec ciel couvert de nuages ; donc on ne peut songer à l’expliquer soit exclusivement par l’existence d’étoiles visibles, soit exclusivement par celle d’une couche de nuages.

Elle n’est pas due, comme on l’a supposé parfois, à la forme de la rétine ni aux mouvements des yeux. Cette forme existe, ces mouvements peuvent se produire lorsque nous sommes enfermés dans une pièce d’un laboratoire où nous avons fait l’obscurité, lorsque nous regardons le ciel uniformément bleu ou gris ; or, nous ne percevons dans le premier de ces deux cas aucune apparence de voûte, et, dans le second cas, l’illusion d’une voûte est, comme je l’ai fait remarquer, relativement peu nette.

Pour comprendre l’origine de cette illusion, il faut avoir présentes à l’esprit les conditions qui déterminent les distances auxquelles les objets nous paraissent se trouver de nous. Or, la distance ou profondeur apparente d’un objet inconnu dépend chez l’homme normal de deux facteurs principaux : de la convergence des axes optiques des yeux[1] et de la parallaxe binoculaire, ou, comme on l’appelle encore, stéréoscopique.

Supposons deux points situés dans le plan médian de la tête, l’un à 1 mètre et l’autre à 3 mètres de nous ; pour passer de la fixation binoculaire du plus éloigné à celle du plus rapproché, nous sommes obligés de faire croître la convergence des axes optiques de nos deux yeux et, pour cela, de faire tourner nos yeux en sens contraire, l’œil gauche vers la droite et l’œil droit vers la gauche ; inversement si nous passons du point le plus rapproché au plus éloigné. Or ces mouvements de nos yeux donnent lieu à des sensations, que ce soient simplement des sensations des muscles des yeux et de leurs tendons, ou qu’il s’ajoute aux précédentes des sensations cutanées des paupières (les paupières sont influencées, en effet, comme on le constate aisément, par les mouvements des yeux) ; et, lorsque le changement dans les sensations ainsi produites devient assez grand, nous pouvons percevoir ainsi, par le seul moyen de la convergence, une différence de distance entre deux points[2]. En outre, remarquons que, pour un angle déterminé de convergence, il se produit des sensations déterminées qui peuvent nous renseigner sur la distance d’un point unique par rapport à nous, ou, comme on dit quelquefois abréviativement, sur la distance absolue de ce point. Ainsi, si nous observons à 0m,50 de nous, dans l’obscurité, un point lumineux, nous apprécions assez exactement par les seules sensations de convergence la distance à laquelle il se trouve de nous, et nous pouvons, sans tâtonnements et sans trop d’erreur, le toucher avec le doigt.

Par parallaxe binoculaire ou stéreoscopique on entend la différence qui peut exister entre les deux images d’un objet ou d’un groupe d’objets d’un œil à l’autre, différence qui tient à la distance qui sépare horizontalement les deux yeux : supposons la tête immobilisée et dessinons alors, en fermant successivement l’œil gauche et l’œil droit, un groupe d’objets situés à diverses distances de nous ou un objet présentant un relief, et nous obtiendrons, comme on sait, un dessin différent avec chaque œil. Ce sont les mêmes différences, existant entre les deux images que porte un carton stéréoscopique, qui font que, quand on regarde dans un stéréoscope ces images, on a l’illusion d’un relief des objets et de différences de profondeur entre eux.

La convergence des axes optiques peut, comme il a été dit, nous renseigner sur la distance absolue d’un point lumineux unique. La parallaxe binoculaire, au contraire, ne nous renseigne que sur les différences de profondeur des objets : ainsi, dans l’obscurité, en présence de deux points situés l’un à 5 mètres, l’autre à 6 mètres de nous, nous percevrons, grâce à elle, que l’un de ces points est plus près de nous que l’autre, mais c’est par la convergence seule que nous pourrons savoir (très inexactement, d’ailleurs, quand les distances dépasseront quelques mètres) à quelle distance l’un ou l’autre de ces points se trouve de nous.

Les changements dans les sensations qui résultent des changements de convergence ne sont pas très délicatement différenciés. On peut admettre, d’après les chiffres que j’ai trouvés expérimentalement à cet égard, que la convergence ne nous renseigne plus sur la profondeur dès que celle-ci dépasse environ 20 mètres ; ceux qui ont voyagé en voiture de nuit sur les routes à la campagne savent combien il est difficile d’estimer à quelle distance se trouve une autre voiture dont on aperçoit la lanterne et qu’il s’agit d’éviter, lorsque cette voiture n’est cependant pas éloignée de plus de 30 à 40 mètres. La distance au delà de laquelle la parallaxe binoculaire ne produit plus d’effets est beaucoup plus considérable : elle est, dans des conditions très favorables de netteté des objets, et d’après les résultats concordants obtenus par divers expérimentateurs, de 2000 à 3000 mètres.

Revenons maintenant à la voûte céleste. L’illusion d’une voûte n’est très nette, comme je l’ai fait remarquer, que lorsque le ciel n’est pas uniformément bleu ou gris, que lorsqu’il est couvert d’étoiles ou de petits nuages. Le fait se comprend aisément, d’après ce qui précède : la convergence des axes optiques ne peut être exacte, la parallaxe binoculaire ne peut donner des résultats stables qu’à la condition qu’il existe dans le champ visuel des points, des objets d’étendue limitée qui puissent être fixés par les deux yeux à la fois. À défaut de tels objets, en présence, par exemple, du ciel uniformément bleu, nos deux yeux se meuvent dans une certaine mesure indépendamment l’un de l’autre, ne fixent pas avec une synergie parfaite le même point, comme des expériences sur lesquelles il serait trop long d’insister ici permettent de le constater facilement.

On ne doit pas opposer voûte céleste et, par exemple, étoiles ; il est impropre de dire que les étoiles sont fixées sur la voûte céleste, comme si l’apparence d’une voûte céleste pouvait exister sans étoiles ou autres objets visibles. En réalité, comme il résulte de ce qui a été dit précédemment, la présence d’astres visibles, de nuages, est une condition indispensable de l’illusion nette d’une voûte céleste. Les étoiles, les nuages (sauf quelques réserves sans importance) nous apparaissent à la même distance que la voûte, parce que ce sont eux-mêmes qui produisent l’illusion d’une voûte, en détruisant l’homogénéité du ciel.

Les questions de la grandeur de la voûte céleste, de sa distance par rapport à nous, de sa forme, reviennent donc à celles de la grandeur que nous paraissent avoir les astres, les constellations, les nuages et de la distance à laquelle ils paraissent se trouver de nous.

Les lois de la grandeur apparente psychologique[3] des astres et des nuages sont celles de la grandeur apparente psychologique d’objets quelconques inconnus. Or cette grandeur dépend, comme on sait, de deux facteurs principaux : de la grandeur de l’image rétinienne ou de l’angle visuel et de la distance apparente des objets[4]. Si on admet que la lune, par exemple, se trouve, pour une hauteur déterminée au-dessus de l’horizon, à une distance apparente de 150 mètres, comme, d’autre part, l’angle sous lequel elle est vue est d’environ 30′, nous pouvons conclure que la lune nous paraît alors avoir la grandeur d’un objet quelconque inconnu que nous apercevrions devant nous isolé, c’est-à-dire sans pouvoir le comparer à des objets connus, à une distance apparente de 150 mètres. On pourra essayer de vérifier cette conclusion, la nuit, avec les cadrans lumineux que portent parfois certains édifices ; on peut aussi se servir d’images consécutives ; dans ce dernier cas, une faute à éviter et qui n’a pas été évitée dans certaines expériences bien connues de Plateau et de Stroobant, c’est celle qui consiste à projeter l’image sur un objet connu, tel qu’un mur ; la grandeur de l’image paraît être alors, en effet, celle de la partie du mur qu’elle recouvre. Le mieux est de projeter en fixant un point lumineux isolé, situé à la distance considérée.

Insistons maintenant un peu sur la distance apparente de la voûte céleste. Laissons provisoirement de côté le sol et les objets visibles à sa surface, et supposons que nous regardons vers le ciel sans rien voir autre chose que des étoiles ou des nuages. La distance apparente de ces objets peut être considérée alors comme égale à la limite au delà de laquelle la convergence ne nous renseigne plus sur la distance. Ils nous feront donc, sous le rapport de la profondeur, et si notre imagination n’intervient pas, la même impression que des objets qui seraient à une vingtaine de mètres de nous. Une personne ignorante, que j’interrogeais un soir sur la distance d’étoiles voisines du zénith, m’a répondu, en effet, que ces étoiles lui paraissaient deux fois haut comme la maison près de laquelle elle se trouvait (cette maison, dans l’obscurité, était à peine visible elle avait 11 mètres de haut). D’autres personnes ignorantes m’ont fait dans les mêmes conditions des réponses analogues. Ces réponses pourront surprendre ; qu’on veuille bien, avant de les considérer comme fantaisistes, refaire soi-même et surtout faire faire à des ignorants la même expérience. L’expérience donnera probablement les mêmes résultats si on observe, couché sur le dos au bord de la mer ou en plaine, le ciel couvert de nuages, en maintenant pendant quelque temps le regard dirigé vers le zénith.

Faisons maintenant intervenir les objets qui se trouvent sur le sol. Nous aurons alors à compter avec la parallaxe binoculaire. Jusqu’à 2000 mètres environ, la parallaxe binoculaire agira et nous percevrons grâce à elle une différence de profondeur entre les objets terrestres et les étoiles ou les nuages. Cette différence de profondeur pourra d’ailleurs paraître peu considérable ; la différence entre les images des deux yeux devient, en effet, très peu marquée lorsqu’on considère les objets situés au delà de distances assez grandes, telles que 1000 mètres, 500 mètres et même beaucoup moins.

Un facteur secondaire d’une importance assez grande contribuera aussi à nous faire paraître les astres ou les nuages plus éloignés que les objets situés sur le sol : c’est l’habitude que nous avons de les voir disparaître derrière ces objets et par conséquent la connaissance que nous avons de leur plus grande distance ; lorsque des nuages se meuvent devant la lune, celle-ci nous paraît également, pour une raison analogue, un peu (très peu) plus éloignée que les nuages. Quand donc nous observerons, par exemple, un nuage, voisin de l’horizon, ce nuage nous paraîtra plus éloigné qu’un arbre que nous apercevrons à peu près dans la même direction, alors même que l’arbre sera trop éloigné pour qu’un effet sensible de parallaxe puisse se produire par rapport à lui et au nuage.

D’ordinaire, la parallaxe binoculaire et la convergence agissent de concert pour nous fournir des impressions de profondeur relativement aux étoiles et aux nuages. C’est pourquoi les étoiles nous paraissent généralement à plus de 20 mètres de nous. À mi-chemin entre l’horizon et le zénith, les étoiles, d’après un nombre considérable d’observations que j’ai faites sur diverses personnes et sur moi-même, nous semblent éloignées de nous de 100 à 200 mètres. On peut se rendre compte approximativement du fait par la méthode suivante (Deichmüller) : on cherche sur quel objet terrestre tomberait la verticale passant par une étoile connaissant la distance de cet objet et la hauteur de l’étoile, on peut calculer ensuite à quelle distance apparente se trouve l’étoile de l’observateur. Toutefois, la méthode précédente n’est pas applicable lorsque l’étoile est peu élevée au-dessus de l’horizon, parce qu’alors, en raison de la parallaxe binoculaire, par exemple, elle paraît plus éloignée que tout objet terrestre contenu dans le plan vertical passant par elle et l’observateur. Une méthode plus simple, plus directe et applicable dans tous les cas est la suivante : on demande à la personne qu’on interroge d’indiquer sur le sol quelque objet qui lui paraisse à la même distance d’elle que l’étoile considérée, et on mesure ensuite la distance qui sépare la personne de l’objet. À ceux qui nient qu’on voie les étoiles à des distances définies, je signalerai le fait suivant, facile à vérifier, et qui leur prouvera que leur assertion est exagérée : avec une personne sans parti pris, et en faisant comparer à cette personne la distance d’une étoile située haut dans le ciel, et, par exemple, celle des becs de gaz d’une longue avenue, on trouvera toujours deux lumières, l’une rapprochée, l’autre éloignée, dont la personne dira sans hésitation que l’une parait plus près et l’autre plus loin que l’étoile.

La voûte céleste paraît d’ordinaire surbaissée. La raison principale du fait est que, à mesure que notre regard s’élève de l’horizon vers le zénith, il cesse de rencontrer des objets (sommets d’arbres, par exemple) très éloignés de nous et que c’est, en conséquence, par rapport à des objets de plus en plus rapprochés, situés dans la direction du regard ou à peu près, que nous estimons la distance des étoiles ou des nuages qui sont vus dans la même direction ou à peu près. Supposons un nuage N comparé à un arbre A distant de nous de 100 mètres, et un autre nuage N’ comparé à un autre arbre A’ distant de 500 mètres ; la différence de parallaxe est minime pour les deux cas, et, par conséquent, est minime aussi la différence entre les distances qui nous paraissent séparer le nuage N de l’arbre A et le nuage N’ de l’arbre A’ mais l’arbre A nous parait beaucoup plus près de nous que l’arbre A’, et par conséquent le nuage N nous paraît aussi beaucoup plus près que le nuage N’. L’arbre A et l’arbre A’ nous paraissent à des distances très inégales de nous pour la raison suivante principalement : les mêmes étendues en profondeur sur le sol, quand il s’agit d’objets connus, sont vues égales, à quelque distance qu’elles soient de nous, lorsqu’elles sont exactement reconnues ; un champ, par exemple, que nous apercevons devant nous à 500 mètres nous paraît avoir la même profondeur que lorsque nous en sommes tout près[5]. Un phénomène analogue est le suivant : un homme que nous connaissons nous paraît aussi grand, bien qu’il soit vu sous un angle beaucoup plus petit, lorsqu’il est à 20 mètres de nous que lorsqu’il est à 5 mètres. Les deux faits sont des cas particuliers de cette loi générale que tout objet connu nous paraît conserver les mêmes dimensions, à quelque distance qu’il soit de nous, pourvu qu’il soit exactement reconnu.

La voûte céleste ne présente pas toujours la même grandeur apparente ni la même forme. Elle se rapetisse, paraît moins éloignée de nous et se rapproche de la forme hémisphérique lorsque la nuit vient. Le premier fait s’explique très simplement par la diminution de netteté des objets qu’amène l’obscurité. Qu’on place dans un stéréoscope un carton stéréoscopique et on remarquera de même, en diminuant considérablement l’éclairage, que le relief et les profondeurs s’atténuent dans l’image, en même temps qu’y diminue la netteté des détails.

Quant au second fait, l’apparence à peu près hémisphérique de la voûte pendant la nuit, il s’explique par l’invisibilité ou la très faible visibilité des objets terrestres éloignés : comme nous ne voyons à peu près pas ces objets, nous ne pouvons les reconnaître et percevoir leurs profondeurs.

D’après ce qui précède, la voûte céleste n’a pas une forme absolument fixe. Il peut même arriver que, sur une grande étendue, elle paraisse plane. On s’assurera du fait en observant la région du ciel (supposé couvert de nuages distincts) s’étendant du zénith vers l’horizon et limitée à droite et à gauche par les toits d’une rue longue et étroite, ou encore en observant, du haut d’un coteau, une région du ciel s’étendant du zénith à l’horizon au-dessus d’un pays offrant jusqu’à perte de vue de nombreux objets visibles, champs, arbres, etc. La mer, de même, nous paraît présenter du bord de l’eau à l’horizon une surface plane ; une plaine, qui s’étend devant nous, nous paraît également plane. En somme, la forme de la voûte céleste varie suivant qu’il fait clair ou sombre, et suivant le nombre et la disposition des objets terrestres interposés entre l’horizon et nous et auxquels nous comparons, sous le rapport de la distance, les astres et les nuages.

Il est instructif de rapprocher ce qui se constate pour la voûte céleste de ce qu’on observe pour la mer et les terres qui la bordent. Quand, venant de la haute mer, nous commençons à apercevoir la terre, le rivage, malgré les irrégularités qu’il peut présenter, baies, caps, estuaires, nous apparaît, comme l’horizon de la mer, circulaire. C’est l’analogue de ce qui se passe pour les étoiles qui nous apparaissent aussi, malgré leurs différences d’éloignement, disposées sur une surface à peu près sphérique.

La mer, observée du rivage, nous paraît aller en s’élevant vers l’horizon, bien que, en raison de la grandeur du rayon terrestre, nous puissions considérer la partie de sa surface visible pour nous comme horizontale ; de même les étoiles, les nuages vont en descendant vers l’horizon, et parfois même ils paraissent descendre en formant, comme la mer encore, une surface plane.

Supposons une multitude de nuages recouvrant complètement le ciel et situés tous à la même distance du sol : ils sont comparables alors au sol lui-même et on peut les considérer comme disposés horizontalement. Or, pas plus que la mer au-dessous de nous, ils ne nous paraîtront s’étendre horizontalement au-dessus de nous ils nous sembleront descendre vers l’horizon. La distance d’un nuage voisin de l’horizon nous paraît, comparée à celle que nous attribuons à un nuage voisin du zénith, relativement moindre que celle-ci ; elle est, par rapport à elle, comme on dit quelquefois, sous-estimée. C’est encore l’analogue de ce qui se passe sur la mer, où, comme le savent les marins et tous ceux qui ont habité les bords de la mer, les distances des objets éloignés sont aussi sous-estimées. C’est cette sous-estimation des distances qui explique précisément que la mer, au lieu de nous paraître horizontale, nous semble s’élever du rivage à l’horizon[6]. Là où les distances sont exactement estimées, l’illusion d’une élévation de ce genre ne se produit pas : ainsi, le plancher d’une pièce où nous nous tenons ne nous paraît pas s’élever, même lorsque nous regardons de nos pieds au mur qui se trouve en face de nous, et bien que notre regard doive, pour parcourir ainsi le plancher, s’élever considérablement (ce dernier fait réfute l’opinion d’après laquelle l’élévation apparente de la mer serait due à l’élévation du regard passant du rivage à l’horizon).

Enfin, l’apparence surbaissée que présente le jour la voûte céleste a son analogue également pour la mer : la courbe de l’horizon de mer peut paraître aussi, en quelque sorte, surbaissée. Supposons une côte rectiligne s’étendant à perte de vue à notre gauche et à notre droite et la mer devant nous : la ligne de l’horizon ne nous paraîtra pas circulaire ; il nous semblera que la distance de l’horizon à nous soit plus grande du côté de la côte que suivant une direction perpendiculaire au bord de l’eau. L’explication de cette apparence est essentiellement la même que pour la voûte céleste ; c’est que, lorsque nous regardons suivant une direction presque parallèle au rivage, nous pouvons comparer alors les objets distincts que nous apercevons sur l’eau, vagues, bateaux, rochers, à ceux que nous voyons sur le sol à peu près dans la même direction, et les percevoir comme plus éloignés que ces objets, alors que, si nous les apercevions suivant une direction perpendiculaire au rivage, ils pourraient nous sembler à une distance inférieure à celle de ces objets.

En résumé, l’illusion d’une voûte céleste ne s’explique ni par des raisons physiques, ni par des raisons anatomiques. Les conditions de cette illusion sont psychologiques et se rattachent à celles de la perception des distances ou profondeurs. La voûte céleste est avant tout un phénomène de perception, bien qu’on ne doive pas nier, pourtant, que le souvenir et l’imagination ne puissent contribuer à quelque degré à produire l’illusion ; en fait, il s’agit de souvenir lorsqu’un nuage, voisin de l’horizon, nous paraît plus éloigné qu’un clocher d’église auquel nous le comparons, et qui est distant de nous de plusieurs kilomètres. L’illusion d’une voûte céleste, en tant que phénomène de perception, est essentiellement un phénomène de vision binoculaire[7]. Pour que l’illusion soit très nette, il faut que des objets distincts, étoiles, petits nuages soient visibles et permettent, en fournissant des points à considérer, à la fixation binoculaire de s’établir. La distance à laquelle la voûte paraît se trouver de nous dans une direction déterminée représente la sensation maxima de profondeur que nous puissions éprouver, dans les conditions où nous observons, par rapport à cette direction. Cette distance n’est sans doute pas rigoureusement définie, mais il serait exagéré de dire que la voûte céleste ne nous apparaît à aucune distance ; nous trouverons toujours facilement sur le sol deux objets dont l’un nous paraîtra incontestablement plus près de nous et l’autre plus loin qu’un nuage ou une étoile situés à mi-chemin entre l’horizon et le zénith ; d’ailleurs, la distance apparente de beaucoup d’objets terrestres n’est pas plus rigoureusement définie que celle des étoiles ou des nuages. La distance à laquelle la voûte céleste paraît se trouver de nous, la forme de cette voûte ne sont pas stables ; quant à la distance, le ciel étoilé paraît, surtout par nuit sans lune, moins éloigné de nous que le ciel couvert de petits nuages, observé par une journée claire ; quant à la forme, le ciel étoilé est à peu près hémisphérique ; observée pendant le jour, et couverte de nuages, la voûte céleste paraît, au contraire, fortement surbaissée ; même si on se borne à l’observer de jour, on constatera que la voûte céleste n’offre pas une forme constante, que cette forme ne paraît pas exactement la même pour des régions situées à la même hauteur au-dessus de l’horizon lorsque l’horizon est borné, que lorsque, du haut d’un coteau dominant une plaine, on peut apercevoir à perte de vue des arbres, des haies, des maisons, des champs.

B. Bourdon.



  1. Ou, plus exactement, de la convergence des lignes visuelles, dont les directions diffèrent légèrement de celles des axes optiques. Ces lignes sont les droites allant du point fixé aux deux foyers.
  2. Le rôle de l’accommodation, qu’on pourrait songer à faire intervenir également ici, est très probablement, d’après les résultats des recherches les plus récentes sur la question, sans importance ou même nul.
  3. J’appelle grandeur apparente psychologique la grandeur que nous paraît avoir un objet : mettons entre les mains d’un ignorant un morceau de craie et demandons-lui de nous dessiner sur un tableau noir la lune, il dessinera un cercle qui aura environ la grandeur d’une assiette : c’est là pour lui la grandeur apparente psychologique de la lune. On pourrait, quand il sera nécessaire de la distinguer de la précédente, appeler la grandeur apparente telle que l’entendent les astronomes et les physiciens, c’est-à-dire l’angle visuel grandeur apparente physique.
  4. J’appelle distance apparente (il me semble inutile d’ajouter ici psychologique) de 100 mètres, par exemple, une distance qui parait égale à une distance de 100 mètres mesurée sur un sol qui nous est familier à partir de nous.
  5. Lorsque nous avons affaire exclusivement à des objets inconnus, on peut supposer que des profondeurs en apparence égales correspondent, quand il peut s’agir de parallaxe, à des parallaxes égales. La question mériterait d’être étudiée d’une manière systématique expérimentalement.
  6. Je me permettrai de renvoyer le lecteur qui désirerait quelques détails à ce sujet à mon ouvrage La perception visuelle de l’espace, 1902, p. 265.
  7. Il ne faut pas conclure de là qu’un borgne ne puisse avoir l’illusion d’une voûte céleste. Il se développe chez les borgnes, grâce à la parallaxe « monoculaire », résultant des mouvements de la tête et des changements de position de l’œil dans l’espace qui en sont la conséquence, une perception monoculaire de la profondeur qui devient probablement à peu près aussi parfaite que la vision binoculaire de l’homme normal. Chez celui-ci cette perception monoculaire de la profondeur n’a pas besoin de se développer et reste rudimentaire.